Un bref instant

Marquée par la solitude et l’abandon, l’œuvre de Dave Heath se compose de portraits d’anonymes où chacun semble absent malgré sa présence.

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Les femmes aux doigts
ensanglantés

Antoine Bucher

L’ADOPTION DU VERNIS ROUGE ET LE
DÉBAT SUR LA COULEUR DES ONGLES

Aujourd’hui encore, certains pensent que la femme élégante se doit d’avoir des onglespropres et entretenus. Longtemps un aspect naturel ou blanc est privilégié avant que les couleurs ne s’emparent des doigts des femmes. La France adopte le rouge à partir des années 1920, mais la perception de cette couleur fait couler de l’encre dans la presse de l’entre-deux guerres avec en filigrane la construction d’une nouvelle féminité.

Il est toujours délicat de faire une histoire de la beauté tant les usages diffèrent d’une communauté à une autre et varient fortement dans le temps. Se peindre les ongles est une pratique plus que millénaire dans certaines communautés. En France, c’est dans la seconde moitié des années 1920 que se multiplient les articles de presse s’inquiétant ou plutôt s’effrayant de la couleur des ongles des femmes. Aux côtés des couleurs naturelles employées jusqu’alors pour colorer les mains, apparaissent de nouvelles teintes. Les couturiers sont alors régulièrement accusés d’avoir lancé cette mode pour accorder l’extrémité des doigts de leurs clientes aux nuances de leurs robes. Le rouge prend alors la tête de la révolution chromatique des manucures. Il n’est toutefois pas perçu positivement, au contraire des ongles de Chrysis à sa toilette décrit par Pierre Louys en 1896 dans son roman Aphrodite : « Ses mains appliquées sur sa gorge, espaçaient entre les épaules le collier rouge de ses ongles peints. » L’association la plus fréquente dans les années 1920 et 1930 n’est pas le rubis, mais celle du sang. Le quotidien Le Temps écrit ainsi le 15 novembre 1929 : « Car ce n’est point à des cabochons de rubis ni à des grains de corail que font penser les ongles rouges ; mais à de pauvres petits moignons, fraichement arrivés par le bistouri. On ne les voit point se poser sur une nappe, sur le bord d’une loge, ou, dans le geste délicat de la femme qui songe, au creux d’une joue, sans frémir d’épouvante et de pitié ! Ces tendres doigts ont-ils été écrasés par une portière d’auto ? »

Associée d’abord aux demi-mondaines et aux mondaines, la vogue des ongles rouges se répand et avec elle une désapprobation qui reste fortement présente dans la presse des années 1930.

Extrait du numéro de juin 1936 de la revue Rester Jeune. 300 × 200 mm, Paris. Librairie Diktats

« Leur a-t-on assez répété que cette mode les faisait ressembler à des étripeuses de lapins, qu’elle n’était point jolie et offrait un caractère vulgaire qui déparait leur grâce, elles se sont entêtées dans ce goût singulier ; pis encore ; elles se sont mises à accommoder leurs pieds à la même sauce que leurs mains. »

peut-on lire dans L’Écho de la Sologne du 4 octobre 1935.

À travers les discours dénonçant la pratique se profile ainsi l’association du vernis rouge au sang et construit l’idée d’une féminité repoussante associée au caractère ensanglanté des doigts du sexe dit faible. Cela correspond à la période de l’entre-deux guerres durant laquelle les femmes s’émancipent et effrayent, assumant jusqu’au bout de leurs ongles leur nouvelle féminité. Elsa Schiaparelli créé des gants de fourrures imitant les mains des animaux et met alors du vernis sur ses gants, voire les pare de griffes dorées. La femme n’est plus docile, elle porte au bout de ses doigts un nouveau genre. L’industrie de la beauté développe alors toute une palette autour des déclinaisons du rouge que portent des magazines comme Votre Beauté ou Rester Jeune. Même au cœur de la seconde guerre mondiale, Antoine recommande à ses clientes une palette du rose clair au violacé. Le rouge s’établit comme la couleur de référence et se démocratise au gré des innovations de l’industrie cosmétique.

En 2022, TikTok devient le lieu de diffusion de la théorie des ongles rouges (Red Nail Theory) et les utilisateurs relaient des vidéos suivant celle de Roby Delmonte expliquant pourquoi les ongles rouges attirent les hommes. Selon elle, l’attractivité reposerait désormais sur la popularité des ongles rouges dans les années 1990 et la relation presqu’œdipienne qu’elle implique pour les hommes ayant grandi dans ces années-là. D’une féminité animale à une nostalgie œdipienne, l’encre et le vernis n’ont pas fini de couler.

texte d'antoine bucher

Dichotomie

Détruire. Déchirer. Brûler. Iñigo Awewave aborde le maximalisme à travers l’excès, en jouant avec les échelles, passant du total au détail.

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Collections Automne 2024

Syra Schenk

Undercover

Combien de marques proclamaient au cours de la dernière décennie dessiner pour la femme moderne et sa vie quotidienne, affirmant qu’elles produisent des vêtements confortables et portables; et dont les vêtements manquent de bon sens et de fonctionnalité, et ne sont souvent pas seyants. Jun Takahashi n’a pas cessé d’étonner sur les 25 dernières années. Peu savent allier couture et streetwear comme lui, sans laisser un arrière-goût gimmick et aigre. Son sens de l’observation, de l’expérimentation et de la créativité sont un enrichissement pour l’univers de la mode, qui semble parfois trop se concentrer sur la commercialité d’un produit, en oubliant que les podiums sont là pour nous faire voyager dans l’univers du créateur. Pour l’automne-hiver 2024, Jun a certainement embarqué son audience, le temps d’une journée dans la vie d’une quadra – mère, célibataire, avocate, tel que Wim Wenders la relate. Et l’audience est captivée, touchée, hypnotisée par la voix douce et monotone, les pas lents et étouffés des mannequins, au long de la journée de cette mère. Wim et Jun ont réellement regardé les femmes. Les ont observées. Des premiers pas à l’aube, préparant le petit-déjeuner de son enfant, sur le trajet vers son bureau, au déjeuner répétitif et solitaire, jusqu’à la sortie d’école… Les silhouettes de chaque mannequin, ponctuées par les paragraphes récités, semblent parfaitement adaptées à l’instant narré. Élégantes, suivant néanmoins leurs mouvements avec aise. Notre héroïne porte son sac en bandoulière – car c’est plus pratique – et emporte toujours un cabas. Ici, puisque nous sommes dans le monde d’Undercover, la baguette a son propre sac en organza, tout comme le sac de pressing à la fin de la journée ou le sac de quincaillerie, qui accompagne une tenue scintillante. Comme toujours, les superpositions de matières familières de Jun, tout comme son mélange éclectique de matières nobles et démocratiques. Chaque look a son élément de surprise, fidèle à la marque, ici une bande de satin se dévoile derrière la grosse maille, là de lourds bijoux dorés ornent une silhouette autrement modeste. Récemment, un homme – blanc, la 60aine – me fit remarquer avec regret que les femmes ne portent plus de stilettos. Les vies d’aujourd’hui ne laissent pas place aux talons aiguilles – les femmes courent de chez elles aux écoles de leurs enfants, au métro, au travail, au diner en ville – et ceci en boucle. Peu de femmes ont le luxe de flâner en stilettos avec tout le temps du monde. Ainsi, la mère de Undercover porte des baskets. Et par moments, un talon très rouge, avec une bouche très rouge. Car la vie d’une avocate mère célibataire c’est aussi ça, un instant de séduction. Avec la pointe de dérision qu’Undercover ne manque jamais nous apporter: une fois la narration de la journée terminée et la voix de Wim éteinte, les looks les plus spectaculaires passent, tels des personnages de rêves, une explosion de couches satinées, dorures, organza. Tout n’est pas ce qu’il semble être.

Undercover
Fall 2024

Gauchère

Marie-Christine Statz est certainement connue pour ses vestes empruntées au vestiaire masculin, et ses boutiques ont souvent souhaité des looks plus féminins. Cette saison, la designer allemande basée à Paris a envoyé défiler des silhouettes étonnamment sensuelles. Ses vestes et manteaux signatures, toujours dans de tissus somptueux et confortables, étaient cette fois-ci superposés à des bodys laissant entrevoir des jambes interminables ou des jupes en gazar. Les pantalons en cuir, parfaitement ajustés, taille haute, portés avec un haut à capuche en jersey tel une seconde peau, glorifieraient toute morphologie. Les épaules ou les dos nus dévoilent un peu de peau, sans toutefois trop révéler. Les cols roulés, toujours part de l’armure confortable qu’elle a créée, sont un trompe-l’œil : le tricot est pris dans une couche d’organza. On parle beaucoup de luxe discret en ce moment, et Gauchère n’a rien de gauche à ce sujet : Statz maitrise ses matières et sait rendre des looks classiques résolument modernes et désirables.

Loewe

Jonathan Anderson est un créateur cérébral. Lorsqu’il se met un thème en tête, il le traite sous toutes les coutures, l’exploite, le détourne et le retourne. Pour la collection FW24, il parle de sa fascination pour la désuétude de la noblesse, leurs maisons de campagne aux signifiants reconnaissables entre pairs. Les imprimés floraux à première vue un peu mièvres, que l’on retrouve en tapisserie, rideaux, couverture de lit et canapés, sont ici des robes longues, d’une coupe minimaliste, cintrées à la taille avec une large boucle, tel un rideau pris dans une embrasse. Les imprimés animaliers – carlins et faisans – sont appliqués en broderie perlée, dans un travail d’une précision remarquable. Le queue de pie est over-size, cyniquement porté sur un sarouel bouffant, à imprimé végétal, qui semble se gonfler à chaque pas, ou sur un pantalon d’homme à fines rayures brodées de perles. Les manteaux en feutre de laine, à double patte de boutonnage, en apparence conventionnels, sont ornés d’un col effet fourrure – or la fourrure est ciselé dans du bois laqué. Un imprimé surréaliste orne une tenue minimaliste, ou le col blanc immaculé se transforme en fourrure ou cuir d’autruche plus on descend vers les chevilles. Le tartan ne manque pas à l’appel bien évidemment, ici il est partiellement flouté sur une robe longue, là il semble griffonné au stylo – Anderson expérimente souvent à détourner des motifs traditionnels en les traitants de manière inhabituelle, il y a deux saisons il avait créé un trompe l’oeil de tenues pixelisées. La cerise sur le gateau, ou la plume sur le chapeau de chasse, est sans aucun doute le pull en maille grise, un mouton de poussière qui enveloppe la jeune femme au pantalon marron de gentleman. Et on voudrait lui emprunter sur le champ ! Parsemé dans cette extravaganza créative, les pièces commerciales dont J.W. Anderson a le talent – un blouson en fausse fourrure aux proportions parfaites, le traditionnel bomber d’aviateur dans un cuir souple dont Loewe a le secret, les petites tenues pyjama en cotton, les pantalons très larges dans des matières fluides. Seule la veste de chasse en ciré semble manquer dans ce riche tableau de campagne surannée. Merci Jonathan pour ce cour magistral de mode onirique mais désirable.

Loewe
Fall 2024

Mugler

Thierry Mugler lui-même était un showman. Il est sans aucun doute le créateur qui a introduit le spectacle à la mode : ses présentations de la fin des années 80 et du début des années 90 restent gravées dans notre mémoire – il louait des salles de concert entières, faisait apparaitre des nymphes des cieux, son emblématique défilé Hiver Buick envoyait les mannequins vêtues de pièces automobiles sur le podium, et nous nous rappelons tous du grandiose spectacle pour son 20e anniversaire, mettant en vedette l’armure que Zendaya a récemment portée. Nous sommes certainement resté un peu sur notre faim de ce côté de Mugler, les dernières années. Cadwallader n’a pas déçu cette saison : son spectacle a commencé comme une version classique de défilé, deux filles marchant droit devant un rideau gigantesque. Ce dernier se trouve soudainement aspiré dans le néant, pour révéler une autre scène avec une dramatique Kirsten McMenamy, vêtue dans un incroyable ensemble en cuir à boucles. Cadwallader a complètement pris son public de court, envoyant défiler les mannequins les plus emblématiques des années 90 – Eva Herzigova, Ester Canadas, Farida Khelfa, d’un acte à l’autre sur scène. Les robes étaient très Mugler – scandaleuses, sexy, renversantes. Ses subtils hommages à certaines robes iconiques du maître lui-même – le jeu avec le col de smoking sur plusieurs pièces, drapant ici une épaule ou façonnant par là un bustier, ont été enrichis de la vision de Casey. Les peintures audacieuses d’Amber Wellmann, traduites en impressions sur velours et soie, sont le coup de foudre qui traverse la collection par ailleurs sombre. Cadwallader a également sculpté sa propre armure : deux robes en jersey, renforcées avec des structures chromées aux hanches et aux épaules, qui rendaient les mannequins résolument fières et cool. La petite incursion dans le prêt-à-porter masculin était peut-être superflue dans ce spectacle par ailleurs extra-ordinaire.

Duran Lantink

Le designer hollandais a fait irruption sur la scène en tant que finaliste du prix LVMH en 2019, avec ses volumes extrêmes. Emprunté dans une certaine mesure à l’école japonaise – Rei – sa manière de bomber le corps est cette fois rendu de manière plus sensuelle. Ses matières sont dénaturées de leurs proportions intrinsèques – ici, une maille écossaise classique est rembourrée et enroulée autour du corps, une parka prend des proportions Klaus Nomi et un blouson à capuche déperlant devient un body (ou serait-ce une tenue de super-héros ?). Il semble avoir murrit cette saison – son esthétique signature est déclinée de manière plus portable, tout en préservant ce look si fort: les épaules du premier look en maille rouge sont dignes de Montana, mais garantissent une confiance en soi glorifiée, une doudoune devient un pullover très convaincant, et les vestes en mailles servent certainement d’excellentes pièces à superposition. Bien que la collection soit nommée Duran-Ski, difficile de faire confiance à autre chose que les grosses pièces pour la saison, mais le jeu de cuissardes ou chaussettes mi-cuisses, associées à des shorts ou mini-jupes, donnent une alternative rafraichissante au pantalon. Et son dernier look, une robe noir de tapis rouge, bustier avec capitonnage signature – économiserait certainement un aller-retour à Rio pour des implants. L’approche durable de Duran Lantink veut qu’une partie de la collection est sourcée de deadstocks ou de vintage – bien que le processus soit louable, il reste à voir s’il peut être déployé à long-terme dans une industrie à forte croissance d’une saison à l’autre.

Duran Lantink
Fall 2024

Marlastar
(Marie Adam-Leenaerdt)

La jeune designer belge en est à sa troisième saison et a réussi ce que peu ont su réaliser : rassembler une équipe solide autour d’elle, avec Etienne Russo (Villa Eugénie) produisant ses spectacles, Lucien Pagès gérant les relations presse, et Rae Boxer au styling (Mastermind Magazine). Ses vêtements intrigants, mais parfaitement portables ont convaincu ces vétérans de l’industrie. Les racines belges de Adam-Leenaerdt et son expérience à La Cambre sont visibles dans son travail, où rien n’est vraiment ce qu’il semble être. La collection FW24 tourne autour de la jupe, la jupe, la jupe. Tout est une jupe ici, cintré et puis évasé. La jupe est une cape, une robe, une robe de soirée, un trench. Les signifiants des power girls des années 80, épaules carrées, pied-de-poule et tartan, sont exagérés et glissent des épaules surdimensionnées. Les jupes – les vraies – sont déconcertantes – vois-je un drapé, ou serait-ce une poche…? Le tricot drapé, ici une cape, là une robe à capuche, est aussi invitant que les vestes matelassées surdimensionnées avec encore une fois un col cintré et une ligne A. Marie Adam-Leenaerdt ne prend pas la mode trop au sérieux, ce serait trop parisien, comme elle l’a déclaré lors de sa première collection. Elle cherche à garder son travail amusant, ludique et portable, et jusqu’à présent, elle tire dans le mille.

Rêverie par
Caroline Hu

Caroline Hu était une des finalistes du prix LVMH en 2019, attirant ainsi l’attention internationale. Sa collection FW24 a été présentée dans un hôtel particulier du 7e arrondissement, dans une atmosphère presque lugubre – sombre et brumeuse. Les onze robes présentées semblaient toutes sorties d’un conte, peut-être féerique, peut-être morose… Elles montrent certainement un niveau incroyable d’artisanat et de créativité presque couture. Ses poupées punk avaient chacune une silhouette très distincte, déambulant lors la présentation devant le public, regardant dans le vide ou défiant les regards des spectateurs. En ses propres mots, Caroline a été marquée par son père, un peintre, et son sens de l’expression émotionnelle. Ses vêtements sont sa façon à elle de traduire son univers émotionnel. Son kaléidoscope est ludique, coloré et complexe. On cherche à scruter la robe pour comprendre chaque pli, chaque broderie, chaque couche. Elle drape et fronce le tulle, un matériau signature ; créant une silhouette éthérée, qui semble parfaitement à l’aise dans cette salle de bal opulente mais délabrée. Caroline voit cette collection comme une étude de la distance et de l’espace entre les gens, et observe que la distance perçue et la distance physique peuvent par moment être perçues très différemment. Pour soutenir son propos, elle a créé une silhouette semblable à une armure, avec des basques rembourrées à motif floral, telle une Infante espagnole, maintenant tout le monde à une distance physique imposée; Caroline emporte certainement les femmes qui la porte dans son propre espace narratif, et nous suivrions volontiers.

Texte de Syra Schenk

Dysmorphie

Couleurs envahissantes et lignes déformées créent l’envoûtant tableau pensé par le photographe Zhong Lin, puisant autant dans la science-fiction que dans les tableaux de Francis Bacon.

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Übermensch

Ebecho Muslimova

Depuis quelques années, le monde de l’art a vu apparaître un personnage hors norme. Nue, grosse et douée pour se mettre dans les situations les plus incongrues, Fatebe est l’alter-ego d’Ebecho Muslimova. Originaire du Daghestan russe, installée à New Yorkdepuis son enfance, l’artiste met en scène à travers dessins, peintures et installations cette héroïne loufoque, extrapolation de sa personnalité et témoin de ses affres. Chaque nouvelle apparition de Fatebe (contractionde Fat et Ebecho) renforce son caractère extraordinaire, puisqu’elle ne cesse de survivre aux anecdotes masochistes qui se succèdent. C’est dans cet oxymore, entre légèreté et cruauté, affirmation et résignation, que se joue la force des œuvres de Muslimova. Le corps quasi liquide de Fatebe lui permet de tout accepter et rien ne semble finalement si grave. L’artiste répond à nos questions avec l’humour qui la caractérise et revient sur la relation atypique qu’elle entretient avec sa création.

JUSTIN MORIN

Quelle a été votre première rencontre avec l’art ?

EBECHO MUSLIMOVA

Enfant, je n’arrivais pas à faire caca. En fait, j’avais tellement d’énergie que j’avais du mal à rester assise suffisamment longtemps pour ça. Mes parents ont fini par me mettre sur les toilettes, avec un crayon et du papier, et m’ont dit de canaliser cette hyperactivité sur la page. Mes rencontres avec l’art sont nées de cette constipation. Je pense que c’est encore le cas aujourd’hui.

JUSTIN MORIN

En une seule image,vous développez une narration complète grâce aux poses de votre personnage, son expression, ses interactions avec son environnement. Comment développez-vous vos idées ? Faites-vous beaucoup de croquis ?

EBECHO MUSLIMOVA

Les chemins sont multiples. Parfois c’est une révélation soudaine, d’autres fois c’est un travail exigeant d’affinage. Par certaines journées miraculeuses, une image claire m’apparaît : la pose et l’intention de Fatebe, juste là – dans la rue, sous la douche, dans le studio.Lorsque cela se produit,le dessin est presque une jubilation. D’autres fois, l’image de départ est vague et je passe mon temps à la réduire, la clarifier et la mettre au point. Dans tous les cas, mon processus est moins une construction ou une déduction qu’une longue recherche, j’avance à coup d’essais et d’erreurs en exploitant la moindre idée, pour voir où le personnage lui-même me mènera.

JUSTIN MORIN

Quels sont les artistes qui vous inspirent ?

EBECHO MUSLIMOVA

En général, je suis attirée par les artistes qui saisissent l’importance de l’humour – les artistes qui peuvent en jouer, insouciants et irrévérencieux, sans distraire de l’œuvre, ni proposer une dimension ultérieure, mais qui en font le matériau de l’œuvre elle-même.

JUSTIN MORIN

Lorsque vous proposez une peinture murale, comme celle que vous avez réalisée à la Renaissance Society de Chicago, vous aimez utiliser l’architecture du lieu et son espace. Cette exploration du volume pourrait-elle vous donner envie de développer une approche plus sculpturale de Fatebe ?

EBECHO MUSLIMOVA

Oui, mais avec un bémol. Les œuvres murales me permettent de m’amuser avec les dimensions de Fatebe, en m’approchant du langage sculptural. Mais je m’intéresse à la tension entre l’espace plat et imaginé du monde de Fatebe et l’espace d’installation, physiquement tridimensionnel.

Ebecho Muslimova, Fatebe Inner Peace, 2017. Encre japonaise Sumi, 23 × 30 cm. Avec l’aimable autorisation de l’artiste et de la galerie Maria Bernheim, Zurich.

Ebecho Muslimova, Fatebe Thin Slab, 2022. Email et peinture à l’huile sur aluminium Dibond, 243 × 243 cm. Avec l’aimable autorisation de l’artiste, de la galerie Maria Bernheim, Zurich et de Magenta Plains, New York.

C’est un effet Roger Rabbit : elle peut exister dans les deux réalités, dans les deux espaces dimensionnels. Récemment, j’ai ajouté des objets à mes installations, et j’interviens dans la troisième dimension. J’aime ce suintement vers la sculpture : des étapes dans ma pratique qui conduisent lentement Fatebe vers la troisième dimension.

JUSTIN MORIN

Fatebe a évolué avec les années. Vous avez ajouté des touches de couleurs dans vos dessins en noir et blanc. Vous jouez avec les échelles et les techniques de peinture. Cette notion de jeu – mais aussi d’évolution – est très présente dans votre travail. Quelle que soit la situation dans laquelle se trouve Fatebe, elle est positive.

EBECHO MUSLIMOVA

Oui. C’est son rôle !

JUSTIN MORIN

Peut-on voir en Fatebe une réflexion sur la pression exercée par les normes de beauté de notre société ?

EBECHO MUSLIMOVA

Non, elle ne questionne aucune norme de beauté particulière. Son grand talent, c’est sa capacité à régurgiter la pression.

JUSTIN MORIN

Le corps de Fatebe semble presque magique, un peu comme le sac de Mary Poppins. En fait, dans toute sa nudité, son corps ressemble vraiment à sa maison. Quelque chose qui n’est pas parfait mais qui l’accueille.

EBECHO MUSLIMOVA

Fatebe est ce qu’elle semble être. C’est ce qui la rend magique : elle existe dans un monde imaginaire où ce qu’elle a est tout ce dont elle a besoin.

 

 

 

Ebecho Muslimova, Drawing 20, 2018. Encre japonaise Sumi et gouache sur papier, 49,8 × 42,2 cm. Avec l’aimable autorisation de l’artiste et de la galerie Maria Bernheim, Zurich.

Ebecho Muslimova, Fatebe Fenced, 2021. Encre japonaise Sumi sur papier, 30,5 × 22,9 cm.

Certaines séquences de vie

Esprit communautaire et extravagance des looks ont fait de la techno l’une des scènes musicales les plus passionnantes à observer. Le photographe Philipp Mueller replonge dans ses souvenirs avec ces clichés de jeunesse.

Royaumes

À l’image de ses aventures musicales, la chanteuse King Princess se glisse dans la peau de différents personnages sous le regard du photographe Connor Cunningham.

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Le maximum
du minimum

Niko Romito

On se demande pourquoi, lorsque l’on entend le terme « maximalisme », on pense immédiatement à quelque chose de spectaculaire à voir. Spontanément, nous pourrions dire que Jeff Koons représente dignement le maximalisme dans l’art contemporain, Steven Spielberg au cinéma et Gianni Versace dans la mode. De même, le « minimalisme » évoque immédiatement des lignes pures, des espaces vides, l’absence de couleur, beaucoup de blanc, beaucoup de gris, et au pire un peu de noir. Ludwig Mies van der Rohe est évidemment perçu comme un architecte minimaliste, tandis qu’Ingmar Bergman pourrait être son équivalent dans le cinéma et Yohji Yamamoto dans la mode.

Cependant, il ne faut pas oublier que le sens de ces concepts évolue avec la société qui les utilise. Dans le monde contemporain, où l’on fétichise « l’expérience » et la « sensorialité » dans tous les domaines de la vie, la « sensation » est le Graal ultime. Ce n’est pas un hasard si, au cours des dix dernières années, le monde de la gastronomie a atteint des sommets de popularité jamais atteints auparavant dans l’histoire.
La culture contemporaine de la nourriture, avec sa vision revisitée des équilibres entre quantité et qualité, est le terrain idéal pour explorer de nouvelles combinaisons entre « maximum » et « minimum ». À l’époque de Van der Rohe, la devise du moment était « less is more », mais dans les restaurants prestigieux de nos jours, on réalise fréquemment que « moins » et « plus » peuvent tout simplement coexister, non pas tellement dans l’assiette, mais certainement dans la bouche.
La cuisine de l’Italien Niko Romito est l’incarnation d’une culture gastronomique émergente qui recherche l’excellence dans la plénitude perceptive qu’offre la simplicité. Peu de temps après avoir obtenu sa troisième étoile Michelin pour son restaurant Reale à Castel di Sangro, dans les Abruzzes, Romito a publié son premier livre intitulé Apparentemente Semplice (Apparemment Simple). (N. Romito, L. Gasbarro, Apparentemente Semplice. La mia Cucina Ritrovata, Sperling & Kupfer, 2015.)

Pourquoi « apparemment » ? Parce que, bien sûr, les apparences sont trompeuses. On s’en rend compte par exemple lorsque, incrédules, on trouve au menu de son restaurant parisien à l’hôtel cinq étoiles Bulgari un plat basique et populaire comme des spaghettis à la tomate. Où est l’opulence que l’on pourrait attendre d’un palace luxueux portant ce nom ? Elle n’est pas là, au moins pour ceux qui recherchent l’ingrédient précieux, l’accumulation aromatique ou une mise-en-plat baroque.

Niko Romito, Scarole rôtie, restaurant Reale. Photo : Andrea Straccini.

Au lieu de cela, elle s’ouvre progressivement dès la première bouchée, à commencer par le parfum, étonnamment intense pour un nid de pâtes servies tièdes. Tout comme l’intensité olfactive, celle du goût et de l’arôme est immédiatement spectaculaire. Même les pâtes semblent imprégnées de l’essence de la tomate et la sauce (il sugo), dense et satinée, à la concentration simultanément douce et acide d’une crème végétale. Aucun ingrédient secret pour obtenir ce résultat, aucun secret tout court, car la recette est révélée sous forme de leçon dans le second volume publié par le Chef 10 Lezioni di Cucina (10 Leçons de Cuisine) (2 Giunti, 2015.)

Au chapitre cinq, intitulé «Archétype», le processus de préparation lent et séquentiel est expliqué en détail comme une mise à jour d’un archétype gustatif de la tradition italienne. Il implique d’abord une matière première exceptionnelle, les tomates datterini produites sur ses terres à Castel di Sangro (Abruzzes, Italie), cuites au four avec sel et thym, une fois pelées. Juste après la cuisson elles sont congelées, moulinées et la crème passée au tamis. Quant aux spaghettis, ils sont cuits normalement, mais dans de l’eau de tomates crues, puis mantecati (remués dans une préparation fluide jusqu’à obtenir une consistance presque confite) à la poêle dans leur propre jus de cuisson riche en amidon. « Spaghetti e pomodoro » peut être considérés comme le manifeste de la vision culinaire quintessentielle du chef Romito. Dépourvue d’extravagances et d’exotismes, c’est avant tout une cuisine du ressenti, dérivée d’une vision gastronomique guidée par l’intensification (par le biais de réductions, d’extractions, de macérations, de fermentations…) plutôt que par la multiplication ou l’addition.

 Comme un statement philosophique maximaliste, la cuisine de Romito installe la sensibilité comme la base même du « goût », recherchant le maximum du spectre gustatif et aromatique avec un minimum d’ingrédients. La seule forme de complexité admise est entièrement immatérielle et concerne tous les processus de production, de la terre à la table.

Dans le domaine de la viticulture, on utilise beaucoup la notion de « vin vertical » pour exprimer la recherche par les vignerons naturels d’une connexion directe entre le caractère climatique atmosphérique et le caractère géo-biologique d’un terroir spécifique. La cuisine de Niko Romito répond pleinement à une telle notionde verticalité, à la fois pour le respect de la connexion entre l’environnement et les matières premières, et pour la recherche de techniques d’intensification de l’ingrédient qui permettent, à la dégustation, de plonger dans le goût.
Il s’agit d’un voyage intérieur qui n’est pas sans lien avec une tendance esthétique de ces dernières années qui considère l’acte de goûter et de manger comme une forme de connaissance, au même titre que les arts. En effet, c’est une activité qui en dit long sur la manière dont nous accueillons l’extérieur, c’est-à-dire le monde, et sur la manière dont celui-ci nous transforme. Le philosophe compatriote de Romito, Nicola Perullo, parle même d’un « savoir endocorporel » (Il Gusto come Esperienza: Saggio di Filosofia ed Estetica del Cibo,
Slow Food, 2016, p.92.), acquis en prêtant attention à ce qui se passe en nous. Ce n’est pas une idée si excentrique, d’autant plus que «savoir» et «saveur» ont une origine commune dans leur ancêtre latin sapere.
Dans ce sens, on comprend mieux que le maximalisme gastronomique n’est pas nécessairement celui qui propose le spectacle comme expérience, mais son contraire, une pratique culinaire vouée à une expérience spectaculaire, même si celle-ci peut s’avérer plus contemplative que visuelle.
La vision est une expérience immédiate, tandis que la contemplation conjugue intensité et durée. Peut-être qu’un jour, nous reconnaîtrons dans le maximalisme gastronomique la formule d’une nouvelle culture alimentaire réellement durable, non pas parce qu’elle est « propre », mais parce qu’elle sera conçue pour « durer » et nous accompagner dans le temps.

Niko Romito, Feuille de brocolis et anis, restaurant Reale. Photo : Andrea Straccini.

texte de Luca Marchetti

Circonstances

Détruire. Déchirer. Brûler. Iñigo Awewave aborde le maximalisme à travers l’excès, en jouant avec les échelles, passant du total au détail.

Objetrama — Chapitre 1 — Sirocco

Le vent souffle et annonce la tempête. Romain Roucoules fait fi des prévisions météo et capture le moment où les éléments s’apprêtent à se déchaîner.

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Rock Lobster

John M Armleder

Figure incontournable de l’art contemporain, le Suisse John M Armleder a construit une œuvre qui se joue des antipodes. Rigoureuse tout en laissant place à l’improvisation, picturalement pop, mais nourriede raisonnements conceptuels, elle témoigne d’une érudition et surtout d’un humour directement hérité du groupe Fluxus, mouvement artistique né dans les années 1960 auquel Armleder est rattaché. Peintures, dessins, sculptures, performances, mais aussi commissariat d’expositions et collaborations avec d’autres plasticiens, son appétit pour l’art semble sans limites. Parmi ses séries phares, les furniture sculptures (littéralement « sculptures d’ameublement ») font référence à la musique d’ameublement. Elles sont la rencontre d’une peinture et d’un élément de mobilier dans un télescopage formel, pictural et sémantique. L’équation est simple, mais les résultats tendent vers l’infini. Du minimalisme à l’ornement, de l’anecdote à la spiritualité, l’art d’Armleder ne se prive d’aucune richesse.

Justin Morin  
Merci de me recevoir dans votre atelier. Quel est votre relation à cet espace ? Est-ce un point d’ancrage ? Y venez-vous quotidiennement ?

John M Armleder 
Oui. C’est un espace que je partage avec Mai-Thu Perret. C’est la réunion de différents dépôts que j’avais à gauche et à droite. On y trouve notamment beaucoup de publications car je suis un fanatique de livres. En 1969, nous avons fondé avec des amis le groupe Ecart, puis une galerie en 1972 dans laquelle nous vendions également des livres. Inconsciemment, quand nous avons fermé, j’ai continué à en commander. Depuis, Ecart continue d’exister sur Internet – www.ecart-books.ch – et nous vendons en ligne. Donc dans cette première zone, on retrouve une multitude de livres. À l’arrière, il y a nos espaces de travail à Mai-Thu et à moi où nous préparons tout un tas de choses.

Justin Morin  
Effectivement, les personnes qui suivent votre travail connaissent votre passion pour les livres. On a cependant rarement l’occasion de vous entendre vous exprimer sur la littérature. Y a-t-il des auteurs qui vous inspirent dans votre pratique ?

John M Armleder 
Je ne sais pas s’ils m’inspirent, mais j’ai toujours été proche de cela. Les livres de littérature sont chez moi, ils ne sont pas ici.
J’ai beaucoup lu. Le souci, qui est amusant, est qu’il y a une douzaine d’années, j’ai eu ce problème de santé, assez grave. On ne me donnait aucune chance de vivre… J’ai raté ma sortie puisque je suis toujours là ! Mais depuis, j’ai de la peine à lire.C’est amusant car lorsque je lis, il semble souvent que je connais ce passage et je réalise que j’ai lu trois fois de suite la même page ! Je lis donc beaucoup moins, mais plus jeune, j’étais un grand lecteur. J’ai lu beaucoup de philosophie, j’étais aussi beaucoup intéressé par la linguistique. J’ai été voir beaucoup d’écrivains au Collège de France, mais aussi en Allemagne ou en Italie.

John M Armleder, Fruit du lotus, 2018. Technique mixte sur toile, 225 × 150 cm. Avec l’aimable autorisation de l’artiste et d’Almine Rech. Photo : Annik Wetter.

J’ai notamment cotoyé William Burroughs que nous avons invité à Ecart lors d’une rencontre que nous avions appelée Le colloque de Tanger . C’est toute une génération. Mais au fond, mes goûts sont très larges. Je peux autant lire de la littérature dite sérieuse que Alphonse Allais, je ne fais pas de hiérarchie. J’ai une tendance, comme dans l’art, à faire des équivalences. Une chose en vaut une autre.

Justin Morin  
Vous faites souvent référence à l’œuvre de Fra Angelico que vous avez découvert à trois ans et qui a été une révélation, mais aussi aux peintures de Malevich que vous avez vues pour la première fois à l’âge de huit ans. Vous avez rencontré énormément d’artistes, collaboré avec certains d’entre eux. Je sais que c’est un exercice que vous n’aimez pas forcément, car il est compliqué d’être exhaustif, mais y a-t-il des artistes qui vous surprennent aujourd’hui ? Est-il possible de garder une forme d’enthousiasme pour la nouveauté ?

John M Armleder 
Absolument ! Je ne fais pas de hiérarchie entre une époque et une autre. J’ai été impressionné très jeune par John Cage, qui lui même a été très influent chez beaucoup d’artistes. C’est sans doute par ce biais-là que j’ai rencontré tous les gens du groupe Fluxus. Je continue à faire cela, à m’intéresser à d’autres artistes, notamment avec Ecart puisque nous avons un tout petit stand à la foire de Bâle où nous montrons généralement un artiste que l’on a un peu oublié pour une raison ou une autre et simultanément un jeune artiste que l’on ne connaît pas. Et là aussi, il n’y a pas de hiérarchie. Il y a trois ans, j’ai fait une grande exposition intitulée It never ends à Kanal-Centre Pompidou, à Bruxelles où j’ai invité un certain nombre d’artistes à faire des installations. Le catalogue ne devrait plus tarder à sortir. On a notamment reconstruit certaines expositions que j’avais faites auparavant, seul ou avec les gens d’Ecart, mais dans des versions nouvelles. Il y a avait donc énormément d’artistes, nouveaux, mis en discussion avec ceux avec lesquels j’avais travaillé dans les années 70.

Justin Morin  
Vous avez aussi enseigné à l’École cantonale d’art de Lausanne et à l’université d’art de Braunschweig.

John M Armleder 
Tout à fait. À Lausanne, c’était sur l’invitation de Pierre Keller qui était un ami de toujours. La section arts visuels était plus petite que les autres, on voisinait donc avec tous les étudiants. À Braunschweig, j’ai fait une chose à la Joseph Beuys, c’est à dire que j’ai accepté tout le monde. Normalement, dans les académies allemandes, le professeur choisit trois, quatre ou cinq étudiants,qui le plus souvent ont une pratique proche de la sienne. Je suis rentré dans une classe d’un professeur qui venait de décéder, il n’y avait que trois élèves. Après deux ans, ils étaient soixante ! Il y en a que je n’ai jamais vus ! L’enseignement se considère généralement comme une transmission de savoirs, mais je ne sais pas si je sais quoi que ce soit. Je suggérais à mes élèves des méthodes d’investigation. À Braunschweig, les étudiants venaient d’un peu partout dans le monde. Je leur ai toujours dit que s’ils connaissaient un endroit où nous pourrions faire une exposition dans leurs pays, il fallait l’entreprendre. Ils devaient trouver les moyens pour la réaliser car évidemment l’école ne les avait pas. Braunschweig est une petite ville donc tout le monde était content de les aider, nous faisions le tour des magasins et des entreprises pour avoir des financements.
Les étudiants trouvaient des espaces dans leurs villes, et ils proposaient à d’autres artistes de les rejoindre, généralement en produisant les œuvres de ces invités selon leurs instructions. Nous avons fait une quinzaine d’expositions sur ce mode, que ce soit à Séoul, à Tokyo, à Shanghai, à Bâle ou à New York. D’une certaine manière, cela faisait miroir avec ce que nous faisions avec mes amis d’Ecart, qui à l’origine n’étaient pas des artistes. Nous nous sommes rencontrés au Collège de Genève, qui s’appelait encore Calvin, nous faisions de l’aviron d’un côté – de manière très sérieuse puisque nous avons fait des régates un peu partout en Europe – , et des manifestations artistiques non déclarées de l’autre. Et tout à coup, nous avons décidé de faire une programmation, c’était en 1969 avec le festival d’Ecart, où nous avions organisé une série de happenings. Le soir nous discutions et organisions le programme du lendemain. C’étaient les prémices de ce qu’allait devenir la galerie Ecart. C’était une autre époque, tout était plus petit, il y avait moins de tout. À Genève, il y avait peu de galeries. Ce qui fait qu’Ecart est devenu un lieu repéré, les gens qui voyageaient et passaient par Genève venaient nous voir. C’est comme ça que nous nous sommes retrouvés à faire des expositions avec des gens aujourd’hui oubliés ou des artistes comme Beuys ou encore Warhol. C’était possible. Aujourd’hui, ça n’est pas mieux ou moins bien, c’est juste différent.

Justin Morin  
Vous êtes basé à Genève, vous y avez grandi. Est-ce que vous vous êtes posé à un moment la question d’une autre ville ?

John M Armleder 
Non jamais. Mais en réalité, à partir d’un certain âge, j’étais plus souvent ailleurs qu’à Genève. J’ai beaucoup de chance car ma famille m’a soutenu, mon frère surtout. Je viens d’une famille d’hôteliers, tout ça a disparu depuis. À mes débuts, je n’étais pas particulièrement sociable, je ne courrais pas les événements mondains malgré le fait d’avoir croisé beaucoup de célébrités à l’hôtel. Pour moi, les gens importants, c’étaient le garçon d’ascenseur ou le concierge, ceux que je considérais comme ma famille.

John M Armleder, Hibiki, 2021. Patères et peintures sur toile. Toiles : 70 × 225 cm, 125 × 125 cm. Patères: 300 × 8 × 10 cm, 150 × 8 × 10 cm, Avec l’aimable autorisation de l’artiste et d’Almine Rech. Photo : Alessandro Wang.

John M Armleder, Premières oies, 2018. Technique mixte sur toile, 225 × 150 cm. Avec l’aimable autorisation de l’artiste et d’Almine Rech. Photo : Annik Wetter.

Le hasard a voulu qu’au moment où tout ça s’est écroulé financièrement, j’ai commencé à vivre de mon travail. Je ne sais pas comment, car je n’ai jamais eu l’ambition d’être un artiste qui réussisse. Dès que j’ai eu la chance de faire ces choses-là, j’ai tout de suite essayé de partager ça avec d’autres gens. J’ai eu la chance de vivre avec d’autres artistes toute ma vie. Daisy Lorétan, qui est malheureusement décédée très jeune. Sylvie Fleury. Et depuis, Mai-Thu Perret. J’ai collaboré avec de nombreux artistes. Ça a toujours été fondamental dans mon travail, je vois peu de différence entre la production du travail de quelqu’un d’autre et la mienne.

Justin Morin  
Puisque vous évoquez Sylvie Fleury, je voulais vous interroger sur votre rapport à la mode. Vous avez d’ailleurs été photographié par Collier Schorr dans le cadre d’une campagne pour Brioni. Avez-vous déjà considéré le vêtement comme potentiel objet pour votre pratique artistique, au même titre que le mobilier que vous utilisez pour les Furnitures Sculptures ?

John M Armleder 
Je crois que la relation qu’entretient Sylvie avec la mode est beaucoup plus intense et pensée que la mienne. On a fait des choses ensemble. Les premiers tableaux d’après Mondrian avec la fausse fourrure, qui étaient un peu mal fichus d’ailleurs, c’est moi qui les ai conçus pour elle! Après elle a fait ça beaucoup mieux que moi. Pour en revenir à la mode, je n’ai pas un terrain électif. Un peu à la Picabia, je fais un peu de tout. Je viens de réaliser la doublure d’un habit pour la maison de tissus Scabal. Il n’y a pas de terrain exclusif, ou l’idée que je pourrais faire ou ne pas faire. J’ai fait des parapluies aussi, récemment, avec la maison parisienne We do not work alone…

Justin Morin  
Mais aussi des cravates !

John M Armleder 
Tout à fait. De la vaisselle aussi… D’ailleurs, je travaille à un projet qui va présenter tous ces sous-produits. Je n’en ai pas autant que Jeff Koons ou Damien Hirst, mais il y a de tout, et ça m’amuse beaucoup. J’ai fait une exposition à Shanghai que je n’ai pas pu voir à cause du Covid. Le musée a produit un certain nombres d’objets d’après mon travail, et je trouve ça fantastique. Il y a une écuelle à chat, des chaussettes, tout un tas d’objets que j’ai découverts avec excitation. On va les montrer, aux côtés d’autres objets, dans un magasin à Genève l’année prochaine car le MAMCO va bientôt être en travaux. Dans les cultures occidentales, on va considérer le sous-produit comme inférieur. Mais personnellement je n’en suis pas sûr.

Justin Morin  
Sur Internet, on peut vous voir réaliser vos Pour Paintings. Vous allez utiliser la totalité des peintures que vous avez achetées, et une fois les pots vides, votre intervention se termine. Je me demandais si vous opériez ensuite un processus de sélection. Y a-t-il des toiles qui ne reçoivent pas votre validation ?

John M Armleder 
Quand j’ai fini de produire ces peintures, elles continuent elles-mêmes à évoluer et on ne peut pas vraiment prévoir comment.

John M Armleder, Smoothie II (furniture sculpture), 2019. Acrylique sur toile et deux canapés par Ubald Klug & Ueli Berger, 1972. Toile : 150 × 280 cm. Canapé: 180 × 140 × 100 cm (chacun). Avec l’aimable autorisation de l’artiste et d’Almine Rech. Photo : © Fondation Cab & Lola Pertsowsky.

Les peintures que je mélange ne sont pas miscibles, donc il peut y avoir des réactions chimiques totalement imprévisibles. Souvent dans les magasins, lorsque j’achète les peintures, on me dit : « Faites attention, il ne faut surtout pas mélanger ces produits ! » Je me souviens le cas d’une boutique à New York où on m’a dit : « Ah, vous devez être un artiste !» L’imprévisibilité est dans la partition de manière très claire. Je ne cherche pas à imposer une lecture de mon travail.

J’ai des amis qui étaient furieux qu’on lise leur travail autrement que eux le pensaient. Alors que moi, plus ça m’arrive, plus je suis content. Peut-être aussi parce que j’ai commencé très jeune, et que j’ai oublié quelles étaient mes idées de l’époque. Je suis très content d’avoir oublié ! La légende du sujet m’échappe totalement, ce qui me permet de le voir d’une autre manière. Étant un artiste suisse, j’ai été influencé par Paul Klee qui numérotait tous ses travaux. J’ai des vieux dessins où je faisais la même chose. Puis j’ai arrêté et tout est devenu « sans titre ». Mais c’est devenu compliqué à gérer, donc j’ai commencé à mettre des titres. Mais comme, hormis ces questions d’organisation, il n’y avait pas de raisons pour ces titres, je les choisissais dans les livres que je lisais. Donc on en trouve d’assez colorés, ce qui amuse beaucoup les gens qui sont persuadés que l’œuvre a un rapport avec son nom ! Au final, c’est Klee qui avait raison, les chiffres c’est plus simple ! Quand on me demande d’expliquer ces titres, je ne me souviens plus du tout de quoi il s’agissait. Dans le fond, cela peut paraître arrogant, mais ça m’est égal. Pour moi, il y a toujours eu ce principe très (John) « cagien » d’équivalence. C’est pour ça que je continue à faire des tableaux très structurés, d’autres avec des objets – ou pas –  ou des peintures avec des coulées.

Justin Morin  
Ce numéro de Revue a pour thème « maximalisme ». Quelle est votre définition de ce terme ?

John M Armleder 
C’est un mot hybride, je ne pense pas qu’il ait une définition propre. Comme on le connaît dans notre culture, il représenterait une tendance à être tout inclusif, à ne pas afficher les limites. C’est hors cadre. C’est exactement le contraire du cadre qui voudrait éviter que la peinture aille plus loin que son encadrement. Comment définir autrement le maximalisme ? On pourrait aussi dire que d’un petit objet, on peut en faire un très grand. Ce qui est intéressant avec beaucoup de termes génériques comme celui-ci, c’est que ça peut dire tout et son contraire. C’est quelque chose qui me plaît.

Justin Morin  
Pour conclure, puis-je vous demander sur quoi vous travaillez en ce moment ?

John M Armleder 
Si je le savais ! Je pense ne jamais avoir eu l’idée que je travaillais sur une chose plutôt que sur une autre. Concrètement, avec Ludovic Bourrilly, avec qui je collabore et que nous avons exposé à Bâle cette année, nous faisons des pour et puddle paintings. On fait des objets avec des meubles ou des objets mis en scène avec des socles, pour toutes sortes d’expositions, ou sans destination prévue. J’ai été invité ici à Genève au musée Barbier-Mueller, qui a une collection d’arts des cultures du monde, à montrer mon travail en dialogue avec leurs œuvres. Il n’y aura que des pièces en verre, que j’ai notamment réalisées à Murano. Je prépare également un projet pour la Kunsthalle Marcel Duchamp, un minuscule espace à Cully, en Suisse, à peine plus grand qu’une boîte aux lettres ! Et puis il y a aura des choses à venir ici ou là…

John M Armleder, Cast Iron, 2016. Diptyque : à gauche, acrylique sur toile, 215 × 150 × 4 cm ; à droite, vernis sur toile, 215 × 300 × 15 cm. Avec l’aimable autorisation de l’artiste et d’Almine Rech. Photo : Annik Wetter.

ROCK LOBSTER — john M armleder  — entretien avec justin morin

Toiles

Zoe Natale Mannella célèbre la beauté et les mystères de la nature à travers ces femmes insectes, créatures chimériques entre l’araignée et le papillon.

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Form follows Function. Function follows Climate.

Philippe Rahm

Philippe Rahm est un architecte suisse basé à Paris. Son travail et ses projets axé autour des sujets du réchauffement climatique et de l’optimisation de l’architecture aux conditions météorologiques, en font l’un des précurseurs de l’approche écologique et éco-consciente. Son travail a ainsi acquis un public international dans le contexte du développement durable. Il remporte des projets à grande échelle, notamment avec OMA (le studio d’architecture de Rem Koolhaas) un projet de réaménagement urbain à Milan, ou le surprenant Central Park à Taichung (Taiwan). Il a enseigné à la AA School de Londres, à l’Académie d’Architecture de Mendrisio, à l’EPFL (École Polytechnique Fédérale de Lausanne), à l’Université de Princeton aux USA et à Harvard, entre autres. Auteur du livre Le style anthropocène, il a été le responsable des pages « Meteorology » du magazine italien d’architecture Domus en 2018. En discussion avec Syra Schenk, il revient sur les principes de son approche et ses mises en pratique.

Syra Schenk
Votre site est structuré autour de quelques mots clés : radiation, conductivité, convection, pression, évaporation et digestion. Ces notions sont-elles une bonne manière d’introduire vos axes de réflexion, et pourriez-vous nous en dire plus ?

Philippe Rahm
Ces mots correspondent à des phénomènes climatiques et physiques. L’architecture, par le biais du secteur du bâtiment, est responsable de 39 % des émissions de CO2 au niveau mondial, bien plus donc que l’aviation qui, par exemple, en représente 2,5 %. Les architectes sont ainsi en première ligne pour combattre le réchauffement climatique, et c’est même à mes yeux une responsabilité. Nous ne pouvons pas simplement voir ceci comme une contrainte de plus, comme un règlement de plus, comme une norme incendie. Je me suis dit qu’il fallait au contraire que ces questions scientifiques prennent le dessus au moment de la création de l’architecture. Les méthodes appliquées jusqu’à aujourd’hui en architecture étaient héritées du XXe siècle avec l’arrivée du pétrole, où l’énergie était abondante ; on en avait rien à faire du réchauffement climatique et on avait une vision beaucoup plus culturelle et symbolique de l’architecture que matérielle et scientifique.
J’ai été étudiant durant la période qu’on a appelée postmodernisme, et tout était décrypté d’un point de vue culturel : si on voulait faire un projet à New York on allait faire un immeuble avec des fenêtres horizontales, à Paris on allait faire des immeubles avec des fenêtres verticales, sans se poser la question de l’ensoleillement, de pourquoi les fenêtres sont verticales ou plutôt horizontales, des raisons constructives ou climatiques. Quand les problèmes du réchauffement climatique sont arrivés, les architectes postmodernistes ont d’une certaine manière, continué à faire toujours des choses symboliques, en rajoutant simplement des panneaux solaires ou des isolations thermiques, sans comprendre qu’en réalité tout était en train d’être révolutionné, que le réchauffement climatique allait aussi transformer la forme et la matérialité des villes et des bâtiments.

Syra Schenk
L’architecte devrait orienter sa réflexion vers la structure dans son environnement plus que vers l’ornement ?

Philippe Rahm
Exactement, le fond même de l’architecture est en train de changer. L’architecture en tant que telle est climatique : nous sommes dans cette pièce, parce que dehors il fait froid. L’architecture, c’est créer des microclimats dans un monde invivable dans lequel le corps humain ne pourrait survivre. L’être humain est africain d’origine, il a une constitution physiologique subsaharienne. Nous ne sommes donc pas du tout adaptés à des latitudes plus nordiques. D’ailleurs, l’être humain a pu migrer à travers la planète grâce à la maîtrise du feu et à l’architecture qui lui permettait de s’abriter. Aujourd’hui l’architecture est responsable du réchauffement climatique ; pourquoi donc la manière de faire le projet reste-t-elle toujours géométrique ou symbolique, pourquoi ne transformerions nous pas le langage ? Nous pourrions plutôt employer la climatologie pour composer des formes architecturales, non plus sur des carrés ou des cubes ou des rectangles ou des volumes, mais sur des phénomènes de convection, de radiation, de conduction.

Syra Schenk
Que serait donc un exemple concret d’architecture climatique ?

Philippe Rahm
La convection par exemple veut dire que l’air chaud monte, le froid descend. On pourrait donc composer la maison dans la coupe, comme une montgolfière, les pièces où on serait le plus déshabillé seraient tout en haut de la maison, la salle de bain par exemple, et là où je suis le plus habillé serait en bas. Ici, on parle de composition thermique et non plus de composition géométrique.

Syra Schenk
Donc ce sont de nouveaux outils ou de nouveaux paradigmes à partir desquels vous suggérez de travailler ?

Philippe Rahm
Oui, c’est un nouveau langage plutôt météorologique, climatique et écologique.

Syra Schenk
Les projets des Mollier Houses et les appartements Vapor à Hambourg sont de nouvelles typologies d’habitat, avec justement une nouvelle façon d’habiter, une nouvelle fonctionnalité des pièces, mais concrètement qu’est-ce qui est différent à part l’agencement des pièces ?

Philippe Rahm
Sur le projet Mollier, nous partions de la contrainte de la ventilation. Nous dégageons de l’humidité et de la vapeur d’eau dans des pièces fermées, ainsi que du CO2, et il faut évacuer cette humidité, évacuer les polluants et ramener de l’oxygène. La ventilation est obligatoire partout dans tous les locaux et les bureaux et c’est automatique, mais dans les maisons c’est manuel.

Philippe Rahm Architectes, Domestic Astronomy, 2009.
Vue de l’exposition Green Architecture for the Future, Musée d’art moderne Louisiana, Humlebæk, Danemark, 2009. Photo: Finn Broendun

Philippe Rahm Architectes, Fermented movies, 2009.
Kunst-Werke Berlin E.v., Berlin, Allemagne.
Photo : © Philippe Rahm architectes

Philippe Rahm Architectes, Résidences Mollier, 2005.
Résidences de vacances, Vassivière dans le Limousin, France, 2005.
FRAC Centre, Orléans. Image : © Philippe Rahm architectes

Les maisons Mollier sont structurées dans une succession de pièces entre celles où il y a le moins d’émission de vapeur d’eau et le moins de pollution et celles les plus humides ou polluées. La première pièce est la chambre à coucher, parce que lorsqu’on dort, on dégage peu de CO2 et de vapeur d’eau, ensuite le séjour, jusqu’à la salle de bain où on dégage énormément de vapeur d’eau.

Syra Schenk
Donc l’agencement de la maison suit également de nouvelles règles comportementales ?

Philippe Rahm
Oui. Elle ne s’organise plus selon des programmes socioculturels issus du pétrole, mais selon des économies d’énergie consécutives à la lutte contre le réchauffement climatique.

Syra Schenk
Plutôt par rapport à une logique d’exploitation ?

Philippe Rahm
Oui, et donc c’est un peu bizarre, car la salle de bain par exemple serait à l’autre bout de la maison par rapport à la chambre à coucher. Mais si on s’attarde un peu sur l’histoire de l’architecture, on s’aperçoit qu’au Moyen Âge par exemple la pièce chaude où était le feu était la chambre à coucher en même temps que la cuisine, et que finalement les fonctions s’établissaient spatialement selon un rapport de proximité avec la source de chaleur. D’ailleurs, toute la famille dormait dans le même lit. Dans notre période écologique, dire qu’on doit toujours formaliser la maison comme au XXe siècle régi par le pétrole, où tout le monde a une chambre séparée avec chacun un radiateur, c’est absurde : on doit trouver d’autres modes d’organisation possibles.

Syra Schenk
Il existe des cultures dans les climats continentaux qui construisent leurs maisons à moitié enterrées, pour accéder aux températures dans le sol, plus fraîches l’été et plus chaudes l’hiver. Est-ce que l’exploitation de notre environnement climatique et naturel serait comme revenir vers d’anciennes méthodes de construction pour améliorer notre style de vie ?

Philippe Rahm
C’est ça. Ce sont des savoir-faire qui se sont perdus au XXe siècle. Même à la Renaissance, dans les architectures d’Andrea Palladio, il y a des systèmes de rafraîchissement par puits canadiens qui soufflent de l’air froid en été au milieu de la maison. Le choix des matériaux se fait aussi selon leur effusivité thermique – le marbre est froid au toucher car l’échange thermique se fait rapidement et cela nous permet de nous refroidir en été. Lorsqu’on touche la laine on ne sent rien parce que la laine ne fait pas d’échange thermique, c’est donc mieux en hiver.

Syra Schenk
Quels nouveaux projets traitez-vous,basés sur ces systèmes ?

Philippe Rahm
Nous avons gagné avec Rem Koolhaas/OMA un projet d’urbanisme à Milan pour le nouveau quartier de Farini. Tout le développement urbain se fait en fonction du vent, pour empêcher qu’il y ait une accumulation de polluants. La structuration du vent permet aussi de rafraîchir l’urbanisation derrière pour éviter les canicules. Ce nouvel espace public, rafraîchissant et dépolluant, nous l’avons appelé limpidarium.

Syra Schenk
Donc l’idée est de créer toute une zone forestière dans la lignée du vent qui viendrait rafraîchir ?

Philippe Rahm
Oui exactement, avec le soutien d’outils comme des fontaines, des surfaces blanches, de l’ombre. Ce jardin public, ce parc, a cette mission climatique ; d’ici, le vent une fois rafraîchi part dans la ville et refroidit les rues. L’urbanisation prévue derrière ne bloque pas la circulation du vent.

Syra Schenk
Je comprends très bien l’idée de ramener du vent et de la circulation d’air dans les villes en plantant des arbres, car l’ombre diminue de 10 à 15 degrés la température faceau soleil, mais comment serait-ce applicable à une ville comme Paris, avec une telle densité ? Est-ce même faisable finalement ?

Philippe Rahm
La solution serait une forme de méditérranéisation de la ville. Par exemple une étudiante de l’Académie de Mendrisio, Alessia Rapetti, a travaillé pour son diplôme sur l’avenir de Bruxelles avec le réchauffement climatique et finalement elle proposait de mettre des toiles dans les rues comme à Tunis ou au Maroc. Après on peut aussi planter des arbres ou mettre des parasols…

Syra Schenk
Trouver un endroit où planter un arbre dans Paris c’est un défi !

Philippe Rahm
C’est pour ça qu’il faudrait tendre des toiles d’un côté de la route à l’autre, éclaircir en couleur, et s’aider des systèmes de fontaines. L’eau, quand elle change de phase entre liquide et gazeux, nécessite de l’énergie qu’elle prend à l’air, ce qui fait baisser la température dehors. Lorsqu’on se rapproche l’été d’une fontaine, on sent de la fraîcheur. Ce n’est pas l’eau en soi, c’est le changement d’état. C’est pour ça que tous les riads de Marrakech ont une fontaine au centre.

Syra Schenk
Qu’en est-il des matériaux ? Il y a certains matériaux dans la construction d’un bâtiment qui sont vraiment tout sauf écologiques. Je pense à la plupart des isolants, le béton… Avez-vous en tête des matières qui pourraient remplacer ces matières-là ?

Philippe Rahm
C’est lié à plusieurs facteurs : le sujet de la performance thermique, le sujet de l’empreinte carbone, et le sujet de la toxicité. Je travaille plutôt au départ sur la performance thermique des matériaux, comme on l’évoquait tout à l’heure : le marbre est employé parce qu’il rafraîchit, par contre la laine, les tapis ou le bois sont des matériaux qui gardent la chaleur. C’est ce qu’on appelle l’effusivité thermique. Nous faisons beaucoup de projets autour de ce sujet : nous créons une gradation, à proximité de la fenêtre nous emploierons de la pierre, qui permet d’emmagasiner la chaleur en hiver et rester au frais en été, en s’éloignant des fenêtres on passe au bois, puis à la laine.
Nous pourrions aussi avoir un retour de l’art décoratif dans sa fonctionnalité : dans les bâtiments anciens on ne peut pas isoler par l’extérieur, on est donc obligé d’isoler par l’intérieur – les mousses isolantes pourraient être comme des tapisseries. Je travaille aujourd’hui sur un système d’oignon, afin de profiter de manière énergétiquement efficace des normes imposées aujourd’hui : plus on va au cœur du bâtiment, plus on sera bien isolé, et les fonctionnalités des pièces sont donc disposées en ce sens – les périphéries du bâtiment servent à la circulation, au stockage, aux passages, et le cœur du bâtiment est dédié au travail. Chauffer au centre, et les pertes subies vont néanmoins chauffer les autres couches de l’oignon avant d’atteindre l’extérieur.
Au XXe siècle, on choisissait les matériaux par rapport à leur symbolique – le marbre c’est luxueux, le bois ça fait chalet suisse, la pierre calcaire ça fait parisien… C’étaient plutôt des choix métaphoriques. Aujourd’hui on peut faire les choix différemment, climatiquement, choisir des matériaux à basse conductivité thermique par exemple, à faible empreinte carbone, non toxique.

Syra Schenk
Des matériaux de proximité comme autrefois ? Après tout la raison pour laquelle Paris est aussi claire, c’est parce que Haussmann s’est servi de pierres locales de couleur claire.

Philippe Rahm
C’est un rapport à la géologie qui me plaît, qui avait été perdu dans la période postmoderne.

Syra Schenk
Quels sont vos maîtres à penser, quels sont les artistes ou architectes dont vous suivez le travail avec attention ?

Philippe Rahm
Focaliser sur l’idée de l’homme providentiel, la figure de l’humain qui serait tout d’un coup génial et qui changerait le monde, c’est une vision alimentée par le pétrole.

Philippe Rahm Architectes, Jade Eco Park,, 2012-2016. Vue d’un Météore, appareil climatique, Jardin Météorologique, Taïwan. Photo : © Philippe Rahm architectes

Philippe Rahm Architectes, Interior weather, 2006. Environment: Approaches for Tomorrow, Canadian Centre for Architecture (CCA), Montréal, Canada. Photo : © Philippe Rahm architectes

En réalité les actes qui transforment le monde, ce ne sont pas les humains, mais plutôt les conditions matérielles qui les créent. Aujourd’hui tous les architectes aiment les constructions en bois, plus personne n’aime les bâtiments en béton appréciés il y a 10 ans. On dégage du CO2 quand on construit en béton, donc finalement les personnages que j’admire c’est le charbon et le CO2 car ce sont eux qui changent le monde réellement !

Philippe Rahm — entretien avec Syra Schenk

Juste avant de partir

En pèlerinage dans la nature, l’héroïne imaginée par Ronan Gallagher se confronte aux différents éléments comme un cheminement vers une quête spirituelle.

Étoiles des neiges

Le duo de photographes Chaumont-Zaerpour met en image la confusion des saisons où l’hiver s’impose en plein été. L’infini blanc de la neige devient la toile de toutes les expressions.

Accalmie

Photographe phare de la Grande Dépression, l’américaine Dorothea Lange n’a cessé d’observer ses contemporains, comme le montrent ces images récemment redécouvertes par l’artiste Sam Contis.

Humeurs

En isolant son sujet dans un environnement purement artificiel, Cruz Valdez observe toutes les nuances de sa personnalité. À travers ce vestiaire Prada, les codes de la sensualité sont redistribués.

Miroir de l’âme

En jouant avec la plasticité de l’eau et ses différentes formes, le photographe Dan Beleiu célèbre une beauté sensuelle, fluide et organique.

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Bewitched

Genesis Belanger

Avec leurs couleurs pastel surannées et ses formes arrondies, les œuvres de Genesis Belanger trouvent leurs inspirations formelles dans l’Amérique des années 1950, plus particulièrement dans l’esthétique publicitaire, mais aussi dans le pop art et le surréalisme. Ses sculptures et ses peintures composent un théâtre domestique où se rejouent les rapports de force et les disparités de nos sociétés contemporaines. Alors que son travail se concrétise dans le champ des arts visuels, Belanger met en place un univers avec la minutie d’un écrivain. Ses installations s’appréhendent comme la page d’un livre fourmillant de détails sur la vie d’un protagoniste absent. En entretien avec Syra Schenk et à l’occasion de sa récente exposition personnelle parisienne au sein de la galerie Perrotin, l’artiste américaine revient sur les multiples interprétations qu’offre son travail.

Syra Schenk
Je voudrais commencer par une question indiscrète : d’où vient votre prénom ?

Genesis Belanger
Mes parents étaient hippies, à l’époque c’était la mode de donner à ses enfants des prénoms qui sortent de l’ordinaire, et j’étais la première née. Le mot signifie l’origine, mais aussi le commencement, et j’étais leur premier enfant.

Syra Schenk
Vous avez travaillé dans la publicité et la mode, quelle activité exerciez-vous dans l’industrie de la mode ?

Genesis Belanger
J’ai obtenu un diplôme de design de mode à la fin de mes études, et j’ai travaillé pour une petite marque contemporaine en tant que designer dès la sortie de l’école. J’ai ensuite été l’assistante d’un décorateur pour la publicité dans le domaine de la mode, pour des shootings et des tournages.

Syra Schenk
Vous vous êtes très vite aperçue que vous vouliez vous investir de manière plus concrète ?

Genesis Belanger
Dès le début mes tâches étaient très concrètes, je dessinais toujours les modèles, je prenais les mesures et je réalisais les modèles. Mais je n’avais pas le dernier mot sur le résultat final.

Syra Schenk
Votre travail est régulièrement assimilé au pop art, au surréalisme. J’ai trouvé cette citation : « Elle compose des espaces où le temps est suspendu. », qui traduit ce que je ressens spontanément face à votre travail qui rappellerait Edward Hopper, bien qu’il interpelle davantage par son côté kafkaïen que surréaliste. Un soupçon de mélancolie mêlé à un fort cynisme, alors que le pop art est peut-être plus naïf et direct.

Genesis Belanger
Mon travail est lié au surréalisme parce que je m’intéresse à la psychologie humaine, et c’est pour cette raison qu’il est également lié au pop art. Il y a certainement un diagramme de Venn. Dans le pop art, les artistes abordaient la publicité d’un point de vue purement formel. Je m’intéresse à la manière dont elle utilise notre psychologie contre nous, ou l’utilise à des fins consuméristes, et cette relation est peut-être intrinsèquement un peu cynique – être capable de comprendre aussi bien l’individu pour le manipuler et en faire le consommateur idéal. Je pense que ce sujet, en tant qu’enveloppe, ouvre beaucoup de pistes sur le plan artistique.

Genesis Belanger, Gatekeeper, 2019. Avec l’aimable autorisation de de l’artiste et de la galerie François Ghebaly, Los Angeles.

Ce qui m’intéresse, c’est de donner à voir l’être humain en son absence, tout ce qu’il a utilisé, ou les vestiges d’une expérience, et le spectateur, en entrant dans l’espace, assemble les pièces et crée presque la narration, un peu comme un détective, mais pas de manière aussi littérale. Je choisis des symboles universellement compris, afin qu’il accède aux sujets qui me tiennent à cœur.

Syra Schenk
Vous laissez donc la porte ouverte au spectateur pour qu’il interprète la scène à sa façon ?

Genesis Belanger
L’interprétation n’est pas exactement ouverte, mais il est assez irréaliste de penser que l’on peut contrôler une narration. Nous nous y intéressons de par notre culture, nous sommes tous des avatars dans nos vies en ligne, nous essayons de contrôler le récit que nous livrons de nous-mêmes – ce n’est pas vraiment possible. Il est donc intéressant de voir combien d’éléments sont nécessaires dans une scène, très peu ou au contraire beaucoup, pour produire la narration que l’on souhaite tout en la laissant très ouverte.

Syra Schenk
On considère que dans Blow out la pièce Healthy Living se moque de l’érection masculine. Les cactus, les ballons dégonflés font-ils référence aux hommes ?

Genesis Belanger
Ce n’est pas exactement l’intention, mais cela ne me dérange pas dans le sens où je m’intéresse aux dynamiques de pouvoir et à la suprématie de l’homme, même de manière simple comme dans la prédominance de l’obélisque. Je pense qu’il est possible de créer un monolithe mou pour critiquer subtilement cette structure de pouvoir. Seulement en le proposant dans un contexte où il est associé à d’autres éléments, pour étoffer une critique possible, sans critiquer directement – dans ce cas alors cet angle d’approche m’intéresse.

Syra Schenk
Les hommes semblent totalement absents de vos œuvres.

Genesis Belanger
Je m’intéresse aux structures de pouvoir, et la personne que l’on peut artificiellement empêcher de le détenir sera le personnage qui m’est le plus sympathique. Souvent, je crois que s’il y avait un personnage dans l’œuvre, il serait féminin, mais ce ne serait pas forcément une femme. Cela traduit seulement mon point de vue sur les structures de pouvoir et le déséquilibre plus généralement. Je pense que les hommes ont occupé la scène assez longtemps.

Syra Schenk
Vous avez déclaré que : « L’industrie de la publicité utilise des parties du corps des femmes pour vendre des produits, une main bien manucurée peut vendre à peu près n’importe quoi. » Dans votre travail, vous montrez des parties isolées du corps féminin, mais qui ne semblent cependant jamais morbides, juste précisément – soignées. Est-ce cela que vous exposez ?

Genesis Belanger
C’était exactement mon intention : utiliser ces compétences que l’on transforme en armes contre nous pour générer un dialogue complétement différent. Regarder la structure non pas en ce qu’elle cherche à nous vendre, ou nous demande d’acheter, mais en se demandant comment cela a pu arriver. Que pouvons-nous faire à ce sujet ? Pour générer des dialogues complexes.

Syra Schenk
Vous établissez de manière récurrente des ponts entre la pauvreté émotionnelle provoquée par le capitalisme et les béquilles classiques du monde d’aujourd’hui – médicaments, caféine, alcool, cigarettes. Ne sont-elles pas les « exutoires » d’aujourd’hui, tout comme vous avez observé à juste titre que dans les années 1950 et 1960 cuisiner des plats élaborés était l’exutoire des femmes aux libertés restreintes ?

Genesis Belanger
C’est à 100 % ce que je pense. Tant de gens consomment ces produits pour survivre à l’inégalité d’aujourd’hui…

Syra Schenk
Vous dites les gens –vous voulez dire les individus dans leur ensemble ou essentiellement les femmes ?

Genesis Belanger
Cela s’applique à beaucoup de monde. Quand on a un système aussi injuste, il est difficile pour presque tous ceux qui y sont confrontés, certains plus que d’autres. Je parle plus facilement des femmes, mais, je pense, sans exclure qui que ce soit.

Syra Schenk
Tous ceux qui souffrent de la lutte pour le pouvoir ? 

Genesis Belanger
Oui, exactement. Je crois vraiment que dans notre culture les femmes font l’objet d’une pression particulière.

Syra Schenk
Peut-être parce qu’elles tiennent aussi le rôle de reproductrices ?

Genesis Belanger
Oui certainement.

Syra Schenk
  Vous avez observé que les possibilités limitées des femmes sur le marché du travail et le fait qu’on attend d’elles qu’elles restent à la maison pour s’occuper de la famille pourraient rendre folle une personne intelligente. Votre œuvre Minor procedure interroge le besoin que ressentent les femmes d’aujourd’hui de modifier leur apparence, peut-être aussi comme une forme d’exutoire ?

Genesis Belanger
Dans notre culture, la beauté est synonyme de pouvoir, et la pression exercée sur les femmes pour qu’elles modifient leur apparence et répondent à certaines attentes, indépendamment de facteurs intrinsèquement humains comme le vieillissement, est immense. Et leur donne peut-être aussi du pouvoir. Lorsque l’on se sent impuissant face à quelque chose d’aussi biologique que le vieillissement, peut-être que modifier son apparence confère vraiment du pouvoir.

Syra Schenk
Pour reprendre le contrôle sur ce qui est théoriquement incontrôlable ?

Genesis Belanger
Oui, précisément.

Syra Schenk
L’une des œuvres montre une main serrant un miroir brisé, entourée de médicaments, de ballons dégonflés et de bonbons colorés. Est-ce une analogie avec le vide émotionnel que vous mentionnez souvent ?

Genesis Belanger
Dans ce vide nous faisons des choses qui, nous l’espérons, nous combleront, qui rendront les choses tolérables, et puis par moment nous le regrettons.
Avec cette œuvre, j’ai beaucoup pensé à la honte, au regret et à la culpabilité, et à la façon dont cela nous renvoie à la responsabilité de nos actes, même si ces actes nous ont été imposées par une structure extérieure.

Syra Schenk
 À quoi la honte, le regret et la culpabilité se rapportent-ils ? La vie en général ou quelque chose de plus spécifique ?

Genesis Belanger
Ils se rapportent à toutes les choses que nous faisons pour nous sentir mieux – prendre des médicaments délivrés sur ordonnance, consommer de l’alcool ou de la nourriture dans des proportions excessives –, mais qui sont à double tranchant. Il y a là un cycle qui consiste à adopter certains comportements pour se rendre la vie supportable, mais ils provoquent aussi un mal-être, et ensuite nous devons les reproduire encore et encore pour le supporter. Et cela devient un cercle vicieux.

Syra Schenk
Comment s’en sortir ? Évidemment en provoquant la réflexion. C’est peut-être un thème pour votre prochaine exposition ?

Genesis Belanger
(rires) Je ne sais pas, c’est là toute la question, n’est-ce pas ?

Syra Schenk
Vous avez déclaré : « La beauté et l’imagerie complexe peuvent traduire des idées vraiment complexes, même si le spectateur n’en est pas conscient. » On pourrait dire que cela s’applique à votre travail – il semble troublant de perfection et de linéarité, toujours lisse, parfaitement soigné, dans une palette de couleurs qui rappelle beaucoup une certaine époque. Les niveaux de lecture ne sont-ils pas multiples ?

Genesis Belanger
En rendant mon travail aussi beau que possible – parfois les gens le trouvent effrayant – j’espère qu’il envoie subtilement des messages auxquels les spectateurs peuvent choisir d’adhérer ou non. Il n’est pas rebutant et j’espère qu’il opère dans un espace plus subconscient.

Syra Schenk
 L’une de mes pièces préférées est checks and balances – malbouffe, médicaments, caféine, cosmétiques. Un polaroïd du monde d’aujourd’hui. Tout le maquillage en essence ?

Genesis Belanger
Oui, absolument !

Syra Schenk
Comment travaillez-vous ? Êtes-vous plutôt organisée, avez-vous une équipe ? Travaillez-vous sur plusieurs pièces à la fois ?

Genesis Belanger
Je suis très organisée, j’ai deux assistants et chacun de nous travaille un matériau spécifique. Je réalise toute la céramique, un de mes assistants travaille le métal, un autre s’occupe de toute la couture et de la tapisserie. Nous travaillons tous également d’autres matériaux, mais nous nous concentrons surtout sur notre sujet, et les sculptures sont le fruit d’un travail d’équipe. Je travaille sur toutes les choses à la fois, d’une manière un peu folle. Vous pouvez venir dans mon studio au milieu de l’exposition et ne pas voir une seule œuvre terminée, et les pièces ne sont assemblées qu’à la toute fin. C’est extrêmement stressant, mais avec la nature des matériaux et le temps que prend la réalisation de certaines parties, c’est finalement la manière la plus efficace de travailler.

Syra Schenk
Vous avez connu une ascension fulgurante. Ressentez-vous une certaine pression aujourd’hui ?

Genesis Belanger
Je n’ai pas ressenti de contrainte dans mon travail, mais c’était vraiment déroutant au début. Chaque exposition m’offre une opportunité plus excitante que la précédente. J’ai créé toute ma vie dans l’obscurité la plus totale, et je me suis soudain retrouvée sous les feux de la rampe.

 

Genesis Belanger, Flicker in the Ether, 2022 ; I Don’t Believe in Ghosts, 2022, [vue d’exposition]. Avec l’aimable autorisation de l’artiste et de la galerie Perrotin, Paris.

Genesis Belanger, Inner Beauty, (détail), 2020. Avec l’aimable autorisation de l’artiste et de la galerie Perrotin, Paris.

Genesis Belanger, Not one single regret, 2022. Avec l’aimable autorisation de l’artiste et de la galerie Perrotin, Paris.

C’est comme si j’avais été un peu populaire et que tout d’un coup j’étais radicalement différente, cela me semble vraiment étranger. C’est plus un malaise personnel. J’ai surtout envisagé toutes les opportunités comme des paramètres à repousser. J’essaie d’évoluer autant et aussi sincèrement que je peux, et de ne pas trop penser aux attentes du marché et aux choses de ce genre. Un peu comme si les designers considéraient toutes les contraintes comme des paramètres de conception et essayaient de trouver des moyens astucieux d’aboutir au résultat que je recherche, malgré certaines limitations.

Genesis Belanger

Course folle

Subculture japonaise, le terme Bozosoku désigne les clans de motards marginaux et leur amour pour leurs motos customisées. Felix Cooper photographie ce groupe de femmes perpétuant cette tradition et leur sens du style.

Psilocybe uda

En s’inspirant des formes végétales de la nature, le photographe Harry Carr met en scène une beauté hybride et trouble autour de ces lignes si familières.

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Planète sauvage

Tania Pérez Córdova

C’est dans une certaine économie d’effets et de formes que la poésie des sculptures de Tania Pérez Córdova opère. En associant des éléments disparates, parfois en opposition, l’artiste mexicaine met en place des images mentales aux multiples strates. Les techniques qu’elle utilise, qu’il s’agisse de la fonte et du moulage d’aluminium ou du verre soufflé, portent en eux l’idée d’une transformation dont la valeur symbolique n’est jamais exclue. Les cycles de production, de vie et de circulation des objets qu’elle convoque se superposent dans une grâce naturelle. Les formes géométriques et organiques sont au service de narrations aux échelles variables. Une élasticité qui fait toute la richesse du travail de l’artiste. À l’occasion de sa récente exposition personnelle à la Galerie Tina Kim (New York), Tania Pérez Córdova s’entretient avec Justin Morin et revient sur son processus de création.

Justin Morin
On pourrait définir votre travail comme une poésie visuelle, un assemblage de divers éléments, la plupart du temps considérés comme un tout, mais d’une façon très délicate et sculpturale. Pouvez-vous décrire votre processus de création ? Rassemblez-vous ces éléments dans votre atelier et cherchez-vous différentes façons de les associer pour qu’ils correspondent aux idées que vous voulez exprimer ?

Tania Pérez Córdova
Je commence souvent par faire des recherches sur un objet qui m’intéresse. Je réfléchis à sa valeur culturelle, à l’histoire de sa production, à ses propriétés physiques. Je veux simplement m’en approcher et apprendre comment il est fabriqué, comment il peut être modifié, d’où il vient. Parfois, cela suppose que je commence à travailler dans des ateliers. Puis je me concentre davantage sur le comportement de l’objet, ses interactions avec l’environnement ou les situations sociales dans lesquelles on le trouve.
J’essaie de l’envisager comme un contexte à part entière plutôt que comme une chose. Enfin, une rencontre fortuite, une découverte accidentelle viennent généralement compléter l’œuvre. Comme si je devais attendre qu’un incident imprévu se produise.

JM
Vous utilisez souvent des éléments naturels (perle, feuille),parfois dans leur forme organique originelle, parfois par le biais de répliques. La nature est-elle une notion importante pour vous?

TPC
La nature, en tant que principe, est importante dans le sens où elle me permet de considérer les matériaux comme des événements inscrits dans le temps, en suivant leur croissance, leur transformation et leur décomposition au sein d’un écosystème. L’idée de réplique est liée à une réponse à la nature transmise culturellement et aux rapports que nous entretenons avec elle, à la valeur que nous lui accordons.

JM
En poursuivant sur le thème de la nature, nous pourrions dire que vous utilisez ces éléments en tant qu’organismes vivants qui renvoient à une représentation physique du temps. Par exemple, les feuilles trouées et les chaînes pourraient évoquer l’idée de pluie, comme un arrêt sur image.

TPC
Pour la série de plantes que j’ai exposée dans Precipitation à la galerie Tina Kim à New York, j’ai voulu envisager la sculpture comme une reconstitution de processus naturels ; ainsi, au lieu de produire un objet fixe, j’ai tenté de suggérer la mise en scène de pluie qui tombe, de respiration ou de décomposition des plantes.

Tania Pérez Córdova, Aspidistra Elatior 2022. Plante artificielle, chaîne en or plaqué 14 carats, structure d’acier, 92,1 × 10,2 × 31,8 cm. Avec l’aimable autorisation de l’artiste et Tina Kim Gallery. Photo : Hyunjung Rhee.

Il s’agissait de la nature, mais aussi de la création d’une image, d’une image mentale qui renvoie à un état psychologique particulier.

JM
Dans votre pratique, la météorologie – depuis les œuvres trouées précédemment évoquées, intitulées en fonction de l’origine de la feuille et du cumul de pluie, jusqu’à la sculpture Iron Rain – devient un outil de narration. Quand avez-vous commencé à vous y intéresser ?

TPC
Plus qu’à la météorologie, je dirais que je m’intéresse aux qualités narratives des matériaux. Je recherche particulièrement les rapports possibles entre leur comportement et les histoires qui les entourent. La pluie de fer m’a été inspirée par un article scientifique qui décrivait des événements météorologiques possibles dans des planètes lointaines en dehors de notre système solaire. L’auteur parlait de pluie de métaux fondus. L’histoire m’est restée et, alors que je travaillais dans une fonderie, je n’ai cessé de penser à cette image de métal fluorescent tombant du ciel. Le creuset, récipient en graphite, est un outil utilisé dans les fonderies pour recueillir le liquide en fusion. Il y avait un très vieux creuset qu’on allait jeter, alors j’ai décidé de le remplir en me rappelant les pots qu’on place dans la maison quand il y a des fuites pendant la saison des pluies chez nous. Et c’était une sorte de mise en scène de l’article que je venais de lire.
Quand je parle de raconter des histoires, ce à quoi je fais référence, c’est vraiment à la création d’une image parallèle à celle de l’existence formelle d’une œuvre, qui est une image mentale des histoires incomplètes qui circulent autour d’elle.
Pour l’exposition à Tina Kim, j’ai pensé à des précipitations plus ou moins fortes pour que l’exposition soit dotée d’une temporalité unique ; pour l’imaginer comme une occurrence particulière de pluie où il y aurait quelques gouttes dans la première salle et où, en arrivant dans une deuxième, on rencontrerait une pluie torrentielle. Cela permettait de concevoir l’exposition comme un moment dans le temps, pour la penser comme un script.

JM
L’improvisation, les accidents, les rencontres font partie de votre vocabulaire. Par exemple, la forme de vos cadres en bronze n’est pas totalement contrôlée. Des performances très simples interviennent, par exemple des personnes dont les vêtements reprennent un motif visible dans l’exposition qui apparaissent sans programmation préalable. J’admire vraiment cette liberté et cette légèreté et je m’interrogeais sur votre démarche créative. Vous rendez vous tous les jours à votre atelier ? Est-il proche de votre domicile ? Empruntez-vous toujours le même chemin ou changez-vous d’itinéraire ?

TPC
Quand j’étais plus jeune, j’évitais à tout prix la routine. Je pensais qu’il n’était pas nécessaire de se rendre au studio tous les jours, que le travail pouvait se faire n’importe où et à n’importe quel moment. C’est une idée romantique commune.

Tania Pérez Córdova, Una reja en una reja 5/A fence into a fence 5, 2022. Aluminium, plumes d’oiseaux, argile, 100 × 78 × 5 cm. Avec l’aimable autorisation de l’artiste et Tina Kim Gallery. Photo : Dario Lasagni.

En général, j’ai du mal à suivre les routines, je ne suis pas très méthodique et la répétition me rend claustrophobe.

Cependant, maintenant que je suis mère, je dois organiser mon temps différemment. Ma vie est plus compartimentée et je dois être aussi efficace que possible lorsque j’ai la possibilité de travailler. J’ai mis en place une routine quotidienne au studio et des horaires de travail plus précis. Ç’a été important pour moi d’apprendre à habiter mon studio, car ça ne m’était pas naturel, j’ai dû apprendre. Pour être honnête, je ne pense pas que cela ait changé l’esprit de mon travail. Mon approche est la même aujourd’hui qu’hier. Peut-être suis-je plus productive actuellement. Pour être honnête, je ne pense pas que cela ait changé l’esprit de mon travail. Mon approche est la même aujourd’hui qu’hier. Peut-être suis-je plus productive actuellement.

JM
Y a-t-il des créateurs, dans les arts visuels ou pas, qui influencent votre travail ?

TPC
Il y a évidemment beaucoup de gens qui m’ont inspirée, souvent les personnes les plus proches de moi : mon partenaire, mes amis. Cependant, il me serait difficile de dresser une liste de noms. La plupart du temps, je vois plutôt l’influence comme une inspiration. Qui peut venir de partout. Parfois, l’énergie de quelqu’un, un détail dans sa pratique ou son utilisation du langage peut suffire à déclencher quelque chose, même si son travail est complètement différent du mien. Certains livres m’ont marquée au fil des ans. Je pense que ce qui est intéressant dans l’influence, c’est qu’elle peut provenir d’un aspect de l’œuvre que l’auteur n’avait pas soupçonné. Pour donner un exemple, j’ai récemment pensé à un recueil de poésie d’Ann Carson intitulé Short Talks que j’ai lu il y a quelques années et qui m’a vraiment marquée.

JM
Si vous n’étiez pas artiste, quelle activité exerceriez-vous ?

TPC
À un moment, j’ai envisagé d’étudier les mathématiques. Je m’intéresse aux mathématiques lorsqu’elles atteignent leur forme la plus abstraite, le genre de mathématiques qui sont loin de toute utilisation pratique et restent un discours hypothétique. J’aurais également aimé étudier la psychologie.

JM
Rêvez-vous d’un projet, en termes de taille ou de processus créatif que vous espérez réaliser à l’avenir ? Seriez-vous intéressée par une installation ou une sculpture en extérieur ?

TPC
J’aimerais utiliser l’éclairage naturel dans un espace conçu comme un cadre temporel pour différents événements. Imaginer un toit où la lumière frappe différents objets à différents moments de la journée et où des choses se produisent autour d’eux à certaines heures. Je ne sais pas à quoi ressemblerait cet espace…

Tania Pérez Córdova, Breathe in 2, 2022. Pierre ponce, respiration d’une personne, verre soufflé, 30 × 38 × 25,5 cm. Avec l’aimable autorisation de l’artiste et Tina Kim Gallery. Photo : Charles Roussel.

Formellement

Branches, épines, fleurs et autres lignes végétales, Daniel Archer propose une vision graphique et minimale de la nature à travers les lignes du vêtement.

Superpositions

En collaboration avec l’artiste David Bailey Ross, la photographe Felicity Ingram propose une vision sensorielle faite de superpositions, de couleurs
et de psychédélismes.

Confusion des sentiments

Bords de Seine et appartement haussmannien, la photographe Annie Powers capture la quintessence de la femme Saint Laurent dans son décor naturel : Paris.

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Fastidieuse bactérie

Jean-Marc Caimi Valentina Piccini

Compte-rendu de plusieurs années d’investigation, l’ouvrage Fastidiosa s’appréhende comme un récit basculant d’un genre à l’autre, du documentaire au thriller écologique. Mais ici, point de fiction puisqu’il témoigne de la triste réalité d’une maladie, la Xylella Fastidiosa, qui touche les oliviers du sud de l’Italie, et de ses répercussions écologiques et sociales. En enquêtant auprès des cultivateurs, les photographes Jean-Marc Caimi et Valentina Piccini dressent un portrait de cette Italie agricole, riche de traditions et de croyances, et fragilisée par l’épuisement de la nature.

Justin Morin
Comment avez-vous entendu parler de la Xylella fastidiosa ?

Jean-Marc Caimi & Valentina Piccini
La bactérie Xylella est un problèmemajeur pour les oliveraies du sud de l’Italie et a récemment menacé d’autres pays et régions d’Europe telles que la Grèce, l’Espagne et le sud de la France. Elle est propagée par un insecte de la famille des cigales et s’attaque aux oliviers en provoquant une dessiccation rapide qui entraîne des dommages considérables sur le paysage, l’économie, le patrimoine et l’identité d’une population qui a vécu pendant des siècles dans une sorte de symbiose avec la terre et les arbres. Lorsque nous avons commencé à travailler sur le sujet il y a sept ans, au début de l’épidémie, nous voulions proposer un compte-rendu approfondi, personnel et artistique d’une question que les médias traitent souvent de manière superficielle. De plus, Valentina étant originaire de Bari, dans les Pouilles, nous avons bénéficié d’un accès privilégié à la vie des gens, des agriculteurs, des scientifiques, des agronomes et de toutes les personnes que nous avons rencontrées au fil des ans pour réaliser le livre.

Justin Morin
Le livre s’ouvre sur les paysages des Pouilles, puis sur une reproduction religieuse, mettant en place le contexte très religieux du Sud de l’Italie. Pour ceux qui ne connaissent pas cette région, pouvez-vous nous la décrire ?

Jean-Marc Caimi & Valentina Piccini
Dans les Pouilles, comme dans une grande partie du sud, les gens reçoivent une éducation religieuse et sont croyants, en particulier les personnes âgées, comme certains des cultivateurs de notre histoire. Mais au-delà de cela, il existe une sorte de lien intime avec la terre, une approche animiste, où les arbres sont des êtres vivants qui renferment des histoires et des secrets ancrés dans le passé. Les images auxquelles vous faites référence, ainsi que l’ensemble de l’œuvre, sont ouvertes à l’interprétation. Il n’y a pas de message didactique univoque. Nous avons souhaité construire un récit visuel évocateur qui touche à la sphère intime des lecteurs. Nous essayons de les amener à entrer dans l’histoire en suscitant des émotions, plutôt que de leur fournir un compte-rendu descriptif qui s’explique de lui-même. Bien que le livre soit en grande partie documentaire et scientifique, il laisse au lecteur la possibilité de créer son propre panorama des sentiments et des sensations que les images déclenchent en lui.

Justin Morin
À la manière d’une enquête, le livre alterne les styles de photographie, du paysage au portrait en passant par des planches botaniques ou des images tirées d’observations au microscope. Il se construit une narration complexe, un peu à la manière d’un film qui passerait du récit intime au thriller. Cette approche s’est-elle imposée à vous pour rendre compte de la complexité de la situation, à la fois sociale, biologique et scientifique ?

Jean-Marc Caimi & Valentina Piccini
L’épidémie de Xylella ne se contente pas de ravager les cultures. Elle a complètement ébranlé la vie des gens, le tissu social,humain et, bien sûr, économique de toute une région. Nous pensons que cette histoire symbolise notre époque, dans laquelle des événements souvent anthropogéniques, du changement climatique à la gentrification urbaine massive, altèrent notre histoire de façon dramatique, souvent avec la perte de particularités locales spécifiques et de l’héritage culturel, en faveur d’un nouvel ordre plus efficace économiquement et plus mondialisé. L’histoire est basée et construite sur notre relation avec les personnes dont nous parlons, qui nous ont permis de découvrir leur monde, leur vie, leur lutte pour maintenir un lien avec leur culture et leur histoire, et l’amour de leur terre. Du paysan vivant une vie rurale simple dans les champs jusqu’à la communauté scientifique en quête d’une solution à l’épidémie d’arbres. Le livre, comme le sujet lui-même, est en effet à plusieurs niveaux.

Nous nous sommes délibérément abstenus d’imposer un style visuel unique, pour être plus libres d’expérimenter et d’approfondir chacune des sections qui le composent. Par conséquent, nous avons sélectionné pour chaque section les moyens photographiques que nous considérons les plus fonctionnels afin d’aborder chaque sujet avec le plus de précision possible, qu’il s’agisse de transmettre une émotion ou de reproduire une preuve scientifique.

Justin Morin
Questa terra e la mia terra est le titre d’un carnet de photographies annotées que l’on retrouve reproduit au cœur du livre. Pouvez-vous nous en dire plus sur ce carnet ?

Jean-Marc Caimi & Valentina Piccini
Nous emportons toujours avec nous un carnet dans lequel nous prenons des notes, collons des polaroïds et demandons parfois aux gens de rédiger leurs propres notes. C’est un petit rituel que nous avons et qui nous donne souvent l’occasion de nous rapprocher de nos sujets, d’interagir, de nous souvenir. Parfois, comme dans cet ouvrage, les pages du journal intime s’introduisent dans l’histoire visuelle et en font partie intégrante. Ce que nous avons recueilli au cours de notre longue relation avec les personnes que nous avons rencontrées pendant la réalisation de Fastidiosa nous a tellement inspirés et a été si révélateur de l’histoire que nous avons commencé à sortir notre carnet plus régulièrement avec l’intention claire de construire des pièces visuelles. Nous avons demandé aux agriculteurs de prendre le temps d’écrire et nous leur avons également demandé quel objet représentait leur relation avec leur terre, pour que les lecteurs saisissent le sens de « questa terra e la mia terra », cette terre est ma terre. Un livre dans le livre est né.

Justin Morin
Beaucoup de fantasmes entourent l’arrivée de la bactérie en Italie, qui pour certains aurait été introduite par le biais de plantes exotiques en provenance du Costa Rica, ou qui serait une arme dans une guerre de marché entre producteurs d’huile, ou encore une tactique de promoteur immobiliers pour récupérer des terres. Est-ce que ces histoires vous ont été racontées par les personnes que vous avez rencontrées ?

Jean-Marc Caimi & Valentina Piccini
En effet, toutes sortes de scénarios ont circulé au fil des ans, certains de ceux que vous mentionnez étant plausibles. Mais il y en a eu beaucoup d’autres, souvent alimentés par des défenseurs de la théorie du complot sur les réseaux sociaux, tout comme pendant l’épidémie de Covid. Ainsi, nous avons eu des drones répandant la bactérie, des personnes circulant la nuit avec des camions d’épandage dans le cadre d’un rituel religieux, la pollution de l’usine sidérurgique ILVA, et bien d’autres encore. C’est tout à fait compréhensible : lorsqu’un terrible fléau frappe en si peu de temps et sans explication officielle, les gens commencent à se raccrocher à des informations non vérifiées pour parvenir à une explication. C’est un terrain idéal pour les vantards et les personnes sans scrupules qui veulent profiter de la situation.

Justin Morin
Combien de temps avez-vous passé sur place ? Et combien de temps a été nécessaire pour réaliser le livre ? Comment se partage le travail dans votre duo ?

Jean-Marc Caimi & Valentina Piccini
Nous travaillons sur cette histoire depuis six ans, depuis que le premier foyer de Xylella a été détecté près de Gallipoli, aux cours desquels nous nous sommes établis dans la région pendant de longues périodes. Nous avons vécu dans les locaux d’un moulin à huile à Gemini, où nous avons installé notre chambre noire et commencé à développer nos photos. C’était magique, nous nous sentions complètement connectés à l’histoire que nous étions en train de documenter. Tiffany, notre éditrice chez Overlapse, travaille avec nous depuis deux ans et nous nous sommes rencontrés à plusieurs reprises pour discuter et peaufiner les détails des nombreux chapitres de l’ouvrage. La collaboration a été très importante. Elle a ensuite réalisé un travail extraordinaire en éditant le matériel et en concevant le livre dont nous sommes évidemment fiers, tant sur le plan du contenu que de la forme. Nous fonctionnons en équipe, à deux photographes, depuis neuf ans et nous couvrons des sujets variés, de la guerre à la religion en passant par l’environnement. Nous photographions, éditons et écrivons tous les deux. Nous réalisons également des travaux multimédias et composons des bandes sonores. Nous formons un duo créatif pluridisciplinaire. Le fait que notre équipe soit composée d’une femme et d’un homme nous permet de gagner la confiance des protagonistes de notre histoire et d’entrer dans leur intimité, toujours essentielle. Une confiance qui est réciproque.

Toutes les photographies sont extraites du livre Fastidiosa de Jean-Marc Caimi et Valentina Piccinni, édité par Tiffany Jones chez Overlapse, en janvier 2022, à Londres. Avec l’aimable autorisation des artistes et de leur éditeur. © Overlapse

Idiosyncrasie

Les photographes Estévez + Belloso se focalisent sur des détails – naturels ou artificiels – qui font basculer la beauté dans une esthétique quasi futuriste.

Eau écarlate

Soleil, roche, sable, eau, sel. Tel un mirage dans le désert, les éléments naturels impriment leur sensualité sur les corps des héroïnes de Jim C. Nedd.

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Un certain
refus des normes

Satomi Nihongi

Née en 1947 à Yokosuka, ville portuaire de la baie de Tokyo,Satomi Nihongi a développé sa pratique photographique en publiant ses premières séries dans des revues indépendantes célébrant les cultures alternatives nippones des années 70. La scène musicale et le monde de la nuit deviennent ses sujets de prédilection. Repérée par Nobuyoshi Araki, la jeune femme ne tarde pas à quitter le Japon et s’installe notamment en Angleterre où elle photographiera la scène punk, donnant naissance au livre Punk Rock in London (Buronzu-sha, 1979). Elle délaisse par la suite peu à peu son appareil photographique, laissant derrière elle une impressionnante archive capturant une jeunesse éprise de liberté. Aujourd’hui, son travail est redécouvert, notamment avec la publication de l’ouvrage ‘70s Tokyo Transgender (Komiyama, 2021) qui montre l’intemporalité de son regard et ses talents de portraitiste.

Comment avez-vous découvert les clubs gays, sachant que ces endroits sont assez confidentiels – encore aujourd’hui – en ville ? Vous rappelez-vous la première fois où vous y êtes entrée ?

SATOMI NIHONGI
C’était à Shinjuku. Après la séance de photos pour « Long Hair », que vous pouvez trouver dans le livre 70’s Tokyo LONG HAIR INVERTED (publié également par Komiyama Tokyo). J’avais besoin de créer un impact, d’un nouveau sujet à l’essence un peu pernicieuse. Parce que les personnes aux cheveux longs, en particulier les jeunes hommes (quand j’avais un peu plus de vingt ans) étaient très amicaux et gentils, contrairement à ce qu’aurait pu suggérer leur style vestimentaire. À cette époque, il y avait dans leur communauté une symbolique forte, une espèce de résistance ou d’affirmation, une sorte de revendication de leur mode de vie. Et puis je me promenais dans Shinjuku et je l’ai remarquée.
Je n’avais aucun lien avec cette communauté et je n’avais jamais eu l’occasion de rencontrer des personnes transgenre.

Toutes les photographies sont extraites du livre ‘70s Tokyo Transgender de Satomi Nihongi, publié en 2021 par Komiyama Tokyo. Avec l’aimable autorisation de l’artiste et de l’éditeur.

Toute la culture underground était complètement cachée. Et je n’avais pas particulièrement essayé de les contacter ni eu l’occasion de les photographier. Peut-être parce que j’ai fréquenté une école pour filles au règlement très strict. En fait, mes amies de l’école n’ont jamais vu mes photos, et pas même ma sœur, ou mon enseignante. Je peux facilement imaginer qu’elle s’évanouirait si elle était au courant.

Pour revenir à votre question, la première fois que j’ai rencontré des personnes transgenre, j’ai ressenti un mélange de surprise et d’émerveillement. Au début je leur ai demandé si je pouvais les photographier et ils ont accepté de bon cœur. Ensuite, j’ai commencé à photographier des personnes transgenre. Mais je n’envisageais pas d’aller dans des clubs et des bars gays des quartiers où ils évoluaient, comme Shinjuku, Akasaka ou Aoyama. Alors j’étais toujours accompagnée par mon garde du corps qui entrait le premier, et jetait un coup d’œil. Ce n’était pas facile pour moi en tant que jeune femme (ha ha) de me rendre dans ce genre d’endroit. Heureusement, il était toujours derrière moi.

Vous avez aussi photographié d’autres groupes de personnes, dans la scène rock londonienne par exemple. Ses membres partagent avec la communauté transgenre un certain rejet des normes. Diriez-vous que vous êtes attirée par des sujets qui se battent pour leur liberté ?

SATOMI NIHONGI
En fait, je n’ai pas vu ces personnes comme porteuses d’une revendication particulière. C’est simplement ma curiosité et l’attrait qu’elles exerçaient sur moi qui m’ont poussée à les photographier.
J’ai aussi eu l’opportunité de travailler pour Rock Hebdo, le mensuel de Rock en Stock quand j’étais à Londres de 1970 à 1979. Pendant ces années, les journalistes m’ont amenée dans de nombreux festivals de rock, des concerts et même des pubs où les gens étaient très alcoolisés. À cette époque, j’ai pris beaucoup de photos. Vous pouvez en trouver certaines dans le livre Punk Rock in London. Mais je ne sais pas si mon nom est cité pour les photos de Rock Hebdo. C’était évidemment une expérience extraordinaire, mais il n’y avait aucune garantie quand je travaillais dans ce contexte. Tout était rude dans cette culture à l’époque. Même si je n’avais pas de raison particulière de photographier ces personnes, je dirais que tout le monde doit vivre sa vie sans crainte et sans subir de préjugés, et ce même dans la scène punk ou les communautés transgenre.

Ces photos ont été prises il y a presque cinquante ans. Avez-vous été surprise quand vous les avez redécouvertes en travaillant sur la publication avec Komiyama ?

SATOMI NIHONGI
J’ai été ravie de pouvoir publier mon travail avec Komiyama, mais je n’ai pas été surprise parce que je sais que ces photos renvoient suffisamment d’énergie pour parler à ceux qui les regardent. Et je suis très heureuse de partager ces superbes images avec des gens partout dans le monde, grâce au livre, et d’en parler dans cette interview.

Comment travailliez-vous à l’époque ? Donniez-vous des indications à vos modèles ou preniez-vous les photos de manière spontanée ?

SATOMI NIHONGI
Je travaillais de manière absolument spontanée. Parce qu’ils s’étaient déjà façonné une personnalité attirante et qu’ils savaient la présenter. C’était une incroyable expérience de passer du temps au sein de leur communauté très fermée. Chaque fois que j’allais dans leurs bars (ou clubs ou pubs gay, je ne sais pas comment définir cette atmosphère) ils portaient des superbes tenues, par exemple des robes bouffantes ou des kimonos, parfois des jupes serrées et des collants comme des employées de bureau et ils se mettaient à danser sous la lumière violette ou rose des projecteurs. Tout était poussé à l’extrême, mais il y a une esthétique dans cette communauté, surtout en ce qui concerne la mode. Des coiffures, des costumes, des ongles vernis et des maquillages extraordinaires. J’ai passé des très bons moments.

 

 

PROPOS
RECUEILLIS
PAR
JUSTIN
MORIN
&
MUGI
IDE

Satomi Nihongi, ‘70s Tokyo Transgender, ©︎ Komiyama Tokyo 2022.

Vues & visions

Le photographe Cho Gi-Seok revisite l’héritage de Claude Cahun, artiste surréaliste aux autoportraits emblématiques, en la transposant dans un cabaret contemporain.

Préservation passive

Fidèle à sa réputation, la Maison Paco Rabanne continue de repousser les limites des matériaux qu’elle emploie. Avec une approche quasi fétichiste, la dernière collection, ici mise en images par Luna Comte, se décline en vinyles et mailles métalliques, pour une sensualité réincarnée.

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Il n’y a pas de
formes simples

Courrèges

Avec son bouchon sphérique et son corps cylindrique, le flacon de parfum imaginé en 1971 par André et Coqueline Courrèges pour Empreinte, la première fragrance de la Maison, a marqué les esprits par la pureté de ses lignes et sa géométrie en résonance avec l’esthétique architecturale du couturier. Cinq décennies plus tard, sa justesse impressionne toujours. À tel point que lorsque Nicolas Di Felice, promu directeur artistique de Courrèges en 2020, décide d’étendre ses efforts au parfum, il reprend ce flacon qui s’est imposé au fil du temps – et des déclinaisons – comme la signature visuelle de la maison. Les proportions sont légèrement retravaillées sans pour autant altérer le dialogue géométrique entre la sphère et le cylindre.

Formes archétypales, on retrouve ces deux volumes à foison à travers l’histoire de l’art, qu’il soit antique ou minimal. On pense aux colonnes de marbre, élément indispensable au soutien des temples grecs. Une forme reprise notamment par l’artiste français Mathieu Mercier qui, en 2007, présentait un cylindre au sol, peint d’une matière iridescente, et accompagné de quelques tronçons par ci et par là. Cette mise en scène de ruine, aseptisée par le traitement clinique et industriel souhaité par le plasticien, rappelle à quel point le cylindre est une forme qui appelle à être érigée et à maintenir.

La sphère est aussi un motif que l’on retrouve dans le travail de nombreux artistes. Citons l’américain Walter de Maria qui n’aura eu de cesse d’explorer la perfection mathématique. C’est au début des années 1990 qu’il commence à réaliser ses premières sphères en granit, imposantes sculptures (plus de deux mètres de diamètre pour un poids avoisinant les vingt-cinq tonnes) aux surfaces si polies qu’elles reflètent et transforment l’environnement. Une maîtrise que l’on retrouve dans l’installation Time/Timeless/No Time (2004), composée d’une énorme boule noire et de vingt-sept sections de bois dorés, parfaitement présentée dans l’écrin signé Tadao Ando pour le Chichu Art Museum, sur l’île japonaise de Naoshima. Comme son titre l’indique, ces formes minimales convoquent toutes sortes de symbolismes, de la cosmogonie à l’anthropomorphie. Dans le catalogue de l’exposition Formes Simples (Centre Pompidou Metz, 2014) se trouve un très beau texte signé par l’historienne Guitemie Maldonando et intitulé « Il n’y a pas de formes simples », dans lequel elle revient sur la richesse que contiennent en eux les volumes les plus élémentaires.

Nicolas di Felice l’a bien compris et a donc décidé de conjuguer cette forme totem – on peut y lire une abstraction de corps – aux couleurs qu’il a choisi pour les rééditions des pièces vinyles de la Maison. Blanc pour Slogan, beige pour Seconde Peau, rose pour La fille de l’air, rouge pour L’Empreinte, bleu noir pour C et jaune pour L’eau de Liesse. Auparavant en verre transparent, le flacon devient opaque, brillant et lisse, comme une seconde peau. L’iconique logo AC est embossé au centre de l’objet, rappelant l’aspect sensuel et tactile du parfum. Maison en accord avec son époque, Courrèges propose désormais une bouteille fabriquée en France, composée d’un verre recyclé à 90 % et intégralement recyclable. La version mini – 30 millilitres – est tout aussi intéressante puisque le ratio cylindre/sphère s’égalise pour offrir un jeu de symétrie. Par leur simple présence sculpturale, et avant même la découverte des fragrances qu’ils contiennent, les flacons des parfums Courrèges s’imposent avec évidence.

 

L’EAU DE LIESSE, COURRÈGES
Photo de romain roucoules

TEXTE DE MURIEL STEVENSON

Nudité originelle

Non sans humour et tout en délicatesse, le photographe Kito Muñoz se joue du masculin et du féminin en repoussant les limites de la coiffure, autant sculpture que parure.

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Fenêtre sur cour

Hardy Hill

Empreints d’homoérotisme, tout en tension, les dessins de l’artiste américain Hardy Hill questionnent la répresentation. Nus, seuls ou en groupe, ses éphèbes se présentent dans des poses chorégraphiées qui préfigurent des actions suspendues. Cet instant figé, où le désir semble coexister avec la violence, se matérialise sous un trait maîtrisé, puisant autant dans les codes du croquis anatomique qu’architectural. En discussion avec Justin Morin, Hardy Hill revient sur les fondements de sa pratique – de sa méthodologie à ses interprétations psychologiques –  et son intérêt pour la mise en scène.

Justin Morin
Où avez-vous grandi ? Quelle a été votre première expérience de l’art ?

Hardy Hill
J’ai grandi dans une petite communauté agricole de l’ouest du Massachusetts, non loin de la tribune autrefois occupée par Jonathan Edwards, célèbre pour avoir composé et prononcé le sermon « Sinners in the Hands of an Angry God ». Dans ses écrits, Edwards est très expansif en ce qui concerne le comportement des araignées volantes ; dans « Sinners », les hommes sont fréquemment décrits comme des araignées. Pour Edwards, le paysage de l’ouest du Massachusetts semblait être un endroit approprié à la création et à la fin du monde. Je rejoins Edwards sur beaucoup de sujets.

Mon grand-père du côté maternel sculptait des nus féminins admirables, à la Riemenschneider, mais qui n’ont pas trouvé de public. Sans acheteurs, ils ont été dispersés dans les bois qui entouraient sa maison dans le Maryland. Ils créaient une présence gentiment maligne, ils étaient expressifs dans leur caractère inanimé. J’ai toujours été convaincu que l’art n’est pas vivant.

Justin Morin
Pouvez-vous nous donner votre définition de l’érotisme ?

Hardy Hill
C’est une question à laquelle il m’est difficile de répondre. J’ai lu un jour un court essai écrit par un membre de la communauté InCel (célibataire involontaire) dans lequel l’auteur soutenait que – depuis l’arrivée de la pornographie photo et vidéo – le rapport sexuel est devenu impossible. Il y affirme que la pornographie instaure un régime de fantasme qui subordonne tous les corps de notre réalité tangible. L’acte sexuel en tant que tel se résume alors à un simple moyen au sein du système fantasmatique, et la virginité devient presque endémique.

Je pense que l’auteur de cet essai doit être très seul et, surtout, qu’il n’a pas vraiment raison. Mais je le rejoins lorsqu’il déclare que l’érotisme doit faire face au fait que « l’érotique » ne transcende pas l’économie de l’image.

Je préfère une lecture klossowskienne de l’érotisme : l’érotique comme principe économique interne de l’échange qui permet à l’image (qu’elle soit vivante ou artéfactuelle) d’« être considérée comme » ou de « se substituer à » l’objet éblouissant et incommunicable de la libido.

L’érotique est ce qui permet au désir d’être flexible et réitérable. C’est à la fois la structure qui oriente l’image aimée en lui conférant un sens que l’on doit chercher et le principe par lequel cette influence se détache de ses objets (c’est pourquoi il pourrait être utile de penser à cela en termes de répétition d’une même erreur, ou au fait de tomber amoureux de la même sorte de personne).

Hardy Hill, 3 Figures in Doorway (Examination 3; Theater 5), 2021.Avec l’aimable autorisation de l’artiste et de 15 Orient, New York.

Hardy Hill, Figure in Vestibule, 2021. Avec l’aimable autorisation de l’artiste et de 15 Orient, New York.

Ainsi, pour moi, l’érotique est fondamentalement figuratif (parce qu’il permet à une chose « d’en représenter » une autre) et c’est aussi un principe d’abstraction (parce qu’il dénature le particulier).

Justin Morin
Avec très peu d’éléments (un décor, une action, un titre), vos pièces fonctionnent comme des énigmes qui incitent le spectateur  à déchiffrer votre intention et à élaborer ses propres réponses. Est-ce là votre ambition ?

Hardy Hill
À mon sens, toutes les images sont énigmatiques ; sans un « avant » ou un « après » perceptible, elles sont par nature insaisissables. Ceci dit, lorsque l’on fait référence à l’aspect « énigmatique » de mon travail, je pense qu’il s’agit d’une réaction à la représentation implicite d’une action suspendue ou figée.
Deleuze décrit l’action figée comme la marque du masochisme. Il explique cela en suggérant que ce dernier émerge d’un désaveu primaire de la réalité en faveur de l’idéal, qui remonte au moment où l’absence de phallus maternel a été reconnue. L’ultime moment qui précède cette prise de conscience devient un objet de jouissance voluptueuse, il est prolongé, pétrifié, conservé comme anticipation perpétuelle d’un événement impensable. Le fétiche masochiste est donc un retour et une prolongation du dernier moment où l’on peut penser que réalité et idéalité ne font qu’un. Je pense que c’est ce que les gens remarquent lorsqu’ils font des commentaires sur le caractère énigmatique de mes œuvres : le désaveu du réel en faveur de l’intelligible, la préférence pour la froide inertie des images au détriment de la vie en tant que « vivant », une jouissance voluptueuse du non consommé. Il y a une tension dans mes dessins : les solécismes du geste, la menace omniprésente de la violence, mais je comprends cette tension comme contenue dans l’instant du désaveu ou de la négation, plutôt que comme une tension strictement narrative ou interprétative.

Justin Morin
Vos titres ont-ils une fonction ?

Hardy Hill
Je n’utilise ni photographies ni modèles lorsque je dessine, donc je fais beaucoup appel à mon imagination. Mes titres sont généralement le genre de minima descriptifs que j’utilise lorsque je conceptualise une nouvelle œuvre. En ce sens, je suis une sorte d’Hollywood à l’ancienne : je commence par les titres et je travaille à rebours.

Justin Morin
Vos personnages sont généralement représentés en intérieur, confrontant leur nudité à l’espace domestique,  et mettent le spectateur dans une position de voyeur. En peu de traits, vous créez un espace structuré et codifié très clair. Quelle est   votrerelation avec l’architecture ?

Hardy Hill
En général, je conçois les intérieurs de mes dessins sous forme de plans.

Hardy Hill, Figures in Studio 2, 2021. Avec l’aimable autorisation de l’artiste et de 15 Orient, New York.

J’aime à dire que la peinture est amoureuse, elle implique des caresses. Les gravures, à l’inverse, doivent être « commises » comme un crime. Les plans font partie de ma préméditation.

Justin Morin
Vos compositions présentent souvent  l’action d’un point de vue frontal, comme sur une scène de théâtre. Un de vos dessins montre un homme nu derrière une caméra. Cette idée de mise en scène est omniprésente dans votre travail. On la retrouve dans vos photos qui comportent des poupées de papier. Envisageriez-  vous de quitter le papier et de   présenter votre travail sur une scène ?

Hardy Hill
Je m’intéresse beaucoup au théâtre. Il est, pour moi, un moyen d’éprouver le réalisme en le confrontant à la dynamique de la représentation en soi. Par exemple, dans Entretiens sur le fils naturel, Denis Diderot ajoute une postface étrange à sa pièce, suggérant que le jeu des acteurs sur scène « remplace » la dernière des interprétations annuelles dans lesquelles la famille de Clairville rejoue les événements qui ont conduit au mariage des quatre personnages principaux. Le public voit ainsi des acteurs qui se font passer pour des personnes qui interprètent elles-mêmes un drame basé sur des événements réels de leur vie. Diderot ajoute un dernier rebondissement lorsqu’il révèle que – dans cette supposée interprétation annuelle –, tous les personnages jouent leur propre rôle, excepté Lysimond qui, mort depuis l’inauguration du rituel, a été remplacé par un acteur.

Tous ces syllogismes et ces moyens termes entament notre perception d’un théâtre qui donnerait à voir un objet réel. Ainsi, la représentation finit par se dédoubler, le réel s’efface, et nous nous retrouvons avec une image et une multitude de symétries et d’asymétries référentielles étranges qui s’entrechoquent autour d’elle. Il devient évident que l’objet théâtral est mélancolique : une chose perdue, mais que nous n’avons peut-être jamais possédée.

C’est une des raisons pour lesquelles j’aime le théâtre, même s’il m’est difficile de dire si je pourrai un jour monter une pièce. Je m’intéresse peut-être trop à l’immobilité.

Justin Morin
Pour compléter la question précédente, je sais que vous êtes   également écrivain. Pouvez-vous   nous parler un peu de votre pratique ? Est-elle liée à vos recherches   en tant qu’artiste ? La théologie  tient également un rôle important dans votre pratique.

Hardy Hill
J’écris un peu, bien que moins récemment. J’ai fait de la recherche universitaire en littérature ancienne et j’ai préparé ma thèse sur un théologien des IIe-IIIe siècles, Origène d’Alexandrie. Pendant que je vivais à Los Angeles, j’ai fait de la critique d’art et j’ai écrit un peu de fiction. En ce moment, je travaille sur quelques essais que l’on pourrait qualifier de réflexions théoriques sur l’art.
En ce qui concerne ma pratique, elle passe par très peu de médiums : gravure, photographie, une sorte d’hypnose érotique audiovisuelle que j’ai réalisé en janvier dernier, et enfin écriture.
J’ai lu un jour l’histoire d’un couple qui résolvait ses conflits en jouant les rôles de personnages du Seigneur des anneaux. Je trouvais intéressant qu’ils aient besoin de personnages ; que pouvaient-ils exprimer en tant que Frodon Sacquet qu’ils ne pouvaient pas exprimer autrement ? Mais cela me semblait également logique : l’amour a besoin de ses accessoires, et certaines choses ne peuvent être exprimées qu’en deux dimensions. C’est un peu comme cela que je conçois ces différentes façons de travailler.
Quant à la théologie, elle dépasse peut-être le cadre de cet entretien (ha ha). Je peux peut-être dire brièvement qu’elle est un moyen de contourner les marécages de la référence : le prosôpon (visage ou masque) divin est le visage d’une entité qui n’a pas de visage ; cela abolit la hiérarchie des formes. La relation du temps à l’éternité est une image et toutes les images sont brisées.

Hardy Hill, Figure on Camera, 2020. Avec l’aimable autorisation de l’artiste et de la galerie Hannah Hoffman, Los Angeles.

Justin Morin
Afin de vous connaître un peu mieux, pouvez-vous nous dire quels sont les artistes qui vous inspirent ?

Hardy Hill
J’adore cette question. Même si je ne peins pas, je suis féru de peinture. Je m’intéresse particulièrement au début de la Renaissance (Piero, Mantegna, Fra Angelico, Masaccio). Dans leurs œuvres, la réalité est toujours défigurée par sa sur-articulation formelle et spirituelle, comme si leurs sujets gémissaient sous le poids de ce qu’ils sont obligés d’exprimer.

Je suis également un grand fan du « long-modernisme » français : Poussin, Courbet, Manet. Ils semblent tous avoir compris la pulsion théâtrale et contre-théâtrale à l’œuvre dans la peinture. J’aime particulièrement Courbet car il montre que la violence peut exister dans l’acte pictural lui-même ; une ombre bien placée peut être une amputation.

Si je devais avoir une idole, ce serait Pierre Klossowski. Sa vie en quatre parties (novice dominicain, philosophe, romancier et artiste « muet ») m’inspire beaucoup. J’accorde une grande importance à l’interdépendance de ses différentes productions, et à sa monomanie.

Hardy Hill, 3 Figures, 2 in Diagnostic Posture (examination 2), 2021. Avec l’aimable autorisation de l’artiste et de 15 Orient, New York.

Mais surtout, je trouve charmant que tout son travail soit un peu médiocre parce qu’il croit sincèrement à ce qu’il veut exprimer . Ses romans sont presque illisibles – on peut dire la même chose de ses écrits philosophiques – et ses dessins manquent étrangement de naturel. Il y a là une véritable poétique théologique, la beauté spirituelle ne peut s’exprimer que dans une nature brisée.

Justin Morin
Du dessin à l’écriture, votre pratique   peut s’effectuer sur un bureau.  Je me demandais si vous aviez un atelier.  Si oui, que peut-on y trouver ?

Hardy Hill
Je travaille dans la moitié de mon très petit appartement. J’aime travailler à cette échelle, c’est un peu comme épingler des papillons. Je suis aussi un fantaisiste malin et cela m’aide de travailler dans l’endroit où je dors.
Mon objet préféré dans mon atelier/appartement est une statue fabriquée par mon grand-père. C’est une femme grandeur nature représentée de trois quart et couchée dans une extase indéterminée. Mon ami, l’artiste Henry Belden, m’a aidé à l’accrocher au-dessus de mon lit.

Justin Morin
Enfin, y a-t-il un projet que   vous n’avez pas encore réalisé et que vous aimeriez concrétiser ?

Hardy Hill
Une sorte de romance métaphysique sombre : une chasse à l’amour/la beauté/la vérité absolue par la désorganisation systématique de ses incarnations particulières.

Cet après-midi

Sous la forme d’un album souvenirs dédié à un été américain, la photographe Emily Lipson célèbre la liberté des corps qui se cherchent et se séduisent.

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Ce qui brûle guérit

João Pedro Rodrigues

Présenté comme une « fantaisie musicale », Feu Follet, le nouveau long-métrage du réalisateur portugais João Pedro Rodrigues ne ment pas sur son programme. Entre passages chorégraphiés, scènes érotiques entrecoupées de discussions philosophiques et jeux initiatiques, il fait souffler une douceur euphorisante. Mais sa légèreté ne l’empêche pas de toucher à des sujets importants, tout en se concentrant sur cette histoire d’amour et de désir. Sixième long-métrage d’une carrière rythmée par de nombreux courts et documentaires, Feu Follet est l’occasion de revenir sur une œuvre exigeante et polymorphe, peuplée de personnages hors normes. Avec un goût prononcé pour la frontière ténue qui sépare le réel de la fiction, João Pedro Rodrigues aime les points de bascule. Rencontre avec un réalisateur prolifique et inclassable.

JM Feu Follet est un film qui change constamment de registre. Il mute de film d’anticipation à fable politique, puis il devient une comédie musicale qui se développe en romance… Et cette richesse se concentre en soixante-sept minutes, une durée atypique. Est-ce que ces métamorphoses et cette concentration faisaient partie de vos premières intentions ?

JPR Changer de registre au sein d’un même film est effectivement quelque chose qui me tient à cœur. C’est peut-être plus visible avec Feu Follet car il est plus court que mes précédents long-métrages. Cela change plus vite. J’aime l’idée qu’un film évolue. Quand j’écris, je ne pense pas de manière consciente à ces ruptures de genre, c’est quelque chose qui se met en place de manière organique.

JM Feu Follet est aussi surprenant car c’est la première fois dans votre filmographie que vous vous engagez sur le terrain l’humour de manière aussi affirmée. Était-ce pour vous une manière de lutter contre les dernières années que l’on vient de traverser ? Ou est-ce que cela n’arrive que maintenant, car la comédie reste un registre très compliqué à maîtriser et qui demande d’autres codes ?

JPR Je pense que la comédie est le genre le plus difficile. Je n’en vois pas assez, surtout dans ce que l’on appelle le cinéma d’art et essai. La plupart se prenne trop au sérieux. Pour Feu Follet, mon but était de faire une comédie. Nous l’avons écrit avec João Rui Guerra da Mata et Paulo Lopes Graça avant la pandémie. Je ne me souviens plus très bien si c’était en 2018 ou 2019.

Photogramme extrait du film O Fantasma, avec Ricardo Meneses, Beatriz Torcato et Andre Barbosa, réalisé par João Pedro Rodrigues en 2000.

Photogramme extrait du film Odete, avec Ana Cristina de Oliveira, Nuno Gil et João Carreira, réalisé par João Pedro Rodrigues en 2005.

Pendant le confinement, je l’ai modifié et le Covid a été introduit dans l’histoire. J’ai pensé qu’il était impossible d’ignorer cette pandémie que nous avons traversé et que nous vivons encore. Certes, le film a été écrit comme une comédie, mais son tournage a vraiment été très heureux. On a passé un bon moment, même si c’était court. Je n’avais jamais fait un long-métrage dans un si court espace : deux semaines et deux jours.

JM Un tournage en novembre 2021 et une sélection au Festival de Cannes 2022, tout a été très rapide.

JPR Oui, mais je dois dire que tout était très bien préparé. Mes idées étaient claires et nous avions commencé à répéter avec les acteurs il y a longtemps déjà, dès 2020. Puisque tout était déjà en place, le film a pu se faire vite.

JM Pour en revenir à la comédie, quel type d’humour appréciez-vous au cinéma ?

JPR  Je pense à des réalisateurs classiques américains comme Ernst Lubitsch ou Billy Wilder. Il y a chez Wilder une truculence, c’est un humour assez caustique. Dans la comédie musicale, je pourrais citer Jacques Demy.

JM La musique, plus particulièrement le chant, est un élément que l’on retrouve dans plusieurs de vos films, de Feu Follet à Mourir comme un homme (2009). Quelle place prend la musique dans votre vie ?

JPR J’utilise la musique avec parcimonie dans mes films. Je trouve qu’il y a toujours trop de musique au cinéma, mais aussi en général dans la vie. Nous nous trouvons actuellement dans cet hôtel qui diffuse cette radio alors qu’il n’y avait rien quand je me suis installé un peu plus tôt… Il me semble que désormais les gens ont du mal à vivre dans le silence. Et c’est quelque chose que je ne comprends pas vraiment. Chez moi par exemple, je suis dans le silence, particulièrement quand je travaille. Lorsque j’écoute de la musique, c’est vraiment pour l’écouter, pas pour passer le temps.

Photogramme extrait du film Odete, avec Ana Cristina de Oliveira, Nuno Gil et João Carreira, réalisé par João Pedro Rodrigues en 2005.

Au cinéma, je pense que la musique doit avoir un sens. Elle doit apporter quelque chose de supplémentaire au film et ne pas se contenter d’être là comme fond sonore. Elle est souvent trop illustrative. Selon moi, tous les éléments d’un film doivent être là pour une raison. Il s’agit d’une question d’équilibre autour du récit qui dicte les règles du jeu.

JM Votre avant-dernier film, L’Ornithologue (2016) fait figure d’exception sur ce point.

JPR Effectivement, il y a sur ce film une bande originale au violoncelle composée par Séverine Ballon. Mais ça n’est plus vraiment une exception car j’ai depuis retravaillé avec elle sur un autre projet qui a été présenté en août 2022 au festival de Locarno. C’est un documentaire coréalisé avec João Rui Guerra da Mata – mon compagnon avec qui j’ai co-réalisé d’autres films –, et qui est basé sur un autre long-métrage, à savoir le premier film de ce qu’on appelle la nouvelle vague portugaise, Les vertes années (The green years, 1963) de Paula Rocha. Notre documentaire s’appelle Où est cette rue ? Ou sans avant et après (Where Is This Street? or With No Before And After, 2022). Nous avons revisité les lieux des vertes années car j’habite dans le quartier où ce film a été tourné. J’ai toujours habité là, dans l’appartement qui appartenait à mes grands-parents, dans ce même bâtiment construit par mon grand-père. Nous nous sommes demandé si mes grands-parents avaient vu le tournage de ce film ? C’est le point de départ du projet. C’est un film que nous avons tourné pendant le confinement et qui lui aussi a été infecté par le Covid, car la pandémie a pris une présence qui n’était pas prévue.

JM Il y a dans ce film quelque chose du dispositif de La dernière fois que j’ai vu Macao(2012), qui est un portrait de la ville à travers une fiction dont les personnages principaux n’apparaissent pas à l’écran.

JPR Oui, mais c’est moins narratif. Il y a moins de romanesque. Dans ce documentaire, on note seulement la présence d’Isabel Ruth, la seule actrice des vertes années qui est encore vivante.

JM La dernière fois que j’ai vu Macao montre justement une facette plus expérimentale de votre travail. Au-delà de vos longs-métrages, vous avez réalisé de nombreux courts et documentaires, toujours avec cette volonté de ne pas vous répéter. Qu’est-ce que représente le cinéma pour vous ?

JPR Je suis obsédé par cette idée de ne pas me répéter et de ne pas refaire le même film. Certains réalisateurs que j’apprécie se sont souvent répétés et je n’aime pas cette idée de trouver une place confortable dans le cinéma.

Je ne cherche pas une recette qui serait la mienne, j’essaie de me remettre en question. J’ai commencé à aller au cinéma quand j’étais adolescent à l’âge de 15 ans, j’ai vu beaucoup de films et mon désir de réaliser vient sans doute de là. Initialement je voulais être ornithologue, j’ai même étudié la biologie avant de me consacrer au cinéma.

J’ai l’impression de devoir oublier le film précédent pour pouvoir passer au suivant. Les courts-métrages me permettent d’essayer de nouvelles choses.

JM Chacun de vos films est une plongée dans l’intimité de vos personnages. Est-ce que l’on peut dire que votre statut de réalisateur vous a transformé d’ornithologue à anthropologue ?

JPR L’anthropologie reste une discipline scientifique, et je ne pourrais pas avoir la prétention de me présenter en tant qu’anthropologue. Mais je pense que mes films sont souvent des documentaires, même lorsqu’ils sont des fictions. O Fantasma (2000) est une sorte de documentaire sur Lisbonne. Les lieux sont vrais. Tout part du réel. J’essaie avec mes films d’arriver à une sorte de sublimation de ce réel à travers le romanesque et le récit.

JM Vous parlez un français parfait. L’avez-vous appris par le cinéma ?

JPR J’aime beaucoup parler les langues. J’ai appris le français à l’école, mais j’ai eu plus de cours d’anglais que de français. Je viens souvent en France, ce qui me permet de le pratiquer. J’ai aussi du plaisir à lire en langue originale. Lorsque j’étais jeune, à la cinémathèque portugaise, les copies des films projetés venaient d’autres cinémathèques, notamment la française, et n’étaient pas sous-titrées. Je pense que j’ai aussi appris le français par ces projections, car il fallait comprendre !

JM Travaillez-vous déjà sur d’autres projets ?

JPR Je prépare un autre film qui sera peut-être tourné l’année prochaine. Il se passe durant la révolution des œillets, en 1974 et s’appelle Le sourire d’Alfonso. C’est l’histoire d’un adolescent qui découvre sa sexualité. La révolution des œillets a représenté un moment de liberté, mais cette liberté n’était pas pour tous. Je me souviens avoir entendu à la télévision à l’époque que le 25 avril, jour de la révolution, n’était pas fait pour les putes et les pédés. Ce futur film parle de ça.

JM Ce numéro de Revue traite du désir. C’est un thème qui parcourt votre œuvre, d’O Fantasma à Feu Follet, qui abrite en son cœur une histoire d’amour. Vous considérez-vous comme un cinéaste du désir ?

JPR Le « cœur » de Feu Follet, comme vous le dites justement, c’est cette histoire d’amour. Ce qui fait que ce film existe c’est que l’on croit à ces personnages. Leur choix a été fondamental. Si je n’avais pas trouvé ces acteurs, ce projet n’aurait pas pu se faire. Il y a cette radicalité dans ma démarche. Mauro Costa, qui joue le prince, n’avait jamais fait de cinéma mais a fait une école de théâtre. Quant à Andre Cabal, le pompier, il a une formation de danseur. Mais j’ai senti que ça allait marcher quand j’ai commencé à les mettre ensemble et à les faire répéter.

Photogramme extrait du film O Fantasma, avec Ricardo Meneses, Beatriz Torcato et Andre Barbosa, réalisé par João Pedro Rodrigues en 2000.

Photogramme extrait du film Odete, avec Ana Cristina de Oliveira, Nuno Gil et João Carreira, réalisé par João Pedro Rodrigues en 2005.

Quant au désir, c’est ce qui fait bouger la vie. C’est ce qui fait que l’on se trouve et l’on se quitte. C’est quelque chose qui est très humain. Je pense que j’essaie d’être près de cette humanité, de cette idée de chercher quelqu’un, de toucher l’amour.

joão pedro rodrigues

entretien avec justin morin

Baroque

En refusant toute forme de classicisme, le photographe Tom Blesch se focalise sur une beauté faisant fi des conventions, célébrant par la même occasion l’expérimentation et la liberté.

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C.Q.F.D. (encore)
du sexe

Luca Marchetti

Les définitions du mot « sexe » données par les dictionnaires courants commencent généralement par des phrases telles que « La conformation particulière qui distingue l’homme de la femme en leur assignant un rôle. »  Il y a de quoi se demander si les compilateurs de ces entrées savent vraiment de quoi on parle… Heureusement, il suffit de lancer une recherche d’images sur n’importe quel navigateur, pour constater à quel point les représentations visuelles de ce terme sont variées, surprenantes et visiblement indénombrables.

Cet écart se produit parce qu’il n’y a jamais de correspondance directe entre les « concepts » et leur imaginaire. Ce dernier est infiniment plus fluide et multiforme, il se dilate, se comprime et change perpétuellement suivant la sensibilité des individus, selon le moment historique et en fonction de la culture spécifique à chaque société. L’imaginaire contemporain du sexe sera donc déterminé par ce que nous avons hérité du passé et par des expériences encore en train de se faire, étroitement liées à ce qui se passe dans notre présent.

L’attention que le sens commun donne aujourd’hui à la singularité des individus, à la sensibilité des minorités ethniques, culturelles ou de genre, en plus de l’importance accordée au corps, à la perception sensorielle et à l’affect en général, met en lumière des aspects de la sexualité traditionnellement relégués dans l’ombre de « l’exception » ou de la « banalité », parce qu’elles ont été considérées en dessous de ce seuil minimum d’intensité sans lequel il ne peut y avoir ni excitation ni plaisir. Le psychiatre Gaëtan Gatian de Clérambault en parlait déjà dans son ouvrage La Passion érotique des étoffes chez la femme de 1908, où il décrit le lien orgasmique que certaines de ses patientes entretiennent avec certains tissus, comme le velours. Au début du XXe siècle un tel phénomène était considéré comme une « déviance » voire une « pathologie ». En revanche, il est plus surprenant de constater qu’à l’ère Tinder ou Grindr, où on imaginerait un débridement sexuel extrême et sans limites, des communautés entières d’individus s’identifient en tant qu’adeptes du yiff (le contact intime avec la fourrure animale), woolies (fétichistes de la laine) et s’épanouissent par l’abstinence programmée ou par d’autres stimulations charnelles habituellement considérées comme non érogènes.

Parmi les multiples raisons (certaines bien mystérieuses) à l’origine de ces évolutions dans l’imaginaire sexuel de notre temps, l’attention que la culture contemporaine porte aux questions de transition de genre et d’identité ne doit pas être sous-estimée. À travers les témoignages, les écrits et les expériences de ceux qui sont ou ont été en transition, on rencontre souvent une sexualité poly-perceptive, pas strictement génitale, dans laquelle le corps est ressenti comme «un champ de bataille» – selon les mots du romancier amérindien canadien trans et queer Billy-Ray Belcourt (A History of My Brief Body, (2021) – dont chaque partie doit être réinventée, explorée, et peut être érotisée. De même, l’artiste musicale trans Arca milite pour un nouvel érotisme où tout est exploration sensuelle, bien au-delà du bon vieux coït.
Tout cela existait bien sûr avant même les années 2000, mais il est probable que la sensibilité collective ne soit pas encore suffisamment mûre pour inclure de telles pratiques dans l’imaginaire commun du sexe.
C’est ce que note, également, le philosophe et journaliste trans français Paul Preciado, étonné qu’il ait fallu attendre 2020 pour que l’autobiographie de John Giorno (Great Demon Kings, A memoir of poet, sex, art, death, and lighting, McMillian, 2020) révèle au grand public les expériences sexuelles du poète-star américain avec de célèbres artistes des années 1970 et 1980, tels qu’Andy Warhol ou Jasper Johns, fanatiques du sexe avec les pieds, les tétons ou la bouche…

Ce qui par le passé aurait pu nous apparaître comme de simples ragots ou des « confessions scabreuses » est considéré maintenant comme un aspect de l’expérience sexuelle tout à fait encouragé par nombre d’experts, sociologues, psychologues et philosophes du bien-être, comme Alexandre Lacroix (Apprenons  à faire l’amour, Allary Éditions, 2022).

Boutique Balenciaga, Mount Street, Londres, 2022. ©Balenciaga

Le philosophe décrit une relation sexuelle exempte de clichés sociaux et culturels, une expérience bien plus vaste que la banale pénétration. Entre deux (ou plusieurs) partenaires, celle-ci pourrait même ne jamais exister, si le moment sexuel est capable de solliciter tous les sens et de créer de la beauté sous d’innombrables autres formes de partage.

On doit à un autre philosophe, l’italien Mario Perniola, l’anoblissement des relations charnelles entre nos corps animés et d’autres inanimés, tels que les machines, les objets et les vêtements. Dans sa conception visionnaire du sexe, c’est la contiguïté entre le corps et son environnement qui se trouve au cœur même du principe du plaisir charnel, jusqu’à imaginer le monde tel un « vêtement ressentant » dont on s’habille et sur lequel on se frotte pour en tirer de la jouissance. C’est certainement à ce « sex-appeal de l’inorganique » – comme Walter Benjamin définissait au début du XXe siècle la sensorialité typiquede la mode – que Demna Gvasalia a pensé lorsqu’il a imaginé le design d’intérieur de la boutique Balenciaga de Mount Street à Londres. Cet espace aux formes utérines, entièrement tapissé de fausse fourrure rose, a été conçu pour que le visiteur soit en fusion sensuelle avec le contexte et s’empreigne de l’essence mêmedu produit que la boutique entend promouvoir : le Cagole Bag (dont le seul nom suffirait à évoquer une sexualité polymorphe et pas si conventionnelle).

En poussant plus loin la réflexion de Perniola, encore un philosophe italien, Emanuele Coccia suggère qu’il existe une relation profonde, existentielle entre notre espace et notre plaisir charnel. Il remarque que la relation que de nombreux humains « écologiquement éveillés » entretiennent avec une Terre « en danger », a une intensité comparable au sentiment érotique. Mais loin d’être une déviance, ou une pathologie, il la qualifie de nécessité. D’après ce penseur du monde vivant, ce ne sera pas l’écologie militante qui transformera le genre humain en une forme de vie durable, mais son appétit charnel du monde qui le poussera à le préserver pour continuer à assouvir sa soif de plaisir. Et l’on parle déjà de sextainability

Texte de Luca Marchetti

Chimère

Créature fantastique et surréaliste, la chimère imaginée par Anatheine empreinte à la femme et à l’oiseau. Il en résulte une grâce inédite suscitant une étrange fascination.

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La nature des choses

Marcin Rusak

Toutes les choses, organiques et inorganiques, se dégradent naturellement avec le passage du temps. Nature of Things est l’une des nombreuses œuvres de Marcin Rusak, artiste et designer polonais, qui tente d’analyser précisément l’idée exprimée dans son titre : l’impact inévitable du temps sur la vie d’un objet ou d’un être vivant. En utilisant principalement des fleurs fanées pour exprimer sa vision, Marcin Rusak aborde le caractère éphémère de la vie, les questions de durabilité, de mondialisation, les conséquences à venir pour les fleurs et les multiples possibilités qu’elles présentent.

Ilaria Trame
Pour lancer notre discussion, je voulais commencer par votre histoire. Vous êtes issu de cinq générations d’horticulteurs, mais j’ai cru comprendre que l’entreprise familiale a fermé ses portes à votre naissance. Ce passé a-t-il influencé votre méthode de travail en tant qu’artiste ?

Marcin Rusak
Quand j’étais enfant, dans les années 1990, l’économie polonaise vivait une transition pour devenir un marché totalement ouvert, libéral et international. C’est à ce moment-là que l’entreprise de ma famille a connu des turbulences, car il est devenu possible d’importer des fleurs exotiques directement des plus grands marchés des Pays-Bas à des prix plus compétitifs que ceux des fleurs cultivées localement. Par conséquent, mon grand-père maternel a décidé de fermer ses serres à Varsovie et de déménager au bord de la mer Baltique pour y cultiver une espèce de sapin qui ne pouvait survivre que dans le microclimat de cette région. L’activité que ma famille exerçait depuis cinq générations a donc été arrêtée, et les serres qui entouraient la maison familiale ont été abandonnées.

Ilaria Trame
Et quand avez-vous commencé à vous sentir à nouveau attiré par le monde floral ?

Marcin Rusak
Ce n’est qu’à l’âge de 26 ans, pendant mes études au Royal College of Art à Londres, que j’ai pris conscience de l’influence qu’exerçaient sur moi la curiosité et la persévérance de mon grand-père, ainsi que celle de ce paysage post-industriel négligé. L’un de mes professeurs m’a demandé de travailler sur un objet qui suscitait en moi de fortes émotions. Je me suis souvenu d’une énorme armoire, de style baroque du Nord, qui appartenait à mon grand-père. C’était un meuble en bois massif, très lourd et décoratif, orné de motifs floraux. Elle est devenue non seulement une pièce qui m’a permis de renouer avec mon héritage, mais aussi le point de départ de mes recherches sur l’histoire et le potentiel de la décoration botanique. C’est à partir de là que j’ai commencé à fréquenter les marchés aux fleurs de Londres et que j’ai découvert les mécanismes de cette industrie qui mènent au gaspillage.
Dès lors, je me suis intéressé aux valeurs émotionnelles, symboliques et économiques de quelque chose d’aussi éphémère et périssable que les fleurs, et j’ai créé des objets qui tenteraient de saisir leur processus de décomposition, en évoquant le principe d’obsolescence intégrée, courant dans le design industriel produit en masse. Dans un autre ordre d’idées, j’ai également exploré le désir de préserver l’éphémère et de protéger ce à quoi nous accordons de la valeur – en créant des objets qui seront plus tard au centre des séries Flora, Protoplasting Nature ou Tephra.

Marcin Rusak, Perma 07, [détail], 2020. Photo: Mathijs Labadie.

L’équilibre entre la volonté de préserver l’éphémère et d’expérimenter inlassablement de nouvelles formes, de nouveaux processus et de nouveaux matériaux est quelque chose que je crois avoir hérité de la personnalité de mon grand-père. Cela n’aurait pas été possible sans mes origines.

Ilaria Trame
Vos œuvres sont empreintes d’une certaine mélancolie, puisque vous utilisez des fleurs séchées et mourantes, prolongeant ainsi leur durée de vie. Ce processus peut également nous en apprendre beaucoup sur les pratiques durables : avez-vous toujours pris cet aspect en compte lorsque vous avez commencé à développer vos techniques ?

Marcin Rusak
Dès le début, les natures mortes ont joué le rôle de memento mori mélancolique. Utiliser de vraies fleurs et les immortaliser à différents stades de floraison et de décomposition est en effet une démarche romantique aux connotations souvent symboliques. Mais ce qui m’intéresse également, c’est le fait que les fleurs, une fois jetées, acquièrent une nouvelle vie avec les matériaux que je crée : recouvertes de métal ou immergées dans la résine, elles acquièrent de nouvelles significations et de nouvelles fonctions. La durabilité est en effet au cœur du processus : d’abord, parce que nous utilisons des fleurs qui seraient invendables et finiraient dans les bacs à compost, et ensuite, parce que les processus expérimentaux, les matériaux et les objets que nous développons sont mis en œuvre à très petite échelle, toujours sur commande individuelle. C’est comme ça que je perçois le design durable : il s’attaque à la culture consumériste en limitant autant que possible la surproduction.
Je consacre également des efforts considérables à la recherche de méthodes de production durables.

Je souhaiterais préserver mes œuvres pour les générations futures, le propriétaire étant le gardien des objets de valeur,mais je veux aussi voir comment mettre fin à ce cycle en offrant la possibilité de les « retourner à la terre », en les recyclant et en les désintégrant lorsqu’ils ont rempli leur fonction ou se sont cassés. Ce type de réflexion semble naturel quand il s’agit de matériaux entièrement biosourcés tels que le bois ou les bioplastiques de pointe, mais pour moi, il s’agit plutôt d’un projet utopique, même si l’on entrevoit sa réalisation dans un avenir proche.

Ilaria Trame
Comment vos œuvres peuvent-elles informer le public sur l’industrie et les implications du marché floral mondial ? Beaucoup de gens ne connaissent pas les « moyens durables » d’acheter des fleurs.

Marcin Rusak
La plupart des gens ne savent pas que les fleurs sont cultivées et génétiquement modifiées pour répondre à certaines exigences spécifiques du marché. Par exemple, il faut tellement d’énergie à la plante pour produire son parfum que les producteurs ont décidé de renoncer à l’aspect olfactif, pour permettre une meilleure conservation en vase. On cultive par exemple des roses aux tiges longues et droites pour pouvoir en expédier davantage dans un même conteneur. Chaque plante possède également un passeport international qui indique son lieu d’origine. La plupart des fleurs « produites en masse » sont exportées depuis les Pays-Bas, plaque tournante internationale du commerce des fleurs, un empire créé il y a plusieurs siècles. Avec le temps, les fleurs que nous achetons se sont transformées en produits inodores, fabriqués à la chaîne.
Mon projet Monster Flower portait justement sur ce point : il s’agissait de représenter les différentes attentes des producteurs et des vendeurs concernant les fleurs en tant que marchandises. Selon moi le marché mondial des fleurs est un sujet fascinant.

Ilaria Trame
Passons à l’aspect pratique : dans vos œuvres, l’art rencontre souvent la science. Vous êtes même arrivé à développer de nouveaux matériaux pour vos créations. Pouvez-vous nous parler des différentes techniques que vous utilisez (et développez) dans votre atelier ?

Marcin Rusak
Expérimenter de nouvelles applications et créer des matériaux est au cœur de ma pratique. La plupart des matériaux avec lesquels je travaille évoluent et se transforment, comme ç’a été le cas pour les premières versions de la résine Flora. Au départ, je souhaitais que le matériau vieillisse et se transforme avec le temps – j’ai injecté des bactéries qui consommaient les fleurs immergées dedans. La version finale que j’utilise actuellement dans mes projets est cependant entièrement stable.
Comme je l’ai mentionné, les thèmes qui me préoccupent se situent à la croisée de la préservation et de la décomposition. Si la première est représentée par Flora, ainsi que par Protoplasting Nature et Tephra, qui résultent de mes expériences de métallisation de fleurs et de feuilles réelles, j’aborde la seconde dans la série Perishable, et plus loin, dans les recherches que j’appelle Nature of Things. Là, je travaille avec des matériaux biosolubles et solubles comme la gomme-laque, diverses résines naturelles et des liants tels que la farine ou le sucre, ou des bouts de métal que je récupère et que j’incorpore à des sculptures, des objets décoratifs et des installations entières, parfois présentées dans des incubateurs spécialement conçus pour accélérer et observer le processus de décomposition.

Ilaria Trame
Pouvez-vous nous en dire plus sur votre atelier ? Quelle importance accordez-vous au fait de travailler dans un environnement stimulant ?

Marcin Rusak
Mon atelier est situé dans un quartier industriel pas très loin du centre-ville. L’atelier principal est divisé en plusieurs ateliers où nous nous concentrons sur le modelage, le moulage de la résine et le travail du métal. C’est un endroit plutôt bruyant où l’on se salit les mains. Nous écoutons de la musique très fort et nous utilisons des machines bruyantes.
Il y a aussi un bureau à l’étage, où nous exerçons des activités qui demandent du calme et de la concentration : écrire, dessiner, mettre au point des enduits, etc. Au total, dix personnes travaillent dans l’atelier et le bureau, auxquelles s’ajoutent plusieurs proches collaborateurs et entrepreneurs qui travaillent à distance, en free-lance, sur des projets individuels. Il y a aussi deux chiens – très appréciés pour leurs capacités de communication inter-espèces.
Lorsque je travaille, j’écoute généralement de la musique, ce qui m’aide à me concentrer. Je n’aime pas être dérangé lorsque je dessine ou que je modélise. En revanche, j’apprécie les séances de remue-méninges avec mon équipe, qui me donnent l’occasion de remettre mes idées en question. Avec le développement de l’atelier, j’ai commencé à apprécier les aspects collaboratifs de ma pratique.

Ilaria Trame
Sur quels critères choisissez-vous les fleurs à incorporer dans une nouvelle pièce ? Est-ce pour leurs caractéristiques physiques ou les regroupez-vous d’une autre façon ?

Marcin Rusak
Dans la série Flora, je choisis les fleurs avec lesquelles je travaille pour leurs qualités esthétiques : formes sculpturales et couleurs nuancées. Lorsque je travaille sur une nouvelle pièce, je considère plutôt la surface comme une toile de peinture, en réalisant diverses compositions jusqu’à ce que je sois satisfait du résultat. C’est à ce stade que la composition est pétrifiée dans la résine.
Dans les séries Protoplasting Nature et Tephra, les fleurs et les feuilles deviennent le bois de construction de la pièce elle-même – les grandes feuilles de Thaumatococcus Daniellii des objets Protoplasting Nature sont traditionnellement utilisées en Afrique pour recouvrir les toits. Je m’intéresse depuis peu à cet aspect vernaculaire – pour un projet particulier, je pourrais utiliser des fleurs qui proviennent d’une zone ou d’une région spécifique, en réfléchissant au contexte local, au genius loci.

Ilaria Trame
Lorsque l’on parle de fleurs, on pense forcément à leur parfum, ou à leur odeur. Est-ce quelque chose que vous souhaitez développer pour vos pièces ? Vous arrive-t-il de concevoir votre travail de manière synesthésique ?

Marcin Rusak
Je suis heureux que vous le mentionniez. La création de parfums est, après tout, une autre façon de préserver la beauté éphémère des fleurs. Pour mon exposition personnelle à Milan l’année dernière, j’ai développé trois parfums uniques en collaboration avec Barnabé Fillion, un parfumeur talentueux qui a la chance d’être synesthète. Ils ont été présentés comme des interprétations olfactives de mes collections, avec les notes de Decay (qui rappelle la série Perishable), Protoplasting Nature et Flora.
Cet automne, nous lançons une nouvelle collaboration avec la marque de Barnabé : Arpa. L’idée repose sur le principe synesthésique de la fusion de l’architecture (ou de la perception de l’espace), de l’alchimie et de la fiction, inspirée par des personnages parisiens transgressifs moins connus, tant fictifs qu’historiques, et par notre lecture déconstructiviste de l’architecture historique française.

Marcin Rusak, Tephra Vase 001, [détail], 2021. Photo: Marcin Rusak Studio.

Marcin Rusak, Flora, 2014. Une des premières itérations du matériau Flora injecté de bactéries. Photo: Marcin Rusak Studio.

En conséquence, nous avons développé une série de sculptures de forme organique et odorantes, que nous traduisons dans de nouveaux matériaux, dans lesquels nous fusionnons des thermoplastiques biodégradables translucides imprimés en 3D avec la technique de métallisation largement utilisée par le studio dans des projets récents. Le projet sera lancé à Vienne, dans le légendaire magasin de bougies Retti créé par Hans Hollein en 1965-66.

Ilaria Trame
Pour conclure notre entretien, avez-vous un « projet impossible » que vous aimeriez pouvoir réaliser à l’avenir ?

Marcin Rusak
Nous avons travaillé à un schéma directeur pour le vieux manoir de Swidno, situé à une heure de route au sud de Varsovie, que je conçois comme une extension de l’atelier. C’est déjà un lieu où l’on observe et expérimente nos œuvres à long terme, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur, sur le terrain, au sens propre. Je rêve de construire un nouveau pôle culturel dans le parc de style anglais qui entoure le bâtiment, un lieu où nous expérimentons nos processus, mais où nous invitons également le public à créer de nouvelles valeurs. J’étudie les possibilités de collaboration avec des fondations locales, axées sur l’art et l’éducation et, à l’avenir, j’aimerais en diriger une moi-même :organiser des ateliers pour les enfants, en présentant à la fois l’artisanat traditionnel et les nouvelles méthodes de production et de recherche ; inviter des designers et des artistes de renommée internationale à donner des conférences et à venir en résidence. Je tiens particulièrement à entretenir le lien souvent négligé entre les modes de pensée conceptuels et commerciaux – je pense que l’on ne s’est pas encore complètement penché sur le sujet en Pologne. J’ai eu la chance de faire l’expérience de différents modèles éducatifs et je rêve de rendre la pareille aux générations futures en accueillant les nouvelles opportunités, en favorisant de nouvelles collaborations et en encourageant de nouveaux talents.

Marcin Rusak, Flora Monolith 190, [détail], 2020. Photo: Marcin Rusak Studio.

entretien avec ilria trame

Un charme discret

Tout en retenue, le plaisir mis en scène par Laura Pelissier est avant tout tactile et passe par une mode faite de sensations, entre laine, dentelle, fourrure et autre tissu satiné.

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Odorama
Chapitre quatre

Teddy Lussi-ModesteJean-Marie Binet

Le réalisateur et scénariste Teddy Lussi- Modeste continue son exploration olfactico-cinématographique débutée il y a trois numéros déjà. Avec Odorama, il associe une fragrance à un film, faisant se rencontrer ses souvenirs de spectateur et les ingrédients qui composent cette collection de parfums. Entre western d’auteur, biopic et anticipation, entre notes de jasmin, d’oud ou de cuir, ce quatrième chapitre raconte au-delà des formules.

Recedere
Arpa Studio

Nez : Barnabé Fillion

Il n’est pas sûr d’être Kane. Elle n’est pas sûre d’être Lena non plus. Que sont-ils devenus après avoir pénétré la zone délimitée par le miroitement, cette paroi moelleuse et iridescente ? Qu’ont-ils trouvé dans ce phare à partir duquel se déploie la lumière prismatique ? Plus ils s’en sont rapprochés, lui et son équipe masculine de militaires, elle et son équipe féminine de scientifiques, plus leur ADN s’est mêlé à celui des fleurs et des animaux dont l’ADN lui-même s’était déjà mêlé à toutes les espèces environnantes. Dans cet écosystème, les cerfs ont des bois fleuris, les crocodiles des dents de requin, les ours la voix des êtres humains qu’ils ont dévorés. Kane et Lena sont restés homme et femme mais ils sont devenus autres, Adam et Ève d’une nouvelle espèce, ni bien ni mal intentionnés, mais voulant simplement persévérer dans son être. Recedere est un parfum qui nous vient du futur. Il est si puissamment fougère qu’il semble devenir minéral. Certaines notes sont si poussées qu’elles semblent quitter leur famille olfactive pour en épouser une autre. La fragrance a l’odeur d’un rocher chu d’un autre monde, ou d’un désastre obscur, sur lequel sont venus pousser de l’armoise et de la sauge, de l’hiba et de l’iris. Autorité et austérité exhalent de ce parfum résolument vert et pointu.

Inspiré par Annihilation d’Alex Garland

 

 

Bourrasque
Le Galion

« Marcel ! MARCEL ! » La grand-mère est inquiète. La santé de son petit-fils est si fragile. Marcel trouve pourtant son bonheur en barbotant dans les vagues qui viennent lécher la côte normande, là où se dresse, splendide, ce lieu de villégiature de la bonne société parisienne, le Grand Hôtel de Balbec. Répondant à l’appel angoissé, voici Marcel qui sort de l’eau, innocent et naïf, des ancres brodées sur son maillot de bain, pour rassurer l’aïeule. C’est là que surgit le baron de Charlus qui attendait, tel un fauve, la possibilité d’un échange retors et fielleux : « Mais on s’en fiche bien de sa grand-mère, hein, petite fripouille. – Mais comment, Monsieur, je l’adore ! » C’est alors qu’a lieu une leçon de mondanité, leçon suffisamment cuisante pour qu’elle forge une personnalité : ne jamais parler avant d’avoir pénétré le sens caché de toute chose. Le frêle adolescent écoute subjugué l’arbitre des élégances dont les mots autant que le parfum l’impressionnent. Le si bien nommé Bourrasque vous parvient par vagues poussées par le vent. Tour à tour cuiré, chypré, animal, épicé, floral, c’est un parfum aux multiples facettes. Toutes les notes sont si bien mêlées les unes aux autres qu’il est difficile de les identifier. C’est un parfum complet et complexe, ou plutôt : qui dissimule sa complexité derrière sa complétude. Marcel saura désormais ce qu’il risque quand il parle avec un monsieur aussi bien parfumé.

Inspiré par Le Temps retrouvé de Raul Ruiz

Bourrasque
Le Galion

Cuir de Russie
Chanel

Olivier Polge

« Where the fuck I am ? » Elle ne croit pas si bien dire cette femme qui a tant de mal à trouver sa place. Elle roule dans la campagne anglaise et ne trouve plus sa route alors qu’elle a grandi ici, près de Sandringham House, et que l’épouvantail croisé sur le chemin porte toujours la veste de son père. Elle sera en retard pour les célébrations de Noël et ce ne sera que le début d’une longue liste d’impairs impardonnables aux yeux de la famille royale. L’étiquette est pesante : on a décidé pour elle quelle robe elle devait porter à chaque moment de la journée. Même les beaux tuyaux de la douche dessinent autour d’elle une prison cuivrée. Si cette femme portait un parfum, ce serait Cuir de Russie dont le chic ne cesse de briller à partir de sa formule ancienne. L’ouverture du parfum, résolument hespéridée, puis florale, contraste avec une assise grasse et obscure. Difficile d’imaginer sans l’avoir éprouvé soi-même, sur sa peau, ce chemin que la fragrance va parcourir. Le bouleau, le cuir et le tabac recouvriront la bergamote et la mandarine, puis le jasmin, la rose et l’ylang-ylang, laissant sur la peau une épaisseur cuirée et légèrement fumée, parfois piquée de notes plus fraîches. Présenté comme une eau de toilette, ce parfum est dense comme un extrait. Cuir de Russie réconcilie puissance et élégance, esprit vintage et modernité.

Inspiré par Spencer de Pablo Larraín

Cuir de Russie
Chanel

Habdan
Parfum de Marly

Il lui faut remonter la rivière pour être véritablement seul et se baigner à l’écart des jeunes garçons de ferme qui batifolent dans l’eau claire. Là, il pourra sortir ce bout d’étoffe blanche siglé des initiales de Bronco Henry. Comme la selle qu’il cire et lustre chaque soir, ce tissu hérité du maître est une relique. « Phil et son frère sont les Rémus et Romulus de ce loup qui les a faits hommes », dit fièrement cet ancien étudiant en lettres classiques devenu cow-boy viriliste et toujours recouvert d’une crasse honnête. Qu’il sent bon ce bout de tissu dont il caresse son visage, qu’il porte à son torse et à sa nuque lors de ce bain lustral. Il porte l’odeur puissante de cet homme qu’il a aimé et auquel il fut lié comme l’éromène à son éraste. C’est un parfum de cavalier, à la fois ultra-masculin et ultra-sensible. C’est une fougère puissante orientalisée par les notes de safran et d’oliban, par celles aussi de myrrhe et de caramel. Monte parfois de ce tourbillon boisé une odeur de pomme – parfois crue, parfois cuite – parfois chaude, parfois froide. C’est cette odeur que Phil aimerait laisser en héritage à Peter, ce garçon sensible qu’il a commencé par humilier avant d’en tomber amoureux.

Inspiré par Le Pouvoir du chien de Jane Campion

Habdan
Parfum de Marly

Santal Pao Rosa
Guerlain

Nez: Delphine Jelk

Jamais spectateur ne fut aussi bien accueilli par un film. Cette indienne exécute pour nous, à même le sol, après avoir délayé de la farine de riz dans de l’eau,un rangoli fait de points et de pétales. Puis le récit commence sur ce fleuve qui prend sa source dans l’Himalaya et vient se jeter dans le Golfe du Bengale. C’est ici que vivent, dans une belle maison, Harriet et toute sa famille. Leur vie à tous est bouleversée par l’arrivée du capitaine John, ancien militaire ayant perdu une jambe à la guerre. Trois jeunes filles tomberont amoureuses de John : Harriet, mais aussi Stephanie et Melanie. Mais pourtant aucune ne l’épousera. Il ne sera question pour toutes que d’un premier amour. « Toutes les histoires d’amour se ressemblent mais ici elle a un parfum particulier dit la voix off », Elle a ce parfum jailli de Melanie lorsqu’elle danse en sari pour Krishna, devenue elle-même Lady Radha, dans le conte inventé par Harriet sur son petit cahier. La densité de Santal Pao Rosa est aussi enthousiasmante et prodigieuse que cette danse séculaire. Tout ici est en surdose : le santal, bois indien aussi doux et lacté qu’un lassi, la cardamome et ses éclats de fraîcheur, le oud, la myrrhe, mais aussi la figue qui semble mieller le jus déjà bien épais. Porter ce parfum est un délice, pour les autres et pour soi.

Inspiré par Le Fleuve de jean renoir

Santal Pao Rosa
Guerlain

Nero Oudh
Tiziana Terenzi

Nez: Paolo Terenzi

Il n’en est pas le protagoniste et pourtant c’est son nom à lui que porte la série. Il faut attendre quelques scènes dont Will Graham, profiler empathique, est le héros, avant de le voir apparaître enfin. La caméra filme le dessous de la table en verre, saisit une grenade et des fraises – nature morte – puis remonte lentement vers le visage d’Hannibal Lecter. Gourmet, il apporte à sa bouche un morceau de viande délicatement coupée et sur lequel il pose une pointe d’agrume. « Vous et moi sommes pareils,il n’y a rien de terrifiant en nous », ose-t-il dire à Will qu’il est censé aider, lui le plus doué des psychiatres de Baltimore. Au visage de Will, traversé par des émotions contradictoires et douloureuses, Hannibal oppose un visage parfaitement granitique. Le dandy cannibale, toujours en costume trois pièces et cravate en soie, ne peut porter qu’un parfum puissant et vénéneux. Nero Oudh – Oudh Noir en italien – nous fait plonger dans la noirceur et l’humidité de l’ingrédient éponyme qui,parfois, laisse éclore et mûrir des notes plus vives de fleurs et de fruits. Mais le oud indien reste le soleil noir qui brille d’un éclat terreux et animal au fond de la fragrance. Comme Hannibal, Nero Oudh, imposant et mystérieux, en dit – mais en cache aussi – beaucoup.

Inspiré par la série Hannibal développée par Bryan Fuller

Nero Oudh
Tiziana Terenzi

Oud Satin Mood
Maison Francis Kurkdjian

Nez: Francis Kurkdjian

Elle a une réputation à tenir. À Rome, ses bains, ainsi que ses mœurs, sont célèbres. Quand l’aveugle qui lui récite des vers de Catulle lui annonce l’arrivée imminente de César, elle fait de la mise en scène. Allongée lascive sur une méridienne, ses servantes affairées autour d’elle – l’une lui peint les ongles, l’autre la coiffe, l’une danse devant elle, l’autre joue de la harpe –, elle reçoit le général romain avec nonchalance alors qu’elle doit négocier avec lui sa place sur le trône d’Égypte. César, revêtu de sa plus belle armure, s’approche, conquis par la beauté de la fille d’Isis. Le parfum de la déesse-femme est si puissant que César en est cueilli dès qu’il pénètre dans le gynécée. Oud Satin Mood est un parfum royal où se mêlent la rose de Damas et celle de Turquie, la violette et l’ambre, la vanille et cette matière autour de laquelle toutes les notes s’assemblent : le oud. Francis Kurkdjian est allé chercher aux quatre coins du monde les plus belles matières qui soient. Ce parfum est aussi doux et épais que cette étoffe – du satin ? – qu’une servante replace sur la cuisse adorable et laiteuse de la reine. Il fallait en effet la dissimuler aux yeux séduits du futur amant qui récite à son tour quelques vers de Catulle : « Donne-moi mille et mille baisers… ».

Inspiré par Cléopâtre de Joseph L. Mankiewicz

Oud Satin Mood
Maison Francis Kurkdjian

Photographe: Jean-Marie Binet
Décorateur: César Sebastien

Chats rouges dans un labyrinthe de verre

Le photographe Adrian Samson rend hommage à l’esprit subversif et rebelle du giallo, ce courant du cinéma italien à la frontière de l’horreur et de l’érotisme.

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Faux-semblant

Brice Dellsperger

Se plonger dans l’œuvre de Brice Dellsperger, c’est revisiter un pan de l’histoire du cinéma à travers les films fétiches de l’artiste. S’il a consacré certaines de ses pièces à David Lynch, Gus Van Sant ou encore Paul Verhoeven, son réalisateur de prédilection reste Brian de Palma, cinéaste de l’outrance et de la citation dont la filmographie fait d’incessants allers-retours avec celle d’Alfred Hitchcock. En récréant des scènes qui ont marqué sa mémoire de spectateur, l’artiste français leur rend hommage tout en soulignant les thèmes qui les traversent, dessinant ainsi les contours de sa propre réflexion. Identification, genre, artifice, les sujets de réflexion sont nombreux sans pourtant être convoqués solennellement puisqu’ici, tout s’apprécie à travers le plaisir pop du cinéma.

C’est en 1995 que Brice Dellsperger signe la première vidéo de sa série Body Double. D’une durée de quarante-huit secondes, diffusée en boucle, il y rejoue le rôle de Kate Miller, interprété par Angie Dickinson dans Dressed to Kill (1980) de Brian de Palma. En se travestissant pour se glisser dans la peau de cette femme au foyer, le vidéaste place le je et le jeu au cœur de sa pratique. C’est à la fois sa mémoire de spectateur et ses interprétations qui seront traitées à travers ces re-créations tout aussi rigoureuses dans leur mise en œuvre que ludiques dans leur réception. En 2020, Brice Dellsperger présentait son 37ème Body Double (de nouveau consacré à l’inépuisable Dressed to Kill).Ce nombre conséquent permet d’affirmer une chose : si le principe du remake est la ligne directrice qui sous-tend son travail, Brice Dellsperger ne s’impose aucune règle qui viendrait étouffer sa créativité. Dans Body Double 31, célébrant le Basic Instinct (1992) de Verhoeven, le personnage de Catherine Tramell affirme : « I don’t make any rules, I go with the flow. » (Je ne fixe aucune règle, je prends les choses comme elles viennent.) Une prise de position que l’artiste semble s’approprier. Y aurait-il pourtant quelques éléments qui viendraient contrarier cette liberté ? Brice Dellsperger répond :

Brice Dellsperger, Body Double 5, 1996, 5’40. Acteur : Brice Dellsperger. Production : Brice Dellsperger. Avec l’aimable autorisation de l’artiste et des galeries Air de Paris (Paris) & Team Gallery (New York).

« Le travail se construit sur les relations avec les gens avec qui je collabore, et bizarrement, j’ai parfois plus de retenue envers eux que l’inverse. Mais la limite la plus importante reste matérielle. Dans mes films, je ne construis que ce que l’on voit dans l’image. »

Évoquer l’œuvre de Dellsperger amène à aborder la question de l’interprète. S’il a commencé à jouer lui-même dans ses vidéos pour des raisons pratiques, il a également fait appel à d’autres comédiens, professionnels ou non. On retrouve notamment l’artiste Jean-Luc Verna, connu pour sa pratique décomplexée du dessin : « Il fait partie de mon cercle d’amis. Et puisqu’il est en permanence en train de jouer des personnages,cela me semblait assez naturel de lui demander. Contrairement à moi qui n’avait aucune dextérité, Jean-Luc se maquillait tout le temps, ce qui facilitait les choses ! Nous étions dans une communauté d’esprits ce qui a rendu la collaboration très naturelle. En parallèle, j’ai réalisé quelques castings sauvages en demandant à des personnes rencontrées dans la rue ou dans des clubs s’ils voulaient jouer pour moi. C’est un exercice particulier car contrairement à un casting classique où les gens viennent car ils souhaitent tourner pour toi, il faut là aller vers eux, se présenter et les convaincre. Aujourd’hui, je choisis des personnes qui sont déjà professionnellement engagées, mais je continue parfois de me mettre en scène, car je pense qu’il est toujours bien de revenir aux sources. » Il est pertinent également de s’attarder sur le titre même de la série de Dellsperger. Body Double est un thriller érotique de Brian de Palma sorti en 1984 dont l’intrigue, se déroulant à Hollywood, repose sur l’utilisation d’une doublure, ces acteurs anonymes employés lors de cascades ou autres scènes de nu. Si le vidéaste devient la doublure des personnages qu’il incarne, alors les autres interprètes avec lesquels il collabore sont quant à eux les doublures de l’artiste. Certains Body Double (le 8, d’après Return of the Jedi (1983) de Richard Marquant, ou encore les 9, 10 et 12, de nouveau consacrés au cinéma de Brian de Palma) se présentent sous la forme de triptyque. Les vidéos sont diffusées simultanément et on y voit trois interprètes différents rejouer la même scène. C’est dans cette substitution que se révèlent les singularités de ces acteurs – leur physique, leur gestuelle,mais aussi le caractère commun des personnages qu’ils incarnent, à travers les histoires archétypales qu’offre le cinéma. À propos de cet effet d’écho, Brice Dellsperger commente :

« Je pense que mon travail parle effectivement de cette universalité. Elle est difficile à accepter car elle n’est finalement qu’une banalité. Mais il s’agit aussi de la question de l’identification au cinéma. De quelle manière l’inconscient travaille lorsque l’on s’identifie à un personnage ? Comment se met en place cette possibilité de se reconnaître sans pour autant connaître ? Cependant je ne cherche pas vraiment à livrer une interprétation psychologique de mon travail. J’y vois plutôt une formule mathématique que j’applique et qui produit des effets variables en fonction des individus. Moi-même je ne peux pas voir mes films comme les autres les découvrent. »

Le cinéma célèbre l’artifice, que ce soit par son utilisation du maquillage – le plus rudimentaire des effets spéciaux – ou le principe même de mise en scène. En se travestissant, l’artiste utilise donc l’un des principaux fondamentaux du 7e art. Si la philosophe américaine Judith Butler questionne l’identité à travers le genre depuis les années 1990, la démocratisation et la vulgarisation de sa réflexion, digérée par la culture pop, est plus récente. Lorsqu’on demande à Dellsperger si son travail est politique, il répond : « Mes œuvres n’ont pas cette forme de radicalité qui était caractéristique de l’art politique tel qu’on le concevait lorsque j’ai débuté ma carrière. Ma pratique veut passer pour quelque chose qu’elle n’est pas, elle veut se faire accepter. C’est l’idée d’un rapprochement, de la séduction. Mais puisque cela fait un moment que je développe cette approche, et que tout est politique aujourd’hui, alors je pense que l’on peut dire que mon travail l’est également. Ma manière d’être politique se situe peut-être ailleurs et dépasse la question du genre. Isoler au sein d’un film un élément plutôt qu’un autre me permet d’apporter un éclairage nouveau. »
À travers la série des Body Double, on ressent la passion cinéphile du plasticien. Nous vient forcément l’envie de lui demander quels sont les derniers longs-métrages qu’il a vu. « J’ai apprécié After Blue (2022) de Bertrand Mandico, c’est un objet totalement incroyable. J’ai compris que je l’avais aimé car j’ai envie de le revoir. Dans un autre registre, j’ai revu Buffet Froid (1979) et Tenue de soirée (1986) de Bertrand Blier qui sont extraordinaires. Je ne sais même pas si on pourrait refaire des films comme ça aujourd’hui. Je reste très attaché à la période 1970-80 mais je continue à explorer et à chercher des films qui pourraient faire de nouveaux Body Double. » Les pronostics sont donc ouverts quant à l’inspiration de la 38ème doublure…

Brice Dellsperger, Body Double 12, 1997, 2’18. Acteurs : Alexia, Joy Falquet & Jean-Luc Verna. Images : Brice Dellsperger. Montage & effets spéciaux : Béatrice Marianni. Production : FIACRE. Avec l’aimable autorisation de l’artiste et des galeries Air de Paris (Paris) & Team Gallery (New York).

entretien avec muriel stevenson

Portraits argentins

Nagel Rivero capture la jeunesse de Cordoba, ville d’Argentine dont il est originaire, et livre une galerie de portraits célébrant l’individualité.

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De terre et d’or

Daniel Kruger

La sculpture de Daniel Kruger se développe autour de deux pratiques qui peuvent sembler éloignées : la céramique, plus particulièrement l’art de la table, et la joaillerie. Toutes deux fonctionnelles, elles questionnent le rapport à l’ornement et au décoratif. Si les expérimentations menées depuis plus de quarante ans par l’artiste Sud-Africain, aujourd’hui installé à Munich, ont donné naissance à un corpus d’œuvres extrêmement variées, elles témoignent d’un goût prononcé pour l’humour et d’une sensibilité « camp ». En conversation avec Florian Champagne, Daniel Kruger discute de ses idéaux de beauté, et de son rapport aux corps – ceux évoqués, représentés, parfois même moulés dans la céramique, mais aussi les corps de ceux qui entrent en relation avec ses créations.

Florian Champagne
Sur vos céramiques comme sur vos bijoux, on retrouve le corps humain et certaines de ses parties. Considérez-vous que le corps vous sert de simple « motif », ou tient-il aussi un autre rôle ? Certaines formes que vous utilisez dans votre travail font-elles aussi consciemment référence au corps ?

Daniel Kruger
Je fais référence au pénis de manière indirecte, par exemple avec des pommes de pin et d’autres images dans lesquelles on peut voir une référence aux organes génitaux masculins – si on veut les voir de cette manière. Mais j’utilise aussi des moulages de pénis. Les formes phalliques se retrouvent aussi souvent dans mes bijoux, de manière implicite. Les bijoux sont manipulés et flexibles, ce qui leur confère une dimension supplémentaire de sensualité. Il y a aussi une différence entre avoir un objet phallique posé, détaché de soi, sur une table, ou le porter sur soi.
Les ossements font référence à un memento mori. Il s’agit de moulages d’os d’animaux provenant d’articulations prélevées sur de la viande déjà cuite et consommée. Il y a une série d’assiettes qui contiennent, ou présentent, des pierres, des brindilles et des os, comme des collections. Ces objets sont également attachés à des vases de la même forme que ceux présentant des images de garçons, de sportifs enlacés, de produits de la nature ou de la civilisation.

Florian Champagne
Les parties du corps que nous voyons sur votre céramique racontent-elles une histoire particulière ?

Daniel Kruger
Les moulages sont bien sûr réalisés sur des personnes, mais les céramiques ne racontent pas l’expérience vécue avec les modèles ou celle de la réalisation des moulages.

 

Daniel Kruger, Vase Sponges, 2005. Biscuit de porcelaine et dorure, 30 × 21 × 21 cm. Collection D.K. Photographie d’Udo W. Beier. Avec l’aimable autorisation de la galerie Caroline Van Hoek.

J’utilise les moulages de façon très littérale : quand c’est un pénis, c’est un pénis et quand c’est une pomme de pin, c’est une pomme de pin. Si vous voulez voir un pénis dans la pomme de pin, je le comprends parfaitement parce que je le fais aussi.
Ils racontent une histoire intemporelle, si ce n’est que de nos jours nous attachons moins d’importance à la fertilité et davantage au plaisir, à la séduction et aux prouesses. Exhiber ses organes génitaux est considéré comme un acte obscène : ça ne se fait pas. C’est donc aussi une provocation.

Florian Champagne
Il y a parfois quelque chose de presque répugnant dans votre façon de faire référence au corps – avec la série d’assiettes
Manneken Pis, ou la table d’appoint d’où jaillissent des pénis bleus… Ces pièces contrastent beaucoup avec celles à l’imagerie plus classique. Voulez-vous montrer comment le corps peut être à la fois charmant et dégoûtant ou s’agit-il d’humour ?

Daniel Kruger
Un dicton veut que lorsque quelque chose a très bon goût, c’est comme si un ange vous pissait sur la langue. Le Manneken est un petit garçon dans lequel on pourrait voir un ange, mais aussi un vilain petit garçon qui pisse dans la soupe. Pour moi, ces assiettes relèvent de l’humour et de la provocation. Elles sont destinées à être utilisées, par les moins impressionnables d’entre nous.

Florian Champagne
En regardant des photos de votre atelier, on remarque quelques statues d’hommes, classiques de l’époque gréco-romaine. Les objets en céramique – l’un des deux principaux médiums avec lesquels vous travaillez – font partie des productions artistiques antiques les plus célèbres. Votre travail fait-il référence à ces normes de beauté antique, ou s’agit-il d’inspirations plus abstraites ?

Daniel Kruger
Pour un de mes services de table, j’ai peint un athlète au corps magnifique dans des poses qui rappellent des sculptures gréco-romaines disposées dans un paysage. C’est une référence à l’Arcadie, avec un personnage idéalisé se déplaçant dans une nature idéalisée. Les nuages dorés et le ruban bleu sous-tendent une idée de beauté et de sérénité.

Daniel Kruger, Desserte, 1992. Argile et vernis, 30 × 30 × 32 cm. Collection D.K. Photographie d’Udo W. Beier.

J’utilise également des représentations d’hommes à l’apparence très banale qui ne reflètent en aucun cas un idéal mais plutôt l’« homme ordinaire ». Il y a une série de vases avec des motifs de garçons, un maigrichon ou un gros, un joli garçon etc. qui expriment le charme et la fragilité de la jeunesse.

Florian Champagne
Les motifs figuratifs dans vos céramiques semblent apparaître dans les années 1990. Les avez-vous intégrés dans vos créations pour une raison particulière ?

Daniel Kruger
Quand j’ai commencé à travailler la céramique, j’ai expérimenté des formes décoratives. Je cherchais des formes qui me fourniraient des surfaces sur lesquelles dessiner et peindre. J’ai décidé de travailler sur de la porcelaine produite en Europe : la porcelaine de Dresde. Ce qui m’a attiré et inspiré dans cette première période, c’est la recherche d’une interaction avec des formes et des décors asiatiques, la manière dont ils ont été réinterprétés dans un style européen et le défi technique quand on explore un nouveau support aussi indocile que la porcelaine. C’est ce que je faisais aussi : créer des formes et des décors et, comme dans les exemples historiques que je regarde, utiliser des motifs figuratifs. Dans la phase ultérieure de mon travail avec la céramique, les motifs figuratifs sont des photos ou des moulages d’objets réels.

Florian Champagne
La dimension homoérotique des sculptures et des céramiques antiques est, la plupart du temps, invisible pour le spectateur contemporain ; alors que je dirais qu’on la retrouve souvent lorsque l’on regarde des céramiques plus contemporaines représentant des hommes – qu’il s’agisse de joueurs de football ou de jeunes hommes dénudés. Jouez-vous avec cette idée consciemment ?

Daniel Kruger
L’aspect homoérotique est très présent dans mes céramiques. C’est délibéré. Je suis cependant certain que les hommes et les femmes hétérosexuels peuvent également apprécier la sensualité des corps masculins et apprécier l’humour.

Florian Champagne
Quelle est votre relation avec la masculinité représentée dans vos céramiques ? Est-ce un idéal personnel, ou y voyez-vous l’idéal de la société dans laquelle vous vivez ? Ou bien cela ne se rapporte-il pas à un idéal, mais tente d’aborder un autre aspect ?

Daniel Kruger
Il y a le « féminin », il y a le « masculin » et j’étudie un aspect de cette question de mon point de vue d’homme gay. C’est un point de vue personnel, mais je pense que d’autres le partagent et qu’il reflète des attitudes présentes dans notre société actuelle.
Le contact physique entre hommes est naturel dans certaines sociétés et tabou dans d’autres. Les images de sportifs qui s’étreignent sont de simples instantanés qui s’inscrivent dans un contexte particulier et n’impliquent pas une relation érotique entre eux. C’est là où je veux en venir : représenter le contact physique désinhibé entre hommes en tant qu’expression d’une certaine intimité et de l’amitié, leur sexualité réelle étant secondaire et pas nécessairement figée.

Florian Champagne
Le transfert d’images sur de la céramique pose la question de la mémoire. ces images sont-elles en quelque sorte élevées au rang d’icônes de notre époque ou sont-elles simplement des moments fugaces de la vie de ces hommes, qui cherchent à être préservés et honorés ?

Daniel Kruger
Les figures masculines sont utilisées comme des icônes, certaines héroïques, d’autres non.

Daniel Kruger, Vase Jet Fighters, 2000. Porcelaine, vernis et dorure, 30 × 19 × 19 cm. Collection D.K. Photographie d’Udo W. Beier. Avec l’aimable autorisation de la galerie Caroline Van Hoek.

Les sportifs sont des icônes, les héros de notre temps. Ils sont agiles et rapides, rusés et ingénieux, admirés et enviés pour leur corps, mais aussi pour leur intelligence. On reconnaît certains de ces sportifs, mais ce n’est pas de cela qu’il s’agit. Il s’agit d’une idéalisation de l’époque, mais aussi d’une évocation et d’une réinterprétation du passé.
Puis il y a les photos d’hommes anonymes au physique ordinaire. Elles racontent elles aussi des histoires, ou bien on peut y trouver des échos de sa propre histoire.

Florian Champagne
Bien que peu de vos bijoux soient anthropomorphes, il existe une relation évidente entre un bijou et le corps de celui qui le porte. Cet aspect vous intéresse-t-il et le prenez-vous en compte dans vos créations ?

Daniel Kruger
Je créé principalement des bijoux, mais la céramique me donne l’occasion de travailler à plus grande échelle, d’exprimer des idées différentes, de dessiner et de peindre. Comme pour les bijoux, il est important que les pièces soient utilisées, dans le sens où elles font partie de notre vie et de notre environnement, des choses avec lesquelles on vit et interagit régulièrement : les bijoux portés sur soi, les assiettes dans lesquelles on mange et les vases dans lesquels on peut mettre des fleurs.

Florian Champagne
Même question pour les pièces en céramique : les avez-vous toujours considérées avant tout comme des objets destinés à être utilisés et touchés, ou y a-t-il dès le départ autre chose en jeu lorsque vous les créez ?

Daniel Kruger
Je m’inspire d’idées du passé que l’on observe sur des objets et des images et je les repense en les adaptant au présent.
Je souhaite exprimer la vénération, l’ironie, l’humour, l’enthousiasme, l’amusement, l’envie, le désir. C’est ce qui est sérieux dans tout cela.

Florian Champagne
Votre travail balaie un large spectre de la création. Y a-t-il des artistes dont vous vous sentez proche, qui seraient de la même « famille artistique » que vous ?

Daniel Kruger
Je ne me sens proche d’aucun artiste en particulier, contemporain ou ancien. Mais j’ai beaucoup de petites sources d’inspiration, des œuvres que j’admire et qui m’inspirent. Il m’arrive aussi de voir une œuvre d’art et de l’ « utiliser » à des fins personnelles. Mais ensuite, en réfléchissant à l’objet que je veux créer, puis en le créant, elle change du tout au tout. C’est notamment le cas des pièces qui font référence aux premières porcelaines de Meissen. Je visite le passé et je les repense dans le présent, telles que je les comprends – je me les approprie.

Florian Champagne
Vos céramiques peuvent avoir un côté humoristique, voire irrévérencieux. Avez-vous des anecdotes à ce sujet, des réactions qui vous ont surpris ou amusé ?

Daniel Kruger
Je trouve le côté humoristique très important. Je ne parlerais cependant pas d’irrévérence, à moins qu’il s’agisse d’irrévérence ludique. On peut se moquer de quelqu’un ou de quelque chose tout en lui portant de l’admiration et de l’estime. Je ne méprise ni ne ridiculise rien. Si l’on rit, c’est que l’on prend du plaisir et que l’on s’amuse.

Oublier

Scène 1. Extérieur. Jour. La photographe Julia Noni multiplie les repérages et place son action entre nature, béton et sophistication.

Surexposition

En questionnant la notion d’innocence traditionnellement associée à l’enfance, le photographe Bryce Anderson pointe les dérives de la surexposition à l’ère digitale.

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Intérieur jour

Justin Morin

Une chaise à l’acier froid et chromé pour une salle d’interrogatoire. Un papier peint psychédélique comme métaphore des névroses d’un personnage. Un luminaire réduit à une forme minimale pour préfigurer le futur. Les éléments de mobiliers sont autant d’indices narratifs, précieux éléments muets qui dévoilent l’histoire qui se joue dans les films. Qu’il s’agisse de récits d’anticipation, de drames contemporains ou de long-métrages d’horreurs, chaque genre a développé ses propres codes en matière de design d’intérieur. Et il arrive que le décor devienne un acteur à part entière, renouvelant ainsi les règles d’usage. Retour sur sept films à l’approche singulière.

Mon oncle
Jacques Tati
1958

Troisième film du réalisateur français Jacques Tati, et premier essai en couleur, Mon oncle est une satire sociale qui met en parallèle Monsieur Hulot (interprété par le réalisateur), aussi doux rêveur que gaffeur, et la famille de sa sœur. Cette dernière vit en compagnie de son mari, industriel ayant fait fortune dans le plastique, dans une somptueuse villa moderniste qui fait leur fierté. « Toutes les pièces communiquent », lance-t-elle fièrement à tous les visiteurs. La maison, remplie de gadgets technologiques, semble pourtant peu attirer le petit Gérard, 9 ans, et son chien, qui préfèrent tous deux faire les quatre cents coups dans le terrain vague de la ville. Au générique de Mon oncle sont crédités Henri Schmitt et Eugène Roman pour les décors, mais aussi Jacques Lagrange, peintre et proche collaborateur du réalisateur.
Hautement chorégraphié, le film fait se succéder les trouvailles visuelles. L’action passe de l’usine et de sa logique fordiste à la place animée du village, de l’immeuble foutraque de Monsieur Hulot à la maison cubique de sa sœur. Et le jugement de Tati sur l’architecture moderniste est sans appel : cette dernière manque cruellement d’âme. Et pourtant, en voyant aujourd’hui cette comédie, on ne peut que sourire en constatant que certaines de ses formes, qu’il s’agisse du plan de la villa Arpel – du nom de ses habitants – ou de son mobilier, sont aujourd’hui célébrées, voire reprises par certains designers. Ultime ironie, trois pièces iconiques de ce décor ont été reproduites et réalisées par la Maison Domeau & Pérès. On retrouve donc le sofa de Madame Arpel, composé de deux cylindres de mousse, l’un pour l’assise, l’autre pour le dossier. Tapissés d’un vert sapin graphique, ils reposent sur des pieds métalliques noirs. Dans la même couleur, le banc de M. Hulot amuse par ses proportions et sa forme de haricot. Enfin, une chaise à bascule jaune aux piètements métalliques blancs revisite ce classique du mobilier à la sauce moderniste. Dévoilées en 2007 à Paris dans un décor récréant la Villa Arpel, exposé au Pavillon français de la Biennale d’architecture de Venise en 2014, ces pièces au statut hybride, entre sculpture et design, font aujourd’hui partie de collections publiques et privées, témoignant à la fois de l’histoire du cinéma et du design.

Mon oncle, Jacques Tati, 1958

Dolor y gloria
Pedro Almodovar
2019

Si l’on doit résumer les décors des films qui jalonnent la carrière de Pedro Almodovar, on pensera certainement à des bibelots accumulés dans des intérieurs aux couleurs criardes. Après tout, le réalisateur fut le fer de lance de la Movida, courant culturel et artistique célébrant l’exubérance et la joie de vivre dans l’Espagne des années 1980, tout juste sortie du régime dictatorial de Franco. Si son cinéma s’est assagi esthétiquement, il n’en reste pas moins inventif et fort en rebondissements. Son vingt-et-unième film, Douleur et gloire, met en scène Antonio Banderas dans le rôle de Salvador Mallo, réalisateur empêtré dans ses douleurs physiques et morales. Difficile de ne pas y voir une dimension autobiographique tant les similitudes entre Almodovar et Mallo sont nombreuses. Bien évidemment, on pense à la métamorphose physique de Banderas. Mais d’autres détails, bien moins explicites, sont présents. L’appartement de Mallo est une copie de celui d’Almodovar – il en reprend du moins les éléments de mobilier les plus singuliers. Signé Antxón Gómez, collaborateur de longue date, ce décor est un mélange de quotidienneté et d’exceptionnalité. Ainsi, les yeux aguerris des amateurs de design pourront reconnaître la lampe Eclisse créée en 1967 par Vico Magistretti. Un cabinet signé Piero Fornasetti, reconnaissable par son motif de papillons multicolores, est posé dans le salon, non loin d’un ensemble de chaises 637 Utrecht de Gerrit Rietveld, elles-mêmes à proximité de la lampe Pipistrello de Gae Aulenti. À quelques pas d’une fausse affiche d’un film de Salvador Mallo, un poster sérigraphié signé Enzo Mari, célèbre designer italien dont le travail a infusé tout un pan de la culture populaire, ajoute une touche colorée et graphique. Les clins d’œil se succèdent et pour autant, nul effet de showroom. Ici, le décor n’est pas là pour être ostentatoire mais pour raconter l’intime. Dans sa banalité, il est un témoin d’une histoire personnelle qui s’est construit dans le temps, au fil des objets et du mobilier glanés ici ou là.

Dolor y gloria, Pedro Almodovar, 2019

Evangelion : 3.0 + 1.0
Thrice Upon a Time
Hideaki Anno
2021

Légende de l’animation japonaise, la franchise Neon Genesis Evangelion déchaîne les passions depuis 1995, année de diffusion des 26 épisodes de la série originelle, déclinée par la suite en deux long-métrages, puis revisitée avec la tétralogie cinématographique Rebuild of Evangelion. Débutant comme une série d’action classique mettant en scène des adolescents pilotant des robots en charge de repousser une invasion extraterrestre, l’anime surprend par la place qu’il accorde à l’introspection de ses personnages, abordant frontalement le thème de la dépression. Au fil des formats – le titre est passé d’épisodes de 25 minutes réalisés sur celluloïds peints à la main à des long-métrages exploitant les possibilités offertes par les nouvelles technologies –, Evangelion impressionne par ses qualités techniques en termes de réalisation. Initialement prévu pour 2008, le film final Evangelion: 3.0+1.0 Thrice Upon a Time sort finalement en 2021, surmontant ainsi la dépression de son réalisateur, les embrouilles juridiques autour de la licence, une pandémie mondiale et l’impossibilité de conclure une œuvre devenue prisonnière de sa propre histoire. Les décors, à l’image de la complexité de l’œuvre, sont magistraux. Ils oscillent entre abstraction graphique et hyper-réalisme architectural. Le film s’ouvre sur une séquence épique de dix minutes se passant à Paris, montrant l’étonnante transformation de la ville lumière, où les immeubles Haussmanniens se surélèvent pour abriter du matériel de combat. Un peu plus tard, les protagonistes se retrouvent dans la campagne japonaise, dans un village de fortune qui abrite une société en pleine reconstruction. Dans le documentaire Hideaki Anno: The Final Challenge of Evangelion, sorti en parallèle du film, on découvre qu’une immense maquette a été réalisée afin de reconstituer cette ville. On y voit le réalisateur déplacer et replacer minutieusement les habitations, poteaux électriques et autres containers afin de leur trouver leur juste place. On pense évidemment à l’art de la maquette, grand classique du cinéma d’anticipation, notamment brillamment exploité dans le Metropolis de Fritz Lang. Avec cette même démarche avant-gardiste, Anno injecte dans son film d’animation des scènes réalisées à partir de motion capture pour trouver le cadrage le plus innovant. Le réalisateur multiplie les expérimentations graphiques sans pour autant renoncer à son récit. En vingt-cinq ans, Evangelion a mis en place un univers d’une créativité folle tout en témoignant de l’évolution de l’animation japonaise. Une saga méta à la richesse inouïe.

Evangelion : 3.0 + 1.0 Thrice Upon a Time, Hideaki Anno, 2021

Suspiria
Dario Argento
1977

Thriller surnaturel, Suspiria raconte l’histoire de Suzy Banyon, jeune ballerine américaine qui s’installe en Allemagne, à Fribourg, afin d’intégrer l’une des meilleures écoles de danse au monde. Très vite, l’héroïne va comprendre que celle-ci abrite des secrets plus terrifiants les uns que les autres. Avec ce récit aux allures de conte, Dario Argento, maître du giallo – ce genre cinématographique italien à la frontière du policier, de l’horreur et de l’érotisme, particulièrement en vogue dans les années 1960 à 1980 –, a mis en place un univers visuel détonnant. L’école est un personnage à part entière. Ici, la photographie saturée signée Luciano Tovoli se met au service de décors d’une gamme chromatique affirmée. Argento le dira à plusieurs reprises : l’une des inspirations esthétiques est le Blanche Neige (1937) de Walt Disney aux couleurs si particulières dues au procédé Technicolor. Suspiria est d’ailleurs l’un des derniers films tournés selon cette technique, perçue comme dépassée et contraignante, mais qui permet de réaliser un travail minutieux sur les couleurs primaires. Celles-ci viennent donc souligner les styles des différentes pièces de l’école : motifs géométriques qui habillent les sols et murs, vitraux et portes façon Art nouveau et peinture murale inspirée par les énigmes graphiques de Maurits Cornelis Escher. Ce mélange bigarré produit un effet saisissant. D’autres détails, moins évidents, sont à noter. Argento souhaitait initialement faire se dérouler son récit dans un pensionnat pour enfants, mais a renoncé à cette idée au vu des complications commerciales. Pour conserver cet aspect enfantin, il décide de faire surélever les poignées de portes du décor, afin d’amener les actrices de Suspiria à recréer la gestuelle si spécifique d’un corps confronté à un obstacle trop grand. Quarante et un ans plus tard, en 2018, Luca Guadagnino réalise un remake de ce classique de l’horreur. Grand amateur de décoration d’intérieur, ayant réalisé plusieurs projets de rénovation et d’aménagement sous cette casquette, son Suspiria se révèle également une somptueuse proposition en termes de décors. Mais là où Argento joue sur la saturation des couleurs, Guadagnino va à l’opposé et développe une palette muette révélant l’architecture même de l’école, suggérant la lecture du bâtiment comme celle d’un corps. Deux visions opposées, hallucinées et complémentaires.

Suspiria, Dario Argento, 1977

Speed Racer
Lana & Lilly Wachowski
2008

Des Wachowski, les amateurs de cinéma retiennent principalement la saga Matrix, désormais totem de la culture pop. Moins connu et pourtant tout aussi inspirant, leur cinquième film derrière la caméra est l’adaptation d’un dessin animé japonais datant des années 1960. De courses en courses, Speed Racer, jeune prodige de la course automobile, va déjouer les plans de la Royalton Industrie et restaurer l’honneur de sa famille. Si Matrix repose sur un univers visuel fait de nuances de gris et de touches vertes, alors Speed Racer est une bombe colorée survitaminée, assumant la saturation de ses images. Au générique, pour les décors, on retrouve Owen Paterson déjà à l’œuvre sur les précédents films du duo. Mais Speed Racer est un film qui révolutionne le genre – une affirmation simple mais qui pourrait résumer la philosophie globale des Wachowski – et propose donc une approche inédite. Entièrement filmées sur fond vert, les images que l’on voit à l’écran sont factices. Si la technique n’est pas nouvelle, l’application est ici différente. En répliquant les effets de plan inhérents aux techniques d’animation traditionnelles (un décor peint sur lequel sont apposées des feuilles de celluloid figurant les personnages), Speed Racer joue avec les superpositions. Ici, la question du focus est totalement éludée, ce qui crée des « incohérences visuelles » qui font le style du film. Générés par ordinateur, les décors proviennent de photographies prises aux quatre coins de la planète par l’équipe du film. Pour ce faire, les ingénieurs ayant travaillé sur Speed Racer ont développé une technique baptisée « Quicktime Virtual Reality Sphere ». Celle-ci permet de photographier un environnement sous forme de bulle, à 360 degrés, et de plaquer les images sur n’importe quel volume, recréant ainsi des espaces de manière précise tout en permettant des axes de caméra impossibles dans le réel. Autre point notable de Speed Racer, le décor devient un élément de montage à part entière. Puisque les images qui composent l’arrière-plan sont en constante transformation, elles peuvent également faciliter le découpage de l’action. Ainsi un personnage pourra séparer l’écran en deux et créer deux fonds différents, sans aucune cohérence, de part et d’autre. Les possibilités offertes par ce procédé, là aussi héritées du dessin animé, sont infinies. D’ailleurs, malgré son scénario simpliste destiné aux enfants, Speed Racer est un film visuellement complexe, presque éreintant. Échec au box-office international, il est de ces ovnis visionnaires qui méritent une seconde chance.

Speed Racer, Lana & Lilly Wachowski, 2008

Mishima: A Life
in Four Chapters
Paul Schrader
1985

Cinquième film de Paul Schrader en tant que réalisateur, Mishima : Une vie en quatre chapitres est un joyau de sophistication. Sur une bande originale signée Philip Glass, on découvre la vie de l’écrivain japonais Yukio Mishima, géant de la littérature et figure controversée. Plutôt que de suivre un déroulé chronologique linéaire, Schrader décide de faire le portrait de l’auteur en adaptant trois de ses nouvelles, comme autant de facettes autobiographiques. Pour donner forme à ce parti pris original, il collabore avec Eiko Ishioka. De sa formation de graphiste, cette dernière a gardé un sens des couleurs et des formes. Très rapidement, elle œuvre pour le grand magasin nippon Parco dont l’avant-gardisme publicitaire n’est plus à prouver. Pour Schrader, elle réalise costumes et décors. Elle imagine des environnements stylisés proches de scénographies pour le théâtre ou l’opéra. Elle attribue à chaque roman une gamme chromatique précise : Le Pavillon d’or se distingue par son utilisation de l’or et du vert, La Maison de Kyoko se pare d’un rose acide, Chevaux échappés ponctue le noir et le blanc de notes rouges. Fort de cette direction artistique singulière, le film sera récompensé au Festival de Cannes en 1985 par le prix de la meilleure contribution artistique (tant pour sa photographie, sa musique que ses décors et costumes). Par la suite, Eiko Ishioka sera notamment créditée en tant que costumière, même si son influence sera souvent plus large. Citons notamment Bram Stoker’s Dracula (1992) de Francis Ford Coppola, chef d’œuvre gothique qui modernise le mythe du célèbre comte. Impossible également de ne pas souligner la fructueuse collaboration qui la lie au réalisateur Tarsem Singh : The Cell (2000), thriller horrifique offrant un rôle à contre-emploi à Jennifer Lopez, The Fall (2006), fresque onirique à la démesure inégalée, Immortals (2011), péplum mythologique et enfin Mirror Mirror (2012), exubérante relecture de Blanche Neige pour laquelle Ishioka décrochera une nomination aux Oscars. Décédée en 2012, Eiko Ishioka laisse derrière elle un passionnant corpus d’œuvres, récemment présenté au MOT Museum de Tokyo lors de l’exposition monographique Blood, Sweat, and Tears – A Life of Design.

Mishima: A Life in Four Chapters, Paul Schrader, 1985

Cleopatra
Joseph L. Mankiewicz
1963

Film de toutes les démesures, Cléopâtre est un monument à plus d’un titre. D’une durée de quatre heures (alors que Mankiewicz, son réalisateur, souhaitait sortir deux long-métrages de trois heures chacun !), le récit retrace la vie tumultueuse de la célèbre reine d’Égypte. Difficile de ne pas faire de parallèle avec son tournage étalé sur deux longues années, interrompu à cause d’importants soucis de santé d’Elizabeth Taylor, son actrice principale, ou encore suite à la relocalisation de son décor ! Les jeux Olympiques d’été de 1960 se passent alors à Rome, obligeant la production à changer son projet initial et à s’installer en Angleterre. Mais le climat britannique est bien différent de celui du bassin méditerranéen, et la pluie et le brouillard peinent à simuler la ville d’Alexandrie. Le décor et les palmiers importés supportent mal les intempéries. La Twentieth Century Fox prend alors la décision de démonter les plateaux et de les reconstruire dans les studios italiens de Cinecittà. C’est ainsi que le forum romain reprend des couleurs ! Mankiewicz demande à John de Cuir, en charge des décors, de construire la fameuse place en gonflant ses proportions de deux à trois fois par rapport à l’originale, afin de la rendre plus impressionnante. Lors de l’arrivée de Cléopâtre à Rome, la reine arrive sur un trône d’or porté par des serviteurs, suivi d’une réplique de Sphynx de dix mètres de haut sur vingt mètres de long. Quant aux intérieurs, ils ne manquent pas non plus de panache. La chambre de la protagoniste principale est synonyme d’opulence, avec ses palmiers dorés, ses colonnes, ses drapés et sa vaisselle sertie de (fausses) pierres précieuses. Souvent cité par Andy Warhol comme l’un de ses films favoris, Cleopatra raflera quatre Oscars lors de la cérémonie de 1964, récompensant son esthétisme (meilleure photographie, meilleure direction artistique, meilleure création de costumes, meilleurs effets visuels), laissant bredouille les acteurs et Mankiewicz. Longtemps considéré comme le film le plus cher d’Hollywood, éreinté par la presse à scandale en raison de la liaison des deux acteurs principaux (tous deux mariés par ailleurs, offrant à Taylor son quatrième divorce), l’histoire rocambolesque de Cléopâtre est généreusement commentée dans le documentaire Cleopatra: The Film That Changed Hollywood (2001), parfait complément à cette fresque épique.

Cleopatra, Joseph L. Mankiewicz, 1963

Texte de Justin Morin

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Cultivons
notre jardin

Justin Morin

À la direction artistique de Loewe depuis 2013, Jonathan Anderson a mis en place, saison après saison, une identité forte pour l’historique maison espagnole. Subtile mélange d’expérimentation stylistique et de savoir-faire artisanal, les collections dessinées par Anderson cultivent leur singularité et ne cessent de surprendre. Si, du fait de ses références artistiques, certains classent le designer dans la catégorie des intellectuels, il faut souligner son sens du décalage, glissant ici ou là quelques notes d’humour qui parfont sa signature. Ainsi, il est intéressant de voir comment le créateur anglais s’empare du parfum, domaine généralement régi par de nombreuses règles commerciales. Entre identités visuelles radicales, audaces olfactives et goût pour l’objet, les parfums Loewe ne font aucune concession. Analyse.

Fondée en 1846, la maison Loewe a bâti sa réputation sur la qualité de ses articles en cuir, avant de se lancer dans le prêt-à-porter féminin dans les années 1970. Suivant cette politique de diversification, le premier parfum, sobrement intitulé L Loewe, verra le jour en 1972. En 2013, Jonathan Anderson est nommé directeur artistique de l’institution espagnole acquise par le groupe LVMH en 1996. Si la marque est respectée pour son histoire, son style n’est pas clairement défini. Le créateur anglais devra donc mettre en place une vision globale, des collections de prêt-à-porter à l’identité visuelle des produits et des espaces de vente. Déjà à la tête de sa propre marque, Jonathan Anderson a débuté en tant que visual merchandiser, en travaillant notamment sur les vitrines de Prada. Un exercice de mise en scène régi par des contraintes d’espace, de lisibilité et de créativité. Assurément, cet apprentissage aura été bénéfique au reste de sa carrière. C’est en 2016, trois ans après son arrivée à Loewe, qu’Anderson lance sa première fragrance. Son nom est explicite. Bien loin du champ lexical des fleurs et autres synonymes de féminité si appréciés par l’industrie du parfum, 001 joue la sobriété et annonce un programme. Ici c’est le jus qui prime, et non le décorum qui l’entoure.

Réalisé en collaboration avec Emilio Valero, qui fut le nez de la maison pendant plus de deux décennies, 001 combine notes de jasmin, lin et musc. Sa composition résume les intentions du britannique : sophistiquée mais facile à porter, légère mais jouant les contrastes. Quant à son écrin, il sera la matrice du projet visuel pensé par Anderson. Là où la stratégie la plus répandue consiste à développer un flacon pour chaque parfum, afin de l’identifier, de le différencier et de le rendre désirable, Jonathan Anderson décide de réunir les créations de Loewe Parfums sous la forme d’une collection reprenant le même flacon. Sa forme est celle d’un rectangle debout. En verre transparent, il est décoré d’un autocollant blanc qui reprend le nom de la fragrance. Chaque flasque est fermée par un bouchon de bois cylindrique. Seul signe distinctif visuel : la couleur des flacons, allant du transparent neutre au rouge, déclinant le spectre chromatique avec quelques surprises comme l’effet « coup de pinceau » métallisé pour Aura Floral et Aura Pink Magnolia. Classiques de la maison et nouvelles créations se retrouvent donc dans cette gamme joliment baptisée Botanical Rainbow.

 

 

 

Placés côte à côte, ces blocs de verre forment une palette de couleurs à l’irrésistible simplicité. Ils séduisent le regard avant d’intriguer l’odorat. On retrouve dans ce kaléidoscope chromatique toute la sensibilité d’Anderson, grand amateur d’art. Cet arc en ciel botanique évoque les sculptures en résine de Roni Horn. L’expérience visuelle ne s’arrête pas là. Ou plutôt, elle débute en amont, dès le packaging. Avant de révéler leur couleur, les flacons reposent dans des boîtes au design sobre. Chacune d’entre elles reproduit une nature morte signée Karl Blossfeldt, figure majeure de la photographie, célébré depuis plus d’un siècle pour son inventaire des formes et structures végétales fondamentales.

Tout en affirmant les références artistiques du créateur anglais, ces images rendent hommage à la richesse de la nature.
Dans la continuité de cette démarche, Jonathan Anderson a imaginé une collection destinée à l’espace domestique. Celle-ci décline les fragrances en bougies, savons, parfums d’intérieur en spray ou sous forme de bâtonnets diffuseurs. Si les parfums sont communément des créations qui mettent en avant des combinaisons d’odeurs complexes, cherchant à brasser les univers à travers une formule unique (magique ?), ici le parti pris est à l’exact opposé. Plutôt que de mélanger les senteurs, chaque création met à l’honneur une plante. Ainsi la gamme se compose de Beetroot [betterave], Oregano [origan], Tomato Leaves [feuilles de tomate], Ivy [lierre], Honeysuckle [chèvrefeuille], Luscious Pea [pois de senteur], Liquorice [réglisse], Juniper Berry [baie de genévrier], Scents of Marihuana [senteur de marijuana], Coriander [coriandre] et Cypress Balls [cônes de cyprès]. Réalisés par Nuria Cruelles, actuel nez de la maison Loewe depuis 2018, ces parfums font le pari de l’ingrédient unique :

« Nous n’avons jamais été tentés de combiner ces senteurs avec d’autres fragrances. De la même manière que Blossfeldt a montré la beauté des fleurs et des plantes à travers leurs structures apparemment simples, mais étonnantes, nous avons voulu recréer le plus fidèlement possible les parfums des plantes dont nous nous sommes inspirés. C’était d’ailleurs l’idée de Jonathan Anderson pour cette collection de parfums d’ambiance d’éviter toute fioriture lors du mélange des essences. Alors que nous traversons un moment où nous avons besoin de nous sentir proches de la nature, nous nous en sommes inspirés et l’avons apportée à l’intérieur de chaque maison avec l’idée que ces parfums puissent transporter à la campagne ou dans une serre. »

Les flacons reprennent la forme rectangulaire de la gamme Botanical Rainbow, en y ajoutant des bouchons cylindriques en céramique vernie au toucher propre d’un cuir. Les visuels des packagings, signés Erwan Frotin, sont des natures mortes mettant en avant la beauté de chacune des plantes sélectionnées, dans un chatoyant jeu de couleurs. Simples, par l’unicité de leur senteur, mais sophistiqués, par leurconception globale – de l’image qui décore les boîtes au design de leur flacon, en passant par le vocabulaire employé pour les décrire – ces parfums jouissent d’un double statut : à la fois senteur intangible et objet aux qualités hybridant artisanat et industrie. Ce rapport à l’objet, on le retrouve très clairement dans les bougies parfumées de la collection de parfums d’intérieur. S’il existe des bougies présentées, assez classiquement, dans des pots de terre cuite émaillée, une version tautologique complète la collection. Moulée sous la forme d’un chandelier d’inspiration Louis XIV, la sculpture de cire est à la fois support et matière. Dès lors qu’il se consume, le bougeoir disparaît progressivement en laissant un effluve parfumé. On pense aux œuvres en cire d’Urs Fischer, commentaire doux-amer du temps qui passe inexorablement. À noter que Loewe propose également un coffret d’échantillons de cire de ces senteurs végétales. La proposition est si atypique qu’elle a, elle aussi, tout le potentiel pour devenir un objet de collection. Présentées sous forme de disque de cire coloré, frappées du logo de la maison, ces galettes servent à identifier les onze fragrances existantes. Blocs de couleurs pures, n’ayant aucune autre fonction hormis celle de présenter une odeur, elles rappellent le travail pop de Damien Hirst et ses Spot Paintings.
Bien évidemment ces interprétations et ces parallèles avec l’histoire de l’art ne sont pas au centre du discours des parfums Loewe, mais il est certain que les intérêts et la curiosité de Jonathan Anderson infusent ses propositions. À ce sujet, nous avons demandé à Nuria Cruelles comment naissaient les nouvelles fragrances qu’elle mettait au point. « Nous commençons à travailler à partir d’un briefing de ce que Jonathan souhaite créer pour chaque projet. Ensuite, j’essaie de recueillir des essences qui pourraient s’inscrire dans ce cadre tout en enrichissant la palette d’ingrédients lors de promenades ou de recherches approfondies. En parallèle, je collecte des senteurs de ma mémoire olfactive et j’expérimente en laboratoire pour voir si elles conviennent. Ce sont généralement des ingrédients utilisés en parfumerie que j’aime amener dans le contemporain en proposant de nouvelles structures. C’est le cas du galbanum que l’on retrouve dans la composition de Paula’s Ibiza. » Car au-delà de ces collections à l’approche sérielle, les parfums Loewe continuent de proposer de nouvelles fragrances comme autant d’histoires individuelles et satellitaires. C’est le cas de Paula’s Ibiza, lancé en 2020. Nuria Cruelles commente : « Nous avons fait beaucoup de fragrances depuis mon arrivée, mais Paula’s Ibiza a été particulièrement importante en raison de la dimension du projet : c’est la première dédiée à une collection de mode. Pour celle-ci, le briefing était de traduire l’île d’Ibiza en senteur : son côté bohème, l’odeur de ses côtes et son aspect irrévérencieux. Jonathan m’a montré l’histoire de Paula’s Ibiza, boutique de l’île, ainsi que la collection Loewe qu’il a imaginée en hommage à ce magasin historique. » Le flacon cylindrique en verre affichant un dégradé façon coucher de soleil, coiffé d’un bouchon bleu ciel, se loge dans un écrin reprenant l’imprimé de sirènes crée dans les années 1970 par Amin Heinemman et Stuart Rudnick, les fondateurs de Paula’s Ibiza. Unisexe, la fragrance mise donc sur une interprétation moderne du galbanum, sur laquelle se superposent eau de coco, huile de mandarine malgache, bois flotté, lys des sables et fleurs de frangipanier. Alors que Cruelles et Anderson développent actuellement de nouvelles créations qui devraient voir le jour en 2023, leur collaboration témoigne d’une richesse sensorielle – de l’odorat à la vue en passant par le toucher – galvanisante. Un parti pris qui démontre que l’industrie du parfum peut faire le pari de la singularité tout en restant accessible et désirable.

L’étrange et le beau

Au-delà des normes, le photographe Tom Blesch fait se rencontrer l’étrange et le beau et redéfinit ainsi ces deux concepts.

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C.Q.F.D. du cinéma
à l’ère des séries

Luca MarchettiThibaut de Saint-Maurice

Cinéma et séries télévisuelles, on pourrait croire qu’il s’agit plus ou moins de la même chose. L’un se regarde en salle, les autres se consomment potentiellement partout. Le film est compact, tandis que la série nous entraîne dans une narration itinérante. Mais il est toujours question d’images en mouvement, d’histoires, d’acteurs… et de gros budgets. J’en ai discuté avec Thibaut de Saint-Maurice, philosophe, afin de comprendre pourquoi, d’après lui, ces deux spécimens culturels n’ont rien à voir l’un avec l’autre.

Luca Marchetti
Depuis maintenant deux décennies on ne cesse de questionner le futur du cinéma, mis à mal par l’engouement global pour les séries. Comment un genre si proche du cinéma a pu s’imposer comme forme narrative incontournable dans notre présent ?

Thibaut de Saint-Maurice
Avant de s’incarner en un produit télévisé de grande consommation, le « mode sériel » est depuis la nuit des temps une façon pour les humains de « raconter la vie » et d’en transmettre la mémoire. La généalogie des séries remonte aux histoires orales et aux contes populaires anciens. Puis il y a eu le feuilleton… La période qui va de la fin des années 1970 aux années 2020 n’est, pour les spécialistes, que le troisième âge (d’or !) de la série. On pourrait l’appeler le « tournant ethnographique » ; lorsque les séries ont commencé à documenter la vie ordinaire en se penchant sur des univers professionnels singuliers qui génèrent des formes de pouvoir sur la vie réelle des gens, comme le commissariat, l’hôpital… Et d’autres milieux peu accessibles au regard des gens communs.

Luca Marchetti
Pourtant ces milieux ont aussi été l’objet de nombreux films. D’où vient donc la spécificité des séries vis-à-vis du langage cinématographique ?

Thibaut de Saint-Maurice
Comme le cinéma, la série a fourni un traitement critique, ou alors une célébration de ces lieux de pouvoir. Mais pour le faire de manière percutante et efficace elle a de son côté le « long terme » et la possibilité de raconter des situations complexes en les découpant en épisodes successifs, ce qui permet aussi une incroyable flexibilité scénaristique… tout peut évoluer, voire s’inverser au fil du temps. Ce sont des aspects essentiels pour investir les coulisses de réalités peu accessibles au plus grand nombre.
Un autre facteur de réussite, d’ordre stratégique, tient au fait que la plupart des séries a été portée par des chaînes du câble qui ont incessamment besoin de nouveauté et de pousser de plus en plus loin le curseur des intrigues, de la caractérisation des personnages et des formats.

Luca Marchetti
Le cinéma a depuis sa naissance essayé de donner une interprétation du réel et, dans certain cas, il a carrément souhaité proposer une version alternative de certains faits historiques. Peut-on s’attendre à ce que la série en fasse de même ?

Thibaut de Saint-Maurice
Absolument. La « grammaire communicationnelle » de la série décrite plus haut s’insère toujours dans un contexte social spécifique. Aujourd’hui on a le sentiment que les mécanismes qui font tourner le monde ne cessent de se complexifier. Et la compréhension de ses rouages demande souvent des compétences que nous n’avons pas. Il suffit de penser à la crise de confiance politique au sein des grandes démocraties analysée par le sociologue Anthony Giddens.

La Femme sans visage (Kvinna utan ansikte), film de Gustaf Molander, scénario d’Ingmar Bergman, 1947.
Extrait du livre Ingmar Bergman et ses films de Jean Béranger, édité par Le Terrain Vague, Paris, 1959.
Bibliothèque Alexandru Balgiu

En mettant en scène les coulisses du système, la série a une fonction pédagogique et même sans le vouloir, elle aide à réparer la confiance en l’institution. Elle transforme le spectateur en expert !

Luca Marchetti
Il y a une dizaine d’années, en constatant l’impact des grands blockbusters chinois sur le marché cinématographique international, certains se demandaient si le cinéma était en passe de devenir le « nouvel opium du peuple ». Est-ce que ce ne sont pas les séries qui auraient dû être pointées du doigt ?

Thibaut de Saint-Maurice
Pas du tout. Les séries, quoi qu’on en dise, développent chez le spectateur des compétences et des points de vue très divers, et inclut une expertise d’ordre démocratique et citoyen. Elles peuvent également stimuler un certain sens critique et une pensée individuelle qui n’est pas sans impact sur les questionnements existentiels et métaphysiques de chacun.

Luca Marchetti
Peut-on voir des emprunts linguistiques entre série et cinéma ?

Thibaut de Saint-Maurice
Pas beaucoup en fait. La série télé s’est construite indépendamment du cinéma : des éléments comme le générique, des pauses dans la narration censées accueillir les coupes publicitaires, le résumé des épisodes précédents qui suggère toujours une interprétation des événements racontés, mais aussi la technique de réalisation qui se fait souvent en présence d’un public face à deux-trois plateaux de tournage en intérieur qui se succèdent, les cadrages serrés… Tout ça confère à la série un langage tout à fait original. J’ajouterais aussi la présence cruciale de la figure du showrunner. Ce n’est pas un scénariste, ni un réalisateur, mais plutôt le « directeur artistique » de la série. Au cinéma cela n’existe pas. Le profil le plus proche est l’auteur-réalisateur dans le domaine des films d’essai. Dans le showbusiness contemporain, le showrunner a une légitimité et une « autorialité » que le réalisateur n’a pas…

Luca Marchetti
Il y a quand-même eu une filiation esthétique entre le cinéma et les séries, notamment au niveau de la photographie et de l’esthétique générale des images…

Thibaut de Saint-Maurice
Games of Thrones est souvent citée parmi les séries les plus proches de l’esthétique cinématographique, avec beaucoup de plans larges et beaucoup de tournages en extérieur. Ceux-ci restent quand-même limités en nombre et l’effet spectaculaire final tient surtout aux effets spéciaux numériques ajoutés en phase de post-production. Je citerais plutôt le jeu vidéo que le cinéma en tant que référence.
Dès les années 2010 on a vu arriver une génération de nouvelles séries avec une qualité esthétique remarquable, comme Mad Men. Ces séries qu’on rapproche le plus souvent du cinéma, visent la reconstitution historique ou la recréation « d’ambiances » typiques d’une époque ou d’un lieu… comme le néo-western Dead Wood. Mais il reste toujours une différence fondamentale entre les deux genres : la série est toujours portée par les dialogues, par la dynamique entre les personnages et non pas par la mise en image ou le récit, contrairement au cinéma. Ce qu’on valorise vraiment dans les séries c’est la vie ordinaire, la reconstitution des formes de vie d’une époque, d’un lieu, d’une famille comme dans Downtown Abbey, jusqu’au « normal de l’extraordinaire » quand il s’agit de dévoiler au monde le protocole royal dans The Crown.

Luca Marchetti
Et inversement alors ? Quels sont les apports de la série au cinéma contemporain, par exemple au niveau de la définition du film et du design des personnages ?

Thibaut de Saint-Maurice
Sur le plan de la conception même du film, le format de la série a systématisé au cinéma la logique des franchises « à thème » telles que les réactualisations de Superman ou Batman en y incluant le principe peu orthodoxe de sequels et de prequels bien que ceux-ci ne soient pas toujours justifiés par les sources originales de ces histoires (livres, bandes dessinées etc.). En deuxième lieu, la série a familiarisé le public avec des personnages aux vies complexes et des intrigues à rallonge même pour des blockbusters très populaires. Le personnage idéal de la série, à la fin du récit, a peu en commun avec ce qu’il était au début. De même, en ce qui concerne les intrigues, la série raconte des histoires de transformation, de révolution et de mutation. C’est essentiellement l’inverse de ce sur quoi le cinéma s’est construit, à savoir la définition d’un type humain,d’un état d’esprit, d’un caractère, d’un moment singulier de l’histoire. Le cinéma « fige » et définit un mode narratif statique, dans la série tout est mobile.

Luca Marchetti
Peut-on imaginer que le « grand saut » du cinéma dans le futur se produira lorsque le film se détachera du contexte de sa diffusion, notamment la salle : à l’image des séries qui vivent aussi bien à télé – pour laquelle elles sont nées – que sur un smartphone, sur un écran home cinéma 4K, ou encore dans une salle…

Thibaut de Saint-Maurice
Oui probablement. Mais le pas à franchir n’est pas anodin car le cinéma est le résultat d’un médium (le dispositif que vous décrivez), alors que la série est le résultat d’un nouveau « regard », notamment celui qui a été porté sur l’ordinaire, sur l’intime.

  Carolien Niebling, The Sausage of the Future, 2017. Projet soutenu par l’ECAL et publié par Lars Müller Publishers.

Un autre obstacle à cela est le fait que le cinéma est né comme un art de l’image tandis que la série est un art de la conversation et du dialogue. Paradoxalement elle est plus proche de la radio que du cinéma !

Réchauffement

Peaux suintantes et lignes de bronzages absurdes,
la photographe Camille Summers-Valli commente l’inaction face à l’urgence climatique.

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Quand les talons
pour hommes
s’ensanglantent

Antoine Bucher

Si aujourd’hui un homme en perruque, talons et maquillage a de grandes chances d’appartenir à un programme télévisé de RuPaul, au XVIIe et XVIIIe siècles, ce type de description correspond facilement à un membre masculin de l’aristocratie européenne.

Au XVIIe siècle, les nobles prennent notamment de la hauteur grâce à leurs chaussures et c’est d’abord aux pieds des hommes que les talons hauts s’installent dans les cours royales. La fréquentation diplomatique des ambassadeurs de Perse au début du XVIIe siècle cultive la curiosité pour ce qu’on appelle alors l’Orient et la mode des souliers à talons gagne progressivement les courtisans inspirés par ceux des cavaliers perses qui leur permettent de caler les pieds dans les étriers. Alors que sous Louis XIV, les représentations de mode masculine abondent avec le développement de la gravure de mode sous l’impulsion notamment des éditeurs d’estampes Jean Dieu de Saint-Jean et la famille Bonnart, de nombreuses eaux-fortes représentant les tenues en vogue n’oublient pas de représenter ces souliers qui rajoutent de la hauteur aux grands du monde sur les centaines d’images qui sortent des presses de la rue Saint-Jacques, haut lieu de l’estampe française (cf. illustration). Si ces gravures de mode imposent à partir de 1670 un format vertical standardisé présentant un personnage en pied dont la parure est détaillée avec soin, mais au visage indifférencié, la paternité des tendances de mode peut être attribuée à certains personnages de la cour. Ainsi, le duc d’Orléans, le frère du roi, qu’on appelle alors Monsieur est croqué par Saint-Simon dans ses Mémoires en 1701 comme un amateur portant à ses pieds les modèles de talons les plus importants : « C’était un petit homme ventru, monté sur des échasses tant ses souliers étaient hauts, toujours paré comme une femme, plein de bagues, de bracelets et de pierreries partout, avec une longue perruque tout étalée devant, noire et poudrée et des rubans partout où il pouvait mettre, plein de sortes de parfums, et, en toutes choses, la propreté même. »
Monsieur, alors l’un des personnages les plus important du royaume, mais aussi un expert en débauche, ajoute une touche de couleur aux talons de l’aristocratie. Lors d’une nuit de fête de 1662, le frère du roi finit avec son entourage sa soirée dans l’anonymat des tavernes du cœur de Paris et traverse notamment le quartier de la Grande Boucherie près du Châtelet. Le sang des animaux colore les talons du fêtard et le roi s’en inspire en commandant à son cordonnier des talons rouges. Ils deviennent alors une mode à Versailles puis à la cour d’Angleterre par l’entremise du cousin de Louis XIV, le roi Charles II. Un rare exemplaire d’une version habillée d’une estampe des années 1690 représentant le souverain français met l’accent sur cette nouvelle tendance. Publiée par l’éditeur Antoine Trouvain, la gravure finement découpée comporte des parties ajourées habillées de morceaux de textile. Ce type d’objet réservé aux collectionneurs les plus fortunés de la fin du XVIIe siècle voit ici les talons royaux laisser apparaître un morceau de tissu rouge. Ce montage réalisé dans ce cas à l’époque diffère de la version originale de l’eau-forte qui ne différencie pas le talon et le corps de la chaussure. Pour les clients de ce type d’œuvres, plus chères encore que les versions rehaussées en couleurs à la main, il semble alors important de mettre l’accent sur les pieds du roi. Quelques années plus tard, le peintre Hyacinthe Rigaud ne manque pas de souligner de rouge les talons du roi dans son magistral portrait de Louis XIV en costume du sacre qu’il réalise en 1702. La tendance dure et ouvre la voie à l’utilisation aux XVIIIe et XIXe siècles de l’expression « les talons rouges » pour décrire les nobles et notamment les courtisans. Le Dictionnaire Universel de 1896 décrit un talon rouge comme « un homme de la cour qui avait des talons rouges à ses souliers ce qui était une marque d’élégance et de distinction », mais la synecdoque sous-entend également de grandes manières et une affectation certaine, à l’image des plus importants courtisans du royaume. En 2019, le Metropolitan Museum associe d’ailleurs Monsieur, l’inventeur de ces talons colorés, au développement du « camp » lors de l’exposition Camp Notes. La mode des semelles rouges couplées à des talons aiguilles est, elle, une histoire d’un autre genre…

Jean dieu de Saint-Jean, Homme de Qualité en Surtout, 1683.   Librairie Diktats

Scénario

Néo-réalisme en couleurs, l’histoire du cinéma italien se redéploie dans les clichés de Luigi Ghirri, photographe célébré pour son sens de la composition.

Répétition

Comment l’intime surgit de l’apprentissage et de la répétition ? Le photographe Parker Woods capture ce moment où le jeu devient émotion.

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La voyageuse
contemplant
une mer de nuages

Simone Rocha

La collection Printemps 2022 de Simone Rocha a conduit le public dans l’église médiévale de St Bartholomew-the-Great à Londres dont l’atmosphère lugubre et sinistre, mais également sublime et sacrée, offrait une ambiance parfaite pour les silhouettes de la créatrice. Pendant que les mannequins défilaient sur le podium, le spectateur avait l’impression d’assister à un baptême allégorique, les vêtements évoquant les tenues revêtues pour une cérémonie chrétienne qui semble devenir, d’une certaine manière, troublante et poignante. En jouant avec la thématique de l’enfance, de la naissance, mais aussi de la maternité, Simone Rocha parvient à célébrer le corps féminin dans l’expérience de l’accouchement et de l’adaptation au rôle de mère. Nous avons rencontré la créatrice pour parler de ses inspirations pour la collection et de sa méthodologie de travail.

Lorsqu’on lui a demandé s’il existait un lien entre ses expériences personnelles et ses créations – au moment de la présentation de la collection, elle venait d’avoir son second enfant – Simone Rocha a répondu :

« Je trouve difficile de concilier les deux, donc je suppose que ma situation authentique de maternité s’est naturellement infiltrée dans mon travail. »

Cette « infiltration naturelle » n’est donc pas simplement une inspiration fugace, mais doit être considérée davantage comme une évolution organique de la vie de la créatrice et de son approche des créations.
Le printemps 2022 marque en effet le 10e anniversaire de sa première collection griffée Simone Rocha. Tout au long de la décennie, elle est parvenue à développer certaines caractéristiques clés qui sont restées des constantes dans chaque collection. Parmi les détails qui définissent l’identité de la marque on retrouve l’exagération des dimensions de certains éléments tels que les cols et les manches, l’utilisation impulsive de volumes démesurés sur des silhouettes classiques et enfantines et celle de symboles irlandais et catholiques comme ornements. Après avoir obtenu une licence en mode au National College of Art and Design de Dublin, Simone a suivi le Master de mode du Central Saint Martin’s College de Londres, dont elle est sortie diplômée en 2010. C’est là qu’elle a pu travailler sur différents textiles et découvrir les possibilités qu’ils offrent pour créer un vêtement :

« Je me suis toujours intéressée aux silhouettes et aux volumes, j’ai toujours aimé les déplacer, jouer avec les proportions, exagérer les détails et travailler avec les tissus dans les mains. Il faut être mis au défi et bousculé, l’expérimentation est donc cruciale. Mais les créations en elles-mêmes résultent toujours de la collaboration avec mon équipe et nous avons maintenant une signature qui résonne dans chaque collection. »

Le jeu avec les possibilités offertes par le studio de mode fait partie de l’ADN de la créatrice. En effet, son père, John Rocha, est un créateur installé à Dublin qui travaille dans l’industrie de la mode depuis les années 1980. En grandissant, elle a baigné dans le design de mode en accompagnant son père au studio et en l’aidant à développer ses collections. Sa mère, Odette, travaille également aux côtés de son mari depuis ses débuts à Dublin et accompagne aujourd’hui Simone dans ses prises de décisions pour sa marque solo. Rocha reconnaît cette dynamique quand elle affirme :

« La plus grande chance que j’ai eue en grandissant dans un environnement aussi créatif, c’est que ma créativité n’a jamais été remise en question, elle a toujours été acceptée. »

Par conséquent, sa famille et ses racines irlandaises ont toujours joué un rôle central dans sa vie de créatrice, d’abord avec ses parents à Dublin, puis aujourd’hui avec la famille qu’elle a fondée à Londres. D’une certaine manière, ses collections sont un moyen de réinterpréter et d’analyser ses expériences personnelles, par exemple la maternité lors du défilé du printemps 2022. Il est difficile de concilier ces deux activités, et elles se déroulent donc, biologiquement, en parallèle. À ce sujet, Simone ajoute :

« Avec chaque collection, je peux mettre le doigt sur ma vie, le contexte et les événements à ce moment précis. Mes collections naissent d’abord de mes émotions et, avec elles, j’explore de nouvelles idées, des récits multiples et des sensations diverses. »

Ces sensations ne doivent pas nécessairement être toujours brillantes et éblouissantes. Ce qui ressort de l’expérience dans la collection est souvent un fil conducteur, en partie sombre, troublant :

« Je pense qu’il y a toujours un contraste, et un élément sous-jacent. »

La maternité, par exemple, apporte aussi avec elle le dérèglement du sommeil, l’insomnie, et est indissociable du corps qui a dû se transformer, presque se disloquer, pour accueillir un autre être humain. Les vêtements de Simone Rocha parviennent à célébrer avec brio cette transformation primitive et nécessaire dans laquelle de nombreuses femmes peuvent se retrouver. En ce sens, sa vision de la féminité est précise. Il était donc presque naturel de lui demander si, après une décennie, elle pourrait transposer cette vision en parfum. La créatrice pense qu’un éventuel parfum Simone Rocha sentirait « le bois brûlé et la tubéreuse. »
Sa vision personnelle s’inscrit également dans le contexte plus large de ses collections. Le cinéma, par exemple, joue un rôle important dans leur élaboration. Pour la collection Automne-Hiver 2020, par exemple, Simone a travaillé en collaboration avec le réalisateur Hugh Mulhern. Elle a utilisé le support du clip pour contextualiser davantage les silhouettes en se concentrant sur les mouvements, les effets textiles et des détails particuliers.

« J’adore travailler avec les réalisateurs de films, surtout lorsqu’ils sont comme Hugh et qu’ils ont une vision personnelle si forte. J’aime amener mes pièces dans un nouveau monde. Un peu comme lorsque j’ai fait un film avec Petra Collins et que mon travail est presque devenu un personnage du récit. »

Les réalisateurs sont capables de ré-imaginer ses vêtements et de les recontextualiser, en analogie ou en contraste avec l’idée originale. L’ensemble du processus devient un échange fertile entre les deux créateurs.
D’une manière générale, les films que Simone a cités comme sources d’inspiration alternatives sont en adéquation avec sa personnalité. En tête de liste, le grand classique Chambre avec vue, de James Ivory, un drame romantique complexe qui se déroule à Florence au début du XXe siècle. Vient ensuite In the Mood for Love de Wong Kar-Wai, une histoire d’amour située dans les années 1960 à Hong Kong, d’où le père de Simone est originaire. Elle ajoute ensuite deux films dans lesquels on peut voir des symboles internationaux du cinéma irlandais : Le Cheval venu de la mer et The Field. Plus tard, son intérêt se portera vers Londres, avec Les Chaussons rouges, une histoire d’amour tragique racontant les péripéties d’une ballerine dans les années 1940. Enfin, elle ajoute à sa liste Fish Tank, un film de la réalisatrice britannique Andrea Arnold, l’histoire de l’enfance troublée d’une jeune fille tiraillée entre famille et amants.
On est également surpris de constater que lorsqu’on lui demande si sa dernière collection – automne 2022 – pourrait être traduite en film, elle choisit précisément Andrea Arnold comme scénariste pour adapter ses vêtements en récit cinématographique. Une collaboration entièrement féminine pour repenser dans un contexte plus large les femmes Simone Rocha, personnages principaux de son récit. Elle précise qu’elle y verrait une adaptation de la légende irlandaise des Enfants de Lir. Ce mythe, qui a inspiré Le Lac des cygnes, raconte l’histoire de quatre frères et sœurs condamnés par leur belle-mère, jalouse de l’amour et de l’attention que leur accorde leur père, à passer 900 ans sous la forme de cygnes. Ainsi transformés, les enfants ne parviennent à conserver leur voix humaine que pour chanter des mélopées susceptibles d’attirer l’attention de leur père qui découvrirait enfin la vérité sur sa nouvelle épouse. Le charme n’est rompu que lorsqu’il entend sonner une cloche, la première cloche chrétienne à sonner en Irlande. À partir de là, ils peuvent mourir sous leur apparence humaine tandis que leur mémoire sera conservée grâce à ce mythe. Quand on écoute cette histoire ancienne, on remarque bien sûr la métaphore entre les élégantes créatures blanches des quatre cygnes, fascinantes à première vue mais au destin tragique,

TEXTE D'ILARIA TRAME

Le récit s’oppose à l’histoire

La photographe Greta Ilieva fait se rencontrer minimalisme et incongruité dans une mise en scène révélant toute la théâtralité des vêtements de la créatrice Simone Rocha.

Kaléidoscope

Graphique, colorée et anticonformiste, la beauté selon Casper Kofi est un jeu qui permet toutes les réinventions de soi.

Un genre de promenade

Le photographe Nicolas Kern rend hommage au cinéma italien en imaginant ces réminiscences estivales, entre aventures joyeuses et introspections mélancoliques.

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Ed cetera

Ed Atkins

Présentées sous forme d’installation déployée dans l’espace, les vidéos d’Ed Atkins sont immédiatement identifiables. On y retrouve le plus souvent un avatar dont l’aspect joue avec les limites de l’hyper-réalisme des images générées par ordinateur. Les errances de ses personnages sont l’occasion pour l’auteur de questionner le sens de la vie, et plus particulièrement de l’inévitable déclin. Ses monologues révèlent un sens du rythme singulier, à la fois à travers l’écriture textuelle – Ed Atkins a publié deux recueils de textes, A Primer for Cadavers (2016) et Old Food (2018) – et cinématographique. Cadrages et montages montrent une maîtrise du langage du cinéma et de ses effets. L’artiste britannique, né en 1982, développe donc depuis plusieurs années une œuvre complexe et fascinante, alternant entre ombre et lumière. En discussion avec le critique Piero Bisello, il revient sur les interprétations de son travail et ses productions les plus récentes.

Piero Bisello
Une de vos œuvres de 2017 (en collaboration avec Contemporary Art Writing Daily), du bois découpé au laser, indique : « Le terme de nourriture périmée [Old food] est bien sûr impropre. Il n’y a pas de périmé dans le numérique. Pas de négligence de réfrigération. On décide de lui donner cette apparence. » Old food est aussi le titre d’un de vos poèmes en prose, « un rien épique » selon vos mots. On peut y lire : « … un tas de mouches l’ont dégradé avec leurs vomissures répétées et il s’est presque liquéfié sur son support. Même s’il était devenu marron et avait fait des flaques de latex dans les poubelles, nous l’aurions sans doute quand même mangé… » Ces deux passages me rappellent que quand on y réfléchit bien la nourriture est dégoûtante, peu importe à quel point on la rend attrayante. Même le pain n’est qu’une chose morte transformée, sans parler des saucisses et du caviar. Pouvez-vous nous en dire plus sur votre intérêt récurrent pour la nourriture périmée ? Y a-t-il une volonté de repousser le lecteur/spectateur avec un produit censé être désirable ?

Ed Atkins
Une grande partie de mon travail est liée aux limites de la représentation du médium ; une grande partie de mon travail traite plus ou moins de lui-même – même et surtout si ce qu’il pourrait hypothétiquement comprendre de lui-même est en conflit assez évident avec sa vraie nature. Il s’agit souvent d’un type particulier d’anthropomorphisme délirant, qui suppose, d’une manière ou d’une autre – et cela demande d’opérer un raccourci – que l’œuvre d’art est une personne qui s’inquiète de son identité. Ou s’inquiète de savoir si elle est convaincante en tant que personne. Pour les autres et pour elle-même. Ce qui constitue un autre type de spécificité du médium, je suppose. Tout ceci n’est qu’une expérience imaginative, mais elle engendre un type particulier de relation avec le média, qui détermine la capacité à approcher un niveau élevé de fidélité dans sa représentation, quel qu’il soit. La nourriture a sûrement quelque chose de grotesque, mais en réalité, il s’agit là des processus de la vie et du numérique, de la vie et de la mort ou de la non-mort, de la rémanence et de la mortalité ; de l’aspect immortel du numérique, par opposition à sa réalité physique et à ses conséquences, ainsi qu’à l’existence mortelle et sensationnelle des individus. La nourriture est fondamentale. Il n’est pas vraiment question de désir et de répulsion, mais dans la mesure où je ne m’intéresse ni à l’apparence lisse des images ni à la cohérence lisse des phrases et de la grammaire – ou à la perte facile de toute sorte de certitude – les approches du grotesque, de l’immonde et de l’abject en tout genre font partie intégrante de mon travail.

Piero Bisello
Dans une interview de 2014, une table ronde sur l’art et le cinéma organisée par le magazine Mousse, vous avez déclaré que vous adhérez à « l’idée d’un anti-illusionnisme structurel/matérialiste, jusqu’à ce que nous ne puissions plus distinguer l’illusion de la réalité. » Pendant de nombreuses années, j’ai vu dans cette déclaration un résumé de votre philosophie de l’art, notamment celle appliquée dans vos vidéos et vos textes. Cependant, vos dessins les plus récents, que je reçois chaque jour par e-mail, semblent moins rigoureux quant à cette velléité anti-illusionniste. Pour moi, il s’agit davantage de dessins en tant que tels plutôt que de dessins sur le dessin. Pour moi, ils invoquent plus directement les émotions. Par leur biais, avez-vous tempéré votre « appel à révéler le médium », comme l’écrit Hal Foster dans son récent essai sur votre travail ?

Ed Atkins
Tout d’abord, je clarifierais cette première citation et je soulignerais le fait que mon intérêt pour le cinéma structurel/matérialiste s’oppose assez clairement à celui que je vois dans le fait de ne plus pouvoir distinguer l’illusion de la réalité. J’entends par là que le cinéma anti-illusionniste part du postulat que l’illusion est politique et éthique. Ainsi, bannir l’illusion reviendrait à bannir la possibilité de voir la vérité au-delà de l’illusion. Je pense que ce que je voulais dire, c’est que les aspirations de la technologie, et de ceux qui propagent son avenir, semblent tendre vers un point de convergence entre l’illusion et la réalité. Ce qui est intéressant en soi. Cependant, ce qui m’intéresse en premier lieu, c’est d’exposer le médium. Ce qui implique souvent d’utiliser délibérément des médias contemporains qui manifestent ouvertement leur volonté d’aboutir à une sorte de transcendance technologique, et de leur demander d’accomplir des prouesses qu’ils ne peuvent évidemment réaliser qu’imparfaitement, divulguant ainsi leur essence – ou du moins leurs aspirations. Les dessins sont une toute autre chose. Je trouve important de souligner que mes théories sur les médias et autres ne sont qu’un pan de ce que j’essaie de créer.

Piero Bisello
Vous participez à la gestion du site Web Contemporary Art Writing Daily, qui vient de publier un ouvrage intitulé Anti-Ligature Rooms. C’est une plongée dans la critique. Par exemple, le chapitre consacré au surréalisme débute par un commentaire sur une installation de Chris Burden, et se poursuit par des commentaires sur le surréalisme, le capitalisme, la société, la peinture, l’image, etc. Pouvez-vous préciser les conditions de votre participation au site Web et au livre ? J’ai entendu dire que vous écriviez plus que vous ne lisiez. Comment avez-vous abordé l’écriture d’Anti-Ligature Rooms par rapport à d’autres projets d’écriture ?

Ed Atkins
En fait, je n’ai rien à voir avec les créateurs de CAWD. J’ai travaillé avec eux à plusieurs reprises et j’ai également publié leur livre, Anti-Ligature Rooms. Mais je ne sais pas qui ils sont, et je ne suis l’auteur de rien de ce qu’ils publient. Je partage des informations et des idées avec eux, à peu près en toute impunité, et ils écrivent ce qu’ils veulent, plus ou moins. Je vous recommande cependant de les contacter. Ils sont bien meilleurs correspondants que moi.

Piero Bisello
Deux de vos projets récents ont pour sujet la famille. Dans la vidéo The Worm une femme converse avec son fils, ou disons plutôt qu’il l’écoute. Elle y parle de son passé, de sa mère en particulier. Le second projet est un ouvrage réunissant vos dessins pour enfants, dédié à votre fille – vous y mentionnez que vous avez réalisé des dessins chaque matin et les avez cachés dans sa lunch box. Comment avez-vous commencé à intégrer le thème de la famille dans votre travail ? N’est-il pas parfois gênant d’inclure des sujets personnels dans une œuvre destinée à un large public ? La fiction permet-elle de surmonter cette gêne, le cas échéant ? Dans The Worm, le fils déclare à un moment donné que « la réalité ou le réalisme est triste ».

Ed Atkins
Dans ce passage – à moitié retenu –, ce dont parle le fils c’est de la tendance de sa mère à affirmer que la réalité est triste. Que la vie est triste, que l’expérience est par essence déjà appauvrie. Et qu’il a hérité de cette tendance, mais qu’il se rebelle contre elle. L’œuvre aborde les questions d’hérédité, les traumatismes, la façon dont on se perçoit ou dont on imagine que les autres nous perçoivent, et des dégâts que cela peut causer. J’ai toujours inclus ma famille dans mon travail. De manière moins ostensible, mais elle est présente depuis le début. Tout comme l’effet de la présomption familiale, la répulsion de l’intimité, la distance, la perte, le détachement, tout cela. Il n’y a donc là rien de nouveau. Le livre de dessins rend compte d’un processus entamé sans aucune aspiration artistique, si ce n’est le processus en lui-même, et de l’existence d’un public aimant. J’ai la quasi-certitude que je ne ferai jamais mieux que les dessins. Il y a une idée d’excès, sans doute. Une intimité détournée ? Une impression de se conformer à une définition indisponible ? Une sorte de machine qui se construit chaque jour ? Imaginez-en des dizaines de milliers ; il y en a déjà quelques milliers.

Piero Bisello
Pour des raisons familiales, je n’ai pas pu assister à votre performance, Mutes, à Knokke, il y a quelques mois, mais j’ai appris que vous aviez tenté de proposer une lecture pertinente du poème The Morning Roundup de Gilbert Sorrentino. Je suppose que votre but n’était pas de parvenir à le lire correctement. Qu’est-ce qui vous a attiré vers ce poème?

Ed Atkins
Le fait est qu’il n’y a aucun moyen de l’appréhender correctement : le poème en lui-même traduit son incapacité à évoquer quoi que ce soit de vaguement réparateur qui pourrait exprimer « correctement » les sujets qu’il aborde. Quelque chose dans le langage, le ton exclamatif et la mention de la parole et des radios, m’a évoqué un mantra pour la fragilité qui s’extériorise après le deuil. J’ai utilisé le poème comme refrain d’une vidéo que j’ai réalisée il y a longtemps, Warm, Warm, Warm Spring Mouths.

Piero Bisello
Vous avez récemment écrit et mis en scène une pièce de théâtre (en collaboration avec Steven Zultanski). Elle s’intitule Sorcerer, et traite de l’amitié. Le rapport entre l’amitié et la sorcellerie me laisse perplexe. Pouvez-vous nous dire quelques mots sur la pièce et cette étrange juxtaposition qui apparaît dans son sujet et son titre ? Dans votre ouvrage A Seer Reader, « un recueil de prophéties écrites au futur » comme vous l’avez défini dans une interview pour Frieze, vous mettez également en scène un personnage magique et surnaturel. Dans quelle mesure le Seer Reader est-il un précurseur du Sorcerer ?

Ed Atkins
Il ne l’est pas encore. Le Sorcerer, je veux dire. Il n’y a pas de mystère à résoudre dans le titre en tant que descripteur. Je ne pense pas avoir jamais créé une œuvre qui soit une énigme à résoudre. Il n’y a pas de sujet, non plus. Il y a de la magie, mais aussi du réalisme, de l’onanisme spécifique au médium et bien d’autres choses encore. En ce qui concerne A Seer Reader, il exprime une sorte de fascination de longue date pour l’aspect magique du langage. Ou pour la magie en tant que langage. Crowley a dit : « La magie est une maladie du langage. » Mais peu importe.

Ed Atkins, Refuse.exe, (still), 2019-2020.
Simulation 3D en temps réel sur 2 écrans avec son — boucle de 15 minutes.
Avec l’aimable autorisation de l’artiste, de Galerie Isabella Bortolozzi (Berlin),de Cabinet Gallery (Londres), de dépendance (Bruxelles) et de Gladstone Gallery (New York).

Ed Atkins, Refuse.exe, (still), 2019-2020.
Simulation 3D en temps réel sur 2 écrans avec son — boucle de 15 minutes.
Avec l’aimable autorisation de l’artiste, de Galerie Isabella Bortolozzi (Berlin),de Cabinet Gallery (Londres), de dépendance (Bruxelles) et de Gladstone Gallery (New York).

Ed Atkins, Untitled, (still), 2018.
Vidéo avec son, boucle de 5 minutes et 30 secondes.
Avec l’aimable autorisation de l’artiste, de Galerie Isabella Bortolozzi (Berlin),de Cabinet Gallery (Londres), de dépendance (Bruxelles) et de Gladstone Gallery (New York).

Ed Atkins, Good smoke, (still), 2017.
Vidéo avec son surround, boucle de 16 minutes et 40 secondes.
Avec l’aimable autorisation de l’artiste, de Galerie Isabella Bortolozzi (Berlin),de Cabinet Gallery (Londres), de dépendance (Bruxelles) et de Gladstone Gallery (New York).

Ed Atkins, The worm, (still), 2021.
Vidéo avec son, boucle de 12 minutes et 40 secondes.
Avec l’aimable autorisation de l’artiste, de Galerie Isabella Bortolozzi (Berlin),de Cabinet Gallery (Londres), de dépendance (Bruxelles) et de Gladstone Gallery (New York).

Je voulais écrire quelque chose qui pointe directement vers le futur. Donc tout a été rédigé au futur simple. Tout y est une promesse inébranlable. Sorcerer aurait pu s’intituler autrement. Mais ce n’est pas le cas. Il s’intitule Sorcerer, et si vous avez besoin d’une baguette magique, c’est d’une baguette fantastique à tenir en regardant la pièce.

Distance focale

La photographe Maisie Cousins met en scène le futur du maquillage en jouant avec les textures, les matières et les couleurs dans une explosion organique et pop.

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Les goûts et les couleurs

Carolien Niebling

En utilisant la nourriture et la nature pour proposer des perspectives alternatives dans le domaine du design, Carolien Niebling élargit notre approche des pratiques alimentaires en faisant de la saucisse une métaphore de la nécessité de repenser notre attitude vis-à-vis de l’alimentation quotidienne. La saucisse est abordée comme un véritable objet de design, à réimaginer et à conceptualiser. La particularité du travail de Carolien Niebling réside dans l’échange constant entre les domaines de l’alimentation et de la recherche scientifique, équilibrant élégamment innovation et imagerie délicate pour incarner son concept. Grâce à l’utilisation astucieuse de la photographie et des images en mouvement, la nourriture peut être décontextualisée et se présenter comme un produit évocateur dans son essence pure. En étudiant ses apparences et ses formes diverses, Carolien Niebling évoque des perspectives visionnaires pour l’avenir de l’alimentation et du design de produits.

Ilaria Trame
Sur votre site web vous vous définissez comme une « Food Futurist ». Pouvez-vous nous expliquer ce que vous entendez par là ?

Carolien Niebling
« Food Futurist » est simplement une formule pour manifester mon intention de travailler sur l’alimentation sans perdre de vue l’avenir. J’ai une formation en design de produits et, à ce titre, je réfléchis aussi en tant que designeuse de produits. C’est une sorte de jeu de mots sur le lien entre les deux identités.

Ilaria Trame
Votre ouvrage The Sausage of the Future [la saucisse du futur] est votre œuvre la plus connue. La saucisse y est considérée comme une métaphore de la multitude de possibilités qui s’offrent à nous en matière de nutrition si nous voulons réduire notre consommation de viande. J’aimerais connaître votre méthodologie de travail lors de l’étape de réflexion et lorsque vous envisagez les différents ingrédients qui pourraient se présenter et nourrir votre concept. Avez-vous voyagé, vous êtes-vous inspirée de différents lieux et cultures, avez-vous expérimenté différentes alternatives alimentaires ?

Carolien Niebling
Pour être tout à fait honnête, lorsque j’ai commencé le projet, je n’étais pas une mangeuse incroyablement « téméraire ». J’aimais simplement essayer de nouveaux plats par curiosité. Avec ce projet j’ai vraiment réussi à réunir ma passion pour le design et mon intérêt pour la nourriture.
J’ai commencé à faire des recherches sur la saucisse parce que j’ai toujours pensé qu’elle était, en un sens, un aliment incompris. Les gens disent souvent : « Je n’en mange pas parce que je ne sais pas ce qu’il y a dedans. » Mais cette crainte est injuste car les bouchers ne cherchent pas à cacher les ingrédients qu’ils utilisent. Il s’agit simplement d’utiliser les restes de viande et d’en faire quelque chose de bon. Si vous avez peur de la saucisse, vous devriez avoir peur de son producteur et de tous les autres aliments qu’il confectionne. En menant des recherches, j’ai acquis un grand respect pour cet aliment.

  Carolien Niebling, The Sausage of the Future, 2017. Projet soutenu par l’ECAL et publié par Lars Müller Publishers. Collage d’Emile Barret.

La saucisse a en fait été créée il y a 5 000 ans grâce à une maîtrise efficace de la boucherie, à une époque où il ne fallait gaspiller aucun aliment. On mettait dans une peau les restes de la production de viande et on les assaisonnait de sel pour qu’ils se conservent mieux. Par conséquent, elle a réussi à changer un mode de vie, car à l’époque, elle permettait d’emballer les sources de nourriture, de voyager plus loin et de rester à l’étranger beaucoup plus longtemps, pour l’exploration.

Au départ, j’ai commencé par m’intéresser à différentes saucisses venues du monde entier. Chaque région du monde a la sienne ; cela me fascine et m’inspire. En même temps, je me suis promis d’essayer tous les types de saucisses que je trouverais au cours de mes voyages ; le résultat a été très surprenant. La forme est la même, mais l’expérience est à chaque fois complètement différente. En ce sens, elle s’apparente pour moi à un élément de design ; elle est fabriquée comme une chaise ou une lampe. Il faut qu’elle ait un look, qu’elle soit constituée d’éléments qui répondent à une certaine logique et qu’elle ait une durée de vie, tout comme un produit.

Ilaria Trame
Comment le public a-t-il réagi à votre projet ? A-t-il compris les différentes possibilités que peut offrir la saucisse ?

Carolien Niebling
Les réactions ont été très différentes selon les publics. À New York, par exemple, l’accueil a été incroyablement impressionnant, pour ne pas dire hostile. D’un côté, il y avait des gens qui venaient directement me parler pour remettre en question ma théorie, comme si je leur proposais une réponse unique à un problème. D’autres, en revanche, étaient beaucoup plus enthousiastes à l’idée de voir le projet évoluer. En Europe, c’était assez différent. En Allemagne et aux Pays-Bas, au départ, le public était un peu méfiant, il ne comprenait pas l’intérêt de ma recherche. En revanche, en Italie, en Suisse, en France, en Espagne et au Royaume-Uni, il s’est montré très enthousiaste. En Nouvelle-Zélande, il a vu en moi une visionnaire. Je ne sais pas pourquoi mon travail a suscité des réactions aussi diverses. Pour moi, c’est presque naturel, puisque de toute façon il existe des saucisses différentes de par le monde. J’ajoute simplement davantage de légumes et je propose des modifications de la recette.

Ilaria Trame
Je suis également curieuse de savoir, compte tenu de votre formation de designer de produits, comment votre langage visuel a évolué du design de produits à l’alimentation.

Carolien Niebling
J’ai réalisé à quel point il est important de présenter une alternative aux aliments existants. Lorsque vous concevez un produit, vous effectuez d’abord quelques tests, puis vous présentez les différentes étapes de réalisation. En revanche, lorsque vous concevez des aliments, vos tests se perdent. Une fois qu’ils ont disparu, il vous reste seulement des images ou des recettes. C’est pourquoi dans l’ouvrage sur les saucisses j’ai tenté de prendre la partie visuelle très au sérieux. J’ai apporté une grande attention à ce sur quoi je voulais que le public se concentre, dans la photographie comme dans le dessin.
Mais à l’origine, c’est par la saucisse que s’est opéré le passage du design de produit à l’alimentation. Dès le début de mes études à l’ECAL, mes projets ont tous été liés à l’alimentation, malgré moi. C’est seulement lorsque j’ai conçu mon portfolio que je me suis aperçue que tous mes projets étaient d’une manière ou d’une autre liés à la nourriture. J’ai mis au point des ustensiles pour manger des insectes, une machine à fumer les aliments et une boîte à lunch. C’est seulement quand j’ai obtenu mon diplôme que j’ai réalisé que je voulais créer des objets plus explicites. C’est à ce moment-là que j’ai envisagé d’inclure la nourriture dans le processus de création. Et mon approche a également changé. J’envisageais de concevoir des systèmes et des nouvelles façons de penser plutôt que des objets.

  Carolien Niebling, The Sausage of the Future, 2017. Projet soutenu par l’ECAL et publié par Lars Müller Publishers.

Pour cela, j’ai travaillé avec un boucher et un chef spécialisé en cuisine moléculaire. Le premier m’a aidée dans le processus de fabrication des saucisses, qui a pris la forme d’un échange constant d’idées et d’expériences multiples. Le second m’a plutôt aidée à comprendre les processus chimiques à l’œuvre dans la transformation de la viande et m’a montré par quoi la remplacer en l’absence de protéines animales.

Ilaria Trame
Aviez-vous des connaissances en biologie avant de vous pencher sur votre sujet ou les avez-vous développées au fil de votre travail ?

Carolien Niebling
Aussi stupide que cela puisse paraître, j’ai toujours voulu étudier les sciences au lycée, mais je pense que j’aurais été trop jeune pour cela à l’époque. Je ne les comprenais pas encore. Mais maintenant, j’adore ça. Apprendre ce qu’est une protéine, par exemple, la raison pour laquelle nous en avons besoin et en quelle quantité, et pourquoi il existe des protéines qui permettent de remplacer la viande (et d’autres qui ne le permettent pas). Je voulais étudier le sujet et être capable de l’expliquer en une seule page, car les explications scientifiques sont souvent très longues et le lecteur se déconcentre facilement. Il est important de rendre le sujet accessible à un large public, c’est le plus pertinent selon moi.

Ilaria Trame
Ce qui est fascinant dans votre travail, c’est qu’il ne propose pas seulement un produit, mais aussi une vision alternative et un mode de pensée innovant. Avec The Sausage of the Future, vous faites la lumière sur une solution à la surproduction de viande. Mais ce faisant, vous présentez aussi votre projet sous une forme incroyablement esthétique, en accord avec l’expression créative d’un designer.

Carolien Niebling
J’aime les livres, même si cela peut sembler démodé de nos jours. En créant le mien, je me suis rendu compte de ce qui me plaît tant chez eux : le fait que, dans leurs pages, un concept est saisi dans un cadre temporel spécifique. Lorsque vous lisez des articles en ligne sur le sujet auquel je m’intéresse – par exemple l’avenir de l’industrie alimentaire – vous ne pouvez jamais savoir à quel moment ils ont été écrits, les choses ont pu évoluer depuis. En revanche, dans les livres, un concept est formulé à un moment précis, et les photos sont éternelles. Ce sont des images que vous pouvez saisir. Et en faisant cela, vous créez un autre objet de design.

Ilaria Trame
Beaucoup de vos œuvres s’intitulent « The Beauty of… » – par exemple le film The Beauty of Edible Things et les vases que vous avez conçus pour The Beauty of Water Plants – comme si votre travail de designer ne consistait pas à produire des objets nouveaux, mais essentiellement à mettre en valeur et à accentuer la beauté naturelle de vos sujets. Quel rôle la nature a-t-elle joué dans votre processus de création ?

Carolien Niebling
Elle a été déterminante. Avec The Beauty of Water Plants, j’avais pour objectif d’exposer un problème réel en conservant une note positive.

  Carolien Niebling, The Sausage of the Future, 2017. Projet soutenu par l’ECAL et publié par Lars Müller Publishers. Collage d’Emile Barret.

Par exemple, la culture des plantes et des fleurs est aussi peu naturelle que certaines productions alimentaires. Nous ne nous rendons pas compte que les fleurs que nous achetons viennent de loin alors qu’elles pourraient être cultivées localement. Ou que les fleurs ne fleurissent que pendant de courtes périodes et ne devraient pas être disponibles toute l’année. C’est devenu un commerce, tout tourne autour de l’industrie, puisque de nos jours on assiste à une surproduction et à une surconsommation des produits de la nature.

Pour le projet The Beauty of Edible Seaweeds, j’ai réfléchi à l’importance des algues dans l’avenir de l’industrie alimentaire et je me suis demandé pourquoi on ne généralisait pas leur utilisation. Pour moi, les algues sont des plantes incroyables qui poussent de manière improbable sans substrat et flottent généralement dans l’eau, tout en étant robustes et résistantes pour pouvoir supporter les courants forts et les marées. Pour moi, c’est ce qui les rend vraiment fascinantes. Mais comment se fait-il que cette beauté ne se traduise pas dans l’assiette ? J’ai eu l’idée de sonder la beauté de ces plantes comestibles en me concentrant sur des algues disponibles en supermarché. Je les ai réhydratées, puis je les ai projetées sur une assiette de manière à ce qu’elles ressemblent exactement à ce qu’on pourrait manger. Le concept sous-jacent consistait vraiment à prendre un moment pour observer les aliments qu’on pourrait manger et s’émerveiller de leur beauté.

Ilaria Trame
Comment pensez-vous que votre vision du design, bien plus axée sur le lien qui existe entre la nature et la beauté, pourrait s’appliquer aux secteurs de la mode et des cosmétiques ?

Carolien Niebling
C’est une question à laquelle il est difficile de répondre. Lorsqu’on s’inspire directement de la nature, par exemple de la façon dont les végétaux ont poussé, et qu’on crée des structures à partir de là, que ce soit dans le domaine du design, de l’architecture ou de la mode, j’ai l’impression que c’est un peu forcé. On peut assurément s’en inspirer, mais je préfère la prendre simplement telle qu’elle est. Les plus belles choses sont aussi simples que cela. Je préfère prendre de bonnes photos et zoomer, sortir la nourriture du contexte de la cuisine ou du supermarché et la placer dans un univers où l’on peut apprécier la beauté essentielle du sujet, sans essayer de le reproduire. En la décontextualisant, nous pouvons la contempler.

Décor

S’inspirant du chef d’oeuvre expressionniste Metropolis (1927) de Fritz Lang, Darren Gwynn revisite la figure de Maria, personnage au destin dédoublé entre femme et robot.

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Héros

Camille Moulin-Dupré

Auteur du Voleur d’Estampes, manga en deux volumes publié chez Glénat, Camille Moulin-Dupré est un passionné de cinéma. À travers ces illustrations et ce texte qui retrace son histoire, entre souvenirs intimes et plaisirs cinéphiles, il revient sur les films et personnages qui ont façonné son identité d’auteur.

Je suis auteur de manga. Avec un père peintre et une mère qui fut bibliothécaire, on pourrait voir une certaine logique à ce que je sois auteur de bande dessinée : le mélange entre le texte et les images.
Pourtant faire du manga n’était pas une évidence. Si j’en suis venu là, c’est que je voulais faire des films. Aussi loin que je me souvienne, je suis toujours allé en salle. Dès l’âge de trois ans, j’y ai accompagné ma mère durant les week-ends et les vacances. Adolescente, elle séchait les cours pour aller au ciné. Elle était passionnée par Truffaut et avait une fascination sans borne pour Christopher Walken. Assez naturellement, elle m’a emmené avec elle. Petit, j’ai pu voir toutes les daubes que je voulais (j’ai vu toutes les adaptations des Tortues Ninja). On pouvait aller en salle deux fois par jour, voir cinq à sept films par semaine. Du cinéma Hollywoodien. Du cinéma d’auteur. Du cinéma asiatique. Bref tout. Sans compter les cassettes vidéo.
Avec mon père, qui peignait avec la télévision en fond sonore, j’ai découvert les polars, la science-fiction et les films d’action, que l’on voyait sur Canal + ou en magnétoscope. J’ai une très grosse culture vidéoclub. Pourtant le cinéma n’était qu’un divertissement… Ce que je voulais, c’était faire les Beaux-Arts.
À cette époque, fin 90, début 2000, le Graal pour les étudiants était de posséder une caméra DV. Un caméscope numérique, une Sony de préférence, avec un Mac pour faire du montage. Tout le monde voulait faire des installations vidéo… Moi j’avais tout claqué dans un PC. Ni mes parents ni moi ne pouvions m’offrir de caméra.

Pourtant je sentais que je voulais faire de la narration en vidéo. Et peu importe si c’était en basse résolution. Pendant un temps, j’ai utilisé une webcam avec un dictaphone couplé à un micro de PC. On ne peut pas faire plus cheap. Tout le monde me le rappelait sauf mon professeur de vidéo qui m’encourageait. De l’image et du son: c’est tout ce qui compte sur un écran quand on a les bonnes intentions.

Mais très vite, je me suis heurté à deux réalités. Le cinéma est un art collectif et moi j’étais seul. Et j’ai compris que lorsque l’on ne sait pas cadrer avec un caméscope, comme c’était mon cas, alors il était compliqué de faire un film. Pourtant deux ou trois ans plus tard, un producteur me signait pour réaliser un premier court-métrage, avant même que j’obtienne mon diplôme. Et ça, c’est en grande partie grâce à Satoshi Kon.

Satoshi Kon le réalisateur qui m’a donné envie de faire du cinéma

Les amateurs de cinéma d’animation connaissent tous Satoshi Kon. Pourtant, le jour où j’ai découvert son premier film, j’étais seul dans la salle. Tout juste bachelier, avec un appétit délirant autour du Japon, Perfect Blue m’a mis une grande claque. En voyant ce thriller psychologique où une ancienne chanteuse de girls band sombre peu à peu dans la schizophrénie, je comprends que les films d’animation peuvent être pour adultes. Je suis fasciné par la façon dont Kon mêle le réel, l’imaginaire, l’onirisme, les cauchemars ou les visions délirantes. Et si j’utilise le fantastique et les cauchemars dans mon œuvre, c’est probablement du fait de son influence. Quelques années plus tard, je découvre sa série Paronaïa agent (2004), que je considère comme son chef d’œuvre. Il y a notamment un épisode qui se passe lors de la création d’un dessin animé. L’occasion pour le réalisateur de décrire tous les métiers : animateur, réalisateur, décorateur, coloriste. Cet épisode, c’est le déclic. À partir de là, c’est décidé, je peux faire de l’animation chez moi, seul, en autodidacte. Il me suffit juste d’enfiler toutes les casquettes. Je ne sais pas animer ? Pas grave, je filmerai au caméscope et je décalquerai plan par plan à la palette graphique. Je ne sais pas cadrer ? Là, désormais avec un ordinateur, j’ai tout le temps de peaufiner mon plan. Je réalise alors en autodidacte sept minutes d’animation, avec mon petit frère de sept ans comme interprète principal. L’animation vaut ce qu’elle vaut, par contre je soigne le découpage, le montage, le jeu avec la musique, et surtout le style graphique.
Quand Bruno Collet, un réalisateur de films d’animation passe à mon école des Beaux-Arts, je lui montre mon film, histoire d’avoir un avis. Une semaine plus tard, son producteur me laisse un message sur mon répondeur. Ils seraient très heureux que je réalise un court métrage pour eux.

Camille Moulin-Dupré, Mima, l’héroïne angoissée et son double maléfique du film Perfect Blue de Satoshi Kon.

Jean-Paul Belmondo, l’acteur pour lequel j’ai réalisé un film

Quand Jean-François le Corre, le producteur du studio Vivement Lundi! me propose de faire un film sur Belmondo, j’ai du mal à être enthousiaste. Bébel a beau être une icône du cinéma, pour moi c’est un vieil acteur qui n’est pas de ma génération. Mais faire un film n’est pas une occasion qui se refuse.
J’ai alors en tête un autre chef d’œuvre de Satoshi Kon : Millennium Actress (2001). La vie fictive d’une actrice qui a traversé tout le cinéma japonais. Avec Belmondo, je mesure bien que je peux faire la même chose avec le cinéma français. En regardant cinq films de Jean-Luc Godard et de De Broca, je me rends compte que l’acteur français a joué tous les genres : polar, aventure, comédie, drame, action… Et aussi, qu’il court toujours après une fille : Anna Karina, Jean Seberg, Ursulla Andress, Françoise d’Orléac… L’idée du film Allons-y! Alonzo! (2009) me vient instantanément : Bébel qui part à la poursuite d’une jeune femme, en explorant sa filmographie, le tout dessiné comme le journal de Tintin.

Camille Moulin-Dupré, Jean-Paul Belmondo en Pierrot le fou, extrait de mon film ALLONS-Y ! ALONZO !

Wes Anderson, le réalisateur par lequel je suis arrivé au manga

C’est en voyant Fantastic Mister Fox (2009) que m’est venue l’idée du Voleur d’estampes. En sortant de la salle, je me suis mis à raconter ma propre histoire de cambrioleur. Mais je voulais la transposer dans le Japon du XIXe siècle, avec une esthétique fidèle aux maîtres de l’ukiyo-e : Harunobu et Hiroshige.
Et voici comment m’est apparu mon nouveau film d’animation ! Un projet hybride que je voulais aussi transposer en livre. Au final le film ne s’est jamais fait.Il est devenu un manga en deux tomes édités chez Glénat. Aucun regret, bien au contraire : en quatre cents pages on peut raconter bien plus de choses qu’en quinze minutes d’un court-métrage.
Pourtant ce projet je l’ai vraiment pensé comme un film d’animation. Chaque case est un plan, chaque chapitre est une scène. Je compose mes doubles pages comme si elles étaient un cadre de cinéma. Le cinéma, c’est avant tout raconter en image plutôt qu’en mot. Aussi pour chaque tome, je dessine d’abord toutes les planches et ce n’est qu’une fois les images terminées que j’y ajoute les dialogues. Si une image se suffit à elle-même, pas la peine de rajouter du texte.
Le premier tome a été un succès inattendu, en grande partie par son style visuel, et aussi grâce à la passion grandissante du public envers le Japon. Cela allait faire un an jour pour jour que le livre était sorti. La veille, j’ai dit à ma fiancée à quel point j’étais heureux de fêter l’anniversaire du Voleur d’estampes, mais que le plus beau des cadeaux serait un coup de téléphone pour du travail. Et ç’a été le cas. Octavia Peissel, la co-productrice de Wes Anderson m’appelle pour me dire qu’il avait lu et aimé mon manga, et qu’il souhaiterait que je travaille sur son prochain film qui se déroule au Japon : Isle of Dogs (2018). Moi qui était autodidacte, j’allais travailler pour un grand cinéaste ! Comble de la chance, je me suis retrouvé dès le départ à travailler sous les ordres directs de Wes Anderson, avec Octavia comme relais entre nous deux. Wes est la personne la plus intelligente que j’ai rencontrée. Il a un regard terriblement affûté, il voit tout, la moindre erreur, instantanément. Avec lui, il n’y a pas de place pour l’imperfection. Il faut aussi accepter qu’on est là pour nourrir son imagination. Une imagination que je pressens comme perpétuellement en mouvement, et derrière laquelle on court toujours. Produire pour lui est long et exigeant mais il y a une véritable satisfaction à passer autant de temps sur une simple image. À la perfectionner. Surtout quand le résultat est là.

Camille Moulin-Dupré, Mon Voleur d’estampes, face au loup de Fantastic Mister Fox, de Wes Anderson. Le Voleur d’estampes, tomes 1 & 2 édité chez Glénat manga.

Mad Max Fury Road, mon film préféré

Immortan Joe, Furiosa. Un univers qui me transporte instantanément. Pourtant esthétiquement, c’est assez éloigné de mes goûts. Mais la fascination est bel et bien là. Mad Max Fury Road (2015) est tout ce que j’aime dans le cinéma. La première fois que je l’ai vu, c’était en après-midi. J’ai enchaîné ensuite avec une soirée spéciale qui projetait les deux premiers Mad Max, pour finir à nouveau sur Fury Road.
La nuit qui a suivi, j’ai rêvé en boucle des visages d’Immortan Joe et Furiosa. Puis j’ai été incapable de faire quoi que ce soit pendant une semaine. Même chose, toutes les fois où je l’ai revu. En réalisant cette illustration, j’ai de nouveau commencé à rêver du film…

Camille Moulin-Dupré, Immortan Joe et Furiosa, les héros de Mad Max Fury Road

Gouttes d’eau sur pierres brûlantes

Telle une héroïne de Rainer Werner Fassbinder, la protagoniste de l’histoire imaginée par Guen Fiore oscille entre ennui et rêverie.

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Baby Rock
and Doll

Nicolas di FeliceCaroline PoggiJonathan Vinel

Après de nombreuses années à travailler dans l’équipe du designer Nicolas Ghesquière, et un rapide passage dans le Dior de Raf Simons, Nicolas di Felice a tout récemment été nommé directeur artistique de la maison française Courrèges. Enfance dans un petit village belge, non loin de néons de maisons closes, puis études à la Cambre à Bruxelles, qu’il ne termine pas pour rejoindre Paris, et Balenciaga.
Jonathan Vinel et Caroline Poggi font des films, le plus souvent ensemble, parfois séparément. L’un est né dans une banlieue proche de Toulouse, l’autre dans une des grandes villes de Corse. On peut notamment citer Bébé Colère, court-métrage sorti en 2020, commandé par la Fondation Prada ; Martin Pleure, réalisé intégralement sur le jeu vidéo Grand Theft Auto V, ou encore à leur premier long-métrage Jessica Forever.
Décrire les travaux des uns comme des autres en quelques mots serait réducteur, tant les mondes qu’ils proposent sont denses. Leur échange, une fin d’après-midi, en face du parc des Buttes-Chaumont, dessine les contours de leurs univers.

Nicolas di Felice
Je suis encore en train de prendre le rythme chez Courrèges. J’ai commencé il y a un an et demi. C’est la première fois que j’ai ce rôle de directeur artistique. J’ai tendance à être assez control freak : le rapport que j’ai aux vêtements est extrêmement précis. Je pense que jusqu’à présent, je donnais des directions très précises à mon équipe. Pour la collection qui défile en mars, je me suis forcé à lancer un genre de brief, et ne faire qu’un seul dessin. Je suis parti une semaine, et puis j’ai vu ce que mon équipe proposait. C’était très enthousiasmant de voir ce qu’ils comprenaient. Un certain nombre de pièces sont des propositions, des dialogues avec certains des stylistes – j’apprends à travailler avec cette nouvelle équipe.

Caroline Poggi
Après avoir travaillé avec Prada sur notre court-métrage Bébé Colère, Jonathan et moi avions pu assister au développement d’une collection : elle n’était prête que deux ou trois jours avant le défilé.

Jonathan Vinel
C’est tellement différent du cinéma, cette temporalité.

Caroline Poggi
En tout cas, c’est différent de notre façon de faire du cinéma. On est dans quelque chose de très préparé. Nos envies de scènes demandent beaucoup d’acteurs, de la lumière… On ne peut pas arriver et dire : on verra sur le moment. En assistant à ça, je ne comprenais pas.

Nicolas di Felice
Je connais vraiment ce genre de choses… Quand j’ai commencé chez Balenciaga en 2008, c’était encore très petit. Dans les vieilles collections, les vêtements sont parfaits – aussi parfaits que ce dont ils avaient l’air. On croirait qu’ils sont photoshoppés, mais non. On avait une équipe pour le défilé, et puis une équipe pour la pré-collection. Des stylistes travaillaient six mois sur cinq pièces. On les refaisait, encore et encore, jusqu’à ce qu’elles soient parfaites. Si la surpiqûre était un peu trop large, on recommençait tout le vêtement. De nos jours, on peut lancer un vêtement en patchwork de cuirs colorés cinq jours avant un défilé, alors qu’on n’avait pas commandé ces matières encore trois mois avant. Il faut alors, en un temps record, trouver le motif du patchwork, les cuirs, il faut lancer la pièce, la faire fabriquer… C’est un peu fou.

Revue
Vous pensez que les méthodes de travail ont changé entre 2008 et aujourd’hui ? Ou c’est quelque chose d’autre ?

Nicolas di Felice
Je pense que c’est une question de moyens… Aussi, je ne trouve pas ça confortable de faire les choses dans la précipitation. Même si j’ai déjà fait un certain nombre de choses, je me sens – peut-être comme Caroline et Jonathan – toujours en construction. On a envie d’être fier de ce qu’on fait, d’être sûr.

Caroline Poggi
Il y a un temps qu’on est obligé d’avoir, de mûrissement, pour laisser les idées grandir, avoir du relief. Même quand on cherche des pages d’illustration, que l’on pense à la façon dont on va les montrer à des gens, on pèse quelle image arrive en premier, en deuxième…

Extrait du livre d’H.R. Giger, Alien Diaries / Alien Tagebücher, Edition Patrick Frey, 2013 (première édition). Avec l’aimable autorisation des éditions Patrick Frey.

Tout ça a un équilibre, que tu ne peux pas trouver en deux jours. C’est dur d’arriver à quelque chose qui a du relief, une profondeur, une histoire, quand tu es dans la pression. Tu as tendance à marcher plus à l’instinct – même si ça peut être bien.

Nicolas di Felice
Ça peut être beau aussi… Une pièce à laquelle tu n’avais pas pensé, une scène que tu n’avais pas voulue…

Caroline Poggi
Je pense qu’il faut les deux. On peut garder cette notion d’instinct sur un temps plus long. C’est quand tu retravailles trop quelque chose que tu perds le désir.

Jonathan Vinel
Nicolas, est-ce que tu as une histoire de marque à respecter, ou est-ce que tu es totalement libre ? Est-ce que tu peux tout changer ?

Nicolas di Felice
J’ai hérité de la maison dans l’état dans lequel elle était, il y a un an et demi. Je n’ai eu aucune exigence de qui que ce soit. La famille Pinault, à qui Courrèges appartient, ne savait pas ce que j’allais présenter : je n’ai fait aucun dossier d’images, de croquis… J’ai été engagé sur une lettre, où je racontais ma vie. Ils ont parié sur moi, ne sachant absolument pas ce que j’allais faire. Je n’ai jamais rêvé d’avoir ma marque, avec mon nom. Ce qui me plaisait dans le projet, c’est de faire revivre une maison que j’affectionne beaucoup, et qui m’a toujours inspiré.

Jonathan Vinel
Mais qui a aussi un héritage.Nicolas di Felice C’est pour ça que, dès le début, j’ai voulu que l’on fasse des rééditions. Personne au marketing ne m’a rien demandé.

Quand j’ai repris la maison, il me semblait primordial de réfléchir à ce que je voulais proposer, et produire. On parle tout le temps d’écologie... Je voulais réfléchir à ce qui allait être produit, pour ne pas gaspiller. Formellement, mais aussi dans mes idées. Faire un hommage à la maison, ne pas arriver en détruisant tout à grands coups de massue. De manière générale, je n’aime pas trop ce genre d’entrée.

Je trouvais cette marque super belle, comme un petit symbole de quelque chose que je ne retrouvais plus autour de moi. Même le fait que ce soient des vêtements très géométriques, des à-plats de couleurs, des matières absorbantes, très nettes… Dans le flot d’images que je voyais, les images de Courrèges : tout à coup, juste une forme colorée. C’était une respiration très inspirante pour moi, que j’avais envie d’honorer.

Jonathan Vinel
Je me dis que parfois tu dois avoir des idées qui te plaisent, qui te semblent justes, mais qui ne le sont pas par rapport à Courrèges…

Nicolas di Felice
Oui, bien sûr… Mais ça ne me brise jamais le cœur de faire un choix.

Jonathan Vinel
Où vont tous ces trucs que tu ne peux pas faire ?

Nicolas di Felice
Je les transforme pour que ce soit Courrèges, je ne laisse pas tomber l’idée.

Caroline Poggi
Ç’a à voir avec la réception de ton travail : comment ça va être reçu, qui regarde… Comment tu montres un film, c’est pareil.

Jonathan Vinel
Quand on a une commande, on se positionne toujours par rapport à comment ça va être perçu, et comment on dialogue avec ça. Quand tu arrives dans une maison qui a une certaine histoire, j’ai l’impression qu’il y a forcément cette question de comment tu vas te positionner par rapport à elle : parfois, le fait que ça ne corresponde pas à la maison, ça peut aussi créer d’autres envies…

Nicolas di Felice
Les idées rentrent toutes, d’une manière ou d’une autre. Même si c’est seulement du point de vue de l’idée, ce que racontait la pièce… On lui fera raconter la même chose, mais différemment. Il y a ce truc d’opposés qui se rencontrent. Mes inspirations ne sont pas du tout des petites dames des années soixante : je suis inspiré par des choses qui sont sans doute similaires aux vôtres. C’est comme si ça passait très naturellement par un filtre, et que je les remélangeais.

Jonathan Vinel
À chaque collection, tu as une idée un peu globale ou tu la trouves au fur et à mesure ?

Nicolas di Felice
Je me dis tout en une seconde. La musique, le défilé, le lieu, le style… Ça vient comme un flash. Je vois les choses très vite. Le reste du temps, c’est pour tout traduire.

Jonathan Vinel
Pour moi, j’ai l’impression que c’est l’inverse. Au début, c’est plein de petites envies ; et il faut travailler pour qu’elles sortent de quelque chose de purement fétichiste, qui ne veuille pas dire grand-chose… Trouver l’histoire de ces envies en les montant ensemble.

Caroline Poggi
Il y a des images dont tu sais au fond de toi que ce sont des premières images.

Jonathan Vinel
Le totem, un peu.

Caroline Poggi
Ce ne sont pas forcément des images qui restent, au final. Mais c’est l’origine, le battement de cœur… Si tu as l’impression de te perdre, tu reviens à cette image et bon, c’est bon, tu peux repartir. Après, forcément, tu creuses, tu donnes des formes, du relief… Ça part de quelque chose d’intuitif, qui le devient de moins en moins. Tu es obligé de formuler tes idées en permanence, encore plus en étant deux : on passe notre temps à parler, à verbaliser. Petit à petit, il y a des codes, des genres, des ambiances, des sons, des musiques qui viennent héberger ces images initiales.

Nicolas di Felice
Quand je m’emballe dans les belles surprises que je rencontre dans le processus, j’essaie de me rappeler, me remettre dans ces images du début. Ou bien, quand on n’a pas le lieu que l’on veut pour faire un défilé, il s’agit quand même de trouver la manière de raconter l’histoire que l’on avait en tête. Heureusement, il y a une évolution au cours du processus : tout ce qui en fait partie est intéressant, même parfois certains incidents.

Jonathan Vinel
Est-ce que tu te racontes une histoire quand tu crées une collection ? Ou bien est-ce que ce sont des choses visuelles, sensorielles ?

Nicolas di Felice
Je ne me raconte que des histoires. À la Cambre, c’était assez troublant, parce qu’ils tenaient quand même à l’art en général. Tu découvres des artistes, des expositions qui résonnent un peu en toi. Mais j’avais du mal à venir avec des documents d’inspiration. Caroline, je t’avais entendu parler de votre court métrage After School Knife Fight, et je me reconnais dans cette idée de tenter de représenter un sentiment – c’est la fin de l’adolescence, ce film. Je n’étais inspiré que par ce genre de choses. Une fille que j’avais croisée à un festival de musique, qui dansait devant un mur de speakers… Mais va trouver cette image !

Caroline Poggi
Et même si tu en avais une image, elle ne représenterait pas le moment.

Nicolas di Felice
Pas vraiment.

Caroline Poggi
C’est un état.

Nicolas di Felice
Ce sont des moments, des sentiments, des rencontres. Après, heureusement, à trente-huit ans, j’ai eu la chance de trouver des artistes…

La première fois que j’ai vu des photos de John Divola, je me suis dit mais c’est exactement tout ce que j’aime. J’avais l’impression de comprendre totalement ce qu’il faisait, mais aussi d’être compris. Il y a aussi des photos de Mapplethorpe...

Maintenant, je peux faire des moodboards, mais pendant mes années d’école c’était problématique… Jonathan, Caroline, est-ce que vous fonctionnez avec des moodboards ?

Caroline Poggi
Je n’aime pas ce mot.

Nicolas di Felice
C’est vrai, moi non plus

Caroline Poggi
Mais je vois évidemment ce que tu veux dire. Moi aussi je dis comme ça, parce que c’est difficile d’appeler ça autrement. Et puis, nous en faisons.

Jonathan Vinel
Énormément. Le problème, c’est que souvent, dans les images, je cherche à montrer le sentiment qu’elles m’évoquent. Quand tu les montres, les gens vont voir des formes, des couleurs… Alors que c’est quelque chose d’intime qui te rattache à cette image. Souvent, ce n’est pas dans l’image elle-même.

Caroline Poggi
On a beaucoup de retours, en commission – alors que moi j’adorais nos moodboards, que j’étais contente de l’effet que ça produisait sur moi, que ça me donnait envie de faire le film – « C’est dommage, car les images ne correspondent pas trop à l’imaginaire qu’on s’en fait. » Et c’est vrai que ce n’est pas collé, ce n’est pas illustratif. C’est un état, quelque chose d’un peu plus large. C’est tellement dur à transmettre.

Jonathan Vinel
C’est déjà du montage. Les images ne sont pas là pour aiguiller une fabrication précise, mais pour donner un sentiment global de ce que l’on veut dans le film – de l’ordre de la sensation. C’est dur à capter. Souvent, les gens s’arrêtent précisément à ce que l’on voit dans l’image.

Caroline Poggi
« Mais il n’y avait pas cette scène dans le moodboard ? »

Jonathan Vinel
Parfois, on n’en fait pas, comme ça chacun projette ce qu’il veut.

Caroline Poggi
C’est dur de trouver la balance, surtout lorsque l’on fait un travail qui n’est pas naturaliste : arriver à transmettre l’atmosphère, l’univers, de tes plans, de tes scènes. Le problème c’est que ceux à qui s’adressent nos moodboards, qui souvent doivent financer le film, en voient tellement que c’est difficile de leur demander de faire un effort. Il faut que les choses soient simples, faciles à prendre.

Image extraite du livre d’H.R. Giger, Alien Diaries / Alien Tagebücher, Edition Patrick Frey, 2013 (première édition).
Avec l’aimable autorisation des éditions Patrick Frey.

Nicolas di Felice
Je vois très bien. Ce qui motive une collection, c’est souvent quelque chose que j’aurais du mal à exprimer par une image. Quand je fais les premiers briefs de collection, je parle à mon équipe, je leur raconte des histoires. J’ai l’impression – et c’est ce que je ressens aussi dans votre travail – que mes projets demandent beaucoup d’énergie, donc j’ai besoin d’être motivé par quelque chose qui me touche.

Jonathan Vinel
S’il n’y a pas déjà une image qui résume parfaitement, c’est peut-être là aussi que ça vaut le coup de le faire.

Caroline Poggi
Ce qui est difficile pour moi, c’est que je suis la dernière spectatrice de mes films. Je fais un film que j’aimerais voir au cinéma, que j’aime profondément, mais je suis tellement dans le process que je suis incapable de le voir. Jessica Forever, sorti en 2018, on l’a seulement revu dernièrement – quatre ans plus tard. Et encore, on le voit avec du recul – c’est notre film. Je trouve ça quand même fou comme métier.

Nicolas di Felice
Ce sont des films que vous faites avant tout pour vous ?

Caroline Poggi
Non, je les fais pour partager quelque chose que je n’arrive pas à retransmettre autrement.

Jonathan Vinel
Je les fais quand même pour moi, à la base. Quand j’ai commencé, c’était dans l’idée de m’amuser. Il y avait quelque chose de puéril à se dire cette image, avec cette musique, je n’ai jamais vu, j’ai envie de voir ce que ça fait. C’était de l’ordre du test : se dire que quelque chose n’a pas l’air possible, le faire, en être content, et voilà, c’est ça le film. J’ai toujours gardé ce rapport instinctif, de désir, de joie. Au début, j’arrive à les revoir ; mais après, avec toutes les critiques… Tout abîme ton film. Quand j’en fabrique un nouveau, je n’arrive plus à voir celui d’avant.

Nicolas di Felice
Tu as peut-être aussi des regrets, liés aux compromis nécessaires sur le tournage…

Jonathan Vinel
Oui. Parfois je me dis : comment j’ai pu faire ça ? J’ai envie de me couper la tête. Mais je suis toujours content de l’énergie dans laquelle on a travaillé. On a l’impression, quand même, d’être allé au bout de l’idée de ce qu’on voulait raconter.

Caroline Poggi
Mais alors toi, Nicolas, c’est quoi qui t’a fait commencer ? Tu savais que tu voulais faire des vêtements ?

Nicolas di Felice
Je n’étais pas prédestiné à faire ça. J’ai fait des études générales, les jésuites… Vient le moment où tu as 17 ans, et il faut choisir ce que tu fais. J’ai dit : la mode. On me demande tout le temps quels sont mes premiers souvenirs de mode. Je viens de la Belgique profonde, il n’y avait pas vraiment de magazines de mode. Mes parents n’achetaient pas Vogue. J’ai compris ce qu’était la mode par la musique, les clips : pouvoir être qui tu veux par le vêtement, la coiffure… Construire une image. Ensuite, quand j’ai découvert ce que c’était, j’ai vite été happé par le côté manuel de la chose. J’adore fabriquer des vêtements. Je prenais beaucoup de temps, à la Cambre, pour faire les vêtements.

Jonathan Vinel
Tu faisais tes vêtements, jeune ?

Nicolas di Felice
Dès que je suis arrivé à Bruxelles, oui. Je customisais tout.

Jonathan Vinel
Mais plus jeune ?

Nicolas di Felice
Non, je n’avais pas de machine à coudre. Mais je me déguisais tout le temps. Mes parents n’ont qu’une seule photo de moi habillé comme ils m’avaient habillé le matin. Sinon, il n’y a que des photos de moi déguisé.

Caroline Poggi
Moi aussi j’avais la malle aux déguisements, que je sortais le weekend. C’était un panier à linge blanc. On avait une petite caméra. Avec mes copines, on la posait, en mettant le petit écran devant nous pour voir le retour, et on se déguisait, on racontait des histoires.

Nicolas di Felice
Tu faisais déjà des films… Toi, Jonathan, tu faisais aussi des images, petit ?

Jonathan Vinel
Non, j’ai commencé assez tard. Je ne savais pas trop ce que je voulais faire. J’aimais bien les films, mais je n’en regardais pas trop quand j’étais petit. À un moment, j’avais un pote qui voulait faire des films : j’étais chaud, j’ai acheté une caméra. J’y ai pris goût en faisant. C’est comme ça aussi que j’ai pris goût au montage : essayer de fabriquer des films en chopant des images sur Internet, et en voyant ce que ça racontait en les mettant ensemble. J’aurais voulu faire un BTS montage, mais je n’ai pas été pris. Alors je suis allé à la fac de cinéma. J’avais le sentiment d’être en retard, d’avoir zoné. J’avais redoublé ma seconde, puis j’avais arrêté un IUT qui me soûlait, donc je travaillais à l’usine à côté… Je me disais que si je choisissais le cinéma, il fallait que je travaille dur, que je me lance. C’est pour ça qu’on a commencé tôt à faire des films, même en étant à l’école. C’est quelque chose que j’ai vraiment appris. Je n’étais pas prédestiné à ça. Je pense aussi qu’on m’a montré les bons films aux bons moments, qui m’ont fait des chocs assez forts.

Nicolas di Felice
Quels films ?

Jonathan Vinel
Le premier c’était Elephant de Gus van Sant, que mon oncle m’avait emmené voir. J’ai pris un énorme kick. Deux mois après, j’ai vu Mulholland Drive de David Lynch. Ces deux films ont été très fondateurs : je me suis dit que c’était ce que je voulais faire. C’était aussi lié à la musique. À la base, j’étais bassiste dans un groupe de métal, et je voulais faire ça. Mon premier choc esthétique, c’était Slipknot et Korn. Caroline et moi, on parlait récemment du micro du chanteur de Korn, qui a été fait par HR Giger, celui qui a créé la créature et le vaisseau dans Alien.

Nicolas di Felice
Cette idée de musique est toujours importante dans vos films : vos choix de soundtrack

Caroline Poggi
On travaille tout le temps avec la musique.

Jonathan Vinel
C’est même sans doute une des choses qui nous a donné envie de faire des films…

Caroline Poggi
… écouter certaines musiques au cinéma.

Jonathan Vinel
Ce sont des musiques liées à un univers, un sentiment.

Il y a ce truc ado, emo : je ne suis pas bien dans ce monde-là. On choisit des musiques agressives, un peu extrêmes. Des musiques qui essaient de tout casser.

After School Knife Fight, c’est le film qui en parle le plus. Pourtant, c’est le plus doux qu’on ait fait. On était en train d’essayer d’avoir les financements de Jessica Forever, un film avec beaucoup d’armes, qui traite de la violence. On a aussi fait Martin Pleure en attendant, celui qui a été fait dans Grand Theft Auto.

Nicolas di Felice
Habituellement, les jeux vidéo ne me touchent pas du tout esthétiquement. J’aime y jouer, mais en terme d’esthétique, j’aime plutôt les choses avec du grain, délavées, les VHS… Quand c’est trop en HD, ça me tend. Pourtant, je trouve que Martin Pleure est très beau. C’est ce contraste entre ce truc complètement froid de la super technologie, et Martin qui dit des choses touchantes.

Jonathan Vinel
C’est un film qui s’est fait très simplement, qui n’était pas écrit. Ce n’est même pas en le faisant que c’est devenu un film. Ça le devient parce que, à force, tu en as envie. Sur le moment, on ne savait pas.

Caroline Poggi
Tu attendais, on attendait, tu me disais : je ne sais pas ce que je vais faire, donc je vais filmer GTA, faire un avatar… De fil en aiguille, tu as écrit un texte. Comme Bébé Colère, notre dernier film : il y a eu les images, l’idée du Bébé, puis la commande de la fondation Prada. On a inclu le film dans leur commande.

Jonathan Vinel
Pendant le confinement, Prada est venu nous voir. Nous avions déjà commencé le film, mais leur commande y correspondait.

Caroline Poggi
Le début de l’idée de ce film, c’est de partir exclusivement d’images d’archives. Nous nous sommes dit que ces archives, nous les avions déjà – sauf que c’était nous qui les avions tournées. On est arrivés avec des images de la Corse, de Toulouse… Et après on a créé le Bébé, qui est un peu une archive aussi : c’est un asset qu’on a acheté, pimpé et animé.

Jonathan Vinel
Il existait déjà.

Caroline Poggi
Et c’était chouette que le film se retrouve sur YouTube. Il parlait avec le moment, avec les un an et demi que l’on venait de vivre, enfermés chez nous à se demander à quoi bon, et il y avait ce bébé qui se demandait exactement la même chose.

Revue
Et vous Nicolas, comment avez-vous envisagé ce moment des confinements, et notamment la production de défilé sous forme de vidéos ?

Nicolas di Felice
Une vidéo d’un défilé de mode, je trouve ça très compliqué. Le premier film, on l’a tourné en une seule prise, comme un vrai défilé. Et c’était diffusé une heure et demie après. J’ai l’impression que cette énergie se voit. Il manquait juste le public.

Jonathan Vinel
Même si un projet ne se passe pas exactement comme on aurait pu l’espérer, on garde toujours des choses des idées que l’on a eues.

Nicolas di Felice
J’ai l’impression que toutes les discussions que l’on a, les rêves que l’on s’échange, même si ça ne se fait pas, ça laisse toujours quelque chose que l’on peut ressortir le lendemain. Les grosses looses aussi, d’ailleurs.

Caroline Poggi
Il y a des personnages que l’on fait sauter de projet en projet. On se dit toujours : la prochaine fois, ce sera la bonne !

Nicolas di Felice
J’ai une robe, aussi, qui est là depuis le premier défilé. Et qui a un peu changé, mais finalement je l’ai trop changée… J’ai revu sa première version, et je me suis rendu compte qu’il fallait que je m’en rapproche à nouveau. Je pense que ça va être son moment, là.

Jonathan Vinel
Pour chaque collection, tu repars de zéro ? Ou il y a des idées, des fils que tu tires de collection en collection ?

Nicolas di Felice
Je tire des fils non-stop. Je ne repartirai jamais de zéro.

C’est une histoire que j’écris petit à petit. Qui a commencé depuis que l’on m’a donné l’opportunité de parler en mon nom. Je pense que je fais ça pour que ça ait un sens pour moi. Tout ce que je fais a été une évolution.

Le premier défilé, c’était la boîte blanche. Puis, le suivant, on était uniquement dans la nature, mais le carré blanc était peint sur l’herbe. Et la dernière campagne, ce sont les mêmes personnes qui étaient dans le carré blanc, endormies dans le métro. Et ensuite, le défilé de mars arrive.

Jonathan Vinel
Ça se déploie, comme des échos.

Nicolas di Felice
J’essaie de laisser quelques surprises, mais la trame est écrite. Je ne peux pas recommencer à zéro. Je fais un métier où on ne sait jamais quand ça va se terminer, et j’en ai conscience. Si ça se termine demain, j’ai envie de regarder ce que j’ai fait, et me dire que j’ai écrit une histoire qui a un sens pour moi.

Caroline Poggi
Quand je vois que nous on travaille sur un scénario pendant quatre ans… Ça correspond à ce que tu dis. Tu pars avec tes totems, tes images de cœur, et puis tu les fais grandir. Mais tu grandis aussi avec…

Une autre perspective

De trompe l’œil en mise en abyme, la photographe Zoe Natale Mannella s’évertue à apporter une autre perspective, tant visuelle que conceptuelle, à la beauté.

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Rose poussière

Karla Black

Décrire les sculptures de Karla Black est un exercice proche de la poésie, tant leurs qualités s’épanouissent dans les contrastes. Délicates et pourtant brutes, matérielles et néanmoins évanescentes, puisant dans l’intime autant que dans l’abstrait, elles se lisent comme de sublimes énigmes. Couleurs pures, formes froissées et transparences composent le vocabulaire esthétique de l’artiste écossaise, nominée en 2011 au Turner Prize et à l’honneur de son pavillon national lors de la Biennale de Venise cette même année. Son universchromatique se décline dans de douces gammes pastel. Pour ce faire, elle utilise divers éléments : matériaux de construction – comme l’enduit ou le plâtre – ou produits de beauté – talc et autres fards à paupières –, sans pour autant les hiérarchiser ou les conceptualiser. Début 2022, lors de sa quatrième exposition personnelle à la galerie londonienne Modern Art, Karla Black a présenté un ensemble de nouvelles pièces. Sculptures de papiers imbibées d’encres, elles signent un retour vers une forme d’absolu, témoignage de ses deux dernières décennies de pratique, mais aussi conséquence de la pandémie. En discussion avec Justin Morin, l’artiste évoque ici les coulisses de son travail, sa relation avec le monde de la cosmétologie et les limites du marché de l’art.

Justin Morin
Ma première question porte sur l’aspect matériel de votre travail. Vos pièces dépendent du monde physique, du poids ou de la légèreté des matériaux que vous utilisez et de la lumière qui va révéler toutes les nuances de leurs couleurs. Je n’ai jamais assisté à la réalisation de vos pièces, mais je suppose qu’elle est liée à votre corps, comme pour une chorégraphie. J’imagine que vous devez vous rapprocher du sol ou tourner autour des pièces suspendues. Je me demandais si cet aspect de performance, bien que non documenté, vous intéresse.

Karla Black
C’est une bonne question, car mon travail est aux antipodes de la performance. Ce qui m’intéresse, c’est la forme finie que je donne à regarder. J’ai le sentiment que si je savais que quelqu’un m’observe ou me photographie pendant que je réalise une pièce, je serais paralysée et incapable de travailler, ou du moins de bien travailler. En fait, cela s’est déjà produit et j’ai eu l’impression d’être complètement paralysée. J’aime tout simplement travailler, bouger, créer et utiliser les matériaux, je n’aime pas réfléchir pendant que je réalise une pièce car ça gâche le moment de la création.

Justin Morin
Votre gamme de couleurs s’inspire des cosmétiques au sens large, du maquillage aux articles pour bébés… Mais beaucoup de couleurs sont absentes de vos sculptures. Par exemple, le bleu Klein, un ton très séduisant, mais référencé… Au cours des dix dernières années, l’industrie du maquillage a créé de nombreux produits aux couleurs vives et pop. Êtes-vous attirée par ces teintes et leurs vibrations ? Ou ne sont-elles pas appropriées à votre travail ?

Karla Black
J’utilise la couleur comme j’utilise la forme. D’une certaine manière, je la considère comme un matériau. C’est vraiment la teinte qui m’importe.

Karla Black, Apart From Itself, 2022. Papier à dessin, encre d’aquarelle, 47 × 56 × 29 cm. Avec l’aimable autorisation de Modern Art, London & Capitain Petzel, Berlin. Photo : Tom Carter.

Tout comme les sculptures ne sont presque que des objets ou seulement des objets, la couleur n’est que de la couleur. Je n’utilise jamais de couleurs primaires parce que j’essaie avant tout de ne me rapprocher de rien d’existant, ou de tendre vers le blanc.

Justin Morin
J’ai découvert avec plaisir votre installation à Dhondt-Dhaenens en 2017. Pourriez-vous partager avec nous votre processus de création pour ce type d’exposition destinée à un site spécifique ? Travaillez-vous à partir d’une maquette de la galerie ? Ou employez-vous un vocabulaire préexistant une fois sur place ? Combien de jours consacrez-vous à l’installation d’une exposition comme celle-ci ?

Karla Black
Une grande partie de la préparation sedéroule dans l’atelier, mais l’œuvre est seulement « terminée » sur place. J’adapte les sculptures, certaines plus que d’autres – parfois elles sont même réalisées in situ – pendant que je travaille dans la galerie. De nombreux paramètres physiques participent à leur création : ma réalité physique, mes limites, mon énergie, etc., les matériaux et l’environnement – l’action de la gravité, en particulier – et enfin la taille, la forme, l’accès et les différents points de vue possibles dans la galerie. Je travaille généralement entre quatre et sept jours pour réaliser ce genre d’exposition.

Justin Morin
Une autre question très pragmatique concerne les coulisses de votre travail. Vous avez parfois utilisé de grandes quantités d’un même produit. Lorsqu’un produit vous intéresse, qu’il s’agisse d’un type de revêtement particulier ou d’un papier toilette pastel, l’achetez-vous en grande quantité en prévision des travaux à venir ?

Karla Black
J’achète juste la quantité de matériel nécessaire à la réalisation de l’exposition sur laquelle je travaille, je ne fais pas de stock à l’avance. Souvent, l’institution ou la galerie finance les matériaux et fait en sorte qu’ils soient expédiés directement sur place, car cela peut représenter un budget conséquent et s’avérer compliqué sur le plan logistique.

Justin Morin
Je sais que cet aspect ne fait pas partie de vos priorités, mais je suis curieux de connaître les instructions que vous fournissez aux acquéreurs de vos pièces. Ce protocole est bien connu quand il concerne des artistes de performance, mais il est moins courant pour la sculpture (bien que vos créations se situent quelque part entre sculpture, performance et peinture). Je voulais vous demander si vous aviez senti une certaine réticence dans le monde de l’art (qu’il s’agisse de collectionneurs, de conservateurs ou de galeristes) concernant l’aspect « vivant » de votre travail ?

Karla Black
Oh oui, bien sûr. La sculpture est plus excitante pour moi lorsqu’elle reste proche de la réalité physique qui fait de l’objet une illusion. J’aime penser à la façon dont tout dans le monde physique s’assemble ou se sépare, comme si la masse devenait de l’énergie, puis redevenait masse avant de redevenir énergie. Notre perception limitée du temps ne nous permet pas de voir ce qui se passe, mais cela ne change rien au fait que les choses se passent. J’aime que le matériau conserve le plus longtemps possible son énergie et sa capacité de transformation.
Plus précisément, cela signifie qu’il faut en quelque sorte permettre aux matériaux de conserver leur capacité de transformation à une très grande échelle. C’est l’ambition que j’ai pour mon travail en général : forcer l’institution à présenter la fonction première de l’art : donner à voir l’aspect difficile, désordonné, chaotique du comportement humain, qu’il faut absolument permettre et préserver. J’espère atteindre cet objectif avec mon travail – il oblige cette fonction première de l’art à apparaître dans l’arène de l’institution et dans les canons historiques, car c’est quelque chose qui a beaucoup manqué ces derniers temps, avec les foires d’art et les galeries, qui proposent des objets transférables.

Karla Black, Turner Prize, Baltic Centre for Contemporary Art, 21 octobre 2011 — 8 janvier 2012. Avec l’aimable autorisation de Modern Art, London & Capitain Petzel, Berlin. Photo : Colin Davison.

Le public devrait être confronté à des objets réels. Je veux créer un objet réel, pas seulement une sorte d’objet historique, mort et immuable.

Justin Morin
Vous est-il facile de donner un titre à vos œuvres ?

Karla Black
Une fois l’œuvre terminée, j’y réfléchis davantage et je lui donne un titre. Je la considère d’un point de vue psychanalytique et le processus de création est un peu comme un « jeu » de passage à l’acte, comme lorsqu’on agit et qu’on se demande ensuite « Qu’est-ce que j’ai fait ? ». J’agis, puis j’y pense après coup et j’essaie de traduire en titre mon comportement.

Justin Morin
Pour finir, j’aimerais conclure avec quelque chose que j’ai lu dans votre entretien avec Veronica Simpson pour le site de Studio International. Vous avez expliqué qu’à un moment de votre vie, les cosmétiques vous ont apporté un sentiment de paix (je fais référence à votre anecdote concernant les produits Clinique que vous aligniez chez vous). Il est assez rare que des artistes soient à l’aise avec quelque chose qui est considéré comme superficiel. C’est ce qui me plaît vraiment dans votre travail. Dans son minimalisme, il comporte une couche complexe de références à l’histoire de l’art, à la sensorialité, à l’expérimentation, aux questions de hiérarchie et aux interprétations personnelles. Aussi vaste soit-elle, quelle serait votre définition de la beauté ?

Karla Black
Je n’ai jamais considéré que les cosmétiques, les produits de toilette ou les « produits de beauté » étaient superficiels. On peut aspirer à les utiliser, ils peuvent représenter un signe de réussite sociale, tant pour soi qu’aux yeux des autres.Pour moi, il n’y a pas de hiérarchie de matériaux. Dans un magasin, des pigments en poudre sont vendus en tant que « matériel d’art » et dans un autre, des pigments en poudre sont vendus pour être étalés sur la peau. Tout vient de la terre. Tout ce que je peux dire, c’est que je fais ce que je veux faire. C’est le plus important pour moi. Pour moi, créer est une question de liberté. J’ai décidé très tôt de m’autoriser à être libre quand je crée. En pratique, cela signifie que si une couleur me plaît, je l’utilise, et que si j’ai envie de travailler avec un matériau particulier, je le fais. Créer est déjà assez difficile, alors autant m’amuser le plus possible en faisant ce que j’aime. Quand je travaille, je ne réfléchis pas trop au processus de création, sinon je me paralyserais. Si je me focalisais dessus, ça me tuerait, surtout au début.
Malheureusement, je ne peux pas vous donner ma définition de la beauté, je n’ai pas les mots pour cela. Je crois que tout ce que je peux dire, c’est que pour savoir comment j’essaie de la définir, il faut regarder mes sculptures.

Karla Black, Museum Dhondt-Dhaenens Deurle, Belgique, 23 avril — 18 juin 2017. Avec l’aimable autorisation de Modern Art, London & Capitain Petzel, Berlin. Photo : Rik Vannevel.

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Charade

Martine ReidCary Grant

Cary Grant est né en 1904 à Bristol, au Royaume-Uni. Il s’appelle alors Archibald Leach. Sportif, proche des milieux de théâtre, il devient acrobate. C’est au sein d’une troupe qu’il arrive en 1920 aux États-Unis, à bord de l’Olympic, l’un des transatlantiques réalisant la liaison Southampton-New York. En 2021, Martine Reid, universitaire française ayant étudié et enseigné à l’Université Yale, a publié aux Éditions Gallimard Être Cary Grant. Il s’agit d’un essai questionnant la construction de ce personnage public, et les liens étroits qu’elle entretient avec sa personnalité privée. Ensemble, nous discutons de la genèse de l’ouvrage, et de la création de cette illusion qu’est Cary Grant, mais aussi de ses failles, ses limites : le moment où elle vacille.

Florian Champagne
Quand et comment avez-vous découvert Cary Grant ?

Martine Reid
  Je pense que je l’ai découvert quand j’étais adolescente, parce que sa photo devait circuler régulièrement dans les magazines. Ensuite, quand je suis allée aux États-Unis, j’ai beaucoup fréquenté les ciné-clubs de l’université dans laquelle je faisais ma thèse et où j’ai enseigné ensuite. Là, je l’ai vu très régulièrement. Il me semble que ça s’est passé en deux étapes : la première fois par la photo, la deuxième fois en le voyant au cinéma.

Florian Champagne
Quand avez-vous découvert l’existence d’Archibald Leach, cet homme que l’on connaîtra plus tard sous le nom de Cary Grant ?

Martine Reid
  Il y a une quinzaine ou une vingtaine d’années, je suis tombée, un peu par hasard, sur une biographie en anglais. La seule qui faisait référence à l’époque, celle de Marc Eliot. J’ai découvert à ce moment – là qu’il était anglais, ce que j’ignorais  –  et qu’il y avait eu une affaire de pseudonyme  –  ce qui est assez habituel dans le monde du cinéma. Dans son cas, néanmoins, c’est tout à fait singulier. Il prend un nom de scène, et à partir de ce nom, il va se réinventer. Au moment où la Seconde Guerre mondiale est déclarée, il décide de prendre la nationalité américaine, et souhaite également que son nom légal, son état civil, soit transformé en Cary Grant. À l’occasion de ses mariages successifs, y compris quand il sera père d’une petite fille, il portera ce nom-là.

Cary Grant, La Mort aux trousses (North by Northwest), Alfred Hitchcock, MGM, 1959.

Florian Champagne
Quels sont les éléments qui déclenchent l’écriture de votre essai, Être Cary Grant ?

Martine Reid
Il y a d’abord un intérêt littéraire pour les écrivains, les écrivaines, qui ont changé de nom, et se sont construit une identité à partir d’un monde de fantaisie. Ce processus-là, je l’avais bien considéré en littérature, et il m’intéressait beaucoup. Un des points de départ a aussi été mon grand intérêt pour les classiques américains. Je sortais de mes habitudes de littéraire ; d’un autre côté, j’avais une grande familiarité avec la capacité qu’ont certains, certaines, à exister ailleurs, à s’auto-engendrer, à devenir un autre par l’utilisation d’un autre nom. C’était le cas de Cary Grant.

Florian Champagne
D’où vient la nécessité pour Archibald Leach de devenir Cary Grant ?

Martine Reid
C’est une nécessité que l’on peut croire consciente et inconsciente. Quand il arrive dans les bureaux de la Paramount en 1932, et qu’on lui propose un contrat, on lui explique que, pour l’honorer, il aura un nom de scène, qu’il peut choisir. Il choisit Cary car il s’était déjà appelé comme ça dans une fiction dans laquelle il avait joué à Broadway, et puis il choisit un patronyme au hasard –  enfin, pas tout à fait, puisque c’est le nom d’un président américain. Il crée un nom facile à retenir, trois syllabes au total. La Paramount est d’accord, et le voilà devenu Cary Grant.

Inconsciemment, les choses sont sans doute plus complexes. C’est quelqu’un qui a eu une enfance particulièrement difficile. Il a été un enfant des rues, plus ou moins abandonné par son père, ce dernier lui ayant fait croire que sa mère était morte quand il avait dix ans, alors qu’elle avait en réalité été internée dans un hôpital psychiatrique. On trouve dans son enfance une suite d’éléments de cette nature, qui expliquent peut-être son souhait d’oublier son passé anglais, son histoire particulièrement douloureuse, de se transformer en autre. Le métier d’acteur convient idéalement pour cette transformation.

Florian Champagne
Connaître la vie intime de cet acteur, l’identité presque cachée de cet homme, nous permet-il de lire différemment sa carrière et son travail de comédien ?

Martine Reid
Logiquement, oui. Pour ma part, j’ai été soucieuse de ne pas essayer, ni de psychanalyser Cary Grant, ni d’essayer de dire : voilà ce qu’il est réellement. Ce qui m’a intéressée, c’est de penser l’image de Cary Grant au cinéma à partir de ma position de spectatrice. Je ne suis pas, dans ce cas, historienne de la littérature, encore moins critique de cinéma. Je pense avoir un certain nombre d’outils à disposition pour penser les choses de manière satisfaisante ; mais au bout du compte, on ne sait pas qui est Cary Grant, et on ne le saura jamais. C’est pourquoi j’ai volontiers utilisé le terme de leurre : c’est une sorte d’illusion, de fantôme créé par Hollywood, dans lequel la réussite de Cary Grant est majeure, épatante.

Florian Champagne
 Au cinéma, Cary Grant incarne ce qu’on pourrait appeler le gendre idéal : séduisant, viril, agréable. Cette figure dit-elle quelque chose de l’époque qu’elle fait rêver ?

Martine Reid
Oui, parce que l’on a un cinéma qui doit être extrêmement consensuel. Il faut présenter des images tout à fait irréprochables d’un point de vue moral : le masculin en gloire, le féminin en gloire. Les stars, chacune dans leur genre, et dans les multiples sens de ce terme, incarnent le masculin et le féminin. Cary Grant ne déroge pas du tout à l’image qu’on lui a collée à la peau : la Paramount cherchait un acteur avec ce type de physique, qui soit européen, parce qu’il y avait une sorte de prestige du physique européen. Au départ, c’est un mauvais acteur qui n’a jamais suivi de cours d’art dramatique. Il est grand, unanimement considéré comme très beau. C’est une figure idéale.

Florian Champagne
 Vous venez de le dire : au départ, ce n’est pas un très bon acteur. Pourtant, il devient celui que tous veulent imiter. Comment passe-t-il de l’un à l’autre ?

Martine Reid
Le travail, le temps. Les critiques ont très justement fait remarquer qu’il est maladroit dans ses premiers films. Il doit probablement suivre des indications plus ou moins précises, et ne fait que ce qu’on lui demande. Au moment où on imagine de lui faire jouer un rôle à la fois sentimental et comique, dans une sorte de distanciation avec le personnage qu’il joue, il devient meilleur. Lorsqu’il commence à jouer avec Hitchcock, ce dernier voit que derrière cette façade élégante, qui n’est au fond qu’une coquille vide, il y a probablement un homme capable de rages formidables, et qu’il faudrait qu’il puisse les manifester à l’écran. Ça, c’est Soupçons : le génie de Hitchcock est d’avoir été capable de comprendre que, derrière cette façade en smoking, ce sourire figé, il y avait quelqu’un avec un caractère beaucoup plus complexe, qu’il pouvait faire passer à l’écran. Petit à petit, les choses se sont mises en place. Ainsi, il a fini par être ce grand acteur, que tout le monde a rêvé d’être. 

Florian Champagne
Vous parlez d’Être Cary Grant comme d’un essai, plus que comme d’une biographie. Y-a-t-il une part de spéculation dans ce que vous y écrivez ?

Martine Reid
C’est un essai, ce n’est pas une biographie. Il y a une biographie que j’aurais aimé faire, c’est celle de Scott Eyman. Il a été dans les archives, a retrouvé les carnets de jeunesse de Cary Grant… Il aurait fallu être sur place six mois. Ça aurait été agréable, mais ça n’a pas été possible. Je me suis contentée de ma place de spectatrice : je suis cinéphile, j’ai vu une très grande partie des soixante-quinze films dans lesquels il a tourné, je peux raisonner sur sa personne, par ailleurs j’ai des informations biographiques, et je peux essayer de mettre une chose avec l’autre pour poser des questions, plus que d’y répondre. Cary Grant est un leurre magnifique : on ne peut pas dire exactement qui il est. Sans doute ne peut-on le dire pour personne.

FLORIAN CHAMPAGNE
Ajoutez-vous de la fiction à la fiction, de l’illusion à l’illusion ?

MARTINE REID
On pourrait dire ça : ma réaction à sa figure maintient l’illusion.

FLORIAN CHAMPAGNE
Dans cette idée d’une quête de la vérité derrière l’illusion, je pense aux prétendues relations homosexuelles que Grant aurait entretenues, et dont il semble que nous n’ayons aucune preuve formelle. 

MARTINE REID
Là, je n’ai pas voulu trancher. Je pense que l’on ne sait pas, et qu’il faut maintenir ce fait. On peut interpréter et interroger. On peut voir qu’il y a eu,
de sa part, un déni systématique durant toute son existence. Le plus vraisemblable est qu’il était bisexuel. Ce que l’on sait, c’est qu’il est difficile dans ses rapports affectifs avec les autres – quelle que soit leur nature. Dans sa vie, il y a des ratages sentimentaux à répétition : marié cinq fois, le dernier mariage étant le plus court.

Dans ce registre, il est intéressant de noter que, dans certains films, on le voit travesti. Certes, le travesti est une habitude du cinéma burlesque, et du théâtre burlesque. Mais cette situation ne s’observe pas pour d’autres acteurs contemporains de Cary Grant. On ne voit pas James Stewart, auquel on l’a souvent comparé, avec des vêtements de femme…

Florian Champagne
Le livre évoque les rapports que Cary Grant entretient avec Archibald Leach, tout au long de sa vie, sur les troubles et les croisements que cause cette double identité. Pensez-vous que les rapports entre son identité et son personnage évoluent tout au long de son existence ?

Martine Reid
 Oui, ça évolue, mais à la différence de certains autres cas que je connais, notamment en littérature, on voit que chez Cary Grant, au fond, les deux noms restent en tension l’un vis-à-vis de l’autre. Il abandonne son nom anglais pour un nom de fantaisie, créé à des fins de rôles cinématographiques ; mais cette sorte de double identité reste problématique jusqu’à la fin de sa vie. C’est quelqu’un qui a eu des problèmes récurrents à ce sujet. Lui-même, au moment où il prend la nationalité américaine, et se fait appeler Cary Grant, dit : « Ça y est, cette fois, je suis débarrassé de mon premier nom. » Sauf que ça n’est pas si simple. Alors qu’il a une cinquantaine d’années, il passe chez un psychiatre qui va lui recommander de prendre du LSD à des fins thérapeutiques pendant un an et demi, pour essayer de dénouer cette sorte de difficulté existentielle qui le caractérise.

Florian Champagne
À quel point pensez-vous qu’il a conscience de cette illusion qu’il façonne, au fur et à mesure de sa carrière ?

Martine Reid
Cette illusion, il y tient : son identité est celle-là. C’est Hitchcock qui a, au fond, imaginé cette sorte de paradoxe, d’inversion de la situation : puisque Cary Grant existe au cinéma, il existe dans la réalité. C’est l’illusion qui crée Cary Grant. Et, dans la réalité, il se débrouille avec ça. Il est Cary Grant.

Florian Champagne
Est-ce que le succès qu’il obtient, lié à la création de son personnage, est quelque chose qu’il désire ? Dans ce que vous expliquez, on dirait presque que les choses lui arrivent comme par accident.

Martine Reid
J’ai eu ce sentiment, oui. Au fond, on dirait qu’il se laisse faire, se laisse porter par les différents rôles qu’il va occuper, et qui vont construire sa personnalité, film après film. À un moment donné, il décide de s’arrêter, après soixante – quinze films. Il arrête de jouer alors qu’il a une soixantaine d’années. Mais ensuite, quand il a quatre – vingt ans  –  ça c’est tout à fait extravagant et sans équivalent – il décide de faire des sortes de one man shows où il va raconter sa carrière cinématographique.

Florian Champagne
Pensez-vous que cette série de spectacles naît de son désir de profiter de son succès, du personnage qu’il a créé ?

Martine Reid
On peut se le demander, parce que ce n’est certainement pas pour des raisons financières : il est riche à millions. Peut-être est-ce pour mesurer sa popularité : il veut que les gens soient là, qu’ils viennent pour voir Cary Grant. Quand il commence à faire ça, il a arrêté le cinéma depuis une vingtaine d’années. Et il présente  –  chose très étonnante  –  des extraits de ses films dans lesquels il est beaucoup plus jeune et beau qu’il n’est à quatre-vingts ans : on le sent à bout de souffle, un vieux monsieur boursouflé, l’alcool et la drogue n’aidant pas. Il fait le tour des États-Unis comme s’il était un vieux clown, qui avait besoin de se montrer.

Florian Champagne
Comme s’il était attaché à Cary Grant tel qu’il est dans les films.

Martine Reid
Il a besoin de renouer avec ce Cary Grant-là, qui n’est, jusqu’à un certain point, plus. En même temps, c’est son identité. Quand on regarde dans l’histoire du cinéma, je n’ai pas trouvé d’acteurs qui aient fait des choses semblables  –  se produire pour raconter leur vie. Cet exercice est tout à fait curieux… Surtout que c’est fatigant. Il fait une crise cardiaque avant d’entrer en scène dans un endroit perdu des États-Unis, et va mourir dans ces circonstances. Qu’avait-il besoin de faire cela ? Il devait, assurément, y trouver satisfaction.

Florian Champagne
Cary Grant ne serait-il finalement que le symptôme parfait d’une industrie  – celle du cinéma  –  destinée à produire de l’illusion, faire rêver le public ?

Martine Reid
Quand on regarde ses quatre premiers mariages, on peut croire qu’effectivement, c’est l’image d’un Cary Grant de cinéma qui est apparue extrêmement séduisante. Dans la réalité, quatre de ses femmes l’ont quitté. Comment peut-on quitter une icône si extraordinaire ? Toutes invoquent les mêmes raisons. Elles décrivent un homme obsessionnel, jaloux, infidèle, violent, profondément dépressif. Ce n’est plus l’image de cinéma, mais celle d’un homme torturé, instable ; mais sans doute content de lui, pour toutes sortes de raisons.On revient à l’idée de l’illusion : c’est le miracle, le mirage, de l’écran de cinéma, qui projette des êtres qui paraissent exceptionnels, parce qu’ils sont parfaitement fabriqués par l’image, par l’éclairage, par la façon dont ils sont cadrés à l’écran. Le cinéma est de l’ordre du merveilleux, de l’opération magique, de la perfection. Pendant une heure, une heure vingt, une heure quarante, on a quelqu’un qui est « parfait ».

Dans la réalité, personne n’est parfait – et, sans surprise, les choses sont plus compliquées. Dans son cas, les choses le sont particulièrement, parce que l’illusion a été particulièrement efficace. Il y a un grand écart, entre, d’un côté, l’illusion créée au cinéma, avec un savoir-faire remarquable, et de l’autre, un homme limité dans ses capacités affectives, qui a eu toutes sortes de difficultés. Un critique avait dit : « Avec l’enfance qu’il a eue, Cary Grant aurait simplement dû être un adulte névrosé. » Il a réussi à transcender cela, grâce au cinéma, à l’illusion. D’ailleurs, nous, en miniature, sans être de grands acteurs, nous pouvons également faire l’expérience de l’illusion que nous pouvons arriver à créer, par opposition à la réalité de notre situation. Heureusement que l’illusion existe : je suis pour l’illusion, résolument.

Rien que de l’eau

Puisant leur énergie dans les éléments naturels. les sirènes de Steph Wilson sont autant d’allégories célébrant les cycles de vie et la puissance créatrice de la femme.

Pile ou face

Kito Muñoz met en abyme la construction d’une image avec ce tournage érotique fictif, questionnant autant le désir que sa représentation.

La conscience de la lumière

Lucie Rox photographie trois femmes qui se jouent de la mode avec sérieux. Tout en brillance et en lumières, la couleur devient une affirmation ludique.

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Faux-semblant

Gaetano Pesce

Artiste prolifique, tour à tour designer, architecte ou sculpteur, Gaetano Pesce est l’auteur d’une œuvre éclectique et engagée. Depuis ses premières créations, réalisées dans les années 1960, jusqu’à ses objets édités par les plus prestigieuses des maisons, son style est toujours surprenant. Questionnant les émotions humaines, la perception et les modes de production, son approche déjoue les standards et les conventions. Anthropomorphique, s’inspirant du corps humain, de la faune et de la flore, son travail est aussi ludique que militant. À l’occasion de l’exposition Different Tendencies, Italian Design 1960-1980, organisée par la galerie new-yorkaise Superhouse, la curatrice Kristen de la Vallière, fondatrice de la plateforme Say Hi To, s’est entretenue avec cet iconoclaste.

KRISTEN DE LA VALLIÈRE
Vous faites partie des rares designers qui prennent vraiment position par leur pratique. On peut affirmer que vous êtes féministe. Si je ne me trompe pas, vous êtes allé dans une école pour filles quand vous étiez enfant ?

GAETANO PESCE
C’est vrai. Je crois que j’avais sept ans. À ce moment-là, j’ai eu un problème avec un instituteur qui était vraiment stupide. J’ai été renvoyé de cette école publique. Le seul établissement qui m’a accepté a été cette école privée pour jeunes filles. J’étais le seul garçon, j’observais mes camarades. J’ai commencé à comprendre comment les femmes pensent. Elles ont un esprit élastique, il n’est pas rigide comme celui des hommes.

KRISTEN DE LA VALLIÈRE
Vous deviez être une attraction pour ces petites filles ! J’imagine que vous étiez populaire.

GAETANO PESCE
En un sens, oui. C’était une école religieuse, il y avait une petite ferme avec toutes sortes d’animaux. Ma joie était de pouvoir m’occuper d’eux au petit matin. Plus particulièrement des vaches. Je me souviens que lorsque l’on m’a demandé ce que je voulais faire comme métier, j’ai répondu « bovaro ». En italien, ce mot désigne la personne qui prend soin des vaches. Ces animaux ont une douceur particulière qui me touche énormément. Je suppose que tous ces paramètres m’ont formé en tant que personne. Enfant, entouré de femmes et d’animaux, j’ai commencé à être sensible aux problèmes. J’ai toujours considéré mon travail comme une expression qui peut aider. Je déteste faire les choses pour rien. La plupart de mes collègues travaillent sans but, ils ne font que de la décoration. Il m’est difficile de comprendre ce genre d’approche. Je crois que le monde a besoin de gens créatifs qui peuvent prendre position contre certains problèmes, ou au moins, qui peuvent déclarer que les problèmes existent, les rendre visibles. Je pense que le design aujourd’hui est une forme de non-expression coincée dans une répétition. Rien ne semble authentique. Peu de personnes font des recherches, il y a beaucoup de copies du passé. Il m’est douloureux de voir ça. Lorsque l’on crée une chaise, cela ne devrait pas être un simple objet sur lequel on s’assoit mais une chaise qui exprime un point de vue.

Gaetano Pesce, UP 7 (Il Piede), 1969. Prototype unique produit par C&B Italia. Avec l’aimable autorisation de Superhouse & Gaetano Pesce. Visuel de Duyi Han.

Gaetano Pesce, Prototype no. 000-F pour la lampe Moloch. Produit par Bracciodiferro, Italie, 1971.
Avec l’aimable autorisation de Superhouse & Friedman Benda Gallery. Visuel de Duyi Han.

KRISTEN DE LA VALLIÈRE
Au fil de votre carrière, vous avez travaillé dans plusieurs disciplines, du design à l’architecture en passant l’aménagement urbain. Peut-on dire que le cœur de votre pratique repose sur l’exploration de différentes idées à travers différents médiums ?

GAETANO PESCE
J’ai l’habitude de dire que mon travail provient de l’observation de la réalité. Il peut s’agir d’une situation qui me rend heureux ou triste. J’essaie d’exprimer ce que je pense à travers mon travail. La réalité n’est jamais la même, elle est en constant changement. À l’âge de dix-sept ans, j’ai exposé des dessins dans une galerie à Padoue, en Italie. Et depuis je garde cette idée de liberté. Je suis libre d’utiliser tous les médiums que je souhaite. Si demain je veux faire de la musique, écrire un poème, développer une architecture politique, je suis libre de le faire. Les objets doivent parler de l’individualité de leur auteur. Ceci devrait être l’objectif de toute école : former une personne qui pense plutôt que quelqu’un qui réalise des choses plus ou moins banales.

KRISTEN DE LA VALLIÈRE
Si les écoles ne remplissent pas cette mission, quelles questions les jeunes designers doivent-ils se poser afin de développer leur pratique ?

GAETANO PESCE
Lorsque j’enseignais l’architecture, qui est plus ou moins équivalent à l’enseignement du design, je demandais à mes étudiants de dessiner le palais de justice de Moscou au temps de Staline. Par cet exercice, ils devaient prendre position : «Je suis pour ou contre Staline. » Cette provocation est une manière de dévoiler ce qu’ils ont à l’intérieur d’eux-mêmes et de le traduire sous une forme architecturale. Les professeurs ont une énorme responsabilité. La plupart d’entre eux transmettent ce qu’ils ont appris lorsqu’ils étaient jeunes. Mais s’ils ne suivent pas leur temps, ce qu’ils transmettent risque d’être obsolète.

KRISTEN DE LA VALLIÈRE
Comment cette évolution constante a impacté votre travail au fil du temps ?

GAETANO PESCE
Depuis trois ans, j’ai découvert que je ne peux pas définir mon travail. Je n’ai pas de style à proprement parler et j’imagine que c’est ce qui arrive lorsque l’on suit son temps.

KRISTEN DE LA VALLIÈRE
Que conseillez-vous aux designers pour qu’ils puissent cultiver ce goût de la liberté ?

GAETANO PESCE
La curiosité est très importante, ils doivent être curieux ! Pas de ce qui s’est passé hier mais de qui se passera demain.

KRISTEN DE LA VALLIÈRE
 Vous êtes devenu un maître dans l’expérimentation des matières. Comment avez-vous commencé à jouer avec elles ?

GAETANO PESCE
J’ai passé tellement de temps et dépensé beaucoup d’argent dans des choses qui ne fonctionnaient pas ! Mais grâce à cette manière de faire, j’en ai aussi découvert d’autres qui semblaient vraiment intéressantes. Quand cela arrive, j’appelle quelqu’un de l’industrie et j’explique que j’ai trouvé une idée à développer. Lorsque vous commencez un projet, vous ne devez pas être rigide et vous cramponner à votre idée de départ. Vous commencez avec une feuille de papier et un crayon. Puis vous faites une maquette, et en faisant cela, vos mains découvrent quelque chose qui est directement communiqué au cerveau. La discussion entre la main et le cerveau va changer votre projet. Ce n’est jamais nécessaire d’être rigide. Il faut être ouvert aux signes et aux suggestions de la matière. La nature des matériaux nous dit ce qui est le mieux pour le projet.

Gaetano Pesce, UP 2, fauteuil. Produit par C&B Italia (B&B Italia), 1969.
Avec l’aimable autorisation de Superhouse & Nilufar Gallery Digital. Visuel de Duyi Han.

KRISTEN DE LA VALLIÈRE
 Comment avez-vous expérimenté dernièrement ?

GAETANO PESCE
   J’ai fait une table qui représente un homme qui perd son énergie. Je crois que les hommes ont fait beaucoup de belles choses dans le passé. Mais de nos jours, ils sont fatigués et sont principalement à l’origine de nombreux problèmes à travers le monde. C’est ce que cette table exprime. C’est une pièce impressionnante car elle est translucide. C’est difficile de la décrire avec des mots mais elle est très belle. Elle est actuellement dans mon atelier.  J’ai une une équipe fantastique qui comprend immédiatement mes idées. Mon atelier peut être perçu comme un endroit étrange car il est composé de personnes qui viennent de pays différents, avec des compétences et des personnalités très différentes. Mais j’adore ce mélange.

KRISTEN DE LA VALLIÈRE
Quel est votre position par rapport à la fonctionnalité du design ?

Le design devrait toujours être fonctionnel. Les radicaux, mes vieux amis, pensaient différemment : « Oh, ça n’est pas très important si une lampe ne donne pas de lumière ou si un canapé n’est pas confortable ». Si, c’est important ! Mais nous devons aussi ajouter autre chose. L’objet ne doit pas simplement être fonctionnel. Comme je l’ai dit précédemment, nous devons prendre position et exprimer un point de vue.

KRISTEN DE LA VALLIÈRE
Qu’est-ce que vous pensez des problèmes liés à la durabilité ?

GAETANO PESCE
La destruction de la nature et de ses ressources est à reprocher à l’être humain et de son manque de respect pour la planète. En même temps, nous ne pouvons pas attendre que la planète soit identique à ce qu’elle était il y a des millions d’années. La situation a changé. Je crois fermement que nous devons éduquer les gens. Ne jetez pas de plastique dans l’océan. Ne jetez pas d’acide dans l’évier. Les messages sont simples. Par le passé, il m’est arrivé de réutiliser des morceaux de tissus qu’une entreprise jetait. J’en ai fait de très belles chaises. C’est une bonne chose évidemment mais je crois aussi qu’il est important de ne pas freiner le progrès. Beaucoup considèrent le plastique comme quelque chose de négatif, mais ça ne l’est pas ! Le plastique est une découverte importante. Les tubes que l’on utilise pour les transfusions sanguines dans les hôpitaux en sont faits !

KRISTEN DE LA VALLIÈRE
Y a-t-il un projet inachevé que vous souhaiteriez terminer ?

GAETANO PESCE
  Lorsque j’ai une idée, je la concrétise généralement en quelques heures ! J’ai été très chanceux dans ma vie car je l’ai passée à combler mes désirs. Je n’ai jamais été riche mais j’ai eu de l’argent. Et je l’ai dépensé, car l’argent est parfois nécessaire pour satisfaire sa curiosité.

Un songe en été

Situations décalées pour personnage anachronique, la protagoniste d’Harry Carr vit sa fantaisie tout en faisant fi de ce qui l’entoure.

Le main dans le sac

Thomas Cristiani, en collaboration avec Cécile Paravina, révèle les secrets de la beauté à travers ces dyptiques entre portrait et nature morte.

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Égérie

Mathilde Fernandez

Il n’aura fallu que quelques mini-albums – Live à Las Vegas (2015), Hyperstition (2018) et le récent Sensible (2021) –  pour que Mathilde Fernandez dessine un univers aussi vaste et surprenant que le sont ses références. Dès la première écoute, c’est son chant lyrique qui interpelle. Couplée à une production électro pop, sa voix joue les contrastes et rappelle l’extravagance de chanteuses anglophones comme Lene Lovich ou Kate Bush. Du côté des artistes françaises, peu ou pas de filiation, si ce n’est Mylène Farmer que la jeune chanteuse cite volontiers, tant pour sa musique que pour ses vidéoclips. Tout comme son ainée, Mathilde Fernandez développe une œuvre plurielle, où les images dialoguent avec le son. Cette approche pluridisciplinaire s’explique sans doute par ses années d’études aux beaux-arts et ses expériences du côté des arts scéniques. Adepte des collaborations, elle s’est associée avec la plasticienne Cécile Di Giovanni pour une série de performances autour de la notion de rituels contemporains. Elle est aussi la moitié du projet musical Ascendant Vierge, où elle pose sa voix sur les rythmes gabber et techno du producteur Paul Seul. Là aussi, ce mariage inattendu brille par son énergie. Puissamment évocatrice, la musique de Mathilde Fernandez se nourrit de tout, qu’il s’agisse de mode, de littérature, de cinéma ou d’arts visuels. Nous avons demandé à l’artiste de partager les images qui l’ont marquée, comme autant de clés de lecture de ses mondes intérieurs.

Images de musique

Enfant, j’ai très vite appris à insérer les compact-discs dans la chaîne HI-FI de mes parents. Il y a beaucoup de pochettes qui m’ont intriguée. La première qui me vient est celle de Passion: Music for the Last Temptation of Christ de Peter Gabriel. C’est la bande originale du film éponyme de Martin Scorsese. Je trouvais l’image sur ce disque très mystérieuse, elle me mettait assez mal à l’aise. C’est un dessin abstrait, sale, qui laisse apparaître un profil christique. Cette pochette me fait penser à une image de fièvre, quelque chose qui n’est pas réaliste, quelque chose d’étrange. Je me souviens que la musique me transportait complètement, je faisais des spectacles de danse complètement mystiques que j’imposais à mes parents ! Aujourd’hui encore, ce disque me touche énormément.
            J’ai grandi dans une petite ville dans le sud de la France. Adolescente, j’ai vécu une véritable fascination pour le gothique, mais je n’avais pas vraiment d’amis qui partageaient cette passion et avec qui échanger et découvrir de nouveaux artistes. C’est en parcourant les rayonnages de la médiathèque que j’ai découvert de nouveaux groupes, en étant attirée par les pochettes. Je me suis ouverte à la musique métal. Il y a eu Korn, et la pochette dessinée de l’album Untouchables. J’ai aussi découvert le groupe Nightwish dont j’aimais le côté kitsch des illustrations que l’on retrouve sur chacun de leurs disques. En allant de pochette en pochette, je me suis intéressée à la musique électronique. J’ai été marquée par les couvertures d’Aphex Twin qui mettent en scène son visage avec un sourire proche de la grimace. Ce rictus est devenu comme un masque, ou un logo qu’Aphex Twin a appliqué sur ces différents disques. Et puis, impossible d’évoquer les images de musique qui m’ont marquée sans parler de Mylène Farmer. Plus que ses pochettes, je suis très admirative de ses clips. Je me souviens de publicités qui passaient à la télévision et qui montraient des extraits de ses vidéos. Avant la musique, ce sont ses visuels qui m’ont donné envie de l’écouter. C’est comme ça qu’a commencé mon histoire d’amour avec Mylène Farmer. Qu’il s’agisse de rock, de pop ou d’électro, j’aime quand les artistes ont un univers visuel cohérent avec leur musique. Je trouve ça fondamental. 

Images de cinema

Chez mes parents traînait une cassette vidéo de L’histoire sans fin (1984) de Wolfgang Petersen, c’est un film que j’ai vu de nombreuses fois, fascinée par son imagerie fantastique. Dans le cinéma pour enfant, j’ai aussi aimé Les Aventures du baron de Münchausen (1988) de Terry Gilliam. C’est un réalisateur que j’apprécie beaucoup. Même si je ne suis pas toujours convaincue par les choix esthétiques de ses derniers films, j’aime ce qu’il propose. C’est un réalisateur qui expérimente avec les nouvelles techniques qu’offrent le cinéma contemporain, comme la 3D par exemple, sans pour autant perdre son essence. Il y a d’autres cinéastes qui ont plus de mal à ne pas tomber dans la caricature d’eux-mêmes. Je pense à Tim Burton… L’Étrange Noël de Mr Jack (1993) et ses personnages sublimes ont complètement bercé mon enfance. Malheureusement, je n’ai pas retrouvé cette magie, cette touche si particulière, dans ses récents long-métrages. Toujours dans le monde de l’enfance, je me suis récemment intéressée aux différentes interprétations cinématographiques d’Alice au pays des Merveilles. Le réalisateur tchèque Jan Švankmajer a sorti une version incroyable, mélange d’images filmiques et d’animation. Le résultat est singulier et assez angoissant. Son film s’appelle Neco z Alenky (1988), littéralement « Quelque chose d’Alice ». Le point commun de tous ces films ? Leur aspect fantastique. C’est un genre qui m’attire. De manière générale, je suis plutôt attirée par les films de genre. J’adore aussi le film Black Moon (1975) de Louis Malle. Je trouve aussi qu’il y a une nouvelle vague de films d’horreur très intéressante, comme Midsommar (2019) d’Ari Aster, qui mélange fantastique et horreur. C’est bien plus effrayant que les films ketchup que sont les séries comme Conjuring et les autres titres du même acabit.

Images d’art

Je suis une très grande admiratrice du travail de Pierre Huyghe. Je trouve que ce qu’il fait est magnifique. J’ai vu son installation à la Documenta 13, en 2012 à Kassel. J’ai été étudiante en école d’art, et à cette époque, je voyais beaucoup d’expositions. C’est un peu moins le cas aujourd’hui, mais je découvre des artistes par le biais d’Instagram. Ce que je trouve intéressant, c’est qu’on y trouve des pratiques qui sont à la frontière de l’art, de la mode et du design. J’aime notamment le travail de l’artiste Jenna Kaes. J’ai aussi été marquée par des images anciennes. J’adore notamment la peinture médiévale. Je me souviens avoir eu un choc en découvrant la collection de la Kunsthaus de Zürich. Évidemment, les proportions des corps ne sont pas réalistes, mais je trouve ça terriblement charmant. La peinture flamande est aussi fascinante. Les représentations de l’enfer par Jérôme Bosch sont folles.

Jérôme Bosch, Le Jardin des délices, entre 1494 et 1505.
Huile sur bois, tryptique, 220 × 386 cm, Musée du Prado, Madrid (Espagne).
Détail, panneau central, L’Humanité avant le déluge.

Images de littérature

Adolescente, j’ai beaucoup lu Didier Van Cauwelaert, qui a un rapport au fantastique qui me transportait complètement. C’est un auteur très populaire, certains peuvent s’en moquer mais je m’en fiche, j’ai aimé le lire quand j’étais jeune. Parmi mes livres préférés, il y La Danse de la réalité (2001) d’Alexandro Jodorowsky. C’est une autobiographie qui m’a beaucoup marquée et a changé ma perception des choses. Jodorowsky a une façon d’aborder la réalité, l’objectivité, qui est intéressante car loin d’être commune. Si je dois conseiller un de ces ouvrages, ça serait celui-ci car il se répète beaucoup par la suite. Je ne suis pas forcement convaincue par l’adaptation cinématographique qu’il a réalisée, c’est toujours délicat de passer d’un récit écrit, nourri d’images personnelles, à un film qui traduit ces images à sa manière. Dans un autre registre, j’adore les bandes dessinées de l’australien Simon Hanselmann. Elles me font beaucoup rire et c’est quelque chose dont on a besoin en ce moment. Je conseille aux personnes qui ne le connaissent pas de le suivre sur Instagram, il met en ligne son travail et c’est un véritable bonheur. Et puis, aux antipodes, la poésie est un genre qui me touche énormément. Les textes de Sylvia Plath, malgré leur atmosphère suicidaire, sont sublimes.

 

Texte de Justin Morin

Le paysage est un sentiment

La démesure, la banalité et la poésie de la nature offrent un cadre décalé et pourtant parfaitement approprié au sens du style Balenciaga, capturé ici par Francesco Nazardo.

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La forme et le fond

Justin Morin

Avec son premier parfum Éponyme, lancé en 1994, Comme des Garçons a mis en place un univers fidèle à l’anti-conformisme de Rei Kawakubo. Si la singularité olfactive des nombreuses fragrances éditées par la marque japonaise n’est plus à démontrer, il est intéressant de s’attarder sur les codes visuels qui les accompagnent, tout aussi novateurs et à contre-courant des tendances dictées par l’industrie. Analyse de l’art du flaconnage et du packaging selon Comme des Garçons Parfums.

Pour comprendre la radicalité mise en place par Rei Kawakubo, il est nécessaire de se replonger dans l’histoire du parfum. Elixir précieux aux nombreuses vertus, le parfum a, depuis l’antiquité, bénéficié d’un flacon reflétant son importance. Au fil des siècles et des cultures, ce dernier a été décoré de motifs peints, serti de coquillages ou de pierres précieuses. Sous l’égide de François Coty, parfumeur et entrepreneur français né en 1874, il devient un objet bénéficiant à la fois du raffinement artisanal et du savoir-faire industriel de l’époque. En effet, en collaborant avec le joaillier et maître verrier René Lalique, Coty invente la première bouteille commerciale de parfum. Avec L’effleurt – dont la version finale date de 1912 –, le duo réalise un flacon décoré d’une silhouette féminine au milieu d’effluves vaporeuses, magnifique témoignage du style Art nouveau alors en vogue. Avec ce nom rappelant autant la séduction de l’effeuillage que le mondefloral, les deux hommes ont pensé cet écrin de verre comme l’illustration directe de la fragrance qu’il contient, là où contenu et contenant étaient jusqu’alors dissociés. Dès lors, dans une logique commerciale, noms et flacons vont devenir des allégories féminines, des plus romantiques aux plus sexuelles, de la fleur jusqu’au poison. La bouteille de parfum est un mini-monde que l’on expose fièrement au milieu de ses produits de beauté. Son architecture est verticale. Ses déclinaisons sont innombrables et reposent sur la même formule : une base solide et un corps, le plus souvent élancé, qui se conclut par un bouchon bijou. Implicitement, par son flacon, le parfum symbolise l’élévation.

Photographie de Justinas Vilutis

En créant le parfum Comme des Garçons en 1994, la créatrice japonaise Rei Kawakubo balaie cette histoire du flaconnage. Son premier flacon est horizontal. Il ne cherche pas à émerger et affirme d’emblée sa différence. Semblable à un galet, ses lignes sont courbes et sensuelles, sans pour autant chercher un quelconque rapport anthropomorphique. Si l’on perçoit l’endroit de l’envers  – la surface sur lequel il repose est plate – , il peut être posé dans toutes les directions. Il tient aisément dans une main. Seule excroissance, son bouchon, qui dissimule la tête du vaporisateur, trouve parfaitement sa place entre les doigts. Créé par le designer français Marc Atlan, son emballage va également à l’encontre des standards, et surtout, met en place un système graphique qui ne cessera d’être revisité par Comme des Garçons. Plutôt que de cultiver le secret autour des ingrédients qui composent la fragrance, stratégie entretenue par de nombreux concurrents dans une entreprise de mythification, ceux-ci sont clairement indiqués : « Alcohol Denat., Fragrance (Parfum), Amyl Cinnamal, Benzyl Alcohol, Cinnamyl Alcohol, Citral, Eugenol, Hydroxycitronellal, Isoeugenol, Benzyl Salicylate, Cinnamal, Coumarin, Geraniol, Linalool, Benzyl Benzoate, Citronellol, Limonene ». Une liste dont l’enjeu est double. La transparence bien évidemment, mais surtout un rapport concret à la composition. La parfumerie moderne, dans sa communication visuelle et textuelle, use et abuse de ses origines ancestrales en énumérant toutes les fleurs dont elle dispose pour ses créations. Elle entretient ainsi un imaginaire selon lequel les parfums seraient aujourd’hui des concentrés de nectar, des créations directement connectées à la nature. A contrario, Comme des Garçons Parfums explicite la réalité scientifique de l’industrie de la parfumerie. Un terrain de jeu immensément riche créativement parlant, mais bien loin des prairies fleuries si souvent mises en scène dans les publicités.

En 1998, Rei Kawakubo présente Odeur 53, la nouvelle création de la maison, selon ses mots: « un anti-parfum abstrait ». Le flacon est d’une sobriété absolue : rectangle massif de verre transparent et bouchon chromé. Son originalité se situe ailleurs. Là où les flacons classiques sont muets, annonçant au mieux leur nom, celui-ci est extrêmement bavard. Il affiche un série d’informations factuelles parmi lesquelles adresse, composition et closes légales. Plus insensé encore, il accueille un code barre et un sigle de recyclage, ces embarrassants symboles que l’on cherche habituellement à cacher par tous les moyens. La typographie devient habillage. Lorsque l’on ouvre la boîte en carton  –  qui affiche elle aussi la liste de ses ingrédients à la manière d’une fiche technique –, on découvre un papier argenté, froissé et métallisé, poche sous vide qui moule le flacon. Sur cette enveloppe, on peut lire : 

To create around you
the smell that you like

The freshness of oxygen
La fraicheur de l’oxygène

Nail Polish
Vernis à ongles

Flash of Metal
Eclat du métal

Cellulosic Smell
Odeur Cellulosique

Pure air of the
High mountains
Air pur de haute montagne

Sand dunes
Dunes de sable

Fire Energy
Energie du feu

Ultimate Fusion
Fusion ultime

Wash Drying in the wind
Linge séchant dans le Vent

Burnt Rubber
Caoutchouc brûlé

Mineral intensity of Carbon
Intensité minérale
du carbone

Flaming Rock
Roche ignée

Autour de vous
l’odeur que vous aimez.

Ou comment l’art de la synthèse, tant en terme de fragrance que de mot, devient poème. Disponible en 200ml, Odeur 53 a bénéficié pendant plusieurs années d’un flacon 15ml, parfait pour les voyages. Au lieu de réduire selon un principe homothétique les proportions du contenant comme l’usage le veut, cette version de poche, aujourd’hui introuvable, est un simple cylindre coiffé du même bouchon chromé. Dans cette version minimale, la référence au flacon neutre utilisé dans les laboratoires de parfumerie est évidente. Ce sont ces atomiseurs standards qui accueillent généralement les fragrances en cours d’élaboration. Kawakubo s’approprie ce non-design et révèle ses qualités fonctionnelles.

Toujours dans cette logique de prise de position forte, le galet du premier parfum de la marque a été décliné au gré des nouvelles senteurs éditées. Actuellement, treize autres parfums emploient le même flacon, lui offrant des variations toutes trouvées : blanc opaque pour White, effet cuivre givré pour Copper ou béton pour Concrete, sans compter les expérimentations typographiques pour 2. Cet effet de duplication, développé dans le temps mais aussi à travers quelques éditions limitées a un double avantage. Le premier est pragmatique : en réutilisant le moule du parfum éponyme et en travaillant uniquement l’habillage du flacon, les coûts de fabrication sont considérablement diminués. Le second concerne l’identité de la marque. En répétant cette forme, elle affirme qu’il n’y pas besoin de changer une création qui fonctionne et place la fragrance au cœur
de la discussion. Elle instaure également un code facile à identifier et fait de ce contenant un logo, un volume que l’on associe instantanément au label japonais. 

Photographie de Justinas Vilutis

Autre exemple particulièrement significatif de l’inventivité formelle des parfums Comme des Garçons, la fragrance titrée CDG présente un flacon aux antipodes de ceux précédemment évoqués. Ressemblant à une poire, il est irrégulier et asymétrique. Jeu optique reposant sur les propriétés physiques du verre, la tige en plastique du vaporisateur disparaît dans le jus. Celle-ci apparaît au fur et à mesure que la bouteille se vide. Au-delà de cette anecdote visuelle, ce flacon n’est rien d’autre qu’un verre soufflé qui s’affale sur lui même, une erreur de production comme on en trouve tant dans les cristalleries, un rebut qui aurait dû finir à la casse. Rei Kawakubo contredit cette affirmation imposée par l’histoire de l’artisanat verrier et investit cette forme impure d’un questionnement sur la norme. Le parfum CDG est présenté ainsi : « Nous pouvons trouver des belles choses inconsciemment. Une fragrance qui ne pourrait pas exister dans un flacon qui ne devrait pas exister. Qu’est-ce qui qualifie ce qui a le droit d’exister ? Qui a le droit de décider ce qui doit être rejeté ? Prendre délibérément un flacon qui a été disqualifié de l’existence et lui donner délibérément le droit d’exister. » Une prise de position forte et en adéquation avec la mode inventée par la créatrice japonaise.

Précurseur dans sa manière de penser le parfum comme un produit aussi technique que créatif, Comme des Garçons Parfums édite ses fragrances par série. Certaines ne sont aujourd’hui plus disponibles. Ainsi en 2008 paraît la Series 6 Synthetics qui présente cinq anti-parfums aux noms évocateurs : Dry Clean, Garage, Skai, Soda et Tar. Ils sont tous présentés dans des cylindres de plastique contenant une poche opaque de liquide, produisant un effet sculptural saisissant. À nouveau, ces tubes sont rehaussés de typographie, renforçant la cohérence graphique du label. Aujourd’hui, Garage, Soda et Tar sont disponibles dans la ligne Olfactory Library qui réédite certaines créations iconiques, toutes réunies sous le même flacon opaque blanc. Disruptive, l’approche de Rei Kawakubo ne s’enferme pas pour autant dans un modèle puisqu’elle propose des bouteilles et packaging différents au gré de ses nombreuses collaborations, comme le flacon très naïf de Grace par Grace Coddington  –  dont le bouchon représente une tête de chat, animal fétiche de la célèbre rédactrice  –  ou la réinterprétation de l’œuvre You’re in d’Andy Wahrol de 1967 –  qui décline six citations de la superstar pop et autant d’atomiseurs pour cette unique fragrance –. Parmi les récentes nouveautés, on peut également citer ERL Sunscreen, dont l’emballage est une poche d’air gonflée, qui rappelle les coussins de plage et les notes estivales de cette fragrance. 

Enfin, si cet article se concentre principalement sur les flacons et autres emballages de Comme des Garçons Parfums, il est bon de rappeler que toutes ces créations sont réunies au sein de la boutique parisienne Dover Street Parfums Market, qui elle aussi propose une expérience inédite dans sa manière de les présenter. Nichés dans une forêt de colonnes, les parfums se découvrent au gré d’une déambulation dans l’espace. À nouveau une façon d’affirmer que la manière dont Rei Kawakubo conçoit la parfumerie n’est pas frontale mais bien englobante, de la fragrance à son emballage jusqu’à l’environnement qui les dévoile.

Ce soir ne sera pas le dernier soir

Aussi romantique qu’excessif, le maquillage imaginé par Sam Visser et photographié par Richie Talboy devient un masque de fascination.

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Rêve américain?

Buck Ellison

Avec ses fresques photographiques, le Californien Buck Ellison dresse un portrait de l’Amérique blanche et fortunée et questionne la structure du privilège. Ses mises en scènes, nourries autant de la facticité des images de stock que du symbolisme des portraits de famille des peintures flamandes du XVIIe siècle, produisent un effet de trouble. Lors d’un entretien avec Hamid Amini, l’artiste dévoile les enjeux de sa pratique et sa méthodologie de travail. 

HAMID AMINI
Ce que je constate, c’est qu’il y a une tension dans vos photos. Elles ont l’air sereines et paisibles, elles dégagent une crispation de choix entre hyper-visibilité et discrétion . Ces gens ne veulent ni n’ont besoin d’être vus. Vous ne vous moquez pas de votre sujet. Vous avez d’ailleurs dit que vous ne voulez pas porter de jugement. Il se dégage cependant un certain malaise, un sentiment étrange qui semble être le résultat de votre intervention. Ce trouble est à la fois surprenant et dérangeant.

BUCK ELLISON
Si le travail m’emmène dans des endroits étranges, inconfortables ou  – je déteste ce mot–  problématiques, cela signifie probablement que je fais quelque chose de bien. L’ambivalence, au sens d’être intensément attiré et repoussé par un même sujet, motive tout mon travail. J’entends souvent dire que cela se ressent dans le travail.

Buck Ellison, Only the horse knows how the saddle fits, 53 × 66 cm, 2013. Avec l’aimable autorisation de l’artiste.

HAMID AMINI
Il est également intéressant de voir comment vos sujets aspirent à l’authenticité. Est-ce une illusion que vous vouliez transmettre ?

BUCK ELLISON
Comme vous l’avez dit, je n’ai jamais voulu pointer du doigt les individus. Je veux examiner les manières, les gestes et les comportements qui perpétuent les inégalités. Avec un tel effort concerté pour être aussi modeste ou inoffensif que possible, une certaine partie de l’Amérique blanche semble très investie pour couvrir ses traces. Le défi de représenter ce sujet qui s’efface lui-même me fascine, je me suis donc tourné vers la mise en scène pour les rendre visibles, en empruntant le modèle d’une séance photo commerciale  –  en sélectionnant acteurs, vêtements, accessoires, lieux.

 

Buck Ellison, Sierra, Gymnastics Routine, 122 × 140 cm, 2015. Avec l’aimable autorisation de l’artiste.

HAMID AMINI
La notion de classe moyenne est assez biaisée dans le monde, et la richesse est également un concept très flou. Est-ce quelque chose dont vous voulez parler dans vos images ?

Je veux voir comment, en tant qu’Américains vivant dans une société démocratique, nous ignorons les inégalités. Lorsque nous jugeons les riches parce qu’ils travaillent dur ou sont paresseux, qu’ils donnent de l’argent ou le gardent, nous passons à côté de l’essentiel. Dire que quelqu’un habite l’inégalité à tort implique qu’il pourrait être possible de l’habiter correctement, ce qui n’est pas possible. C’est un terme frustrant, car il détourne l’attention des processus sociaux dont nous pourrions parler.

HAMID AMINI
Certaines de vos références me rappellent les peintures des cours royales des familles européennes, est-ce quelque chose que vous avez étudié de très près et exploré ?

BUCK ELLISON
Je ne suis pas un érudit, mais j’ai passé beaucoup de temps à les regarder, oui.

HAMID AMINI
Vous engagez souvent des acteurs locaux pour faire partie de vos photos, je suis curieux de connaître votre processus de casting, de tournage et de repérage ?

BUCK ELLISON
Bien sûr. Parlons de l’image Sunset (2015). Les autocollants pour pare-chocs étaient très populaires au lycée ; ils offraient un moyen de se différencier au sein d’un environnement homogène. Je voulais faire une photo à ce sujet. J’étais attiré par le sacrilège de ruiner la peinture d’une voiture chère avec des autocollants bon marché. Mais j’aime aussi la tendresse de ce moment où l’autocollant était collé pour la première fois, de l’identité littéralement en train de construire.

J’ai donc recherché l’emplacement, choisi les modèles, payé pour que le modèle se fasse couper les cheveux, et j’ai passé beaucoup de temps à chercher des autocollants (Patagonia, The North Face et Save Tibet) et des vêtements (une chemise Ralph Lauren, un débardeur Red Stripe, une bague de Thaïlande). Ces choix d’accessoires et de style étaient importants parce que je voulais suggérer qu’une série de décisions avaient précédé le moment que nous voyons. Ces choix semblent insignifiants, mais dans le microcosme de ce monde, où la richesse et le progressisme sont si proches, où les enfants détestent le capitalisme mais ne savent pas encore ce qu’il implique, ces affiliations ont un poids énorme. Un débardeur de la marque de bière Red Stripe est un débardeur, mais ce n’est pas un débardeur Budweiser. Il y a donc quelque chose d’un peu mondain là-dedans, ce vêtement provient peut-être de vacances en Jamaïque, une possibilité soulignée par la bague du mannequin, qui vient de Thaïlande.

La prise de vue a duré environ deux heures. Je prends tellement de photographies que cela en devient routinier ; les modèles mettent vraiment les autocollants sur la voiture, ils ne font pas semblant. La décision de photographier au coucher du soleil a été initialement inspirée par le drapeau sur l’autocollant «Save Tibet», qui présente un coucher de soleil. Mais j’aime que cela donne une lumière héroïque à ce moment banal.

 

Buck Ellison, Strenuous Life, 55 × 44 cm, 2013. Avec l’aimable autorisation de l’artiste.

Buck Ellison, Sunset, 102 × 127 cm, 2015. Avec l’aimable autorisation de l’artiste.

Métamorphoses

Mélant géométrie, tendances du passé et visions du futur, le coiffeur Olivier Schawalder propose une beauté contemporaine capurée par le photographe Amit Israeli.

Les Invisibles

Disparitions, apparitions et effets de mystères pour cette séance de spiritisme signée Charly Gosp mettant en scène la mode selon Bottega Veneta.

Exposition

Mise en avant par des installations artistiques, la mise en scène artificielle imaginée par Benjamin Vnuk questionne notre rapport à l’image et au réalisme.

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Odorama
Chapitre Trois

Teddy Lussi-Modeste

Troisième chapitre de la série Odorama où cinéphilie rencontre parfumerie. Le réalisateur et scénariste Teddy Lussi-Modeste conjugue l’histoire du cinéma à celle du parfum en associant films cultes et fragrances, dans une mise en scène où les sens occupent les premiers rôles.

Rouge
COMME des GARÇONS

Nez : Nathalie Cetto

Vaillante. Vulnérable. Vraiment belle. Il y a de beaux mots dans le dictionnaire à la lettre V. Depuis qu’une machine lui a redonné vie à partir de sa main arrachée, Leeloo doit se mettre à jour et étudier, dans l’ordre alphabétique, tout ce que les hommes ont fait depuis 5000 ans. Vêtue de bandelettes blanches, elle s’enfuit et tombe dans le taxi conduit par Korben Dallas. S’ensuit une course-poursuite dans le Brooklyn du XXIIe siècle. Son toit est défoncé, il a perdu son dernier point, son véhicule est arrimé à celui de la police, mais quelque chose dit à Korben que son destin est lié à cette fille aux cheveux rouges parlant une langue inconnue et dont la plainte lui fend le cœur. Entre l’avant et l’arrière du taxi, quelque chose de chimique, quelque chose d’alchimique, a lieu. Rouge est la chevelure de la jeune femme, Rouge est son parfum. C’est une symphonie qui lui parvient avec toutes ses notes qui sonnent en même temps : poivre rose, gingembre, menthe, encens, ciste, patchouli et cette betterave tour à tour sucrée et terreuse, chaude et froide, délicieuse, qui signe la fragrance et lui donne son épaisseur et son originalité. Parfaite. Elle est vraiment parfaite. 

Inspiré par Le Cinquième élément de Luc Besson

 

 

Female Christ
19-69

Rien de pire qu’un fâcheux quand on est amoureux. Encore plus quand on est une femme amoureuse d’une autre femme dans l’Amérique des années 50. Le fâcheux a reconnu Thérèse et l’a hélée dans le restaurant feutré. Elle s’est retournée, embarrassée. Mais Carol, elle, a donné le change. Rompue à la mondanité, la gentlewoman aux cheveux blonds et aux lèvres rouges salue l’homme en souriant, prend son sac et s’en va avec élégance. Carol pose alors la main sur l’épaule de Thérèse. Le mouvement de son corps et des étoffes qui le ceignent, manteau en cashmere crème, gants en cuir chocolat, envoient vers sa maîtresse l’odeur de son parfum. Elle le portait lors de leur premier déjeuner dans un restaurant de la Septième Avenue. Carol le porte depuis son mariage avec l’homme dont elle est en train de divorcer. Thérèse : « Oh ! Votre parfum… » Carol : « Quoi ? » Thérèse : « Il sent bon. » Female Christ sent bon, mais il n’est pas qu’un sent-bon. Il se construit sur un contraste totalement maîtrisé entre des notes chaudes et épicées, ocres et dorées, benjoin, vanille, cannelle, et des notes froides et camphrées, eucalyptus, gaulthérie, géranium. Au centre, faisant la jonction, matière centrale de la fragrance, un patchouli dense impose un sillage sophistiqué. Carol est partie. Le fâcheux part lui aussi. Il pose la main sur l’autre épaule de Thérèse. La sensation, et le sentiment, ne sont plus les mêmes. Il faut tourner la tête vers l’autre épaule et y respirer la présence-absence de l’être aimé.

Inspiré par carol de Todd Haynes

Female Christ
19-69

Twilly d’Hermès
Hermès

Nez : Christine Nagel

Clara Baumann a le même âge qu’elle :
13 ans. Mais sa vie est plus belle que la sienne. Elle est pianiste, et même virtuose. Quant à Charlotte, elle vit dans une maison modeste et maudit son existence. En rêvant d’ailleurs, cette grande seringue exaspère Léone et désespère Lulu. La petite fille vient souvent dormir à la maison et toutes les deux regardent par la fenêtre les couples qui entrent et sortent du RouleRoule. Charlotte s’incruste chez Clara et choisit même dans son dressing la robe qu’elle portera pour la soirée. Sur cette robe de tulle rouge flotte le parfum de Clara. Twilly d’Hermès Eau ginger est léger et fruité comme une bulle de savon. Il a en son cœur un gingembre solaire et insolent, espiègle, un gingembre qui pétille, qui trépigne. De part et d’autre une pivoine aux accents hespéridés et un cèdre si délicat qu’il se cache. Puis la fragrance semble s’horizontaliser sur la peau et la couvre d’un baume délicieux. L’odeur fleurit, puis mûrit. Emportée par la nuit d’été, Charlotte en vient à croire Clara qui lui propose de vivre dans son sillage, désinvolture et inconséquence de la petite fille riche. Mais le film venge Charlotte qui espérait beaucoup, qui espérait trop. C’est son histoire à elle qu’il raconte.

Inspiré par L’Effrontée de Claude Miller

Twilly d’Hermès
Hermès

Rozu
Aesop

Nez : Barnabé Fillion

À cheval sur son chowka roux, Ashitaka fonce à l’ouest pour trouver le Dieu-Cerf. Lui seul pourra le délivrer de cette blessure au bras qui le consume. Le dieu se trouve dans une forêt menacée par les forges de Dame Eboshi et, de part et d’autre, on prépare la guerre. Accidentellement blessé à l’arquebuse par une ouvrière de la forge, Ashitaka est conduit par la Princesse aux loups sur l’île où paît en journée le dieu. Les premiers rayons de soleil percent la canopée et dans le trou de verdure le dieu métamorphe apparaît, tout nimbé d’or, entre deux arbres millénaires. Chacun de ses pas génère autour de son sabot divin mille floraisons – treille, pampre, lierre, rose. Deux notes émergent dès le premier spray de Rozu : un santal moelleux duquel éclot un buisson de roses fraîches. Autour de ce santal rozé s’enroule tout un florilège de notes à l’intensité volatile. D’autres bois assurent l’assise de la fragrance : vétiver mais aussi gaïac qui, associés à la myrrhe, assèchent le sillage, le fument très légèrement. Percent en même temps les notes aiguës de bigarade, de bergamote et de shiso. Le jour se lève. Ashitaka ouvre les yeux. Rozu est le parfum de ce moment, celui d’Ashitaka, et du matin, ressuscités.  

Inspiré par Princesse Mononoké de Hayao Miyazaki

 

 

 

Sans Merci
Givenchy

Il est l’héritier d’une famille de la noblesse balte mais il a atterri dans une prison de Baltimore. Il est tout au bout, dans la dernière cellule. Et il ne voit plus personne. Il ne peut se nourrir que de ses souvenirs. Il repense souvent à ses anciens patients du temps où il était un psychiatre estimé et parvenait à les déchiffrer. Il les dévorait au sens figuré avant de les dévorer au sens propre. Il se souvient avec émoi de la seule femme qu’il n’a jamais réussi à soumettre. Quand elle entrait dans son cabinet et qu’elle s’allongeait sur son divan, le sillage de son parfum lui parvenait comme un bouclier inexpugnable. Il constituait autour d’elle une aura autant défensive qu’offensive. Quel délice pour un homme dont l’odorat est si développé, lui qui peut sentir derrière une vitre percée de quelques trous que l’agent Starling porte une crème de jour et parfois un parfum. Vêtue de ces molécules, sa patiente devenait l’allégorie de l’autorité. Sans Merci n’est pas autoritaire : il est l’autorité même. Le davana et son odeur veloutée de fruits blets se fond rapidement dans un vétiver sec, un patchouli humide et un whisky tourbé à souhait. L’odeur crayeuse devient presque palpable et fait mettre un genou à terre à l’esthète cannibale qui entre en fascination.

Inspiré par Le Silence des agneaux de Jonathan Demme

Rozu
Aesop &
Sans Merci
Givenchy

Orphéon
Diptyque

C’est la nuit. Elle avance dans les petites rues de Rome alors que résonnent de cristallins arpèges, de ceux qui ponctuent les contes de fées. Elle le cherche, elle l’appelle : « Marcello ! Marcello ! » Elle entre dans l’eau telle une naïade et tombe sous le charme de l’ancien monde. Marcello, pourtant tiré à quatre épingles, son éternel costume de dandy sur le dos, rejoint la star aux belles boucles qui a fermé les yeux, extatique. Ce moment restera dans leur mémoire comme dans la nôtre et peut-être dans celle de Neptune et de ses divinités adjacentes, la Salubrité et la Prospérité. Marcello entre dans la fontaine et s’approche de Sylvia Rank. Ils sont seuls, enfin seuls. Sans journalistes, sans mari jaloux et sans fiancée suicidaire. Lui qui passe ses nuits dans la capitale romaine, évoluant entre ses borgate et ses clubs branchés, entre ses prostituées et ses aristocrates, Orphéon est son parfum. Marcello transporte avec lui cette odeur de nuit où se superposent lieux et rencontres, bars enfumés et femmes effleurées, fumée des cigarettes et fauteuils en cuir. L’odeur sombre et boisée naissant du cèdre et de ses effluves de crayon de papier, s’enrésine et se poivre avec les baies de genévrier. La fève tonka pralinise le fond et l’épaissit tandis que fleurit un jasmin délicat, presque imperceptible, comme si en se frottant au cou de Sylvia, le chroniqueur mondain, bientôt écrivain, prenait avec lui un peu de son odeur, blanche et indolée, à elle.

Inspiré par La Dolce Vita de Federico Fellini

Ocean Leather
Memo

Nez : Alienor Massenet

Fruit d’un amour interdit – puisque fils d’un modeste gardien de phare et de la reine de l’Atlantide – Arthur est destiné à réunir deux mondes, celui des Surfaciens et celui des Atlantes. La guerre est proche et Orm, le demi-frère d’Arthur, tente de réunir les peuples sous-marins pour liquider l’humanité, violente et pollueuse. Formé par Vulko qui lui apprend la maniement des armes, aidé par Mera et ses pouvoirs hydrokinétiques, le sang-mêlé doit faire valoir son droit d’aînesse et s’imposer comme l’héritier légitime du trône. Sur – et sous – toutes les mers du monde, voilà qu’Arthur part à la recherche du trident forgé avec l’acier de Poséidon, autant arme que sceptre. Échouant sous l’eau, Arthur vaincra son frère à l’air libre. Ocean Leather respire cette victoire. C’est un parfum qui donne aux autres l’envie d’être à vos côtés. C’est un parfum qui réconcilie la terre – le cuir – et la mer – l’eau salée. C’est un parfum qui respire le grand large et les bassins pélagiques. Chacune de ses vagues charrie trois notes comme les fourches du trident légendaire. La grande fraîcheur du parfum – fraîcheur hespérido-aromatico-résino-florale – mandarine, basilic, violette, sauge, élémi – flotte sur un fond iodé et salin. Un roi est né et son territoire va des abysses au sommet des montagnes.

Inspiré par Aquaman de Ron Howard

Ocean Leather
Memo

Peau d’Ambrette
Atelier Materi

Nez: Marie Hugentobler

Les grandes maisons sont nombreuses à convoiter Arrakis. La planète n’est que sable et chaleur, d’immenses vers engloutissent hommes et machines au moindre mouvement, mais elle est la seule planète de l’univers connu sur laquelle se trouve l’épice. Elle se mêle au sable, aussi fine que ses grains, mais plus brillante qu’eux. Elle vole dans l’air quand le vent souffle sur la planète brûlante. Si pour les Fremen elle est une substance sacrée, dont Paul Atréides expérimente les vertus psychotropiques, pour les civilisations avancées elle permet le voyage interstellaire. Colonisée hier par les Harkonnen, Arrakis doit l’être désormais, sur ordre de l’Empereur, par les Atréides. Le piège se referme sur le Duc et sa famille. Seuls survivent son épouse et son fils qui rejoignent la résistance des Fremen qui vivent dans leurs sietch. L’épice, ocre et dorée, a rendu bleus leurs yeux. Peau d’Ambrette présente en surdose un ingrédient rare : les graines d’ambrette. Sur Arakis, l’épice est passée au tamis. Au Pérou, le procédé est le même pour les graines d’ambrette. Les notes qui entourent ces graines viennent renforcer ses effluves tour à tour floraux, ambrés et musqués, tels la mandarine, l’angélique, le santal ou l’ambroxan. Quand le parfum touche la peau, une impression de grande fraîcheur, légèrement poivrée, parvient à l’odorat. Mais le parfum évolue à une vitesse folle, comme un fruit qu’on écosse, vers sa beauté chaude et moelleuse. Le parfum se révèle alors à nous comme Paul à son destin.

Inspiré par Dune de Denis Villeneuve

Peau d’Ambrette
Atelier Materi

Photographies Justinas Vilutis
Décoratrice Aurore Piedigrossi

Eleganza Extravaganza

Témoin privilégiée de la scène voguing new-yorkaise entre 1989 et 1992, Chantal Regnault propose une émouvante plongée dans les années historiques de ce mouvement aujourd’hui mondialement célébré. 

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Les coiffures
à l’échelle

Antoine Bucher

OU QUAND LES ARISTOCRATES AVAIENT
ENCORE TOUTE LEUR TÊTE ET BIEN PLUS

Au cours du dernier tiers du XVIIIe siècle, la coiffure féminine connaît une période d’extravagances capillaires durant laquelle la taille de la tête et des cheveux peut représenter près du tiers de la silhouette d’une élégante. La hauteur des créations conduit à les baptiser coiffures à l’échelle.

C’est au règne de Louis XVI que la vogue des coiffures hautes est généralement associée, mais il convient de noter l’existence de quelques précédents dans l’histoire de France. L’un d’eux, et sans doute le plus fameux est l’apparition de la Fontange. Décoiffée au cours d’une partie de chasse en 1680, la duchesse de Fontanges invente sur le vif une coiffure verticale à partir de sa jarretière. Le roi approuve, le succès est au rendez-vous et la coiffure prend à la fois plus de hauteur et le nom de cette maîtresse de Louis XIV. La poussée de croissance est toutefois limitée dans le temps et le règne de Louis XV reste, pour sa part, mesuré quant à l’ornement de la tête des femmes. C’est sans compter sur la dernière favorite du roi… Madame du Barry arbore en effet une coiffure toute en hauteur agrémentée de dentelles, plumes et fleurs naturelles lors de sa présentation à la cour en 1769. À cette occasion, le coiffeur dissimule même dans les cheveux des fines bouteilles d’eau dans lesquelles trempent les tiges des fleurs.

Les années 1760, 1770 et 1780 sont alors marquées par la puissance grandissante des coiffeurs grâce au développement de structures verticales. Les images de coiffures se multiplient alors comme jamais auparavant. Le naturel n’est pas à la mode et les têtes se vêtent de compositions de plus en plus architecturées. Construites souvent avec un coussin nommé pouf, elles sont gonflées à l’aide de crin et de faux cheveux. Ces véritables pièces montées se parent de rubans, de dentelles, de perles, de fleurs, de pierres, et parfois même de petits personnages de cire, d’oiseaux empaillés ou de maquettes. Les références à l’antique mais surtout aux actualités deviennent le sujet de ces coiffures. Le dernier opéra, une pièce de théâtre, la vaccination du roi ou une victoire militaire se transforment en sculptures capillaires. L’une des plus célèbres de l’époque est la Belle Poule, créée en hommage à la victoire navale du navire français éponyme contre la flotte anglaise en 1778.

Coeffure au chien couchant, gravure d’une suite de 31 Coiffures, inspirées de la Gallerie des Modes et Costumes Français (Allemagne, circa 1780).   Librairie Diktats.

Elle comporte au sommet du crâne une maquette de bateau. En cette période d’extravagances, les coiffeurs se revendiquent comme de véritables artistes et utilisent la gravure pour faire connaître leurs créations et asseoir leur autorité. Legros fait ainsi paraître un traité illustré, Davault des almanachs et Depain des estampes. Ce dernier publie trois suites d’eaux-fortes représentant des coiffures entre 1777 et 1790. La première, Au Beau Sexe se compose de douze planches présentant des créations qui n’ont rien à envier à celles que Léonard, le coiffeur de Marie-Antoinette réalise pour la reine de France. Wartell immortalise d’ailleurs en 1777 « l’Autrichienne » dans un portrait dédié à la Comtesse de Polignac. Les cheveux de l’élégante jeune femme sont coiffés pour former quatre boucles sur les côtés et surmontés au sommet de trois plumes qui surplombent des couronnes de fleurs et des rubans. 

La correspondance entre Marie-Thérèse d’Autriche et Marie-Antoinette ne manque pas d’ailleurs d’évoquer les cheveux de la jeune souveraine. L’impératrice appelle alors sa fille à plus de sobriété dans ses coiffures dont elle condamne la taille et les ornements. Copiées dans les différentes cours, les coiffures hautes deviennent un sujet de caricature dans toute l’Europe. Les gravures exagèrent la hauteur des compositions et le caractère impraticable de ce type d’ornement. Malgré leur coût élevé, un encombrement non négligeable et des démangeaisons fréquentes dues à l’hygiène limitée et à l’utilisation de pommades pour fixer l’ensemble, les coiffures hautes restent à la mode jusqu’à la Révolution. Et même, un petit peu au-delà. Les coiffeurs tentent en effet de les adapter au goût révolutionnaire. Depain est ainsi l’un des rares à publier des gravures de mode au moment de la Révolution et les planches de sa troisième suite parue vers 1790 reproduisent des coiffures aux noms évocateurs : sans Redoute, à l’Espoir, aux Charmes de la Liberté, à la Nation. Portant encore la mention « avec privilège du roi », elles constituent de précieux témoignages des toutes premières années postrévolutionnaires. Trop associées avec l’aristocratie, les coiffures hautes ne survivent toutefois pas longtemps à la décapitation de la clientèle. 

Bonnet au Levant, gravure d’une suite de 31 Coiffures, inspirées de la Gallerie des Modes et Costumes Français (Allemagne, circa 1780).   Librairie Diktats.

La Belle Poule, gravure d’une suite de 31 Coiffures, inspirées de la Gallerie des Modes et Costumes Français (Allemagne, circa 1780).   Librairie Diktats.

Songe pastoral

Le photographe Thibaut Grevet met en avant la force graphique et le potentiel cinématographique de la mode de Richard Quinn.

Effigies

En s’appropriant et détournant les codes du portrait classique, le photographe Maxime Imbert présente une vision de la jeunesse loin des clichés habituels.

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C.Q.F.D. de l’ambiance
Une conversation
avec Emanuele Coccia

Luca Marchetti

LUCA MARCHETTI
On ne peut pas discuter d’ambiance sans aborder la question du « sensible » qui occupe aujourd’hui une place inédite dans la culture. Commençons en observant que les aspects de l’expérience qui relèvent de la sensibilité sont devenus fondamentaux pour définir notre identité. Ainsi, pour préciser son statut social, l’individu affiche plus volontiers ses compétences esthétiques, ses goûts gastronomiques ou ses connaissances en œnologie, que son appartenance à une classe sociale ou alors une situation socio-économique. Qu’en pense l’auteur de La Vie Sensible?

EMANUELE COCCIA
C’est tout à fait le cas. C’est très important de montrer des compétences sensibles pour se présenter à l’autre.
La sensibilité a été graduellement arrachée à son statut traditionnel de phénomène d’apparence. Ce n’est plus une interface entre nous et le monde, elle fait tout à fait partie des mécanismes de construction du réel et de la vie de chacun dans la société. Débattre de choses sensibles ou esthétiques – comme les vins et spiritueux – est un moyen de montrer sa « valeur » individuelle et son mode d’être dans le monde.
Pour le comprendre, il faut rappeler que tout cela a été possible parce que notre société a graduellement adopté une vision de l’esthétique ancrée dans le « jeu ». Et la culture digitale n’y est pas pour rien. Comme le dit, entre autres, l’écrivain Alessandro Baricco, la logique au cœur de la société digitale est une logique de gaming et celle-ci définit de plus en plus notre rapport à la société. Ce qui fait écho aux idées bien plus anciennes du philosophe Friedrich Von Schiller qui, dans ses considérations sur l’appréciation esthétique, affirme qu’elle est en mesure de transformer les qualités de l’objet en prouvant que la beauté n’est pas une simple qualité de l’objet, ou de l’œuvre d’art, mais que le jeu esthétique entre humains qui révèle le beau est quelque chose qui est en mesure de perfectionner la vie sociale dans son ensemble… Ce même jeu est ce qui nous permet d’affirmer notre liberté et notre autonomie. Ainsi, on peut élargir la logique du gaming jusqu’au cosmos, car nous le construisons de manière sensible, comme dans un jeu, parce que cela nous permet de mettre en scène notre liberté d’individu. C’est pour la même raison qu’on se définit en discutant de vins et de nourriture : on ne se cantonne pas à une contemplation de la réalité, on en débat pour mettre en scène notre liberté aux yeux des autres…

LUCA MARCHETTI
Certains considèrent cet engouement pour le sensible comme une mode, surtout dans les domaines créatifs comme l’art, la création de vêtements, le design ou la décoration d’intérieur… Pourtant l’étude des ambiances, du goût, de l’éphémère et bien d’autres phénomènes sensibles gagnent également de l’importance dans des domaines bien plus sérieux comme l’étude de la cognition et les sciences humaines. La philosophie s’y intéresse particulièrement, probablement en raison de sa capacité de s’attaquer à ce qui n’est pas quantifiable ou mesurable. Quelle place tient l’ambiance dans ta recherche ?

EMANUELE COCCIA
J’ai beaucoup travaillé sur ça. Dans La Vie Sensible bien évidemment mais aussi dans La Vie des Plantes où j’ai consacré un chapitre entier à l’idée d’atmosphère. C’est pour moi un concept central dans la réflexion sur l’esthétique qui le plus souvent a été traité comme un phénomène cognitif, c’est à dire quelque chose qui nous transmet une information. Au contraire, je tiens à mettre en valeur le caractère « génétique » du sensible.

Olafur Eliasson, Life, 2021. Vue de l’installation à la Fondation Beyeler. Photo: Pati Grabowicz. Avec l’aimable autorisation de l’artiste, de neugerriemschneider, Berlin et de Tanya Bonakdar Gallery, New York / Los Angeles. © 2021 Olafur Eliasson

Le sensible n’est pas un moyen d’accéder à la connaissance. C’est ce par quoi les êtres se construisent réciproquement… Notre manière d’exister est telle que nous la connaissons en raison de notre nature sensible ! Le sensible, et donc les ambiances, sont à la base de notre relation à l’autre et à notre contexte de vie.

LUCA MARCHETTI
D’ailleurs ton confrère philosophe Bruce Bégout (Le Concept d’Ambiance, Paris, Seuil, 2020)  décrit l’ambiance comme un aspect fondamental de l’existence qui se manifeste autant dans l’environnement qui nous entoure que dans notre dimension affective. Ce serait donc tout ce qui est alentour et qui nous affecte.

EMANUELE COCCIA
C’est vrai, mais l’ambiance détermine aussi notre mode d’être. Ce n’est pas juste « ce qui nous affecte » et qui nous communique des informations, c’est quelque chose qui structure notre être, une condition de notre existence. Ça peut paraître un peu abstrait, mais les manifestations en sont tout à fait banales et quotidiennes. Le manque de coolness nous fait abandonner un lieu, un groupe, tout comme l’absence d’empathie peut nous amener à interrompre une relation… Il ne s’agit pas d’un manque d’information mais d’une impossibilité d’être « comme ça ».

LUCA MARCHETTI
Et la mode dans tout ça ? Tu t’en es beaucoup occupé dans ton parcours. Récemment il a été question d’aborder l’espace de vente de la mode – notamment le premier concept-store de l’histoire, le milanais 10 Corso Como. Tu en as donné une lecture éclairante, loin des interprétations visuelles et des déchiffrages des codes culturels souvent empruntés par les sciences humaines et sociales pour étudier ces mêmes phénomènes. Tu parles de mode comme d’un « intensificateur » de l’existence. La dimension affective y est donc cruciale, tout comme la nature affective de l’ambiance peut expliquer en grande partie le sens d’un lieu comme le concept-store…

EMANUELE COCCIA
Sûrement. D’ailleurs Carla Sozzani rappelle que sa principale motivation lors de la conception de 10 Corso Como était sa volonté de transformer les pages d’un magazine en un espace en trois dimensions. Si on considère que sur les pages d’un magazine de mode on retrouve un agencement sensible de formes, d’idées et de propos, sa version en 3D consiste à transposer dans l’espace une « portion » de monde. 10 Corso Como a fait de l’ambiance la condition même du lieu.

Ann Veronica Janssens, Ciel, 2003. Retransmission visuelle du ciel en temps réel, vue d’installation, Belgacom, Bruxelles. Extrait du catalogue Ann Veronica Janssens : 8’26’’, édité par MAC, École nationale supérieure des beaux-arts, 2004. Design de M/M (Paris). Bibliothèque Justin Morin

La possibilité d’engendrer « du sensible » est au cœur de sa réalité, car le sensible y contamine tout : son économie, la manière d’y manger, de regarder, d’y respirer… C’est tout un monde sensible !

LUCA MARCHETTI
On sait que l’un des usages sociaux de la mode parmi les plus connus est de nous définir, autant individuellement que collectivement. Penses-tu que grâce la mode on pourrait se définir, se reconnaître et se faire reconnaître en termes « ambianciels » aussi ? C’est à dire, de manière éphémère, intangible ?

EMANUELE COCCIA
Oui c’est certainement le cas. La mode est une force anti-destin. Elle arrache les gens à leur destin et en ouvre d’autres à coup d’inventions et de réinventions. De ce point de vue, la mode a décidément besoin d’ambiances. Elle doit déterminer des ambiances, des environnements ; c’est sa force. L’aspect essentiel des ambiances, des atmosphères, est leur caractère précaire et éphémère. L’essence de la mode est la capacité d’accepter la précarité de l’être. D’une part, c’est la forme la plus démocratique qui soit, mais c’est aussi l’espace le plus précaire que notre culture a pu créer, ce qui complique les choses. Elle envisage la précarité comme une chance et non pas comme un aspect de vulnérabilité. Si elle a autant d’attrait, c’est qu’elle a horreur des identités stables, et cette vision de l’identité ne peut être qu’une ambiance.

LUCA MARCHETTI
Traditionnellement, on manifeste l’appartenance à un genre, à une culture ou même à une « ethnie » à partir de l’apparence, jusqu’à exhiber des signes visuels précisément codés. Pouvons-nous voir dans le caractère précaire et éphémère de la mode, dans sa nature « ambiancielle » une occasion de construire l’identité de l’individu de manière plus fluide, voire diverse et inclusive ?

EMANUELE COCCIA
Je ne suis pas sûr que le problème aujourd’hui soit le « signe visuel ». Je le vois plutôt dans une étrange volonté d’essentialiser l’identité… Une vision morale qui relie l’identité au tangible et au visible. J’y vois aussi un désir de pureté,qui considère que se définir sur la base du ressenti serait « impur ». L’une des conséquences est qu’on finit souvent par revendiquer l’affiliation à une communauté pour se définir. Alors que l’identité existe par sa nature atmosphérique et ambiancielle, elle est ancrée dans le ressenti le plus profond…

LUCA MARCHETTI
Nous avons parlé du concept-store, mais il me semble que le défilé et l’événement de mode tirent leur sens de ce qu’on pourrait appeler le « design d’ambiances », bien que cet aspect ne soit pas fréquemment considéré. Je pense par exemple aux défilés de Balenciaga visant à recréer l’ambiance de certains lieux politiques (en reprenant leur proportions exactes), ou l’atmosphère des archives historiques de la maison avec l’aide de créations d’odeurs par l’artiste Sissel Tolaas…

EMANUELE COCCIA
Ces projets montrent de manière encore plus claire la vocation de la mode à envisager le monde comme entièrement dé-constructible. On revient à la logique esthétique propre au gaming et à la capacité de la mode à tirer sa force de la précarité. Le défilé construit tout un monde ambienciel pour le brûler sous nos yeux en quelques minutes. En ce sens,la mode est ce qui permet d’amener les principes de l’art au plus près du corps et de nous les faire vivre grâce à une forme de sensibilité immédiate et incarnée.

LUCA MARCHETTI
Dans l’art on retrouve aussi un intérêt grandissant pour l’éphémère et l’intangible, n’est-ce pas? De l’art relationnel à l’installation, de la performance jusqu’à des œuvres très différentes les unes des autres, mais toutes hautement immersives. Je pense au travail d’Anne Veronika Janssen, d’Olafur Eliasson, de Sarah Sze, certains projets de Diller & Scofidio ou la pratique de Philippe Rahm entre art et architecture… Peut-on parler d’une esthétique des ambiances ou carrément d’art ambianciel ?

EMANUELE COCCIA
Grande question ! Probablement oui, ça existe déjà en partie. L’art aussi tend de plus en plus à devenir « construction de mondes », et tout y devient ambiances et atmosphères… C’est cela qui définira la construction du monde une fois que l’art aura pris le dessus sur le monde !

Caméléonidés

Les expérimentations graphiques d’Andrew Vowles, entre décalages et superpositions chromatiques, nous rappellent que la beauté est l’art de la transformation.

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Body double

Alexandra Bachzetsis

Questionnant autant l’intimité que la surexposition, le rapport au langage ou encore la mise en scène de soi, le travail chorégraphique d’Alexandra Bachzetsis multiplie les axes de réflexion. Sa danse se traduit aussi bien dans un espace nu qu’investi par des accessoires sculpturaux, comme autant de prothèses à même de transformer le corps. Puisant autant dans l’histoire de l’art que dans la culture pop, et s’appuyant sur les gender studies, ses pièces passent d’un registre à l’autre, en rupture rythmique ou en harmonie. Une gymnastique à la fois conceptuelle, plastique et en constant mouvement.

MS         Votre travail explore de nombreux thèmes, les mélangeant de manière très libre et inattendue, afin de créer des collisions aussi théoriques qu’esthétiques. Par rapport à la scène, vous arrive-t-il de vous contraindre ? Y a-t-il des lignes que vous ne souhaitez pas traverser ?

AB         La scène dans sa meilleure version est un espace non censuré, une anthologie d’inspirations, d’expressions, d’histoires et de fictions. Ce n’est pas un simple cadre spatial, mais une analogie ou un moyen de transposer notre construction du désir dans le domaine des sens, juste devant nous. Je crois fermement dans le besoin de repousser les frontières à l’intérieur et à l’extérieur de la structure du théâtre et de ses conventions. J’aime traverser les frontières d’un genre. Ne pas respecter les conventions du théâtre quand je fais une pièce de théâtre, mais plutôt travailler d’une manière cinématographique. Lorsqu’il s’agit de réaliser un film, penser à la composition et à l’aspect théâtral de la mise en scène des corps pour la caméra,

Je repousse les limites de la pensée binaire et tente de les révéler à travers des gestes précis d’échange entre le masculin et le féminin vers un corps qui change constamment de genre. Je travaille avec la perception sociale de la différence de genre et la débarasse de sa connotation conventionnelle, la mets en mouvement à travers un travail chorégraphique.

Par exemple, dans Chasing a Ghost (2020), je me concentre sur la structure et le thème du double et du duo – entre toutes les constellations de genre. J’essaie de formuler une étude physique du comportement de l’étrange à travers l’« échangeabilité » des gestes en répétition et l’irrésistibilité des corps. Le corps, considéré dans sa pleine physicalité, est mon matériau autant que la mémoire du corps et de ses représentations à travers les cultures et les histoires. Je suis intéressée par la nature liquide du corps humain, ses multiples passages à travers les rôles de genre, les différences d’âge et la manifestation factuelle de chaque moment singulier dans le temps à travers sa propre présence.

MS         Vos performers ont une place très importante dans votre processus de création. Quels sont les qualités que vous recherchez chez eux lorsque vous écrivez une pièce ?

AB         La capacité à retranscrire le réel est une qualité importante que je recherche. La capacité à être réaliste est une qualité importante que je recherche. Je pense que c’est artistiquement la façon la plus aboutie de travailler sur la construction de l’identité. Je pense qu’il est important de laisser les interprètes explorer leur interprétation individuelle lors de l’engagement dans mon processus artistique, ce qui nécessite bien sûr une définition et une clarté de la recherche dès le départ, afin d’entrer dans un processus chorégraphique qui engage toutes les parties impliquées. Il y a une fine ligne à parcourir entre la liberté et le contrôle, mais une ligne très importante à conserver et à redéfinir dans le processus de collaboration. Les concepts performatifs ne sont jamais statiques – ils bougent et changent dans le temps et doivent être réexaminés à tout moment.
Je m’intéresse à la présence subversive d’une personne – et je recherche donc des interprètes capables de s’engager dans la tâche complexe d’être à la fois eux-mêmes tout en étant dans le fantasme de quelqu’un d’autre.

MS         Les nouvelles technologies, des smartphones aux réalités augmentées, introduisent de nouvelles habitudes et de nouvelles formes de mouvement. Selon vous, comment cela se traduit-il dans notre relation à nos corps et à la manière dont les percevons ?

AB         L’utilisation intensive des technologies à travers lesquelles nous expérimentons, produisons et transmettons constamment des représentations du corps se traduit par un sentiment de platitude, de stagnation, de paresse, de projection du corps, d’être hors du corps. Des désirs multiples et parallèles d’expériences corporelles finissent par être totalement enfermés et piégés dans l’idée du corps à l’écran, et non dans l’expérience du corps. La politique de l’anxiété traite de la gestion de ces projections. Les applications de rencontre et les plateformes de communication sur les réseaux sociaux deviennent une extension et un remplacement des expériences physiques. La construction du fantasme et du désir en tant qu’analogues visuels distants, virtuels – au-delà de l’idée de corps dans l’espace qui peuvent se rencontrer de manière aléatoire, fortuite, urgente et dangereuse – est devenue très dominante dans nos habitudes et routines de la vie quotidienne. La pornographie permet aux utilisateurs de regarder sans engagement, juste pour suivre, fantasmer, exploser, observer. Je perçois notre époque comme un gros plan majeur, une réalité zoomée au-delà de la notion de rencontre intime avec l’autre, mais plutôt avec l’idée ou la projection de notre imaginaire sur les autres ou avec les autres.

MS         Votre collaboration avec Paul B. Preciado prend plusieurs formes. Pouvez-vous nous dire comment vous vous êtes rencontrés et comment se passe votre travail ?

AB         Nous nous sommes rencontrés en 2015 lors de notre participation à la Documenta 14, à Athènes. En raison de notre intérêt commun à questionner l’identité de genre à travers la performance, nous avons commencé à travailler ensemble – Paul en tant que curateur de recherches et moi en tant qu’artiste – sur l’ensemble intitulé Private (2017) que j’ai conçu à l’occasion de la Documenta 14. Plus tard, nous avons continué à travailler ensemble sur ma pièce Escape Act, pour laquelle Paul a offert le poème intitulé « Love is a Drone » comme matériel d’instruction et partition de la pièce. Nous avons utilisé le texte comme paroles pour les chansons qui ont été faites et interprétées dans Escape Act. Notre collaboration est un dialogue artistique à travers différentes pratiques au point de rencontre du langage et du geste – finalement, le corps.

MS         On peut faire l’expérience de votre travail à travers des pièces dansées mais aussi dans des expositions. Comment concevez-vous le dialogue entre la scène et la galerie ?

AB         Pour moi, les deux contextes sont des environnements de travail. Ils ont des besoins différents, des publics divers et demandent des approches individuelles. J’ai l’impression de les aborder comme des espaces singuliers de représentation. L’héritage de leurs différents langages est important quant à la manière de façonner le processus chorégraphique en un choix esthétique formel.
Je prends plaisir à réinventer l’idée de forme et de support par rapport à son hôte.
Le cinéma et la vidéo, l’installation ou la photographie ont un rayonnement différent de celui du spectacle vivant. Ils exigent chacun une approche particulière en matière de mise en scène d’intimité.

Alexandra Bachzetsis, Gold by Alexandra Bachzetsis. © Alexandra Bachzetsis

Alexandra Bachzetsis, Anne Pajunen & Gabriel Schenker, From A to B via C, © Alexandra Bachzetsis en collaboration avec Julia Born et Gina Folly. Photo: Arion Doerr. Avec l’aimable autorisation de l’artiste et de Performance Space 122.

Les expositions et les chorégraphies ont leur propre vie. elles fonctionnent ponctuellement ou de manière suspendue selon leur chronologie. Je pense qu’une exposition est une installation permanente pour une rencontre avec un public, en mouvement, sur une plus longue période, tandis qu’une chorégraphiesur scène est une apparitionponctuelle et une confrontation avec un public majoritairement immobile sur une courte durée. En tant qu’artiste de performance, il m’est plus facile de m’adresser au public tout en perfomant avec mon propre corps une partition ou une de mes œuvres, plutôt que de me tenir à côté de mon œuvre d’art dans une de mes expositions et de devoir engager une conversation avec des spectateurs.

MS         Revue est à la fois un magazine d’art et de mode, ce qui m’amène à m’interroger sur votre relation avec l’imagerie de mode. Vous avez notamment travaillé avec les photographes Blommers & Schumm pour une série d’images qui présentent plusieurs de vos pièces. Pouvez-vous me dire comment vous percevez les photographies de mode ?

AB         Je pense que les images créent un récit, ce sont des moments figés dans le temps et il émane d’elles une ambiance. La plupart des images que vous avez mentionnées ont été produites comme matériel promotionnel pour mon travail de performance.
Au fil du temps, j’ai travaillé avec un certain nombre de grands photographes, parmi lesquels Blommers & Schumm, Mathilde Agius, Melanie Hoffman, Derek Stierli, Melanie Bonajo,mettant en scène le corps pour des séances photo. La photographie de mode en tant que genre apparaît en fait assez peu dans ce processus. Ce qui reste, ce sont des corps, des vêtements et un ensemble d’instructions pour les mettre en scène en fonction de projets individuels.
Ma longue et importante collaboration avec la graphiste Julia Born transcende la présence spatiale du corps sur scène, dans le musée, la galerie ou dans la photographie, car elle est structurée et remise en scène dans des imprimés, des flyers aux livres, dans l’espace d’une page.
Nous aimons distiller l’essence d’un projet dans un ensemble de photographies qui fonctionnent comme une présence énigmatique, créant un monde parallèle de perception de l’œuvre. Souvent, nous créons des objets imprimés qui accompagnent les performances comme des recueils de chansons, des manuels de désir ou des livrets d’instructions.
Mon regard sur la mode est sincère. Je m’intéresse aux expressions de notre temps. Je travaille avec les modes de traduction des langues, l’interprétation des corps et la marchandisation du désir et j’examine comment ceux-ci trouvent leurs apparitions matérielles dans la musique, la littérature, les vêtements, la mise en forme du corps – et le langage du mouvement qui accompagne ces formats.
J’aime travailler avec des designers tels que Cosima Gadient d’Ottolinger, Christian Hersche de Christoph Lemaire pour Uniqlo, Léa Dickely et Hung La de Kwaidan Editions, Ulla Ludwig, Priska Morger, Eva Bühler et Patrizia Jaeger.
Porter des vêtements est une transformation.
Les vêtements sont des éléments de performance qui demandent une approche autoérotique quand on joue avec eux. Ce sont des outils pour reformuler le vocabulaire d’une convention dans une nouvelle langue.

MS         Cette dernière question est très large, mais pouvez-vous nous dire quelle est votre conception du beau ?

AB         Dans mon travail, je ne suis pas concernée par la beauté mais plutôt par la réalité. La beauté apparaît et périt. Ce n’est pas que je pense que nous pouvons l’atteindre, l’acheter, la former ou la préserver de quelque manière que ce soit. C’est plutôt un sentiment exprimé par des gestes, des actions, des mouvements et un sentiment d’appartenance qui finit par se rapprocher de l’idée même de beauté lorsqu’on pense à la performance.

Alexandra Bachzetsis & Sotiris Vasiliou, Chasing
a Ghost by Alexandra Bachzetsis, © Mathilde Agius

Je travaille avec des conventions, des archétypes et des formes esthétiques établies comme éléments de performance, mais pas dans le but de créer un langage conséquent d’une doctrine esthétique. Plutôt pour discuter de manière critique des tendances de notre temps qui nous entourent et nous informent, et qui finalement provoquent et façonnent nos corps.

Ma méthodologie est celle d’utiliser des codes existants afin d’atteindre une nouvelle liberté – une réalité.

Propos recueillis par Muriel Stevenson

Métropole

Les héroïnes de Corentin Leroux révèlent leur singularité en se fondant dans l’énergie citadine. Leur allure, ponctuée de couleurs et de textures, cultive la poésie dans un geste brut.

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Psychedahlia

Richard Quinn

On pourrait présenter la mode de l’Anglais Richard Quinn en évoquant ses volumes extravagants et ses imprimés audacieux. Il ne faudrait pourtant pas oublier sa maîtrise du trompe-l’œil. En jouant sur un motif qui se répand de la tête aux pieds, il cisèle des silhouettes qui se révèlent dès lors qu’elles se mettent en mouvement. L’endroit devient envers, l’image se déploie et le volume s’anime. Un art de la métamorphose qui rappelle que les fleurs, signatures graphiques du créateur, peuvent être aussi romantiques que psychédéliques. Rencontre avec l’auteur de la plus excitante des hallucinations collectives.

Lorsque l’on demande à Richard Quinn s’il est en mesure d’expliquer ce que l’on perçoit comme une fascination pour le monde floral, tant il emploie ce motif à travers ses collections, la réponse sonne comme l’affirmation de son amour pour la mode : « Quand on observe ce qui a été fait dans le passé par les maisons de couture parisiennes, on retrouve toujours un imprimé floral. Vous pouvez l’utiliser de manière stricte ou alors avec beaucoup de douceur, et je trouve ça particulièrement intéressant. Tout dépend de l’intention que vous souhaitez insuffler. Je trouve que c’est une bonne base. » Assurément, le créateur a profité de ses études à la Central Saint Martins School pour explorer l’histoire de la mode et de la couture, des années 1950 à nos jours, de la femme-fleur célébrée par Christian Dior avec la silhouette New Look aux robes gladiateurs de Nicolas Ghesquière pour Balenciaga qui composent l’iconique collection printemps-été 2008. Né en 1990 à Londres, dans le quartier d’Eltham dans le sud-est de la ville, Richard est le plus jeune d’une fratrie de cinq enfants. Son parcours à Saint Martins fait rêver : diplômé en 2016, sa collection remporte le H&M Design Award, qui se concrétise par une aide financière et la commercialisation de plusieurs pièces disponibles dès l’automne 2017. On y retrouve déjà ce qui fait le style Richard Quinn : des imprimés floraux de la pointe des talons jusqu’au bout des doigts gantés pour un collage graphique et survitaminé. Quelques mois plus tard, il fait défiler sa première collection dans le calendrier officiel de Londres. Pour la seconde, dédiée à l’automne 2018, les mannequins traversent un décor fait de papier peint, clin d’œil aux origines de ces fameux motifs végétaux. On a beaucoup parlé de la présence de la Reine Elizabeth II dans le public, un événement en soi puisqu’elle assistait ainsi à son tout premier défilé. Mais au-delà de cet adoubement royal, les vingt-neuf looks présentés ont impressionné par leur maîtrise.

Les volumes, semblables à des carrés de soie surdimensionnés, s’enroulent autour des corps. Les imprimés sont comme désynchronisés et jouent la confrontation, faisant se rencontrer les époques et les styles. Les fleurs graphiques dessinées façon années 1970, les compositions végétales tout en arabesque, les pois blancs sur fond noir – de différentes tailles –, tout se superpose et se mélange. Une telle surenchère pourrait faire basculer ces silhouettes dans le costume, et pourtant, il n’en est rien.

Richard Quinn a le sens de l’équilibre. Sa mode est fantasque tout en étant crédible. De quoi convaincre Moncler de lui proposer de collaborer à la ligne Moncler Genius, succédant ainsi à ses camarades Craig Green ou JW Anderson.

Rares sont les jeunes designers à avoir impressionné avec leurs premières collections. Sortir du lot est déjà une épreuve. Pourtant, les difficultés s’intensifient dès lors que le studio doit grandir. Contrôler sa croissance sans trahir son identité, respecter un calendrier fait de logistiques industrielles, gérer une économie fragile… Plus rares encore sont ceux qui réussissent ce tour de force. Face à ce challenge, Richard Quinn a décidé d’investir dans son indépendance : « Tout est imprimé dans nos ateliers. Cela nous permet d’être réactifs et de tester directement les idées en ajustant les échelles et les couleurs. » Justement, lorsqu’on le questionne sur son processus créatif, il répond : « Il n’y a pas vraiment de règles, je mélange les approches. Parfois nous assemblons les éléments à la manière d’un collage, d’autres fois j’ajoute un nouvel élément sur une ancienne toile précédemment utilisée pour un essayage. Si nous travaillons sur un très gros volume, on va le draper sur le mannequin, ou alors, on va se servir d’essais qui se trouvent dans l’atelier. L’idée est de traduire les intentions rapidement à partir de ce que l’on a. Évidemment, faire des croquis est important, mais je pense que le fait de travailler concrètement le volume offre beaucoup plus. » Cette méthodologie permet au créateur d’étendre son univers tout en perfectionnant son langage.

Il suffit d’ailleurs de voir le court-métrage qu’il a proposé pour dévoiler son automne 2021 afin de constater l’évolution – mais aussi les ambitions – de Richard Quinn. On y suit les pérégrinations d’une héroïne évoluant parmi des hordes de chats et de chiens incarnés par des silhouettes humaines outrageusement moulées dans du latex noir, clin d’œil à la Catwoman de Tim Burton et à la culture BDSM. Celle-ci est choisie par les chats pour devenir leur nouvelle reine. Pour avoir une idée plus précise de l’ambiance, pensez à Fritz the Cat, le matou imaginé par Robert Crumb catapulté entre les songes d’Alice au pays des Merveilles et les pas de deux de Black Swan. Le film est un délire en technicolor qui bénéficie de chorégraphies signées Dane Bates, rappelant les extravagances des comédies musicales de l’âge d’or d’Hollywood.

Photographie de Thibaut Grevet

Mais surtout, tout cela suinte de sensualité, voire de sexualité. Il y a un paradoxe dans les récentes propositions du créateur. En habillant l’entièreté du corps, il occulte totalement la peau, et par extension la nudité, mais révèle totalement la silhouette. Le corps est anonyme mais devient un objet de fascination.

Il le confirme : « L’idée de cette collection était d’explorer cette hypersexualité de manière très frontale tout en gardant un regard artistique. Par exemple, on peut y voir Lily Cole qui tient deux chiens en laisse, chiens incarnés par deux mannequins. Je recherchais ce genre d’images très assumées, qui ne cherchent pas à s’excuser, tout en restant très belles. Une beauté sombre. » Le film regorge de références provenant de différences disciplines artistiques. Le cinéma, bien évidemment, avec des citations de cadrages empruntés à Pulp Fiction : « Dans le long-métrage de Tarantino, les personnages ouvrent une boîte et le spectateur découvre un angle de vue particulier que nous avons repris. La scène d’ouverture de notre film est aussi un pastiche de cinéma noir. Il y a plein d’éléments qui proviennent de choses que j’ai affectionnées quand j’étais enfant, comme le Charlie et la Chocolaterie de Mel Stuart. Chaque scène change de décor mais l’histoire se poursuit. Je voulais vraiment que ce projet soit l’occasion de mettre en place une narration autour des vêtements, et de ne pas se contenter de filmer des mannequins en train de défiler sur un podium. Chromatiquement, le film joue les contrastes en termes de couleurs, passant du rose au gris pour aller ensuite au rouge et se conclure dans le blanc et bleu. Tout est très graphique et assumé. Nous avons profité de la pandémie pour construire quelque chose d’ambitieux. »

Ce soin apporté aux décors se traduit par des objets tapissés des imprimés de la collection : du papier peint, des parapluies, un piano et même un taxi accueillent les fleurs du designer. Et cette profusion fonctionne ! Se pourrait-il que Richard Quinn envisage de diversifier ses activités en ajoutant la décoration d’intérieur à la mode ? « C’est tout à fait possible. L’un des objectifs de cette vidéo était de mettre en place un monde immersif. Tout ce qui est visible dans le court-métrage, nous l’avons imprimé nous-même. Nous réfléchissons à cette idée d’un univers à 360 degrés. Plus qu’à de la décoration intérieure, je pense à un lifestyle. »

Impossible de parler de Richard Quinn sans évoquer Leigh Bowery, éternelle référence de la scène londonienne de la fin des années 1980, performer aux looks spectaculaires. Le maquillage se faisait masque quand les cagoules ne cachaient pas son visage. Lui aussi était un adepte du vinyle et n’hésitait pas à jouer les caméléons en se camouflant, en imprimé pied de poule. Pour Bowery, le vêtement est essentiel. Questionnant le genre et la norme, il n’a cessé de brouiller les frontières entre masculin et féminin. Trois décennies plus tard, Richard Quinn propose une mode dans la continuité de cette vision hybridant sens de la fête, de la beauté et du politique. Récemment, il a introduit dans ses collections ses premières pièces masculines avec des propositions qui cultivent le même goût pour l’extravagance et assument leur part de féminité. Cette revendication pour un corps libre trouve de nombreux échos dans la culture pop contemporaine, plus spécifiquement dans le hip-hop. Parmi les adeptes de Quinn, on peut citer les superstars Megan Thee Stallion et Cardi B qui ont toutes les deux fait de l’hypersexualisation un argument féministe, ou encore Lil Nas X qui détourne quant à lui les codes de la virilité. L’industrie musicale raffole de cette mode spectacle et subversive. Et puisque l’on parle de musique, on fait remarquer à Richard Quinn que son film offre une playlist impeccable, allant d’Underworld à Strauss en passant par Sam Smith. Ce à quoi il répond : « C’est ce que nous écoutions à l’atelier pendant la création du projet. Le fait que ces titres soient entendus par toute l’équipe nous a tous mis dans le même mood, c’est très immersif comme manière de faire. La musique influence l’ambiance de la collection. » Voilà qui permettra peut-être d’avoir des indices sur ce que l’on pourra découvrir lors du prochain défilé : « En ce moment, nous écoutons beaucoup de musique underground allemande, de la house music, mais rien de vraiment connu, contrairement à la précédente collection. » Il faudra sans doute se préparer à une plongée dans les tréfonds des nuits berlinoises. Frissons d’excitation garantis.

Texte de Justin Morin

Dans les rues de Boston

Plongée dans le Boston populaire des années 1970 sous l’œil de Mike Smith, photographe américain passé maître dans l’art du portrait.

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Vertigo

Philippe Decrauzat

Jeu graphique de lignes ondulantes ou strictement parallèles, en noir et blanc ou dégradé de couleurs, l’œuvre de l’artiste Suisse Philippe Decrauzat décline des formes simples mais produit des effets saisissants. Elle s’inscrit dans une lecture critique de l’abstraction géométrique. Ses recherches convoquent donc plusieurs courants : l’art optique évidemment, mais aussi l’art minimal, conceptuel et pop. Questionnant l’image en mouvement, mais aussi sa circulation, sa pratique se nourrit autant de l’histoire de la peinture que de celles du cinéma ou de la musique. Dans son atelier parisien, au milieu de nouvelles toiles qui s’apprêtent à être présentées à l’occasion d’une exposition personnelle au Portique, au Havre, Philippe Decrauzat revient sur les différents éléments qui composent son travail.

Justin Morin
Comment s’est développé votre langage visuel ? Durant vos études, avez-vous toujours été attiré par ces formes minimales ou avez-vous traversé d’autres courants esthétiques ?

Philippe Decrauzat
Je suis arrivé à ce répertoire de formes abstraites à la fin de mes études. Certaines peuvent être lues en écho à des œuvres de l’art cinétique et de l’art optique. Les premiers moments de mes recherches ont été liés à des questions de rapport aux images et à leur circulation. Celles-ci peuvent provenir de sources très différentes, elles ne se limitent pas au champ des pratiques picturales. Je pense par exemple aux films ou aux pochettes de disque. Avec le temps, j’ai fini par m’intéresser à certaines formes qui s’inscrivent dans des questions de perception et plus spécifiquement dans l’histoire de l’abstraction et de ses origines. Ce qui me permettait de réfléchir au statut de l’auteur, au rapport du spectateur à l’œuvre et de sa réception… Dans mon environnement ces questions étaient très commentées à la fin des années 1990 / début 2000, au moment de l’émergence de l’esthétique relationnelle et d’un retour d’intérêt pour l’abstraction. Pour ma part, je découvrais La mort de l’auteur (1967) de Roland Barthes ou encore L’œuvre ouverte (1962) d’Umberto Ecco.

Justin Morin
La musique est un domaine très présent et référencé au sein d’une certaine frange de la « peinture suisse ». Pouvez-vous nous citer quelques pochettes de disques qui vous ont marqué ?

Philippe Decrauzat
À l’époque, nous allions encore découvrir et acheter dans les magasins de disques. Cela participait à une manière d’être formé visuellement par des objets. Je pense qu’on le fait toujours aujourd’hui, très différemment et de manière peut-être plus dirigée. J’ai donc découvert des groupes issus des scènes expérimentales électroniques – notamment à travers les signatures du label Mille Plateaux – autant que des choses plus anciennes comme tout le travail de Peter Saville pour Factory Records, je pense notamment aux pochettes de Section 25 et bien évidemment celles de Joy Division et New Order. Ces visuels avaient cette capacité de transmettre une part du projet artistique, sonore, et culturel, de ces musiciens en y ajoutant une nouvelle dimension. Tout cela s’est fait sous l’influence de Francis Baudevin, professeur et artiste génial avec qui nous parlions plus de ces objets que de peinture. Mais ce que je retiens, c’est que ces pochettes de disques faisaient circuler des histoires de peinture.

Justin Morin
Ce qui est intéressant, c’est que le vinyle est un objet rond contenu dans un carré qui se déploie pour dévoiler une image rectangulaire.

Philippe Decrauzat
J’ai également le souvenir des différents supports qui s’offraient à nous : compact disc, mini disc, vinyle, cassette… La standardisation n’avait pas encore eu lieu alors que le MP3 faisait tout juste ses débuts. Il y avait une sorte de richesse de formats qui coexistaient avec une tension où l’on se disait « cela va disparaître » puisque l’on se demandait quel support allait prendre le dessus. À l’époque, cela semblait très clair et on voit que vingt ans après, ça ne l’était pas ! S’il m’arrivait d’acheter des vinyles, je n’aurais certainement pas misé sur une telle résistance ! Idem pour la cassette, je n’aurais pas pensé que certains albums seraient publiés, aujourd’hui encore, sur ce format.

Justin Morin
Votre peinture développe une relation à l’espace et au volume qui est très singulière. Cela passe notamment par vos châssis qui peuvent prendre des formes très variées et sculpturales.

Philippe Decrauzat
En ce qui concerne le support de peinture, il s’agit de s’inscrire dans une histoire et de travailler à partir de cette histoire. Les choix que j’entreprends – comme travailler à partir d’une toile de coton et non de lin ou de développer des formes découpées – sont liés au désir de se rapprocher d’une histoire de la peinture qui raconte un rapport à l’espace, à l’objet et à la surface. Une peinture qui s’inscrit dans des questions de perception.

Justin Morin
Vous déployez votre travail à travers une variété de formes mais dans une certaine économie de la couleur, en travaillant notamment le noir et le blanc.

Philippe Decrauzat
Je peux travailler sur des rapports d’opposition, de contraste qui sont les plus productifs en termes de vibrations et de persistance rétinienne, d’où mon choix fréquent du noir et du blanc. Ce qui me permet aussi de convoquer la relation au positif/négatif et d’une certaine manière à la retranscription (signal) et au texte (tracé noir sur fond blanc).

Philippe Decrauzat, Only Too Insidious, (flag wave half speed blue iridescent), 2019. Acrylique sur toile, 115 × 126 cm.

Philippe Decrauzat, Pause I, 2019-2020. Acrylique sur toile, 211 × 150 cm. Avec l’aimable autorisation de l’artiste.

La couleur ou les couleurs c’est par le dégradé que j’en fais l’expérience, qu’il soit traité de manière continue ou à l’inverse par une succession régulière de nuances discontinues. Mais avec l’idée d’une transition, du passage d’un état à un autre, du multiple.

J’emploie aussi souvent des couleurs métalliques ou iridescentes qui n’offrent jamais une teinte stable, puisqu’elles vont fluctuer en fonction de l’espace, être sensibles à la luminosité ambiante ou encore se moduler au moment de leur reproduction photographique. Cette question de la reproduction m’intéresse énormément. Je viens d’une génération qui a beaucoup regardé de catalogues et de magazines. L’histoire des expositions et des œuvres qui circulent dans leur état reproduit crée ce rapport très spécifique aux couleurs, aux ombres, aux espaces, aux corrections d’images. Pour en revenir à la couleur, on peut donc penser à une forme d’économie, mais je ne pense pas que cela soit le cas. Sur les pièces présentes derrière nous, les teintes de noir sont nombreuses et différentes. Ça n’est pas forcément perceptible au premier abord, mais cela le devient progressivement et par comparaison.

Justin Morin
Justement, comment travaillez-vous ces effets d’optique qui se jouent dans vos tableaux ? Est-ce quelque chose que vous avez étudié ou qui résulte d’expérimentations ?

Philippe Decrauzat
La persistance rétinienne est un phénomène qui me fascine car elle concerne la peinture, mais aussi l’image en mouvement. Certains parlent d’illusions, je préfère dire que ce sont des images physiologiques, produites par le corps. C’est comme une réponse du corps à son environnement. Elle fait partie de ces domaines sur lesquels on peut lire énormément – souvent la même chose – et donc penser que tout est résolu alors que ça n’est pas le cas. Ça m’intéresse de revenir sur des questions qui semblent résolues et qui ne le sont pas. Une des dimensions de la perception, c’est bien qu’il n’y a rien d’arrêté et de définitif, puisque tout est lié aux outils d’observation, aux méthodes, aux expériences et à nos constructions culturelles. L’art cinétique a connu un moment très fort dans les années 1960. Nous avons eu l’impression que ces artistes avaient résolu ces questions, réduisant ce mouvement à un moment anecdotique, parfois même dénigré par la suite, passant ainsi à d’autres questions. C’est aussi toute cette histoire qui m’intéresse. Pourquoi une forme serait plus simple qu’une autre et plus assimilable ? Pourquoi un rapport noir/blanc serait plus facilement résolu qu’une palette extrêmement diversifiée ? Pourquoi la délimitation d’une ligne nette serait moins expressive qu’un coup de pinceau jeté sur la toile ?

Justin Morin
 Pour en revenir au rapport sculptural de vos châssis, comment aboutissez-vous à de telles formes ?

Philippe Decrauzat
Il y a autant des dessins préparatoires sur ordinateur que des croquis dans mon carnet. Je travaille avec des découpes réalisées sur du bois. Il faut ensuite trouver le moyen de détacher la toile du support, puisque rien n’est contrecollé sur le châssis. Je travaille dans les limites de l’objet, dans la mesureoù chaque décision est liée à des contraintes techniques. La logique vient dicter la forme. Les formats, les épaisseurs des tracés et des formes sont liés à ses limites, c’est une partition qui se joue. Les tableaux finissent par raconter leur propre histoire. Il arrive que l’on me demande si je ne peux pas faire telle ou telle pièce en plus petit, ce qui n’est évidemment pas possible. Une fois l’intention définie, le reste ne fait que suivre.

Justin Morin
Vous auriez pu faire le choix d’abuser du « sans titre » pour titrer vos œuvres, et pourtant, ce n’est pas le cas.

Philippe Decrauzat
J’essaie de titrer mes peintures, mais c’est vrai que ça n’est pas simple. Je travaille sur une nouvelle publication – publiée chez Verlag der Buchhandlung Walther und Franz König – qui se concentre sur les quinze dernières années de ma pratique et rassemble beaucoup de matières autour de mon travail de peinture, d’installations et aussi sur les films que j’ai réalisés, et qui sont plus difficilement accessibles, visibles en dehors des expositions. On trouve un ensemble de textes qui viennent parler du travail de manière directe et certaines fois de manière indirecte, voire périphérique, ce qui apporte un autre point de vue sur le travail et l’emporte comme s’il s’agissait d’un point de départ. En faisant ce livre, il m’est arrivé de trouver et donc de titrer des œuvres plusieurs années après leur réalisation et leur exposition. Ça embêtera peut-être beaucoup de monde, mais je suis devenu assez décomplexé vis-à-vis de cela. Il y a des artistes qui m’intéressent beaucoup, et depuis longtemps, comme Kenneth Anger. Certains réalisateurs de films expérimentaux n’hésitent pas à remonter leur film, repenser leur bande son ou changer le titre, car la plasticité du médium permet de donner plusieurs formes au projet. Il n’y a pas de stratégies très claires.

Philippe Decrauzat, Untitled (subdued laugh), 2011. Acrylique sur toile, 180 × 160 cm.

Au contraire, cela produit de la confusion et j’aime bien cet aspect. Le titre permet ce jeu, il peut se changer, se modifier. Il reste compliqué à trouver car je veux toujours rajouter un élément de lecture possible. C’est pour moi un espace supplémentaire pour raconter une part de l’histoire qui ne sera pas forcément visible.

La peinture comme interface, c’est aussi ce projet-là : fondamentalement, nous n’avons peut-être pas besoin de parler de la peinture, mais si on décide d’en parler, alors elle peut raconter autre chose et nous permettre d’aller ailleurs.

Still (Times Stand), du 30 octobre 2021 au 9 janvier 2022, au Portique, Le Havre.

Cet instant se répètera éternellement

Qu’est-ce qui relie les deux protagonistes de l’histoire racontée par la photographe Erika Kamano ? Un sens du singulier et un goût pour le secret.

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Palettes

Sylvie Fleury

À son origine, le mot poudrier désignait un godet à couvercle percé de trous, rempli de poudre destinée à sécher l’écriture. Il disparaît avec l’usage du papier buvard, avant de se réinventer en accessoire de mode.

Avant la Révolution, la poudre est l’apanage des aristocrates et des bourgeois. Les pratiques changent peu au XIXe siècle : la mode reste au teint blanchâtre et l’acte de se poudrer se fait dans l’intimité du cabinet de toilette. Ce qu’on appelle alors poudrier n’est qu’un contenant en carton qui sert avant tout à aller acheter de la poudre en vrac. Au début du XXe siècle, l’esthétique et les matériaux du poudrier évoluent pour arriver au summum de la modernité du moment grâce au savoir-faire de la joaillerie. Les premiers poudriers Art nouveau en métal apparaissent. Ils abritent une palette de couleurs, parfois complétée par un miroir et des accessoires, allant de la houppette à poudre aux pinceaux. Objets de luxe, ils se déclinent à l’infini et peuvent être décorés de pierres précieuses, de nacre ou de laque. Avec l’avènement du maquillage industriel suivront les modèles en plastique permettant une diffusion de masse. Cette production en série est le reflet de l’évolution sociétale, tant dans l’évolution des mœurs que dans l’émancipation féminine. Glissé dans un sac à main, le poudrier accompagne la femme moderne. Le maquillage devient un geste d’affirmation.

Sylvie Fleury présente en 2018 l’exposition Palettes of Shadows dans l’espace parisien de la galerie Thaddeus Roppac. L’artiste suisse est connue pour sa pratique pluridisciplinaire revisitant l’histoire de l’art sous un prisme pop. Résolument postmoderne dans ses appropriations, elle combine mode, industrie du luxe et art contemporain pour mieux déboulonner les stéréotypes de genre, explorant autant la culture du shopping que l’univers mécanique de l’automobile. De fait, elle détourne le concept de tuning et l’applique à ses productions, n’hésitant pas à jouer avec les peintures métallisées, les fourrures ou les motifs de flamme.

Jubilatoire, son art fait de la séduction une arme politique. 

Sylvie Fleury, Road Movie, 2018. Peinture acrylique sur toile sur bois, 12 kgs. 120 × 120 × 11 cm. Avec l’aimable autorisation de la Galerie Thaddaeus Ropac, Paris. Photo: Charles Duprat © Sylvie Fleury

Sylvie Fleury, Bronzed SPF 30, 2018. Peinture acrylique sur toile sur bois, 10 kgs. 125 × 125 × 6 cm. Avec l’aimable autorisation de la Galerie Thaddaeus Ropac, Paris. Photo: Charles Duprat © Sylvie Fleury

Sylvie Fleury, Couture Palette-Ballets Russes, 2018. Peinture acrylique sur toile sur bois, 10 kgs. 143 × 106 × 6 cm. Avec l’aimable autorisation de la Galerie Thaddaeus Ropac, Paris. Photo: Charles Duprat © Sylvie Fleury

Sylvie Fleury, Pink Explosion, 2018. Peinture acrylique sur toile sur bois, 15 kgs. 120 × 120 × 12,2 cm. Avec l’aimable autorisation de la Galerie Thaddaeus Ropac, Paris. Photo: Charles Duprat © Sylvie Fleury

Diffusion, réflexion, réfraction & diffraction

Dédoublements, superpositions et autres multiplications, Josie Hall use de tous les subterfuges qu’offre la photographie pour créer une histoire surréaliste.

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Sur le fil

Gisèle Vienne

S’il est infiniment plastique, et donc séduisant, le travail de Gisèle Vienne est avant tout traversé de combats politiques et de réflexions philosophiques. Ainsi les formes qu’elle met en scène fascinent autant qu’elles troublent. En témoigne son utilisation singulière de la marionnette, bien loin des clichés associés à cet objet aux richesses méconnues. Au-delà de l’incarnation, c’est la question de la perception qui se joue et qui, se faisant, amène à revoir tout un système de pensée. Dans son vaste corpus d’œuvres  – allant de la chorégraphie à la photographie, en passant par le commissariat d’expositions – l’artiste cultive les amitiés créatives. Elle collabore ainsi fréquemment avec l’auteur Dennis Cooper. Affiliée au mouvement queercore, son écriture, entre humour cinglant et poésie crue, résonne avec les tourments contemporains. Un spectre sensible et riche qui fait écho aux histoires racontées par Gisèle Vienne.

JM Ma première question peut sembler anecdotique, mais puisque l’adolescence est un sujet qui revient fréquemment dans votre travail, je me demandais comment vous aviez vécu cette période ? Étiez-vous une enfant solitaire ou plutôt entourée ?

GV J’ai passé une partie de mon enfance et de mon adolescence en banlieue de Grenoble, à Saint-Martin-d’Hères. J’ai également vécu à Fribourg, dans la Forêt-Noire, pendant mes années de collège de 6ème et 3ème, et j’ai passé mon année de terminale à Berlin. J’ai baigné dans les deux cultures, en réalité les trois, puisque ma mère est autrichienne, et que donc la moitié de ma famille vivait là-bas. Je n’étais pas une enfant solitaire, j’aimais beaucoup la compagnie des autres. J’ai énormément joué avec d’autres enfants, et fait la fête à l’adolescence puis après. Mon désir d’art, de corps, de mouvements, vient aussi évidemment de ces longues sessions de jeus, de déguisements, de grimages et de toutes ces fêtes, de ces concerts où l’on danse et l’on aime, au son d’Eternal Flame à 12 ans, puis The Cure et jusqu’à Jeff Mills et MMM. Ma mère est plasticienne et grâce à elle, j’ai passé beaucoup de temps à sculpter, à dessiner, à faire toutes sortes d’activités manuelles. La créativité était présente dans mes temps en dehors de l’école. J’ai aussi appris la musique et la danse. J’étais dans un délire de pratique artistique fort avec un désir immense d’apprentissage, qui perdure. D’être à la fois en France et en Allemagne m’a permis de rencontrer des adolescences qui n’étaient pas les mêmes, et des structures de société et de langues qui étaient différentes. Ces expériences m’ont permis de vivre ce que voulait dire le déplacement culturel, et de comprendre tout ce qu’il rend possible, le déplacement du regard, des sociétés qui peuvent être autres. En Allemagne, j’ai découvert une culture alternative passionnante avec des mouvements punk plus forts qu’à Grenoble où la scène électronique était plus présente. Très rapidement, vers l’âge de treize ans, j’ai traîné dans ces milieux alternatifs, que ce soit dans des lieux autonomes dédiés aux jeunes ou dans des fêtes. J’étais entourée de personnes très contestataires, je l’étais moi-même et je le suis toujours, et je comprends cette contestation chaque fois plus précisément. J’ai aussi toujours adoré la lecture, de textes littéraires et théoriques, qui m’a offert et m’offre toujours de grands et beaux moments solitaires.
Ce qui me passionne dans le changement sociétal que nous traversons, c’est qu’il apporte enfin des perspectives passionnantes et justes qui répondent aux questionnements que j’ai rencontrés dès l’adolescence, et qui traversent ma vie. Ce changement sociétal permet d’être appréhendé grâce aux penseurs qui ont écrit des années 1990 à nos jours (et qui ont lu, entre autres, Gabrielle Suchon, Michel Foucault, Monique Wittig, Angela Davis), leurs textes me permettent de comprendre plus précisément ce qui me révolte et comment imaginer un déplacement sociétal. Ces milieux alternatifs – que ce soit la new wave, la techno, la musique expérimentale, le gothique ou le punk – dans lesquels j’ai baigné très tôt portent en eux le désir d’un autre monde, d’une autre société, et permettent des espaces pour le penser. On pouvait durant mon adolescence déjà y voir des filles qui ressemblaient à des camionneurs et des garçons aux allures de princesses des ténèbres et tout le monde qui voulait ressembler à tout autre chose, sauf au père, à sa famille et aux modèles imposés. Il y avait cette fluidité de genre qui n’était pas articulée ou formulée comme elle l’est maintenant. Je trouve magnifique que toute cette pensée qui s’est développée de manière instinctive infuse la société, soit désormais pensée, théorisée. Dans l’espoir que ces prises de conscience etces réflexions soient en mesure de nous aider à modifier la société dans sa structure même et en nous permettant de déplacer nos cadres perceptifs. La philosophie, l’art, la politique et la sociologie me permettent de penser cette lutte, cette colère, cette joie et cette créativité vitales qui ont explosé dès l’adolescence, au moment où la société patriarcale m’avait donné une injonction, celle de me détruire, et où j’ai décidé de vivre, de créer, de penser, d’inventer et de la détruire.

Photographies d’Estelle Hanania

JM Justement, vous avez étudié la philosophie avant d’aborder les arts scéniques et visuels. Est-ce pour vous une manière de compléter vos réflexions par quelque chose de plus tangible ? Qu’est-ce qui vous a donné envie de vous orienter vers la mise en scène ?

GV Lorsque j’ai étudié la philosophie,il me manquait la conscience de l’expérience des corps et des sens dans le processus philosophique même. J’avais besoin de passer par l’art pour pouvoir mieux penser le monde à partir des sens et du corps, le mien mais aussi celui des autres. Évidemment, il y a un enjeu politique derrière ces hiérarchies des savoirs qui dénigrent et/ou invisibilisent la place majeure de l’expérience sensible du monde dans le développement de la pensée. Qui sont les personnes et ces philosophes qui peuvent se permettre d’oublier leur corps ? De faire comme si elles ne pensaient pas à partir de leur corps, et inversement définir celui des autres,en les réduisant à des identités qui en feront des êtres structurellement dominés dans leur système de pensée. Les corps sont tous situés, donc la pensée l’est aussi, ce qui est absolument passionnant. L’expérience sensible du monde a un rôle majeur dans le processus du développement des connaissances. Pour moi, l’expérience artistique s’articule avec, et complète l’expérience philosophique. C’est pour cela aussi que des personnes comme Georges Bataille, Michel Foucault, Monique Wittig, Angela Davis, Judith Butler et Elsa Dorlin, notamment, me passionnent. Ils sont des penseurs essentiels, aussi parce qu’ils pensent la philosophie à travers le rapport du corps au monde. C’est pour cela que le champ chorégraphique, en ce qu’il pense le geste jusqu’à la danse, est un espace possible de recherche et de création d’une force extraordinaire.

JM Vos œuvres présentent différents types de marionnettes (celle du ventriloque dans The Ventriloquits Convention ou encore la marionnette humaine dans Showroomdummies). D’où vous vient votre intérêt pour cet instrument si particulier ?

GV Les premiers travaux liés à la marionnette sont ceux que j’ai pu découvrir à l’adolescence à travers le champ de l’art contemporain avec des artistes comme Cindy Sherman, Paul McCarthy ou encore Mike Kelley. Plus tôt, j’ai découvert les marionnettes à la télévision avec le « Muppet Show » ou encore « Télé Chat ».Ma mère étant autrichienne, j’ai passé une partie de mes vacances dans ce pays où j’ai vu, toujours à la télévision, des films d’animation tchèques et polonais qui mettaient en scène des marionnettes… Il y a quelques années j’ai assisté à la semaine sainte de Séville. Cette procession où l’on voit ces représentations de Jésus ou de Marie marchant sur les foules ressemble beaucoup aux premiers spectacles de l’histoire de la marionnette, tels qu’ils ont été décrits chez les égyptiens et les grecs. La marionnette est un art qui va de l’art sacré jusqu’aux expressions les plus déconsidérées. Je suis très sensible à l’aspect transgressif et à l’humour qui sont inhérents aux marionnettes. Je pense que la plus grande des transgressions peut passer par l’humour. Alors, il est vrai que je n’ai pas bâti ma réputation sur des œuvres comiques, mais pourtant, il me semble qu’il y a une forme d’humour dans ce que je fais. Étudier la marionnette, c’est moins chic que de se former au cinéma ou l’art contemporain, et pourtant, le bon goût, je trouve ça ennuyeux, et conventionnel. J’aime travailler la dissonance artistique, la contradiction qui sont des stimuli sensibles et théoriques très puissants. À partir d’une contradiction, on est obligé de penser.
Les poupées avec lesquelles je travaille représentent à une majorité écrasante des adolescents surtout, et des femmes. Principalement de taille humaine, principalement silencieuses et immobiles. J’essaie de comprendre davantage à travers mes travaux, à partir de ces expériences physiques, cette violence du regard désincarnant, qui provoque la présence ou l’absence d’un être à son corps. Ce sont autant de tentatives de perturber, pourquestionner les regards que nouspouvons porter sur notre corps et ceux des autres, ainsi que sur leur rapport à leur contexte. Il s’agit de questionner nos regards, dans leur capacité à participer ou à renverser la structure des rapports de pouvoir. Il s’agit de s’emparer de nos représentations pour nous définir autrement.

JM Ce numéro de Revue a pour thème l’illusion. Que ce soit à travers vos spectacles, mais aussi vos installations ou votre travail photographique, la question de la perception est primordiale.

GV Les questions liées aux cadres perceptifs sont au cœur de mon travail. Il s’agit de comprendre notre perception culturellement construite,c’est à dire ce langage que la culture va construire afin que nous puissions décoder le monde et échanger à travers un langage perceptif commun. Cette perception n’est toujours qu’une hypothèse, ce qui veut dire qu’il peut y en avoir d’autres. À partir du moment où on est capable d’en prendre conscience et de les décoder, on peut être proactif dans les déplacements perceptifs, et toucher ainsi aux problèmes que nous souhaitons résoudre, d’un point de vue structurel, c’est pour moi le cœur même des déplacements sociétaux.

Photographies d’Estelle Hanania

Pour en revenir à la marionnette, mais aussi au jeu d’acteur et des danseurs, les notions d’incarnation et de désincarnation posent la question de la manière dont on va percevoir son propre corps, celui des autres, et ceux anthropomorphes. Et par exemple, si l’idéal normatif tente de rendre invisible les mécanismes sociaux d’intériorisation des identités en les naturalisant, on peut ambitionner que l’acte théâtral, par sa théâtralité même, puisse en révéler l’artifice.

JM Si c’était de l’amour, D’après Crowd de Gisèle Vienne, film documentaire réalisé en 2020 par Patric Chiha, repose sur Crowd, dont la question de la perception est au centre. Il montre à la fois ce qui se joue sur le plateau et ce qui se passe en coulisses, c’est à dire les fictions inventées en collaboration avec Dennis Copper pour construire la pièce. Comment est né ce projet ? Avez-vous été surprise par les témoignages de vos interprètes?

GV Ce film est un documentaire sur ma pièce Crowd et sa tournée. Ayant trouvé une partie des fonds nécessaires pour le réaliser, j’ai proposé ce projet à Patric Chiha et à sa productrice.
Patric connaissait en partie les coulisses de mon travail, et le travail fictionnel et autobiographique réalisé pour la pièce. Par exemple, pour Crowd, nous avons développé avec Dennis Cooper une histoire spécifique pour chaque interprète. Depuis le public, nous ne les entendons pas parler, mais ces récits sont là. Ces histoires, pensées en collaboration avec les danseurs, sont plus ou moins fictionnelles, en ce qu’elles articulent, différemment pour chaque interprète le rapport du réel à la fiction. Ce rapport pose la question de savoir comment est-ce qu’on se révèle en parlant directement de soi, mais aussi à travers ce que l’on a envie de jouer, ou à travers le mensonge ou la fiction que l’on choisit. Je ne suis pas surprise par la plupart des témoignages des interprètes puisqu’ils déploient dans ce documentaire, la plupart du temps, ces fictions que nous avons inventées en collaboration avec Dennis Cooper. Ce qui est curieux, c’est que les pièces parlent de mon intimité, et tout autant de l’intimité des artistes qui y participent. Crowd est une œuvre très personnelle pour chacun des artistes qui y participent pour des raisons différentes. C’est notre œuvre à chacun. Une des comédiennes que l’on voit dans ce film, Kerstin Daley-Baradel, dont j’étais très proche et avec qui je travaillais depuis des années, est décédée à l’été 2019. Cela a été dramatique et dévastateur, et c’est beau qu’il reste ces traces. Son petit ami, au moment des funérailles me disait : « C’est une comédienne, lorsqu’elle est sur scène, ça n’est pas elle », ce à quoi j’ai répondu que ce n’était pas vrai. Elle n’était pas une autre personne sur le plateau, c’était elle, autrement. Un interprète, même s’il joue un rôle, n’est pas une autre personne, c’est une personne qui choisit de s’exprimer autrement, et il faut apprendre à écouter les personnes qui parlent aux travers d’autres langues.

JM Vous venez de finir le tournage d’un film au printemps dernier. Pouvez-vous nous en dire plus ?

GV Il s’agit de l’adaptation de ma mise en scène de Jerk, d’après une nouvelle de Dennis Cooper. On y retrouve le même comédien, Jonathan Capdevielle. La pièce est extrêmement performative, physique et technique. Il me semblait faire sens de filmer ce combat entre le comédien et ce personnage, et cette histoire d’une grande violence, semblable à un match de boxe, à travers un long plan séquence que l’on traverse de manière viscérale.
Ce film est aussi un chemin qui va du théâtre au cinéma. Où chacun de ces médiums, à travers cette histoire, permet d’interroger l’autre, dans le rôle qu’il a, en tant que médium même, dans la construction et la naturalisation des rapports de pouvoir. En rappelant fortement le film de genre, et le film d’horreur, c’est la fascination pour l’ultra-violence qui est explorée à travers des questions de rapports de domination, d’incarnation et de désincarnation des corps.

JM Beaucoup de personnes évoquent David Lynch en parlant de votre travail, une référence dont on abuse trop souvent pour évoquer l’étrange, mais qui a l’avantage de parler à un grand nombre. Pour aller plus loin, pouvez-vous nous dire quels sont les cinéastes qui vous inspirent ?

GV Ils sont nombreux, j’aime le cinéma d’Andreï Tarkosvki, et plus spécialement Solaris (1972), qui est un film auquel je pense très souvent. Dans mon travail, la lumière est très importante, pour beaucoup de raisons. C’est une matière qui est vraiment celle du temps. Jusqu’à maintenant, je l’ai beaucoup travaillée en faisant référence à des qualités de lumière naturelle, avec une grande passion pour les HMI. Pour L’étang, ma nouvelle création, j’ai utilisé des leds, et notamment un projecteur Ayrton. La lumière n’est plus celle du soleil, de la nuit et des nuages, mais celle des façades des centres commerciaux. Et là j’ai beaucoup pensé à Apichatpong Weerasethakul, notamment au magnifique Cemetery of Splendor (2015). Je travaille la lumière en faisant référence à celle que j’explore dans mon expérience du monde, je travaille sur la perception émotionnelle du temps tout comme celle de la lumière. Dans un registre très différent, j’aime beaucoup le travail de Bob Fosse, surtout parce que c’est l’un des grands chorégraphes de la fin du XXe siècle. Il a inspiré autant la danse contemporaine que la danse commerciale, de Michael Jackson à Beyonce qui l’ont plagié. J’aime beaucoup son dernier film, Star 80 (1983). J’adore le cinéma de Brian de Palma. Il y a des actrices qui me bouleversent, modifient mon regard sur le cinéma qu’elles interprètent et créent, comme Sissy Spacek, que l’on retrouve justement dans Carrie (1976) ou 3 Women (1977) de Robert Altman ou Delphine Seyrig. Jeanne Dielman, 23 quai du commerce, 1080 Bruxelles de Chantal Akerman est le film numéro 1 de mon top 50. Je pense souvent à Paris is Burning (1990), le documentaire culte de Jennie Livingston, dans lequel Dorian Corey dit, en parlant à la caméra, tout en se maquillant : « À partir du moment où tu peux passer auprès du regard lambda, ou même du regard aguerri, sans qu’ils décèlent que tu es gay, c’est là que c’est réel […] L’idée de réel, c’est de ressembler le plus possible à ton alter ego hétéro. C’est pas une imitation ou une parodie. Non, c’est être capable d’être vraiment cette femme. » Dorian Corey soulève là un sujet central: les images, en ce sens, ne nous représentent pas, c’est à nous d’imiter ces images qui définissent nos identités.
J’ai récemment trouvé magnifique Atlantique (2019), le film de Mati Diop. Autour de l’adolescence, j’ai adoré Naissance des pieuvres (2007) de Celine Sciamma, dont j’aime le cinéma et grâce à qui j’ai découvert Adèle Haenel, une rencontre artistique importante pour moi. J’ai aussi été très tourmentée par les films de Lukas Moodysson comme Fucking Amal (1998), qui est l’histoire d’une jeune romance lesbienne dans la province suédoise, et ensuite Lilya 4-ever (2002). D’un point de vue formel, Playtime (1967) de Jacques Tati ou L’année dernière à Marienbad (1961) d’Alain Resnais sur un scénario d’Alain Robbe-Grillet m’influencent beaucoup.
Pour en revenir à Lynch, ce que je trouve intéressant dans son cinéma, c’est que c’est celui du doute.

Un doute qui crée de la jubilation. Nous sommes dans une culture où la résolution, le sentiment de vérité, doivent apporter de la satisfaction. Où le cinéma est bien souvent au service d’un ordre en place et naturalise une perception culturellement construite pour maintenir un ordre, et avec lui les rapports de pouvoir en place.

Alors que les personnes qui rendent l’interrogation et le doute excitant et ludique nous font avancer intellectuellement et sensiblement dans notre compréhension et nos connaissances du monde. Et pour moi l’une des grande qualités de David Lynch est celle de tous les artistes qui endossent cette responsabilité majeure qui est de participer du questionnement et du déplacement perceptif.

JM Après avoir été maintes fois repoussée, L’étang est une pièce que l’on peut enfin découvrir. Qu’est-ce qui vous a motivée à adapter ce texte de Robert Walser ?

GV Nous avons commencé ce travail en 2016 avec la comédienne Kerstin Daley, ma proche collaboratrice de longue date. En 2018, Adèle Haenel nous a rejointes, avec une évidence qui semble magique, tellement elle est extraordinairement évidente. Il aurait dû être présenté en 2019 mais suite au décès de Kerstin Daley, tout a été remis en cause. Puis il devait être joué en décembre 2020 lors du Festival d’Automne, avec Adèle Haenel et Ruth Vega Fernandez qui nous a rejointes, mais il a été repoussé à cause de la pandémie. La première a finalement eu lieu en mai 2021 à Lausanne. Robert Walser, qui est un auteur suisse que j’adore, est l’un des premiers à avoir mis au cœur de sa littérature un personnage subalterne et des corps dominés. L’aspect subversif et politique de son travail rappelle celui que développe Deleuze dans Le froid et le cruel au sujet de Sacher-Masoch. « Nous connaissons tous des manières de tourner la loi par excès de zèle : c’est par une scrupuleuse application qu’on prétend alors en montrer l’absurdité, et en attendre précisément ce désordre qu’elle est censée interdire et conjurer. » L’absurdité en montre l’absence d’un projet juste, qui ambitionne de traiter tous les humains de manière égale, basé sur une logique qui démontre l’égalité des humains, et en révèle le projet injuste et autoritaire. Et c’est l’enjeu politique de ces lois injustes, qui peut en être révélé. L’étang est un texte qui correspond très bien au romantisme de la fin du XIXe siècle et qui résonne avec la culture romantique adolescente contemporaine qui s’exprime à travers la désespérance et le besoin vital de changement de société et des désirs de destruction.

Je suis extrêmement sensible à ces conflits, à ces douleurs, et à la créativité qui va autour. Quand on est dans ce type de désespoir, la créativité qui peut en découler, c’est le désir de vie.

Dans ce texte de Walser, il y a un espace immense accordé au silence. Avec L’étang, j’ai cherché à montrer ce que disent les corps à travers les immobilités et les silences. Ces silences, on nous apprend à ne pas les écouter, et nous nous devons de l’apprendre. Et je crois que le champ de l’art a son rôle à jouer dans le développement de notre acuité perceptive, pour enfin écouter ce que disent les corps mutiques et les corps empêchés, ceux qui parlent ou hurlent et que notre culture ne veut pas nous permettre d’entendre.

Asymétrie, Espace et Profondeur

Puisant dans la culture japonaise du jardin zen et de l’ikebana, les images de Chieska Fortune Smith élèvent la coiffure au rang de sculptures capillaires.

Le vrai paradis n’est pas au ciel

Légères comme l’air, les héroïnes d’Estelle Hanania prennent la pose en défiant l’apesanteur et font souffler un vent de folie sur un vestiaire fantastique.

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Maître du jeu

Iida Kazutoshi

Alors que le contexte actuel limite les déplacements de chacun, réduisant ainsi les moments de convivialité et de découverte, le jeu vidéo offre une alternative réjouissante. Si le succès de certains titres a permis aux consoles de s’intégrer dans de nombreux foyers et de dépasser – enfin ! – le discours infantilisant sur les dangers des mondes virtuels, il faut saluer le travail de créateurs qui ont fait du jeu vidéo un medium à part entière, nourri d’arts visuels, de sons et de narration. Iida Kazutoshi est de ceux-là. Rencontre avec un auteur aussi discret qu’inventif.

S’il est une figure respectée et connue des amateurs, il est pourtant peu probable que vous ayez déjà joué aux jeux d’Iida Kazutoshi. Toutefois, son approche innovante a permis de redéfinir les contours de l’expérience vidéoludique contemporaine. Né en 1968, Iida voit son adolescence marquée par l’arrivée de la borne d’arcade Space Invaders, les débuts de la saga Star Wars au Japon et de l’éclosion du punk rock. Ces trois cultures l’ont profondément marqué et ont nourri son esprit iconoclaste, avide de mondes nouveaux. À la fin de son adolescence, il décide de suivre une formation dans une école d’art où, grâce à l’arrivée des premiers ordinateurs, il se forme aux logiciels de dessin, subjugué par la liberté qu’ils offrent et leur rapidité d’exécution. Ce goût pour l’infographie amène ensuite à intégrer le monde du jeu vidéo.

Première particularité d’Iida, il n’a créé que trois jeux ; une parcimonie qui en dit long sur sa position face à la relation qu’entretient l’industrie du jeu vidéo avec la créativité et la surproduction. Sorti en 1995 sur PS1, la première console de Sony, Aquanaut’s Holiday nous met dans la peau d’un plongeur qui parcourt les profondeurs de l’océan pour le cartographier et échanger avec la vie sauvage, et ce, sans aucune limite de temps ou d’ennemis à affronter. Dans cette étendue bleue, sans repères ni actions claires à effectuer, les joueurs habitués aux quêtes linéaires sont décontenancés. À nos collègues du média Archipel, Iida Kazutoshi déclare : « Être face à un jeu que l’on ne comprend pas, mais au final apprendre à se connaître en jouant, voilà le type de jeu contemplatif que je voulais faire. » Suivra en 1996, et toujours sur PS1, Tail of the Sun. Alors que les critiques avaient qualifié son premier jeu d’élégant et de minimal, le concepteur décide de prendre le contrepied et met en scène un homme des cavernes qui lutte pour sa survie. Là aussi, la variété des actions que peut effectuer le joueur prime sur une narration autoguidée. Enfin, c’est en 1999 que paraît Doshin the Giant, sur la console N64 de Nintendo. Le joueur y incarne Doshin, le Géant de l’Amour dont la taille varie en fonction de ses actions et de l’affection que lui portent les villageois qu’il protège. À l’occasion de notre rencontre, Iida pointe le trait commun de ces trois titres aux univers très différents :

Iida Kazutoshi, Doshin the Giant, croquis préparatoires, 1998. Avec l’aimable autorisation d’Iida Kazutoshi.        © Iida Kazutoshi

« Je pense que les jeux vidéo sont l’art de l’élaboration des règles. Avec mes propositions, l’idée était de minimiser les restrictions ressenties par les joueurs. »

Et il est vrai qu’un vent de liberté souffle sur ses jeux. De manière indéniable, ils ont ouvert la voie à de nombreux jeux au succès incontestable, d’Animal Crossing à la quête en « monde ouvert » Breath of the Wild, récente variation de la licence Zelda. On peut également citer Death Stranding, création d’Hideo Kojima sortie en 2019 sur PS4, proposition hybride entre jeu expérimental et blockbuster au casting hollywoodien (Léa Seydoux, Norman Reedus, Mads Mikkelsen ou encore Guillermo del Toro incarnent les différents protagonistes). La complexité de son scénario est équilibrée par les actions limitées du héros, que l’on pourrait résumer, non sans malice, à une « randonnée musclée ». Que pense Iida de ces variations autour du concept d’exploration libre ? « Si Aquanaut’s Holiday explorait le point de vue à la première personne en nous mettant dans la peau d’un océanographe, Tail of the Sun est directement lié au monde ouvert tel qu’on l’entend aujourd’hui puisqu’il met en scène des personnages avec qui on peut réellement interagir. À l’époque, la notion de ‹ monde ouvert › n’existait pas mais j’étais convaincu que les jeux vidéo allaient évoluer dans cette direction. Depuis, de nombreuses œuvres sont apparues et ont confirmé mon intuition, je me sens rassuré ! »

Aujourd’hui enseignant dans le département vidéo de l’Université Ritsumeikan de Kyoto, Kazutoshi Iida partage sa connaissance du milieu du jeu vidéo. Dans son cours intitulé « Game Making Practice  », il fait intervenir des professionnels du kamishibai, terme que l’on peut traduire par « pièce de théâtre sur papier », un style narratif japonais qui prend la forme d’une scène miniature et ambulante, proche du théâtre de Guignol, mais où les marionnettes sont remplacées par des images. Contrairement à la page tournée d’un livre, chaque nouvelle séquence du kamishibai apparaît en s’intégrant dans la précédente. On comprend aisément l’intérêt de ces techniques narratives rudimentaires mais ingénieuses dans la construction d’un récit. Iida demande ensuite à ses élèves de développer une histoire, de dessiner les images correspondantes, puis d’imaginer un contenu interactif. Il est également en charge d’un cours intitulé « Exercices de base du dessin ». Il y est question d’aiguiser son sens de l’observation afin de traduire au mieux les attitudes et expressions visuelles des différents composants d’un jeu, qu’il s’agisse des décors ou des personnages. Une fois ces éléments maîtrisés, que faut-il pour rendre une œuvre unique ? À cette question, Kazutoshi Iida développe :« Les jeux vidéo sont à la fois un art visuel et une expérience. Aujourd’hui, l’expérience est biaisée par le display, c’est à dire l’écran et les interfaces qui nous permettent de jouer. Je pense que les dix prochaines années vont vraiment être consacrées à repenser ces dispositifs. Récemment, de nombreux sujets importants ont fait leur apparition dans le jeu vidéo. Si le parallèle n’est pas évident, le titre Detroit: Become Human prédit l’intensification du mouvement Black Lives Matter. Red Dead Redemption 2 a pour personnage principal un hors la loi, en 1899, qui a conscience des règles morales et dont les actions, qu’elles soient bonnes ou mauvaises, ont un impact sur le déroulé du récit. The Last of Us 2 est un autre très bon exemple. En fusionnant de grands sujets sociétaux, quasi littéraires, aux interactions qu’offrent le médium du jeu vidéo, une nouvelle forme d’expression artistique est en train d’émerger. » Évidemment curieux, Iida aime autant jouer aux titres issus des premières générations de console qu’aux récentes grosses productions. À ceux qui n’ont pas la culture du jeu, il recommande ceux précédemment cités, mais également le très populaire Grand Theft Auto V (sorti en 2013 sur PS3 et Xbox 360) :

Extraits du jeu Doshin the Giant (Kyojin no Doshin), développé par Param et Nintendo, sorti au Japon le 1er décembre 1999. Designer : Kazutoshi Iida.

« Il est fantastique ! Dans ce jeu à monde ouvert, vous pouvez avoir le sentiment de devenir une ville plutôt qu’une personne, et c’est assez incroyable. » Devant les écrans, puisque tout est permis, évadons-nous !

TEXTE DE JUSTIN MORIN

Efforts

Carnation unique et rougie par l’effort, Maciek Pozoga transforme portraits en paysages où chaque courbe devient vallée.

Le poids de la réalité

En Ukraine, au cœur de Kiev, se trouve le parc de musculation de Kachalka. Fait d’objets de récupérations, il accueille une communauté de sportifs bigarrés. Nicolas Kern est allé à leur rencontre.

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Henky Dunky

Herr Seele

Fruit de l’imagination 100 % belge du duo Herr Seele et Kamagurka, Cowboy Henk est un personnage désarmant. Sa logique toute personnelle l’amène à vivre des aventures hilarantes, tenant autant de l’humour surréaliste que de la poésie absurde. Né il y a quarante ans, Henk affiche une silhouette musclée, une chevelure blonde ainsi qu’un sourire ultra-blanc mais déjoue tous les stéréotypes. En quelques cases, ses auteurs parviennent toujours à créer la surprise. Publiées sous forme d’album reliés, auréolées de plusieurs prix, les aventures de Cowboy Henk semblent pourtant réservées à un public d’initiés. Cette rencontre avec Herr Seele, dont les pinceaux donnent vie à Henk, permettra certainement de partager l’un des plus excitants secrets de la culture belge.

JUSTIN MORIN  
J’ai découvert votre travail en 2014, grâce au prix du patrimoine que vous avez obtenu au prestigieux Festival d’Angoulême. J’ai été séduit par la couverture de vos albums, et à la lecture, j’ai aimé votre sens du découpage, les attitudes décalées de Cowboy Henk et bien évidemment, cet humour absurde. Il y a autre chose que j’ai adoré, et qui est pourtant presque invisible. Il s’agit du motif qui sépare la couverture de la première page, et qui reprend le profil de votre personnage en le multipliant à l’infini, dans une alternance de bleu et de rouge. On dirait une peinture d’art optique, un peu comme si Bridget Riley faisait un rêve psychédélique ! Je me demandais donc quel était votre rapport à l’art.

HERR SEELE                   
Ma mère a étudié la céramique et la peinture, c’était une artiste professionnelle. Enfant, j’allais dans son atelier, c’est un environnement avec lequel j’étais familier. J’ai fait des études à l’École des Beaux-Arts de Gand. C’était une pleine période conceptuelle, c’était pas mal ! Je me souviens que nous avions visité la Documenta 6, en 1977, où j’ai pu découvrir le travail de Joseph Beuys que j’ai trouvé génial. D’ailleurs, l’album qui s’intitule L’humour Vache a été traduit en allemand par Jeder Mensch ist ein Cowboy (Chaque homme est un cowboy), en référence à sa fameuse citation « Chaque homme est un artiste ! »  J’adore son œuvre, c’est un grand penseur et je trouve qu’il y a aussi beaucoup d’humour dans son travail. Mais c’est certainement l’un des rares artistes conceptuels que j’apprécie vraiment. Je suis plus attiré par le surréalisme !

JUSTIN MORIN         
Je crois que vous avez eu un parcours professionnel atypique.

HERR SEELE        
Tout à fait. Comme je l’ai dit plus tôt, je ne me reconnaissais pas dans l’art conceptuel qui était en vogue à l’époque. Pour moi, c’est un courant qui consistait plus à réfléchir à l’art qu’à en faire. Dans cette optique, pendant mes études, j’ai eu envie de pratiquer un métier concret, comme menuisier ou boulanger. Et puis je suis tombé sur une annonce qui disait : « Devenez luthier au pays de Galles. » J’y suis allé ! C’était pendant l’été 1978, en pleine période punk anglaise, ça m’intéressait beaucoup. Mais la formation de luthier était déjà pleine, donc on m’a proposé de devenir accordeur de piano ! Le cursus était prêt, deux professeurs étaient venus spécialement de Londres, mais il n’y avait pas d’élève. Je suis devenu accordeur de piano, une profession absurde, par des circonstances encore plus absurdes ! Tout cela m’a amené à avoir une grande connaissance de cet instrument, je suis aujourd’hui organologue. Je suis aussi devenu collectionneur de piano, je possède plus de 250 pièces.

JUSTIN MORIN          
Cowboy Henk va fêter ses quarante ans d’existence en septembre prochain. Comment expliquez-vous sa longévité ?

HERR SEELE               
C’est presque autant que la longueur de vie de Tintin, qui fait son apparition à la fin des années 1920 et dont la dernière aventure, Tintin et les Picaros, date de 1976. Cowboy Henk a commencé comme une sorte d’anti-bande dessinée. Il a tout d’abord été publié en 1981 dans le journal néerlandophone Vooruit, devenu par la suite De Morgen. À partir de 1983, il a été publié chaque semaine dans l’hebdomadaire flamand Humo, jusqu’en 2011 car la rédaction voulait du changement. Mais deux ans plus tard, il a fait son retour !

Herr Seele, Cowboy Henk Nature.
Huile sur toile, 80 × 100 cm, 2015, propriété de l’artiste.

Publié dans l’hebdomadaire Humo — n˚3394, 20 septembre 2005.

Tout ça pour dire que c’était vraiment un humour particulier, comme un humour « pas drôle ». Au début, le public détestait notre travail mais ça ne nous a pas empêché de continuer. Je crois que c’est ce qui explique pourquoi Cowboy Henk est toujours là !

Nous avons aussi créé quelques histoires longues que l’on peut retrouver aujourd’hui sous forme d’albums. En France, à nos débuts, nous avons notamment collaboré avec le journal Hara-Kiri. Nous allions de Gand à Paris dans une petite voiture 2 CV que Kamagurka conduisait pendant que je jouais du violon ! C’était fascinant et excitant car cela nous a permis de côtoyer des auteurs que nous adorions, comme Wolinski ou Cabu, mais aussi les gens qui les entouraient, comme Serge Gainsbourg ou Coluche. Ces rencontres sortaient vraiment de l’ordinaire, j’ai eu beaucoup de chance. De la même manière que j’ai eu beaucoup de chance de rencontrer Kama.

JUSTIN MORIN          
Justement, pouvez-vous revenir sur votre collaboration ?

HERR SEELE      
Notre rencontre a quelque chose d’une aventure religieuse, un peu comme la vie de saint François d’Assise : tu rencontres quelqu’un et tu travailles toute ta vie avec ! Nous sommes un duo d’artistes, nous avons fait de la télévision, du théâtre, des bandes dessinées, de l’art aussi.Nous travaillons ensemble depuis plus de quarante ans, et je pense que cela s’explique en partie car nous n’avons jamais eu un énorme succès commercial. Nous avons toujours été dans l’underground, et nous aimons ça ! Nous nous sommes rencontrés pendant nos études. Il était dans la même école, dans le département animation, mais n’y est pas resté longtemps. C’est à la gare que nous avons sympathisé, car il lisait le journal Hara-Kiri justement ! Moi je lisais Kafka et Heidegger, car j’ai toujours aimé la philosophie. Nous avons échangé sur nos lectures.

Nous avons trois ans d’écart, et je me souviens que déjà à l’époque, nous racontions des petites histoires à l’aide des cabines photomaton de la gare et leur planche de quatre photographies !

JUSTIN MORIN        
Comment travaillez-vous ensemble ?

HERR SEELE     
Kama est à l’écriture et moi au dessin, mais tout se mélange.

JUSTIN MORIN  
Pouvez-vous nous en dire plus sur votre manière de travailler ? Vos planches ont-elles la même dimension que vos albums reliés ?

HERR SEELE
Non, ce sont des formats plus grands. Je travaille sur des grandes pages de papier très épais. J’aime l’encre sur le papier. Je ne suis pas fort pour les techniques infographiques. Récemment, nos planches ont été recolorisées à l’ordinateur par Lison d’Andrea et Jean-Louis Capron qui ont fait un superbe travail. Mais pour nous, c’est la blague qui est plus importante que l’esthétisme. C’est sans doute pour cela que nous faisons cela depuis si longtemps et que nous n’avons toujours pas fini ! Nous aimerions aussi faire une nouvelle histoire longue. La difficulté que nous rencontrons, c’est que nous essayons d’être spirituels avec notre art tout en voulant faire rire les gens.

JUSTIN MORIN          
Est ce qu’il y a des planches que vous décidez de ne pas publier parce que vous n’êtes pas satisfaits ?

HERR SEELE             
Non, une fois que le scénario est fait, on va le faire et le publier. Il faut dès le départ que nous soyons persuadés que c’est une bonne blague, sinon, nous l’abandonnons !

JUSTIN MORIN          
Sur quoi travaillez-vous en ce moment ?

HERR SEELE      
Je suis actuellement dans mon atelier, à Ostende. De ma fenêtre, je peux presque voir la mer du Nord ! Je suis très inspiré par la nature, j’aime la peindre ! Pour en revenir à votre question, je suis en train de créer une affiche pour une exposition sur la bande dessinée et qui réunira plusieurs auteurs d’avril à septembre prochain et qui s’intitulera Marginalia, dans le secret des collections de bandes dessinées, au Nouveau Musée National de Monaco. Et puis j’ai un grand projet ici : je travaille à l’ouverture d’un musée qui présentera à la fois une partie de ma collection de pianos, notre travail avec Kamagura, et qui pourra aussi accueillir des expositions temporaires d’autres artistes ou collectionneurs. Il y a notamment des collections fantastiques et atypiques, sur des objets du quotidien comme des ciseaux, ou des papiers d’emballage de charcuterie des années 1950, que l’on ne voit jamais et qui sont pourtant incroyables !

Publié dans l’hebdomadaire Humo — circa 1993.

Publié dans l’hebdomadaire Humo — n˚3901, 9 juin 2015.

Pétale

En jouant avec l’analogie entre la fleur et le sexe féminin, la série Pétale de Bex Day brise les tabous et célèbre le vagin dans toute sa diversité.

Hommage au désir

En photographiant des détails d’affiches publicitaires, Anna Stüdeli questionne la place du désir – et les clichés qu’il entretient – dans la représentation des corps.

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C.Q.F.D. de la texture

Luca MarchettiRyoko Sekiguchi

« Texture is the new colour » déclarait dans une interview récente le designer néozélandais David Scott. Et cela ne s’applique pas que dans le domaine du design. Un simple tour d’horizon, de l’univers gastronomique jusqu’à l’industrie cosmétique, révèle que les effets de texture sont en train de s’imposer dans l’imaginaire esthétique contemporain en tant que code de communication indispensable lorsqu’on souhaite véhiculer la notion d’intensité, voire de raffinement. Reste à comprendre ce qu’est la texture.
J’en ai discuté avec Ryoko Sekiguchi, auteure interculturelle et experte de gastronomie, lors d’un échange d’une après-midi, à l’intersection des cultures française, japonaise et italienne.

Comme nombre d’autres notions d’usage commun, celle de « texture » est aussi fréquente dans le langage quotidien que difficile à décrire. Si l’évocation de la texture nuageuse d’une génoise ou celle, moelleuse et fluide, de pommes mousseline, relèvent de l’évidence, il est moins évident de comprendre qu’il ne faut pas faire bouillir l’eau du thé car l’oxygène qui s’en échappe priverait l’infusion finale de la texture nécessaire à magnifier les arômes. Roland Barthes a écrit sur le « grain de la voix» (« Le grain de la voix », dans L’obvie et l’obtus. Essais critiques III, Paris, Seuil, 1982, p. 238-243) et – plus ardu encore – l’écrivain Alessandro Carrera a consacré tout un livre à la « consistance de la lumière » (   La Consistenza della Luce, Milan, Feltrinelli, 2010.) car, oui bien sûr, la lumière a elle aussi une texture, pour insaisissable qu’elle puisse paraître.
Les réflexions philosophiques de Gilles Deleuze nous viennent en aide. Dans le livre Le Pli – dont le sujet textile n’est pas sans lien avec la question de la texture – , l’auteur parle du réel comme de l’ensemble des différents degrés d’agrégation d’une même substance : du plus dense jusqu’au plus évanescent, des matières jusqu’aux idées. Pouvons-nous alors décrire la texture comme un état de consistance ? Certainement, mais sans oublier que pour la ressentir, il faut parfois la conscientiser et la soustraire au caractère ineffable des perceptions les plus subtiles (pour ne pas dire « sublimes »).
Ryoko Sekiguchi, qui présente son dernier opus Sentir (Avec Hervé Deschamps, Pierre Gagnaire et Marc Jeanson, Paris, JBE Books, 2021.) en quatrième de couverture par la phrase « goûter est un acte qui permet d’assimiler le monde extérieur dans notre corps », suggère que la texture est tout d’abord un fait d’assimilation. Pour la percevoir dans toutes ses manifestations, y incluant les plus extrêmes, il faut la reconnaitre, l’accueillir et la laisser agir en nous. Elle devient alors une forme de connaissance non-langagière à la croisée de nos cinq sens, de la corporéité et de l’esthétique particulière qui en découle.

 

 

Texture / Corps
L’expérience des textures est probablement celle qui, parmi toutes les autres, nous rend conscients de la désidérabilité d’un aliment, d’un produit, ou encore de notre propre corps. Car, la texture nous fait non seulement apprécier la corporéité du monde, mais elle nous indique également à quel degré celle-ci est souhaitable ou pas.
Curieusement, nombre de termes nés pour qualifier la texture s’appliquent autant à ce que l’on mange, ce que l’on touche ou ce que l’on ressent. Comme l’adjectif sòdo que l’on utilise en italien principalement pour qualifier la consistance de l’œuf cuit à point par ébullition. Bien qu’en français on traduise uovo sodo par « œuf dur », sòdo signifie justement « bien ferme », mais pas dur. Cet état idéal de l’œuf cuit se distingue par une consistance agréable à sentir en bouche et à palper. Non dépourvu de connotations charnelles et esthétiques, l’adjectif sòdo s’utilise aussi dans l’univers de la beauté pour décrire la consistance voluptueuse des rondeurs corporelles, l’épithélium du visage dans sa plénitude juvénile ou alors une peau mûre dont la tonicité reste intacte. D’ailleurs, à l’époque à laquelle bien vieillir est considéré plus cool que rajeunir, les produits cosmétiques qui promettent un effet rassodante (raffermissant) ne se comptent plus, toutes cultures confondues.

 

 

Texture / Promesse
Ayant consacré plusieurs écrits aux motifs du nuage et du fantôme entre culture visuelle et gastronomie, Ryoko Sekiguchi me rappelle que la texture de ce qu’on introduit dans notre corps, que cela soit par la peau ou par la bouche, est en soi une anticipation de son effet sur nous. Si en cuisine, la vision d’une gelée, puis le contact avec sa texture, agissent comme une promesse de jouissance gustative, en cosmétique le plaisir visuel et haptique qui accompagne la découverte d’un gel, agit comme une promesse de l’efficacité du produit. C’est si beau et si bon qu’il nous rendra beau. Aucun slogan ou métaphore textuelle ne saurait être aussi persuasif que l’association paradoxale entre la transparence, la légèreté, la fermeté et la densité que ce que la texture gélatineuse communique par simple incarnation.
Sekiguchi observe qu’en cuisine et en pâtisserie un tel effet de surprise se reproduit sur maintes préparations qu’on dirait réalisées en cristal teinté et qui procurent une sensation de solidité alors qu’on ne mange « presque rien ». Donner du corps, densifier, tout en gardant l’impression d’inconsistance, comme lorsqu’on goûte au tokoroten. Ce dessert venant du Japon est composé d’une gélatine fluide à base d’algues, fondamentalement sans saveur, mais essentielle en tant que support au glaçage. Ce dernier, fait de kinako, cette fine poudre de soja grillé, recouvre le gel qui n’aurait, à lui seul, aucune consistance. Pour le néophyte, savourer ce délice né d’une symbiose entre un corps presque sans saveur et une saveur presque sans corps, est une expérience en soi, tellement sa texture fluide et glissante exige une dextérité toute particulière !

 

 

Texture / Expérience
À ce propos, mon interlocutrice observe que dans la cuisine gastronomique dite « de luxe », plus encore que les ingrédients rares et précieux, c’est le fait de pouvoir goûter le bon aliment dans les bonnes proportions, à la température idéale et selon une temporalité exacte que l’on paie cher. C’est lorsque ces conditions sont réunies que la texture des mets rend pleinement disponibles leurs propriétés gustatives ; et cela ne dure qu’un temps très limité. La texture nous guide à travers l’expérience de la dégustation, comme lorsqu’on consomme cette autre invention nipponne qu’est le mochi, une pâte de riz cuit et battu à la consistance molle et légèrement élastique, qui se sert sucrée ou salée, fraîche ou chaude, sous forme de beignet ou en soupe. Manger le mochi c’est faire l’expérience de la métamorphose, car cet aliment se transforme sous nos dents, au contact du palais et selon l’action plus ou moins rapide de la langue, en passant graduellement d’un état de fluidité extrêmement malléable à quelque chose de beaucoup plus gluant et dense. C’est sa texture qui module la dégustation. Elle fixe aussi, quelques instants durant, l’état idéal de ce mets, quand sa température, sa consistance et sa couleur atteignent l’effet mochi-mochi. Une fois de plus, voici une expression aux connotations aussi sensorielles qu’esthétiques qui s’emploie fréquemment dans le vocabulaire de la beauté et de la cosmétique pour qualifier une peau aussi claire, translucide et douce que celle d’un bébé.
À bien y réfléchir, si dans le cas du design on a longtemps proclamé que function follows form (la fonction découle de la forme), dans notre cas il y a de quoi penser que l’expérience découle de la texture. D’autant plus que cette exploration avec Ryoko Sekiguchi a commencé autour d’une table sur laquelle étaient posés deux cafés et quelques gâteaux sablés. Et que cet effet de texture – sablée – a été le déclencheur du débat en commençant par les termes qui se réfèrent à la texture issus de l’imaginaire marin qui, le plus souvent, décrivent un « entre deux ». C’est également le cas dans la langue italienne. En pâtisserie, le terme « sablé » est utilisé en français, mais plus généralement, sa variante en langue locale fròllo indique un état hybride entre le consistant et le friable, et évoque une consistance granuleuse et humide, facile à émietter. La pâtisserie italienne offre tout un florilège de préparations à base de pasta fròlla, mais l’aspect le plus intrigant de ce terme dérive de sa forme originale, restée indéterminée. Peut-être marine (il s’agirait d’une évolution du terme fluidus), ou plus probablement terrestre (à partir du terme frale, “fragile”), mais qui se réfère aussi bien à la viande, tendre et fondante, qu’à la chair dans ses connotations les plus sensuelles.
Que la vue de la carne frolla puisse donner simultanément envie de toucher et de manger fait sourire, mais cela nous rappelle surtout que la texture est l’une de ces interfaces essentielles entre nous et le monde qui réunissent « langage » et « sensorium » dans un tout, et qui nous permettent de connaître sans dire, par la forme de rencontre la plus simple et immédiate qui soit : le contact.

Photographe: Marvin Leuvrey
Décoratrice: Chloé Guerbois
Styliste culinaire: Anna Dotigny

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En rose et noir

Daniel Roseberry

Nommé à la direction artistique de Schiaparelli en 2019, l’américain Daniel Roseberry a réveillé la belle endormie en quelques collections. Fidèle au surréalisme de la Maison, ses créations conjuguent avec brio l’extravagance à un sens rigoureux de la coupe. Les bijoux sculpturaux complètent des silhouettes audacieuses, sans pour autant tomber dans l’excès. Si les images sont fortes, les vêtements le sont tout autant et se mettent au service d’une femme plurielle. Rencontre avec un créateur à l’univers enchanteur.

Justin Morin  
Vous êtes diplômé du Fashion Institute of Technology de New York et avez passé votre enfance au Texas. Quel était alors votre relation avec l’art et la mode ?

Daniel Roseberry
J’ai grandi en étant obsédé par Disney. Pendant des années, j’ai souhaité travailler dans l’animation. Je me souviens avoir réalisé un projet entier et l’avoir envoyé à Glen Keane, l’un de mes animateurs préférés qui a notamment travaillé sur La Belle et la Bête, Pocahontas et bien d’autres. Grâce à ce dossier, ma famille et moi avons été invités à nous rendre aux studios Disney pour une visite privée !

Justin Morin  
Quel âge aviez-vous ?

Daniel Roseberry   
J’avais douze ans ! Je crois que j’avais treize ans quand j’ai commencé à dessiner de la mode. Je me souviens du mariage de mon frère ; lorsque j’ai vu la robe de mariage de ma belle-sœur, j’ai été si inspiré. Plus tard, à mes seize ans, ma mère m’a inscrit à un cours de dessin vivant. J’ai toujours été fasciné par l’anatomie. Depuis, dessiner a toujours été ma manière de faire passer mes idées.

Justin Morin  
Par de nombreux aspects, votre travail est sculptural. Comment passez-vous de la planéité du dessin aux volumes de vos créations ?

Daniel Roseberry   
J’ai commencé à mélanger mes dessins à des collages digitaux. J’en suis arrivé à inventer cette technique alors que je cherchais à faire mes croquis sur ordinateur. Mais en réalité, le dessin n’est qu’une manière de lancer le processus de création. À partir du moment où nous commençons à travailler physiquement avec mon équipe, tout peut changer.

Il y a dix ans, j’étais vraiment appliqué dans la réalisation de mes dessins, je cherchais à rendre au mieux les lignes et les silhouettes. Aujourd’hui, il s’agit plutôt de définir le volume global. Je trouve ça intéressant car le travail du flou est vraiment quelque chose qui se met en place lors des sessions de travail avec l’atelier. Le tailoring est quelque chose qui se traduit plus facilement par le dessin. Les deux approches se complètent.

Justin Morin  
Comment approchez-vous la matérialité de vos créations ?

Daniel Roseberry   
J’ai travaillé pendant onze ans aux côtés de Thom Browne. Nous étions très limités en termes de silhouettes, ce qui fait que créativement, les tissus étaient très importants. Presque chaque tissu, qu’il s’agisse d’un tweed ou d’un jacquard, provenait d’un nouveau développement. Ici, c’est l’opposé ! Je préfère avoir un choix limité de tissus que j’affectionne et ne pas avoir à y penser constamment. Il y a probablement une quinzaine d’étoffes sur lesquelles je reviens tout le temps. Mais j’aime les extrêmes ! Si c’est un taffetas, je veux qu’il soit le plus léger,le plus sec et craquant que l’on puisse trouver. Je crois que j’ai une sensibilité américaine par rapport aux tissus. Je ne fais jamais de nettoyage à sec. Je porte du denim presque quotidiennement. J’aime que la soie lavée soit aussi douce et confortable que du coton. Il n’y a pas de préciosité, on peut voyager avec ces vêtements, ils sont faciles à vivre. Pour moi, le luxe est de ne pas avoir à s’inquiéter de ce genre de chose.

Justin Morin  
Parlons de l’essence de votre travail chez Schiaparelli. L’héritage de la maison est spectaculaire et pourtant, vous avez réussi à proposer votre propre interprétation. A-t-il été difficile de concilier cet imposant passé avec le futur que vous développez ?

Daniel Roseberry   
Je crois que la réponse courte serait non ! Je n’ai jamais été obsédé par l’histoire de la maison. J’ai un immense respect pour elle, mais je veux aussi en être détaché. Il y a cet aller-retour constant entre cette envie de se sentir libre et la volonté d’être créatif pour soi, et je crois que c’est ce qu’Elsa Schiaparelli souhaiterait d’un directeur artistique aujourd’hui. En même temps, on ne peut pas échapper à la beauté de cette maison. Schiaparelli n’est pas une machine industrielle, ce n’est pas un poids lourd du luxe. Et je pense que cela correspond bien à la conception d’Elsa. Donc pour moi, c’est vraiment agréable de travailler dans ces conditions et de pouvoir créer ces vêtements.

Justin Morin  
Certaines de vos créations transforment le corps, qu’il s’agisse d’effets de trompe-l’œil ou d’anatomie redessinée. Il y a un aspect performatif qui se dégage de votre proposition. Pour la collection couture du printemps 2021, vous avez notamment réalisé un très beau bustier en cuir qui révèle la structure du corps, jouant à la fois sur son aspect féminin et sa musculature, produisant un saisissant contraste. Est-ce que le genre a un rôle important dans votre démarche ?

Daniel Roseberry   
Certainement. Je viens d’un milieu où le genre et la sexualité n’ont jamais été discutés pendant mon enfance et adolescence. Ces discussions n’ont jamais eu lieu.

Justin Morin  
Vous venez d’une famille très religieuse n’est-ce pas ?

Daniel Roseberry   
Tout à fait. Mais même chez Thom Browne, je n’avais pas la liberté de montrer le corps de la manière dont je le souhaitais. Je crois que c’est pour cela que j’ai aujourd’hui une vraie excitation à explorer ce territoire avec un regard presque enfantin, joyeux. Revoir nos idées et jugements à propos du corps. C’est ce que j’aime dans le travail d’Elsa Schiaparelli : ce qu’elle faisait n’était ni macabre ni lourd.

C’était curieux et léger, et j’adore cette approche. Je déteste le cynisme. Je cherche à m’amuser avec tous ces critères. Il s’agit moins de faire une déclaration politique que de poser des questions.

Justin Morin  
Comment avez-vous développé cette collection ?

Daniel Roseberry   
Nous l’avons réduite à cinq grandes idées, comme « silhouette colonne » ou « stretch couture » et travaillé l’abstraction. Mais à y bien réfléchir, j’ai travaillé dans une grande solitude. Je n’ai pas vraiment de vie sociale à Paris !

Justin Morin
À cause de la pandémie ou de la barrière de la langue française ?

Daniel Roseberry   
C’est une combinaison vicieuse des deux ! Mais ça n’est pas une mauvaise chose. Ça m’a permis de me concentrer sur ce qu’est le langage de la marque. La couture a développé ce rapport fantasmé au réel où le baroque, les proportions, les broderies sont poussés au maximum.

Justin Morin  
À ce propos, vous avez introduit le prêt-à-porter chez Schiaparelli. Était-ce votre idée ou un désir dicté par vos supérieurs ?

Daniel Roseberry   
Dès le départ, c’était un but commun. Nous n’étions pas forcément d’accord sur ce à quoi il devait ressembler. Mais les retours sur la couture ont été si incroyablement positifs que j’ai envisagé le prêt-à-porter comme une réponse. Je ne voulais surtout pas qu’on le considère comme la petite sœur moins belle ! Il s’agissait de faire une ligne tout autant intense, mais de parler du réel plutôt que de l’imaginaire.

Justin Morin  
Puisque nous parlons de l’imaginaire, je me demandais où vous puisez votre inspiration ?

Daniel Roseberry   
Pour être honnête, je n’ai jamais été une personne qui se rend dans les galeries ou les musées pour trouver l’inspiration. Je ne fonctionne pas comme ça. Je ne suis pas non plus quelqu’un qui cherche dans le cinéma. Pour moi, tout se passe quand je m’assois et que je dessine en écoutant de la musique.

Justin Morin  
Est-ce que vous êtes du genre à écouter le même album en boucle ou plutôt à découvrir de nouveaux musiciens ?

Daniel Roseberry   
Je me fais des playlists ! C’est marrant parce que ces derniers temps, et c’est évidemment lié à la pandémie, je cherche le réconfort. Ça se traduit notamment par le fait d’écouter la musique avec laquelle j’ai grandi. Je roulais jusqu’à l’école en écoutant les Dixie Chicks – ce qui n’est vraiment pas une réponse cool ! Je regarde de nouveau la série Frasier ! Je recherche des choses réconfortantes…

Justin Morin  
Mais donc, qu’est-ce qui vous inspire ?

Daniel Roseberry   
Je suis vraiment inspiré par la relation qu’entretient un performer avec son public.

Justin Morin  
Est-ce que vous parlez de performance musicale ou artistique ?

Daniel Roseberry
Tout type de performance. Je ressens vraiment cet échange d’énergie que je trouve fascinant. Lors de ma première présentation pour Schiaparelli, j’étais sur scène, en train de dessiner, alors que les mannequins défilaient autour de moi. J’étais très à l’aise dans cette position. Comme vous le disiez, il y a une dimension performative dans mon approche, et c’est ce que je trouve particulièrement motivant. J’aime que mes pièces soient des véhicules pour se mettre en scène, mais qu’elles portent aussi en elles une qualité « intime » qui fait qu’on peut se les approprier.

Héroïnes

Entre classicisme et réinterprétation, le coiffeur Yann Turchi et le photographe Maxime Imbert rendent hommage aux femmes noires et aux multiples facettes de leur culture capillaire.

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Corps à cœur

Regina DeminaFrançois Chaignaud

Naviguant entre plusieurs champs artistiques, au croisement de la danse, du chant et de la performance, les pratiques de François Chaignaud et de Regina Demina hybrident joyeusement les formes pour mieux faire valser les étiquettes. Habitué des collaborations, interprète caméléon, le chorégraphe François Chaignaud se réinvente à chaque nouvelle proposition en puisant dans l’Histoire, qu’il s’agisse de celle de la danse, de la musique ou du féminisme. Regina Demina dessine quant à elle une mythologie personnelle, déployant ses récits à travers des vidéos, des installations et la scène, dans un captivant jeu de miroirs où tout semble se répondre. Pour Revue, les deux artistes reviennent sur leurs parcours et leur conception du beau.

Regina Demina     
Je t’ai vu pour la première fois dans Radio Vinci Park, ta collaboration avec l’artiste Théo Mercier. Ce spectacle m’avait subjuguée. Ce que tu es capable de faire, ce que tu dégages, ça m’a vraiment marquée. Un peu plus tard, je t’ai revu sur la scène du Cabaret de Madame Arthur, et là aussi, j’ai été impressionnée par ta présence scénique.Je n’ai pas fait le rapprochement immédiatement tant les deux personnages que tu incarnais étaient différents. Ça n’est qu’après que j’ai compris que c’était la même personne qui m’avait procuré toutes ces émotions !

François Chaignaud  
Je crois que nous avons échangé pour la première fois à l’occasion du spectacle d’Aymeric Bergada, chez Madame Arthur, où tu avais un rôle de policière ! On s’est ensuite écrit sur les réseaux sociaux ce qui m’a permis de découvrir ton travail musical, même si je n’ai jamais eu le plaisir de te voir en live. Ça nous a amené à discuter sur la méditation, une pratique qui peut sembler éloignée des contextes très extravertis dans lesquels on s’est rencontrées !

Sophie Jugie, The Mourners: Tomb Sculpture from the Court of Burgundy, Yale University Press, FRAME, Musée des Beaux-Arts de Dijon, 2010. Photographies de François Jay.

Ça m’a amusé de pressentir qu’on partageait ce goût à la fois pour ce qui scintille et ce qui discipline, ce qui élève et ce qui maquille !

Il n’y a d’ailleurs pas nécessairement d’opposition entre ces mondes, entre ces intentions : il s’agit toujours d’explorer, de dévoiler différentes dimensions, différentes versions de soi ! Je crois que tu fais beaucoup de yoga aussi, n’est-ce pas ?

Regina Demina
Oui. Et de la méditation alliée au chant. Parfois je chante en méditant et d’autres fois je médite en écoutant des chants. Même si ça peut paraître ridicule, le principe d’alignement des chakras fonctionne très bien pour moi ! Je suis quelqu’un d’assez dispersé, et dès que je visualise ces formes symboliques, ça m’aide à me concentrer et à m’apaiser !

François Chaignaud    
Es-tu nerveuse avant de monter sur scène ?

Regina Demina           
Juste avant, oui. Mais je suis nerveuse de nature ! Je sais que le temps de préparation est important, mais il ne faut pas qu’il soit trop long car plus j’attends, et plus je suis impatiente. J’ai juste envie d’être sur scène. Et toi?

François Chaignaud  
Je ressens de la nervosité surtout avant d’entrer en répétition ou en création : le moment de fabrication, avant qu’un spectacle n’existe, est la phase la plus déstabilisante, un miroitement inconfortable. Mais avant d’entrer en scène et surtout si c’est un spectacle déjà créé et joué, je ne me sens pas nerveuse, plutôt concentré et éparpillée à la fois, excité aussi car c’est en jouant, en étant sur scène que mon art s’active, s’accomplit. Je me sens comme avant un date avec un.e amant.e que je connais : il y a de l’inconnu, et de la promesse, du focus et de la légèreté, la visualisation d’un script détaillé et l’ouverture à ce qui peut arriver !

Regina Demina
Je comprends ! J’aime les formes perfectibles car elles me rassurent, elles permettent de se rôder tout en laissant une place à l’improvisation, une liberté de se réinventer sans tomber dans quelque chose de mécanique. Moi je viens de la performance. J’ai commencé par faire une école de théâtre et de danse et pour me payer cette formation, je travaillais en tant que go-go. Même si ça n’est pas un public classique, ça reste une audience qu’il faut appréhender. J’ai ensuite été acceptée au Fresnoy, une École Nationale qui est axée sur la production audiovisuelle et numérique. Et toi, quelle a été ta formation ?

François Chaignaud 
Pour moi, c’est un peu différent car j’ai eu un parcours très académique. J’ai commencé la danse à l’âge de sept ans au Conservatoire à Rennes. À quatorze ans, je suis monté à Paris au Conservatoire supérieur et j’en suis sorti alors que j’avais à peine vingt ans. J’ai tout de suite travaillé avec les chorégraphes de la génération 2000, comme Alain Buffard, Boris Charmatz, Emmanuelle Huynh ou encore Gilles Jobin. Ma pratique a été sculptée par cet aspect à la fois académique et institutionnel qui est lié à la façon dont la danse « professionnelle » s’est structurée historiquement en France. J’ai vite eu conscience qu’accéder à ces lieux (conservatoire, centres chorégraphiques, institutions) est une sorte de privilège : ce sont des studios, des moyens, de la visibilité. Mais qu’il y a aussi le risque de se laisser aveugler par ces contextes, d’oublier qu’il existe plein d’autres manières et de raisons de danser ou de faire de l’art qui n’ont rien à voir avec les conservatoires et les scènes nationales ! Je trouve très important d’essayer de se connecter à d’autres motivations qui peuvent passer par des aspects différents, des motivations plus spirituelles, plus festives, plus rituelles ou plus intimes. Tu parlais de go-go ; à l’époque, quand j’ai commencé à travailler avec Cecilia Bengolea, elle faisait beaucoup de strip-tease et moi un peu d’escorting. Ça me paraissait très important de retisser les proximités entre la danse, la mise en scène de soi et le travail du sexe ! J’aime beaucoup confronter mes pratiques à d’autres types d’expressions, qui ne sont pas issues du monde un peu spéculatif de la danse contemporaine ! En ce moment, je suis très attirée par la collision entre des motifs très réels, très performatifs et des langages, des références, des évocations issues d’archives très anciennes, du haut moyen âge !
Et toi, tu reviens de Poitiers je crois. Qu’est-ce que tu y présentais ?

Regina Demina       
C’est à la fois une exposition personnelle et un spectacle qui ont lieu au centre d’art le Confort Moderne. Dans ma pratique, tout est lié. Mes installations ou mes sculptures sont souvent des traces de performance ou de scénographie. Le projet s’intitule CRAUSH, c’est la contraction des mots « Crush » et « Crash ». J’y développe sous une nouvelle forme Alma et Crush for Crash, deux pièces existantes, ainsi que Phaeton, en les liant par le film et l’installation ASMR-Sick of Love et Rdoll-AsMR. Tout se complète, il y a des allers-retours entre les formes et les propositions. Pour résumer ce projet, je dirais qu’il s’agit d’un cycle de pièces qui questionne l’origine de la violence.

François Chaignaud
Est-ce que la matière sonore de ces pièces va devenir un album ?

Regina Demina 
L’album que j’ai sorti en juin 2020 est né de cette manière. C’est un mélange de morceaux que j’avais réalisés pour différentes pièces et qui ont été retravaillés. Je pense que je procéderai différemment pour le prochain, sur lequel je réfléchis déjà. Il y aura certainement un ou deux titres qui arriveront avant, en introduction.

REVUE                                         
Quelles images sont pour vous synonymes de beauté ?

François Chaignaud  
Ah ah ! C’est une question piège, non ? Évidemment il n’y a pas d’art qui ne problématise pas cette notion de beauté ! Et la danse moderne puis contemporaine a beaucoup mis en crise cet aspect décoratif, ornemental, superficiel… Pourtant avec cette période de théâtres fermés, et de débat sur l’art essentiel, je rêve de plonger profondément dans l’ornementation, comme promesse d’une abstraction et d’un au-delà ! J’adore ce mot « ornementation » qui évoque d’ailleurs la souveraineté de l’interprète dans la musique baroque ou jazz. Je pense aussi aux phrasés : quel que soit le geste, le phrasé rééquilibre la tension entre maîtrise et abandon, et peut produire une forme de beauté, quelle que soit la forme !

Regina Demina       
Ça serait des gestes qui ont une grâce.

François Chaignaud 
Oui, à propos de grâce, j’ai récemment commandé plein de livres sur les pleurants des tombeaux des ducs de Bourgogne – un ensemble de statuettes réalisées au cours du XVe siècle. On y voit des pleurants tout petits, dans toutes sortes d’attitudes de déploration, avec des drapés de marbre, des grosses ceintures, des accessoires magnifiques. Il y a de très beaux gestes, comme la manière de détourner les yeux ou d’épauler la tête. Je regarde aussi beaucoup les représentations des résurrections de Lazare, j’aime scruter les personnages qui se pincent le nez.

Regina Demina          
Pourquoi se pincent-ils ?

François Chaignaud     
Car Lazare ressuscite et pue ! J’adore cette présence organique de la charogne, de la puanteur dans ces images de grande beauté !

Regina Demina   
Je pense qu’on se rejoint car je suis très attirée par le romantisme morbide.

Je suis touchée par une forme de beauté souffrante. Je pense que c’est lié à mon enfance. Je suis russe, fille d’immigrés, j’ai grandi en banlieue. Si ce terme ne dit pas grand-chose, je me retrouve malgré tout dans ce que l’on appelle le « white trash », même si c’est souvent décrit comme une esthétique du moche. J’aime les choses que l’on qualifie de mauvais goût.

Pour autant, j’aime la joliesse pour la joliesse. J’aime par exemple les photographies de Guy Bourdin, où les femmes sont comme des sublimes poupées. Quand je suis émue ou troublée par quelque chose, c’est souvent parce que je trouve ça beau.

François Chaignaud     
Ce qui me plaît dans la danse, c’est lorsque l’on peut produire une image de grâce tout en ne masquant pas l’effort qui est nécessaire à sa construction. J’aime beaucoup ce type de beauté où l’effort nécessaire à son avènement est aussi partagé.

Regina Demina
Je suis d’accord.

François Chaignaud     
Dans Radio Vinci Park, il y a plein de moments où, quand je suis à bout de souffle, je laisse ce temps exister. Je ne masque pas la difficulté. Je me sens moins proche de l’idéal classique – ou capitaliste on pourrait dire – de la facilité, de la fluidité : comme lorsqu’on achète un iPhone, on ne voit pas la fabrication, efforts et injustices… beaucoup de formes d’art plus classiques gomment le labeur, la difficulté : il faut que les choses aient l’air faciles, effortless… Ne pas masquer l’effort, c’est ouvrir la promesse de plus d’empathie avec le public…
Sinon y a-t-il des artistes avec qui tu aimerais collaborer ?

Regina Demina                   
Ma liste est loin d’être exhaustive mais en chorégraphe, je suis admirative de Gisele Vienne qui a une approche totale. J’adorerais aussi rencontrer Kim Petras et faire de la musique avec elle ! Je suis fan également du cinéma d’Abel Ferrara et de celui de Dario Argento. Côté musique, j’aime les artistes du label PC Music, comme Hannah Diamond. Et toi ?

François Chaignaud     
En t’entendant, je réalise que si la collaboration est au cœur de ma pratique, elle ne naît jamais d’un désir strictement personnel, mais d’une rencontre. Mais j’admire cette démarche qui est d’aller chercher les gens ! J’adore la danse et le spectacle vivant, qui sont des pratiques de la consumation, mais j’ai souvent aussi le rêve de tresser mon art à des médiums moins fugaces ! D’ailleurs cet été, j’ai enregistré la musique de mes deux derniers spectacles pour en sortir des disques ! Mais ce sont des musiques très anciennes, médiévales ou baroques ! J’ai aimé cette dynamique de l’enregistrement, comme j’aime celle du film. Je vais bientôt tourner pour la réalisatrice Marie Losier, et c’est aussi quelque chose qui m’excite. J’ai envie de faire plus d’images, de cinéma, de films. Pour en revenir au son, je trouve génial la manière dont tu articules ton travail de performance avec la musique.

Regina Demina                   
Tu sais, je t’ai entendu chanter une version de « Mwaka Moon », le titre de Kalash avec Damso, et il faudrait que tu l’enregistres car je l’ai adorée, j’en parlais encore récemment ! Elle est mieux que l’originale !

François Chaignaud     
Pourquoi pas ! J’adorerais faire une chanson pop, mais pas forcément une reprise.

J’ai toujours utilisé la musique dans un rapport historique, pour véhiculer quelque chose de fantomatique. J’ai hâte d’écrire mes propres musiques, je sens que c’est sur le bout de ma langue !

Enfant, j’écrivais beaucoup ! J’ai écrit et enregistré cinq albums!

Regina Demina                  
Comment ça?

François Chaignaud     
J’avais un petit synthétiseur, je faisais la voix principale et les chœurs, j’enregistrais sur cassette !

Regina Demina      
Ça serait bien de faire quelque chose avec si tu les as encore !

François Chaignaud     
Ça sonnait un peu comme… du J. LO champenois !

Regina Demina                 
Mais c’est fantastique, tu attises ma curiosité, j’ai envie d’entendre ces anciens morceaux… et ceux à venir !

Poésie moderne

Tout en contraste, reliant l’anodin au singulier, Pierre-Ange Carlotti fait surgir une certaine poésie du quotidien.

Aller jamais retour

Nicole Maria Winkler rend hommage à Tabea Blumenschein, iconique actrice allemande à l’aura singulière et à la carrière transversale.

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Abramascara

Ines Alpha

Des tentacules irisés, des perles évanescentes, un lierre serti de fleurs colorées… Ces éléments incongrus, un brin féériques, l’artiste Ines Alpha les emploie pour proposer un maquillage digital. Elle sculpte une parure en mouvement qui apparaît, transforme le visage et disparaît en un clic. Pionnière, elle a inventé un langage visuel qui bouleverse les codes de la beauté traditionnelle. Grâce à la technologie, elle offre la possibilité de se voir différemment. L’expérience qu’elle propose ne se contente pas d’embellir, mais de questionner les frontières qui séparent sublime et laid, réel et virtuel, identité et représentation. Et ce, tout en gardant la légèreté et l’enchantement propre à l’art du maquillage.

Justin Morin
Votre pratique mélange plusieurs notions qui semblent de prime abord incompatibles, comme le réel et le virtuel, le maquillage et les nouvelles technologies. Votre univers brasse des références très variées, qui vont du monde végétal à l’esthétique kawaii, en passant par le jeu vidéo. D’où vous vient cette envie d’hybride ?

Ines Alpha
J’ai fait une école d’arts appliqués à Paris qui a malheureusement fermé depuis. C’était initialement une école de marionnettes  ! Pendant ces années d’étude, je me suis initiée au cinéma d’animation en stop motion, j’étais inspirée par les films de Tim Burton. C’était un enseignement diversifié qui m’a permis de toucher à la scénographie, au web, aux arts plastiques. Je ne me trouvais pas très bonne en dessin. À la fin de mes études, j’ai eu la chance de faire un stage chez Olivier Kuntzel et Florence Deygas où j’ai énormément appris. Mon travail consistait de faire vivre Cap et Pep, les deux chiens qu’ils avaient créé pour le concept store Colette. Je faisais des petits collages de ces mascottes pour des magazines. J’ai ensuite intégré l’Institut Français de la Mode en management. Je ne me considérais pas comme une artiste, je ne me sentais pas assez créative. Le management me semblait être une manière de travailler avec ces personnes créatives. Quant à la mode, c’est un milieu qui m’a toujours attirée. J’ai ensuite accepté un stage dans une agence de publicité où j’ai travaillé pendant sept ans en tant que directrice artistique, puis directrice de création. La publicité reste un milieu où les inégalités persistent entre les hommes et les femmes. J’avais un look particulier, je portais des couleurs pastel et me maquillais, et cela suffisait pour recevoir un regard condescendant. À certaines réunions, on s’adressait au garçon à mes côtés alors que j’étais sa supérieure. Cette attitude, ces petites remarques, touchent aussi bien les hommes que les femmes, ce qui prouve bien qu’il y a encore un gros travail d’éducation à faire.

Justin Morin
Sur quel type de projets travailliez-vous alors ?

Ines Alpha
Un peu de tout : Maison Margiela Parfum, le champagne Piper Heidsick… J’ai également travaillé sur des campagnes de maquillage ou de crème de soin, notamment pour Nocibé ou Lierac. Même si l’image de ces marques n’est pas prestigieuse, j’ai aimé ces projets. J’ai grandi avec une obsession pour le beau qui est passée par le maquillage. Je suis obsédée par la peau, par ses grains. J’aime la beauté totale, celle qui se dessine selon les canons. Mais à force d’être abreuvée de toutes ces mêmes images parfaites, j’avais aussi envie de montrer une beauté différente. Les imperfections peuvent être belles ! Les pores de la peau, les textures, une cicatrice… Je suis fascinée par tout cela. Il faut assumer ces détails.

Justin Morin
Est-ce que le maquillage a toujours fait partie de votre quotidien ?

Ines Alpha
Comme toutes les adolescentes, j’ai mis le khôl noir de ma mère ! J’ai ensuite essayé de mettre des couleurs, mais à l’époque, il n’y avait pas tant de marques qui proposaient ce genre de choses en France, hormis Bourjois. J’adorais leurs couleurs aux touches iridescentes, proche de l’holographie. À la vingtaine, alors étudiante, je me suis retrouvée avec des personnes très différentes, aux personnalités et aux looks différents, et cela m’a permis de m’affirmer avec un maquillage moins classique.

© INES ALPHA

Justin Morin
Quand avez-vous commencé à vous exprimer à travers vos projets personnels ?

Ines Alpha
Alors que je travaillais toujours en agence, j’ai rencontré le musicien Panteros666. Nous avons commencé à collaborer, que ce soit pour ses clips, ses concerts ou sa communication. C’est une rencontre très importante pour moi car il m’a poussée à m’exprimer, il a réveillé en moi cette envie de faire des choses plus artistiques et personnelles. Moi qui pensais ne pas être créative, j’ai réalisé que j’avais besoin de mener mes propres projets. C’est à ce moment-là que j’ai commencé à toucher à la 3D, ce qui coïncidait également avec le moment où les programmes devenaient plus accessibles. Je me suis initiée au logiciel Cinema 4D, que j’utilise aujourd’hui encore. Sur Instagram, j’ai découvert des artistes comme Vince Mckelvie dont le travail me fascine. Très rapidement, j’ai compris que ce qui m’intéressait, c’était d’ajouter à notre réalité des éléments en trois dimensions. J’ai commencé par les superposer sur des images de paysage.

Justin Morin
Comment êtes-vous arrivée à cette idée du maquillage virtuel ?

Ines Alpha
Un peu par accident ! J’avais une collection de photographies « beauté » qui me servaient pour mon travail en agence. Je les utilisais pour des collages, pour tester des éléments de composition, j’y ajoutais des couleurs. Puisque je travaillais tous les jours sur ces visages, je me suis naturellement demandé ce que pourrait être du maquillage en trois dimensions ! Mes premiers essais datent de 2016. J’ai expérimenté l’image en mouvement à partir de mon propre visage, je me suis formée à partir de tutoriels partagés sur Internet, en détournant certaines explications et en les appliquant à mes idées. Il n’y avait pas encore d’application pour «tracker» le visage, alors que c’est aujourd’hui quelque chose de plus commun. Mais très rapidement, puisque je testais tout ça sur mon propre visage, j’ai eu la sensation de tourner en rond. C’est comme ça que j’ai commencé à collaborer avec des make-up artists, des drag-queens, des musiciens, des peintres…

Justin Morin
Vous avez été la première à imaginer ce « selfie du futur ».

Ines Alpha
Certaines personnes pensent que mon travail consiste à faire des filtres, et ça n’est pas tout à fait ça. Je réalise du maquillage 3D. La plupart du temps, c’est fait en postproduction. Les avancées technologiques font que nous pouvons aujourd’hui faire des filtres qui supportent le temps réel. Certes, les détails ne sont pas aussi développés, c’est une version moins pointue, mais l’écart se réduit. La réalité augmentée m’a permis d’adapter mon travail et de le mettre à disposition du plus grand nombre. Quand les filtres sont apparus sur Instagram, ils étaient très limités et peu nombreux. C’est intéressant de voir la rapidité avec laquelle ils se sont multipliés et complexifiés.

Justin Morin
Que pensez-vous de cette nouvelle génération de performers qui utilisent le maquillage de manière atypique ?

Ines Alpha
C’est extrêmement inspirant. Des personnes comme Hungry transforment littéralement leur visage. Ils utilisent du maquillage, mais aussi des lentilles, des prothèses, des bijoux, pour se transformer. C’est une vision différente de la beauté que celle que nous voyons dans les magazines traditionnels, ou même au cinéma. Je suis dans le même courant, mais contrairement à ces artistes, je n’utilise pas de poudre, de rouge à lèvres ou de peinture, mais la 3D ! Aujourd’hui, je suis obligée de passer par un logiciel, mais prochainement, nous n’aurons qu’à utiliser nos doigts sur un écran pour maquiller virtuellement nos visages. En 2020, j’ai fait un projet, intitulé Supermorphia, en collaboration avec l’artiste Marpi et Eliza Struthers Jobin sur ce même principe. À travers un écran, les gens pouvaient s’appliquer trois types de textures : une espèce de liane en fleurs, des bulles ou des cristaux. Pour moi, c’est ça le maquillage du futur : un design interactif, qui n’est pas statique mais mouvant, et aussi facile à appliquer qu’un geste sur un écran tactile.

Justin Morin
C’est une idée qui n’a jamais autant semblé d’actualité, puisque nous passons tous beaucoup de temps derrière nos écrans à enchaîner des rendez-vous sans vraiment pouvoir sortir… La réunion digitale s’infiltre peu à peu dans notre quotidien. Est-ce que vous voyez une tendance émerger ?

Ines Alpha
Les gens n’osent pas encore. Nous ne sommes pas encore dans un monde où tout le monde assume son alter ego digital. Si je m’applique un filtre lors d’une réunion digitale, la réaction sera plutôt de l’ordre du rire ou de la gêne. C’est encore un acte qui semble anecdotique, voire décrédibilisant, et bien évidemment, ça n’est pas comme ça que je conçois les choses. Mais tout cela évolue très vite.

Justin Morin
De nombreuses marques vous ont approchée pour des collaborations. Je pense notamment à Dior Make-up et à Peter Philips, son directeur de l’image et de la création.

Ines Alpha
Oui, j’étais très enthousiaste car c’était un rêve de travailler avec une maison comme celle-ci, et Peter est l’un de mes make-up artist préférés. Nous avons réalisé une vidéo, déclinée par la suite en filtre.

Justin Morin
Comment travaillez-vous ? Passez-vous par une étape de croquis ?

Ines Alpha
Très rarement, ou alors lorsque je collabore pour une marque et que l’on me demande des explications.

Mais j’aime « sculpter la matière maquillage »directement dans mes logiciels. L’expérimentation a une grande place dans mon processus, je suis attentive à mes erreurs car elles peuvent m’emmener là où je n’imaginais même pas aller.

Justin Morin
Quel est votre rapport à la beauté standardisée ?

Ines Alpha
Je pense que la variété est jolie. Les réseaux sociaux et leurs algorithmes nous font voir les mêmes images, les mêmes formes, et tout le monde finit par se ressembler. Comme je le disais plus tôt, je trouve que ce que l’on considère comme des défauts est souvent très beau. Dans mon travail, j’essaye à ma manière d’apporter de la diversité.

Justin Morin
En un sens, les filtres ont permis de libérer l’approche du maquillage. Que l’on soit jeune ou âgé, que l’on se considère comme masculin ou féminin, on peut se voir instantanément transformé. Considérez-vous votre maquillage virtuel comme genré ?

Ines Alpha
Non, ce n’est pas du tout dans mon intention. J’aime l’idée que mon travail puisse plaire à tout le monde, et pas uniquement aux femmes car il s’agit de maquillage. Je veux juste que chacun puisse se l’approprier. C’est une opportunité de se voir différemment, de se redécouvrir.

Quotidien

Naïves et quotidiennes, les peintures de l’artiste japonaise Ulala Imai présentent son panthéon personnel, fait d’objets pop et pourtant symboliques.

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Odorama
Chapitre Deux

Teddy Lussi-ModesteJacques Brun

Débutée dans le précédent numéro de Revue et initiée par le réalisateur et scénariste Teddy Lussi-Modeste, la série Odorama revisite l’histoire du cinéma en l’associant à différents parfums contemporains. Notes de tête, de cœur et de fond se superposent aux aventures de ces personnages fictifs et pourtant si incarnés.

Cuir Cavalier
MDCI

Nez : Nathalie Feisthauer

Il roule vite. Très vite. Il ne sait pas rouler autrement. Lui qui a traversé le désert du Néfoud n’a peur de rien et certainement pas du panneau qui indique le danger. À cheval sur sa moto, il fend les bocages de la campagne anglaise. À quoi pense-t-il la vitesse caressant son visage ? Au chameau sur lequel il a changé l’histoire d’un peuple ? Le parfum qu’il a gardé de cette époque le fait vivre dans ses souvenirs. Il repense à ce jour où le plus noble des Harith a brûlé sa tenue d’officier pour le revêtir de la tenue traditionnelle : ghutra, bisht et même ce poignard au fourreau orfévré : le jambya. À l’écart du groupe, le vent passant entre les dunes, soulevant les multiples étoffes blanches, il se vit comme un Bédouin, lui, le plus anglais des Arabes ou le plus arabe des Anglais. Il sera désormais appelé El Lawrence par son nouveau peuple. Dans les étoffes soyeuses et fabuleuses vit le plus beau des parfums, un parfum de cavalier, un parfum de majesté, un parfum de densités, où le safran, tour à tour miellé, irisé, cuiré, oudé, vanillé, constitue le tuteur autour duquel viennent s’enrouler toutes les notes à la manière d’une treille ou d’un agal. Il fallait être parfumé ainsi pour convaincre Auda, chef des Howeithat à se joindre aux Harith. Il fallait ce parfum pour conquérir Aqaba et prendre Damas. Seuls les Bédouins et les Dieux peuvent vivre dans le désert. El Lawrence,vêtu de ce parfum, est un peu des deux.

Inspiré par Lawrence d’Arabie de David Lean

 

 

L’homme idéal extrême
Guerlain

Nez : Pierre Guillaume

Une femme. Deux hommes. Rosalie. César et David. Rosalie a du mal à choisir : entre la fougue maladroite de César et la discrétion élégante de David, son cœur balance. Ces deux hommes sont si différents qu’il devient possible pour une femme de les aimer, sincèrement, honnêtement, tous les deux en même temps. La compétition du début, celle qui conduit les deux hommes à se doubler sur la route, laisse place à la complicité. Chacun, parce qu’amoureux de Rosalie, comprend que l’autre puisse l’aimer. La jalousie devient amitié, amitié virile, amitié presque amoureuse. Trio. Trouple. Quand Rosalie s’absorbe en sa mélancolie, dans cette belle maison bretonne aux volets bleu, c’est César qui va chercher David. Car il sait qu’il ne peut pas lutter contre l’imagination. Le rêve est toujours plus fort que la réalité pour le sujet amoureux. Si David est là, Rosalie ne pourra pas rêver d’une autre vie. Les deux hommes portent le même parfum mais si les notes en sont les mêmes, le pH de leur peau, le pH de leur personnalité, font ressortir les notes cuirées pour César, les notes hespéridées pour David, tabac boisé pour César, fruits épicés pour David. Et, chez les deux, une belle amande, renforcée par l’héliotrope à l’odeur amandée. César sera toujours César, David sera toujours David. Mais César aime Rosalie en la voulant, la tient en la prenant, l’amène en l’emportant. David aura l’élégance de s’effacer devant César qui souffre et aime plus fort. Quelle émotion que de le voir regarder César regardant Rosalie dans la dernière image.

Inspiré par César et Rosalie de Claude Sautet

 

 

 

Mixed Emotions
Byredo

Nez : Jérôme Epinette

Cannes approche de l’été et Naïma de ses 16 ans. Sofia, sa mystérieuse cousine, apparaît comme par enchantement le jour de son anniversaire. Elle a un cadeau pour elle : un sac luxueux et, à l’intérieur, un parfum qui l’est aussi. Son nom résume à lui seul l’été que Naïma s’apprête à vivre – si ce n’est la vie elle-même : Mixed Emotions. Naïma veut ressembler à Sofia dont le mode de vie l’attire : les voilà sur la croisette, sac, marinière et parfum. Bientôt, Naïma se fera tatouer dans le creux du dos la même injonction que celle qui orne le dos hâlé de la cousine magnétique : Carpe diem. Le halo parfumé qui émane de leurs points de pulsation, chauffés par le soleil azuréen, séduit les garçons et les filles qui passent dans leur orbe. Quand Naïma vaporise le parfum au creux de son cou ou – lorsqu’elle crée une brume sous laquelle elle passe, une puissante note de cassis – apporte fraîcheur et acidité. Mais elle perçoit immédiatement une oscillation entre cet afflux fruité, soutenue par le maté et le thé, invisibilisant presque les délicates feuilles de violette, et des notes plus âpres, plus âcres, de bouleau et de papyrus. Une sensation tactile, presque râpeuse, émane de ce parfum si innocent en apparence. Et quand la proue fuselée du yacht entre dans le champ, avec à bord Andrès et Philippe, le désir peut s’emparer du quatuor comme un parfum musqué, et enivrant. L’aventure commence.

Inspiré par Une fille facile de Rebecca Zlotowski

Mixed Emotions
Byredo

Les jeux sont faits
Jovoy

Nez : Amélie Bourgeois

Il doit voir ceux qui ne veulent pas être vus. Il circule dans un Paris nocturne, brumeux, liquide, dans un costume parfaitement cintré, posé sur un col roulé parfaitement roulé. À mi-chemin entre le flic et le voyou, il passe de bar en club et de club en bar. Il croise des patrons qui ont tous quelque chose à dire et quelque chose à cacher. Il écoute et démêle le vrai du faux. Qui dépasse les limites ? Qui a trop d’appétit ? La nuit est un écosystème fragile sur lequel il doit veiller, fermer les yeux sur les délits pour les ouvrir grand sur les crimes. Qui est en train de lui faire un travail ? En sortant de chez lui, en allumant sa première cigarette, il sent le danger. Il a une nuit pour empêcher que le piège ne se referme sur lui, un piège tendu par un ami, lui-même pris dans un piège. Héritier des héros en noir et blanc des années 1960, Roschdy Zem prête sa silhouette longiligne, son torse solide, sa nuque raide, son regard perçant et sa virilité mélancolique au commandant Weiss. Il en impose à toutes et tous. Il est puissant comme ce parfum dont il se revêt avant de sortir. C’est un parfum qui a les épaules larges, de celles qui rassurent hommes et femmes. C’est un cuiré aromatique, légèrement gourmand, légèrement animal. C’est une liqueur dont les matières ont été taillées à la serpe et assemblées dans un geste rapide : la fraîcheur de l’angélique et du petit-grain est immédiatement contrebalancée par des arômes de rhum et de gin, par des feuilles de tabac cuminées et du patchouli cacaoté. Oh que c’est bon ! Que c’est bon ! Les jeux sont faits ! On est séduit, attiré, attrapé. Pour Simon Weiss, les jeux aussi étaient faits, mais il a réussi à piper le dernier dé.

Inspiré par Une nuit de Philippe Lefebvre

les jeux sont faits 
Jovoy

Animal Mondain
Pierre Guillaume Paris

Nez : Pierre Guillaume

Les riverains de West Egg sont aussi riches que ceux de East Egg mais leur fortune est plus récente, plus tapageuse, et, de ce fait, un peu vulgaire, un peu douteuse. Pourtant, de ce côté-ci de l’île, vit un mystérieux individu dont les fêtes grandioses vident New-York de ses plus beaux noceurs. Y vit aussi celui qui va nous raconter sa tragique histoire : Nick Carraway. Si Jay Gatsby organise ces fêtes somptueuses c’est pour attirer la femme qu’il aime et qu’il ne peut oublier : Daisy, désormais Daisy Buchanan, puisqu’elle est hélas mariée avec un homme riche et rustre. Un rayon vert relie la demeure de Daisy à celle de Gatsby et peut-être ce dernier a-t-il fait construire sa demeure face à celle de sa bien-aimée pour l’attirer comme la lampe attire le papillon. Il y a tant de rumeurs qui circulent sur Gatsby : il aurait tué un homme, il fréquenterait la pègre, ce serait un bootlegger. Intermédiaire entre Gatsby et sa cousine Daisy, artisan de leurs retrouvailles, Nick entre dans le secret des lieux. Gatsby lui fait visiter sa demeure et, en s’approchant de l’homme, Nick découvre un sillage en parfaite métonymie avec le décor. Le parfum de Gatsby sent l’acajou et le miel. Le miel ou plutôt la cire, cette même cire qui sert d’encaustique pour nourrir le bois et faire briller les marqueteries. Les feuilles de poirier apportent une fraîcheur aussi fugace que ces nuits d’été. Elles se fondent rapidement dans le tabac et le foin, dans l’iris et le castoréum. Parfum de mondanité, mais aussi parfum d’intimité. L’animal se déplace avec souplesse de l’une à l’autre.

Inspiré par The Great Gatsby de Baz Luhrmann

 

 

 

Promise
Frédéric Malle

Nez : Dominique Ropion

Sauvé des eaux, il est élevé par Pharaon et devient le frère de Ramsès. Ils ont la belle vie et nagent dans l’opulence. Mais l’Éternel a prévu un autre destin pour Moïse : le prophète doit délivrer son peuple. C’est ce qu’ordonne Yahvé sous la forme d’un buisson en feu qui ne brûle pas. Moïse doute, mais sa femme, la belle Tsippora, peau brune, cheveux noirs, l’exhorte à écouter Dieu. Moïse quitte cette oasis, sise au milieu du désert, et l’exode commence. Il conduit son peuple sur la Terre promise, dans le pays de Canaan, là où coulent le lait et le miel. Un immense parfum descend des cieux en même temps que la manne : il s’ouvre sur des notes de pomme. L’immense corbeille de fruits semble avoir été distillée et même quintessenciée. Ça sent l’essence. Pas celle de la pomme, mais l’essence proprement dite : celle du pétrole après son raffinement. Ces notes terpéniques sont suffocantes de beauté. Tout est en surdose dans ce parfum qui réjouira le cœur de ceux qui aiment la force. Le poivre rose et le romarin qui accompagnent la pomme laissent place à l’éclosion de deux variétés capiteuses de rose : celle de Turquie et celle de Bulgarie. Le fond, oriental, offre une architecture boisée-ambrée à la senteur. Le patchouli et le ciste sont boostés, comme si ce n’était pas déjà suffisant, par les notes animales du castoréum et celles musquées de l’ambroxan. Ce parfum, qui répond au nom de Promise a le beau visage de Tsippora et celui de cette terre offerte par Dieu.

Inspiré par Le Prince d’Égypte de Brenda Chapman, Steve Hickner & Simon Wells

 

 

 

Pétroleum
Histoires de parfums

Nez : Gérald Ghislain

Elles n’y retourneront plus. Hors de question de se retrouver encore une fois esclaves de ce shlagueux d’Immortan Joe. L’Imperator Furiosa profite d’un ravitaillement pour s’enfuir de la Citadelle. Les épouses saines du harem d’Immortan Joe se cachent dans les entrailles du 38 tonnes tandis que les War Boys, armés de perches explosives, rêvent de mourir en héros pour rejoindre le Valhalla. Immortan Joe lance son armée à la poursuite du convoi et de ses cinq épouses. La course-poursuite peut commencer et elle va durer tout le film. Les femmes seront aidées par Max, le globulard de Nux, qui parvient à se libérer de ses chaînes et de la perfusion qui le relie au War Boy en fin de demi-vie. Dans la cabine du camion, son volant à tête de mort sous les mains, Furiosa appuie de toutes ses forces sur l’accélérateur. George Miller invente le road-survival. HISTOIRES de PARFUMS invente Pétroleum, un parfum saisissant d’originalité tout en étant parfaitement portable. Le nom pourrait faire peur sauf à ceux qui aiment l’odeur entêtante des stations-services. La fragrance est complexe : le oud, pourtant présent à toutes les étapes du parfum, reste plutôt discret. Certainement induit par la rencontre entre les aldéhydes et la bergamote, quelque chose de minéral, de iodé, d’ozonique, se répand immédiatement. Quelque chose de savonneux aussi. Et de terreux. Comme si le parfum tentait de rejoindre un territoire plus chypré avec le fond de rose-patchouli. Cette odeur va bien à Furiosa qui deviendra le nouveau leader de la Citadelle. Le temps de la matriarchie est venu. Hey, Max, witness-her !

Inspiré par Mad Max Fury Road de George Miller

Pétroleum
Histoires de parfums

Cologne française
Celine

Dans son appartement parisien comme à la Colinière, le marquis promène son élégance sans malveillance, sa confiance sans orgueil, sa supériorité sans mépris. C’est un Français tel qu’on le rêve, capable d’inviter dans son château de Sologne l’homme amoureux de sa femme et la maîtresse qu’il vient de quitter. Le parfum qu’il porte lui est aussi naturel que son beau costume cintré et ses mots d’esprit. Il l’accompagne à la chasse comme dans les bals costumés dont il est le maître de cérémonie. Cette Cologne qu’il porte après les ablutions matinales semble sortie de la boutique d’un apothicaire qui aurait travaillé et mélangé jeunes pousses et racines diverses. Dans ce philtre, la verdeur de la feuille de figuier, presque camphrée, prend en tête le pas sur le néroli que l’on retrouvera plus tard, quand la Cologne aura vécu quelques heures et que la peau l’aura chauffée. L’équilibre est maintenu par la mousse de chêne qui chypre la fragrance et lui donne un prestige aristocratique. Le beurre d’iris enveloppe l’ensemble et donne une rondeur délicieuse à la Cologne. « Ce La Chesnaye ne manque pas de classe et croyez-moi ça devient rare… » L’esprit français n’est pas mort. Il vit encore chez quelques hommes et dans ce flacon épuré. Joie.

Inspiré par La Règle du jeu de Jean Renoir

Accord particulier
Givenchy

Nez : Nathalie Lorson

C’est, chaque matin, le même rituel. Vincent doit se faire passer pour Jérôme et frotte la moindre partie de son corps pour en faire tomber les peaux mortes. Les squames, filmées en gros plans, sont comme de gros flocons de neige. Dans ce monde ultra-sécurisé, le moindre cil peut vous confondre. Vincent est un pirate génétique. Pour atteindre son rêve, lui l’enfant du destin, lui dont le cœur est défaillant, est obligé de tricher. Être un autre, passer du statut d’invalide à valide, est nécessaire pour rejoindre Titan, la treizième lune de Saturne. Jérôme, handicapé depuis un malheureux accident de voiture, lui donne chaque matin les fluides nécessaires à son imposture : urine et sang. Les deux hommes partagent ainsi un profil génétique quasiment parfait, noté 9,3. Ils partagent aussi ce parfum qui semble sortir, comme le monde du film, d’un futur proche. Dandy qui aime les beaux restaurants et les bons vins, Vincent ne sort jamais sans cet accord particulier pulvérisé sur ses points de pulsation et ses beaux costumes. Au début, l’odeur est si abstraite qu’on se croit atteint d’anosmie et puis quelque chose se déploie avec une finesse impressionnante. L’ambroxan musque la fragrance et laisse passer de douces vagues chargées de rose damascena, de patchouli et de vétiver. Une impression de chic et de propreté fusionne avec la peau. C’est rien de moins que l’odeur de la perfection. La belle Irène ne peut que succomber à ce parfum qui épouse la peau comme une chemise blanche parfaitement ajustée.

Inspiré par Bienvenue à Gattaca d’Andrew Niccol

Orphéon 
Diptyque

Rouge 
Comme des garçons

Arachide

Folie architecturale et regard anthropologique, la Casa Organica charme par ses lignes courbes et ses proportions. Tom de Peyret documente ce joyau situé à Naucalpan, au Mexique.

Be my baby

Colorées et singulières, les héroïnes de Marili Andre rejouent la culture des années 90 où le rock et le pop se rencontraient avec désinvolture.

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Poids plume — 
poids lourd

Marc Berthier

Avec une carrière d’architecte et de designer couvrant un demi-siècle, Marc Berthier a fait de la légèreté le leitmotiv de sa vie et de son œuvre : à la recherche de l’apesanteur certes, mais sans sacrifier l’esprit. Son héritage multiculturel familial a inspiré et guidé son travail jusqu’à la recherche de la maison idéale. Intitulée la maison Belvédère, ce projet de vie inspiré de son histoire familiale concrétise quarante ans d’une carrière centrée sur l’autonomie et la flexibilité. À l’image de l’Homme Modulor, élevé à l’éducation physique et à l’excellence, Marc Berthier intègre le concept « Mens sana in corpore sano » dans ses œuvres. Si son objectif est de produire de l’imagination, le résultat doit être évident, cohérent et séduisant. Rencontre avec un homme loquace et aux mille créations.

Syra Schenk         
Vous êtes architecte de formation, comment en êtes-vous arrivé au design ?

Marc Berthier
Chez les architectes, je passais déjà pour un designer. Pour les designers, je n’étais surtout pas designer, puisque j’étais architecte… J’ai également été professeur d’éducation physique à mes débuts (j’ai fait l’École Nationale d’Éducation Physique). Ceci a prêté à confusion ! Je viens d’une famille très nombreuse, nous sommes onze enfants. Le grand-père de ma mère, ingénieur entrepreneur, a inventé et déposé un brevet pour un parpaing. Mon arrière-grand-père maternel, Jules Briola, orphelin, devint jeune « tambour » durant la guerre de 1870-71. Il avait racheté une source jaillissante sur les hauteurs de Saint-Clément-lès-Mâcon qui alimentaiten contrebas un étang avec une bambouseraie et un moulin à roue à aubes. Mais ce n’est pas tout. Jules Briola, avant Frank lloyd Wright, a construit au-dessus de la cascade un pavillon d’été pour ses quatre filles, alimentant ainsi un réservoir et le moulin. Marthe, Louise, Félicie et ma grand-mère Irma s’y reposaient en prenant un sorbet à la fraîche. La maison, qui s’appelait Le Moulin Piccoli, devient pour ma génération la grande Maison de Famille. Tout fonctionnait en autonomie, il a fait la première maison complètement écolo. Pendant la guerre, nous avons eu la chance de nous y réfugier.
Mon autre arrière-grand-père paternel Mazuire, dont on a longtemps pensé qu’il était forgeron – nous étions fiers d’avoir un artisan dans la famille – était en réalité maître des forges ! En fait nous avons appris lors des noces d’or de mes grands-parents maternels que notre arrière-grand-père était maître de forge dans le Creusot et fabriquait des outils et des machines agricoles.

Syra Schenk         
Pas tout à fait le même métier !

Marc Berthier    
Non absolument pas, il dirigeait plus de deux mille ouvriers… Ensuite il a produit des pièces de voiture pour Schneider, voiture avec laquelle sous le numéro 14 mon grand-père Maurice Toussaint gagna le Tour de France Automobile en 1924. Maurice, après avoir fait une carrière de pilote et pilote d’essai pour Schneider a gagné d’autre courses, jusqu’au Grand Prix des 6h en 1941. Il se passionnait pour les véhicules de sport et de tourisme à tel point qu’il fit recouvrir de cuir la carrosserie de sa voiture pour que la projection des graviers n’abime la peinture. Il dessinait aussi ses accessoires, y compris ses lunettes en aluminium fondu et bordé de cuir pour conduire son Cabriolet par temps de pluie. Il a ensuite participé à des concours d’élégance avec ma grand-mère, pour lesquels il avait fait peindre sa voiture avec un motif de pied de poule. C’était un type élégant, je lui ressemblais un peu, et j’imagine qu’il m’a inspiré. Je suis rentré aux Beaux-Arts en architecture à Paris, puis aux Arts Déco pour rejoindre Marie-Laure Hermann qui y était élève. Marie-Laure a créé le plus grand bureau de style de l’époque aux Galeries Lafayette. Nous nous sommes mariés en 1959 et notre fille Élise est née 9 ans plus tard.
Marie Laure m’a fait venir aux Galeries Lafayette pour créer un studio dédié au design, où j’étais en charge des aménagements et de la décoration mais où je dessinais aussi des produits, comme du mobilier ou de l’art dela table. Ce que je veux dire, c’est que mes relations avec la mode et le style m’ont apporté une sensibilité différente, bien au-delà de ma formation d’architecte. À partir de ce moment-là, je me suis placé réellement comme designer. De 1986 à 2000 j’ai dirigé une Unité Pédagogique à l’École Nationale Supérieure de Création Industrielle. Mon enseignement du design à l’ENSCI a eu pour objectif de produire de l’imagination et d’en maîtriser la réalisation. En revanche, jusqu’à ce que nous fondions Elium Studio, en 2000 avec ma fille Élise, également designer, Frédéric Lintz et Pierre Garner, j’ai plus fait d’architecture que d’objets.

Marc Berthier, Ozoo 600, chaises & table, 1967. Photo: Studio Marc Berthier.

Marc Berthier, Ozoo 700, banc, 1970. Photo: Studio Marc Berthier.

Syra Schenk         
La série Ozoo a été faite en plastique. Que feriez-vous aujourd’hui ? Quel est le matériel que vous choisiriez aujourd’hui, qui serait tout aussi facile d’emploi, aussi économique, et aussi malléable, mais plus écologique ?

Marc Berthier    
Par rapport à sa conception et fabrication, le plastique reste une évidence. Pour changer de matériel,il faut changer d’objet. Par exemple, vous êtes actuellement assise sur le prototype de la chaise Aviva, sortie à 10 000 exemplaires par an pendant plusieurs années chez l’éditeur italien Magis. Elle est constituée de deux sections de bois de 50 × 50cm. Nous avons fait plusieurs essais afin de trouver l’épaisseur minimale qui résiste encore au poids et au mouvement, dans le but d’utiliser le moins de bois possible et donc d’être économe. Le principe de la chaise est cinématique, elle se replie à plat et les accoudoirs et les pieds se déploient d’eux-mêmes lorsque l’on l’ouvre.

Syra Schenk        
 Pourquoi l’idée du produit économique ?

Marc Berthier    
Je pense que j’y réponds quand je décris mon concept de légèreté, qui est selon moi un alliage de liberté, de mobilité, de modernité, d’économie, d’écologie et de technologie. L’économie, c’est l’économie de moyens, d’énergie, de matière. Quand vous faites quelque chose de léger, comme cette table de la série Aviva, tout est calculé pour que l’on puisse monter dessus si on le souhaite. Elle est livrée à plat et se déplie.

Syra Schenk       
  Pouvez-vous nous expliquer le principe derrière les Mecanotubes, que vous avez créé au milieu des années 70 ?

Marc Berthier    
Il s’agit d’un mobilier scolaire modulaire en tube qui permet à l’enseignant et à ses élèves de créer leur espace selon leurs besoins et leurs imaginations. Quand nous sommes allés filmer en maternelle les comportements des enfants avec le petit bureau d’enfant OZOO crée en 1967, c’était amusant d’observer les petits attraper leur bureau sur les côtés. On voyait les petits pieds dépasser en dessous des tables, ils marchaient avec ! Mon idée derrière les Mecanotubes se place dans l’investissement affectif et culturel que vont mettre les élèves dans la réalisation matérielle de leur environnement qu’ils n’auront plus la tentation de détruire.

Syra Schenk         
Avec Thyko, vous avez réinventé l’objet radio, qui était devenu désuet. Si vous deviez réinventer un objet aujourd’hui, que serait-ce ?

Marc Berthier    
La Thyko radio est l’archétype de la radio transistor que j’ai connue lors de la guerre d’Algérie, où j’étais déployé et sur laquelle j’écoutais les nouvelles. Avec internet, l’objet radio était devenu un objet superflu – sauf dans la salle de bain, où tout le monde apprécie d’écouter les nouvelles le matin. J’ai eu l’idée de l’envelopper d’élastomère. Aujourd’hui je travaille sur un skiff – un petit bateau rameur pour une seule personne. Je faisais beaucoup de natation jeune, j’ai été sélectionné en équipe de France, j’ai été maitre-nageur, nageur de combat dans l’armée, mais je n’ai pas fait de commando ! Dans le milieu des architectes je passe pour un grand sportif, mais ça n’est pas le cas au sein de ma famille. Ma mère a habité à l’âge de 90 ans dans un village lacustre sur pilotis à Bora Bora pendant dix jours toute seule. Cet endroit n’était accessible qu’à la nage ou en bateau ! C’était une grande nageuse. Elle a aussi fait partie du premier ballet nautique. Un jour, elle nous a inscrit, mon frère et moi, au club d’Aviron de la Basse-Seine. Nous y sommes allés avec mon père – les skiffs étaient accrochés sur les tablettes et la Seine passait juste derrière. Tout d’un coup, nous avons vu passer quelques gros rats. Mon père a décidé qu’il était hors de question que nous nous entrainions dans cette eau noire infestée de rats. Je n’ai donc jamais fait de skiff et l’objet est resté un fantasme !

Syra Schenk      
Y a-t-il un objet dont vous auriez aimé être l’auteur ?

Marc Berthier    
C’est la plus difficile des questions car je vais paraitre prétentieux. J’ai fait plus de cent produits par an pendant cinquante ans, que n’ai-je pas déjà dessiné ? Mais il est vrai que j’admire la Vassily Chair de Marcel Breuer.

Syra Schenk      
Les casiers Ruches sont votre système modulaire. Est-ce que chaque designer cherche à créer son rangement idéal ?

Marc Berthier    
Le Corbusier avait effectivement également dessiné un système de rangement en cases. La Ruche était un système de boîte dans la boîte dessinée pour le plus grand nombre par l’éditeur DF2000. Nous avons touché énormément de gens avec ce système grâce à la grande distribution par plusieurs réseaux dont Prisunic. Je n’ai jamais dessiné de meubles meublants, j’ai dessiné des sièges, des lits, des bibliothèques, du rangement, du fonctionnel. Car l’homme passe sa vie à travailler, manger, et dormir. J’ai donc créé des produits à cet escient.

Syra Schenk         
Ceci m’amène à une autre question. Vous avez dit qu’il n’y a pas de création si le design est subordonné au marketing. Qu’entendez-vous par là ? N’y a-t-il pas un stimulus créatif additionnel lorsque l’on travaille avec des données posées ?

Marc Berthier    
On peut être créatif dans les limites d’un cadre, mais ce n’est pas de l’innovation à ce moment-là. Vous avez raison : dire qu’il n’y a pas de création, c’est un peu fort. Ce n’est jamais de l’innovation.

Marc Berthier, Ozoo 700, banc, 1970.                Photo: Studio Marc Berthier.

Pour les gens, innover c’est créer quelque chose de nouveau. Pour moi, c’est faire quelque chose qui est surprenant parce qu’on ne l’a jamais vu, mais qui s’impose comme une évidence.

C’est la discussion que j’ai eu récemment lors d’une table ronde intitulée « Imaginer les icônes de demain », à l’occasion du salon Maison & Objet en janvier 2021. On ne créé pas des icônes, l’œuvre devient par elle-même une icône si elle le mérite.

Syra Schenk      
Vous pensez également que la légèreté permet d’éloigner l’obsolescence.

Marc Berthier    
Bien sûr ! L’obsolescence est ce qui se démode. La légèreté n’est pas la recherche d’apesanteur, c’est la recherche de l’esprit. Prenons l’exemple des fonctions aujourd’hui en électroménager : il y en a tellement que l’on n’utilise jamais. Plus les techniques avancent, plus on augmente l’obsolescence. Et puis, il y a bien sûr l’obsolescence préméditée pour que les objets ne durent pas. Là c’est un sujet éthique. On peut également évoquer les choses primaires : j’ai dessiné des objets de petite électronique où l’on m’a reproché la légèreté de l’objet. On me disait que cela faisait « cheap » et donc certaines pièces ont ensuite été lestées. Le même objet alourdi est vendu deux fois plus cher.

Syra Schenk         
Avez-vous eu du succès car vous aviez un parti-pris ?

Marc Berthier    
Si j’ai eu une certaine réussite, c’est parce que je travaille dans la confrontation, avec des arguments. On m’a d’ailleurs dit tu ne feras jamais fortune. Bon, je n’ai pas fait fortune, mais j’ai fait et ferai des choses intéressantes !

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Une beauté radioactive

Antoine Bucher

Des produits « miracles » aux « principes actifs », les discours autour de la beauté ont l’habitude de mobiliser des imaginaires empruntant à la magie et aux sciences. Si les hommes et les femmes de 2021 sont familiers de cette rhétorique, les publicités des cosmétiques des années 1920 et 1930 peuvent tout de même encore surprendre les lecteurs d’aujourd’hui. En 2016, trois projets publicitaires de l’illustrateur emblématique des années folles Bernard Boutet de Monvel sont dispersés lors des ventes aux enchères de sa collection personnelle. Ces esquisses destinées à promouvoir les poudres Thoria ne promettent rien moins que « l’éternelle beauté par l’éternelle jeunesse ». La source de jouvence mentionnée sur ces compositions est tout simplement la radioactivité.

Les travaux des époux Curie ont en effet permis dans les premières décennies du XXe siècle de mettre en lumière le rayonnement de certains éléments dont l’uranium mais aussi le radium et le thorium. La curiethérapie qui utilise le radium pour la destruction de certaines tumeurs donne à ce métal une aura curative importante dont se saisit naturellement le monde de la beauté. De nombreux acteurs du monde des cosmétiques décident alors d’incorporer du radium dans leurs compositions et vantent ses vertus depuis l’emballage jusqu’aux panneaux publicitaires. La lecture des magazines des années 1930 est ainsi l’occasion de croiser de nombreuses publicités pour ces produits « enrichis ». Les visuels d’une marque retiennent notamment l’attention, ceux de la marque Tho-Radia. Si le nom même de la société repose déjà sur le thorium et le radium, le fondateur a la brillante idée de s’associer avec un médecin homonyme des Curie, le docteur Alfred Curie. Les formules des crèmes, des poudres, des rouges à lèvres sont ainsi labellisées du patronyme des récipiendaires du Prix Nobel. Sur les présentoirs des pharmacies, les affiches ou encore les nombreux encarts qui paraissent dans la presse, le visuel accompagnant le discours de la marque embrasse lui aussi l’idée de la radiation. Créée par Tony Burnand, l’image emblématique de Tho-Radia représente une jeune femme éclairée par un faisceau lumineux provenant du bas de l’image, comme si les produits Tho-Radia émettaient un rayonnement. Le visuel est tellement lié à la marque que les photographes de Vogue l’intègrent dans une composition concernant ses produits pour un portfolio consacré à la beauté en juillet 1936.

En baptisant le métal Thorium en hommage au dieu du tonnerre Thor, le chimiste Berzelius avait déjà ouvert la voie à la dramatisation ! La réglementation française à partir de 1937 limite l’utilisation du radium et du thorium et renforce la signalétique indiquant la toxicité de ces métaux. Privée de radioactivité, l’industrie de la beauté trouvera d’autres moyens de rendre les femmes radieuses.

 

Tony Burnand, Illustration publicitaire pour la crème Tho-Radia, publiée dans le journal L’ILLUSTRATION, 16 décembre 1933.   Bibliothèque Revue

Bernard Boutet de Monvel, Projet d’illustration publicitaire pour la poudre Thoria, produit de beauté radioactif, circa 1920.   Librairie Diktats

Fleur de peau

Le photographe Jacques Brun compose des poèmes visuels où les corps, les couleurs et les objets se substituent aux mots.

Le ciel blanc et lumineux

L’Américaine Mimi Plumb s’inspire de sa propre enfance dans la banlieue californienne de Walnut Creek et photographie ce moment où l’insouciance se teinte parfois de trouble.

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Le bon mot

Julia Peker Panayotis Pascot

Quand l’absurdité du quotidien frappe, l’humour reste le meilleur allié pour prendre de la distance. Bienveillant ou caustique, analytique ou grossier, ses innombrables nuances en font un outil rhétorique aussi complexe que fascinant. Révélé à la télévision, l’humoriste Panayotis Pascot s’épanouit désormais sur scène. Entre nonchalance et confidence, son spectacle Presque aborde la question de l’amour en virevoltant d’une anecdote à l’autre, tout en jouant de ruptures entre grave et léger. Dans l’ouvrage Cet Obscur objet du dégoût (Éditions le Bord de l’eau), la philosophe Julia Peker souligne la dimension variable du goût, et par effet de miroir du dégoût. Elle pointe notamment les ressorts comiques de l’obscène. Pour Revue, nos deux invités s’interrogent sur les mécanismes du rire.

Panayotis Pascot
J’ai grandi dans une famille où nous regardions beaucoup la télévision durant le week-end, plus particulièrement les programmes consacrés aux humoristes. C’est là que j’ai découvert Raymond Devos et Pierre Desproges. C’est ce que j’appelle « les humoristes en costume ». C’était une génération qui entretenait un lien assez fort avec la littérature, le mot avait un rôle très important, presque précieux. C’est mon premier rapport avec l’humour.

Julia Peker 
Moi, je pense que ma rencontre avec l’humour est plutôt passée par le cinéma lorsque j’étais enfant. Le cinéma burlesque m’a beaucoup fait rire. C’est plus tard que je suis venue à l’humour pur, déconnecté de l’œuvre d’art, dans sa pure jouissance. Et là, je peux également citer Desproges que j’ai aimé pour son jeu avec la langue, cette manière d’être tout le temps sur une ligne de crête. Et je retrouve cette même saveur dans l’humour de Blanche Gardin, où chaque mot est choisi, chaque virgule pesée, mais où tout peut se retourner à tout moment. Un peu comme si l’on marchait au bord d’un précipice.

Panayotis Pascot      
Avec ces personnes, on sait qu’en tant que spectateur, on peut les suivre car ils retomberont toujours sur leurs pieds ! On peut marcher le long de la falaise, on est en confiance ! On sent le vide avec eux, à tout moment tout peut basculer et c’est ça qui est agréable.

Julia Peker                  
Cette sensation du vide, c’est quelque chose qui m’a toujours étonnée dans le dispositif du one man show. L’humoriste seul sur scène. Il est seul avec sa blague, qui est lâchée, hors de tout contexte. Et il y a la possibilité du vide. Du bide même !

Panayotis Pascot      
Ça m’est arrivé ! On est tous passés par là ! Je rebondis sur ce que tu dis par rapport au vide. Ce qui m’a attiré dans l’humour, c’est cet aspect.

Illustration de Monika Laimgruber, extraite du livre Les Habits Neufs De L’empereur, édité en 1979 par Flammarion.

Avant, je travaillais à la télévision, mais j’ai décidé de me consacrer à la scène. Ça veut dire concrètement qu’il faut passer par des Comedy Club, pour se roder, tous les soirs, parfois plusieurs fois par soirée. C’est très dur car tu peux jouer face à des types qui sont saouls à 23 heures, ou alors face à un public de cinq ou six personnes. L’importance du vide est vraiment très contrastée par rapport à la télévision, où l’on est dans un petit confort.

Julia Peker
Sur scène, il n’y a pas de décor, rien à quoi se raccrocher.

Panayotis Pascot
Il n’y a rien ! On est vecteur de notre fond et pour autant il n’y a pas de forme ! C’est ça qui est très bizarre. C’est ça qui est assez flippant pour autant. Je précise qu’il y a une différence entre un one man show et ce que Blanche ou moi faisons, qui est du stand up. Le stand up casse le quatrième mur, là où le one man show l’utilise, comme au théâtre. Le public est derrière un mur et regarde, un peu comme un voyeur. Alors que le stand up s’adresse directement à la salle, ce qui est encore plus effrayant.

Julia Peker
Cette question de l’adresse n’est pas toujours facile à comprendre pour le spectateur qui n’est pas initié d’ailleurs.

Panayotis Pascot
C’est vrai ! Mon frère a ouvert avec l’humoriste Fary un Comedy Club, à Paris, rue Berger. L’espace a été dessiné par l’artiste JR. Comme lui et Fary sont des personnes très médiatiques, le public qui se rend là-bas ne sait pas toujours ce qu’il va y voir, ni les codes de ce genre de lieu. Parfois ça fonctionne, d’autres fois non. C’est intéressant de voir que pour ceux qui découvrent, il y a souvent une bascule qui opère au milieu de la soirée. Ils comprennent qu’on s’adresse directement à eux sans qu’il y ait de dialogue.

Julia Peker
C’est à dire ?

Panayotis Pascot
On parle directement aux gens dans le public, mais ça reste un dialogue. « Je parle sur scène et vous me répondez par vos rires, et je m’en nourris. » À l’inverse, s’il n’y a pas de rire, je vais m’aligner sur cette énergie. Une fois qu’on comprend ça, c’est quasi sexuel. Quand on sent qu’on a la confiance des spectateurs, on peut aller n’importe où.

Julia Peker
Comment travailles-tu le rythme de tes spectacles ?

Panayotis Pascot
C’est assez compliqué. Il y a quelques temps, j’ai fait une représentation dans une grande salle et je savais que dans le public se trouvaient des personnes qui me sont chères. J’étais très stressé. Tout s’est bien passé, hormis le rythme. Ce spectacle dure normalement une heure et quinze minutes. Ce soir-là, je l’ai fait en une heure et cinq minutes. J’ai tout ratatiné,il n’y avait plus de respiration. Les gens ne pouvaient pas me rejoindre.

Si on en revient à cette analogie un peu étrange du rapport sexuel, c’est un peu comme lorsque ton partenaire est trop rapide. Même si tout est super bien fait, ça ne peut pas fonctionner. Ça fait quatre ans que je fais ce métier et je commence à peine à comprendre ce genre de choses. C’est seul et sur scène que l’on se forme.

Julia Peker
La scène humoristique a un statut très particulier. C’est à la fois un lieu de sociabilité, où un humoriste s’adresse à un public, dans un univers culturel avec des références, et c’est en même temps le lieu de transgression. C’est le lieu de l’expression de l’agressivité comme nulle part ailleurs. Je ne pense pas qu’il y ait beaucoup d’autres occasions de transgresser à ce point la bien-pensance et de faire valoir la dimension d’agressivité, cette donnée constitutive presque anthropologique qui a été mise en évidence par la psychanalyse, et qui est le rapport de l’homme à l’homme.

Panayotis Pascot
Je pense que l’humour a pour vocation de relancer les dés sur des sujets qui ont déjà été traités, quels que soit ces sujets, qu’ils soient transgressifs ou non. Les regarder sous un autre angle.

Julia Peker
Ce que tu dis me fait penser à ce conte d’Hans Christian Andersen, Les Habits Neufs de l’Empereur. Un empereur souhaite se faire tisser la plus belle parure du monde. Un beau jour, deux escrocs arrivent dans la ville de l’empereur et prétendent savoir tisser une étoffe que seuls les sots ne peuvent pas voir. Ils proposent au souverain de lui confectionner un habit. L’empereur accepte et les brigands se mettent au travail. Quelques jours plus tard, il vient pour constater l’avancée du travail mais ne voit rien, car il n’y a évidemment rien ! Il décide de n’en parler à personne, car personne ne voudrait d’un empereur idiot. Il envoie des ministres qui eux aussi ne voient rien, mais n’osent pas le dire. Tout le monde parle de cette étoffe merveilleuse. Le jour où les deux escrocs décident que l’habit est terminé, ils aident l’empereur à s’habiller pour une parade auprès de la foule… Personne n’ose rien dire, tout le monde s’exclame devant ces vêtements invisibles, sauf un petit garçon qui lâche la vérité : « Le Roi est nu ! » Et ça rejoint ce que tu disais par rapport à l’intimité ! On est dans quelque chose de très fort qui est de l’ordre de la mise à nu.

Panayotis Pascot
Si j’y crois, vous y croirez.

Julia Peker
Il se joue un décalage des points de vue. Il y a quelque chose aussi sur le semblant qui est très fort dans le stand up, c’est qu’on a l’impression que tout est improvisé alors que l’on sait tous très bien que c’est un texte méticuleusement écrit. C’est comme une sorte de pacte.

Illustration de Monika Laimgruber, extraite du livre Les Habits Neufs De L’empereur, édité en 1979 par Flammarion.

Revue          
Qu’est-ce qui vous fait rire ?

Panayotis Pascot
En ce moment, les annonces gouvernementales me font rire à chaque fois.

Julia Peker
C’est vrai que de faire une attestation sur l’honneur pour pouvoir sortir acheter sa baguette de pain…

Panayotis Pascot
Ou avoir la possibilité d’aller au ski mais ne pas avoir le droit d’utiliser les remontées mécaniques… Je sais aussi que c’est horrible, mais Donald Trump m’a aussi beaucoup fait rire. Ce qui me fait penser à ce qu’on appelle « la maladie de l’humoriste ». Il y a un excellent documentaire qui s’intitule Laughing Matters – visible en ligne – qui montre que les humoristes sont parmi les catégories socio-professionnelles les plus sujettes à la dépression et au suicide. Un humoriste a une sorte de recul ; puisqu’il doit trouver des blagues, il est toujours en train d’analyser ce qui se passe.

Julia Peker
C’est là où il y a aussi cette frontière qui est très ténue entre l’obscène et ce qui peut être sur scène. On en revient à ce voile du semblant : tout l’enjeu est de donner à voir une mise à nu des semblants, et de rétablir quand même un voile. C’est là où c’est une forme d’art : il s’agit de trouver ce point où l’on peut basculer d’un côté ou de l’autre  – soit l’obscénité, soit le conventionnel.

On en revient à ce voile du semblant: tout l’enjeu est de donner à voir une mise à nu des semblants, et de rétablir quand même un voile. C’est là où c’est une forme d’art : il s’agit de trouver ce point où l’on peut basculer d’un côté ou de l’autre  – soit l’obscénité, soit le conventionnel.

Revue                             
Panayotis, comment se passe l’écriture de vos spectacles ?

Panayotis Pascot
Pour le coup, je n’écris pas ! Je monte sur scène avec une idée et je me lance devant les gens. Bien évidemment ensuite je rode les choses, mais je n’écris jamais avant de monter sur scène. En fait, je fonctionne beaucoup au pistolet sur la tempe : j’arrive à trouver des blagues quand je dois me forcer à en trouver.Je suis devant les gens et si je ne suis pas marrant, ils vont vouloir me tuer avec des fourches donc il faut absolument que je sois marrant. C’est très instinctif au final.

Julia Peker
Est-ce que tu peux me raconter le fil narratif de ton spectacle, Presque, puisqu’avec ces confinements et ces couvre-feux, il est difficile de le voir !

Panayotis Pascot
Ah oui c’est vrai ce spectacle a une drôle de vie ! Presque est lié à ma vie intime car il concerne une question que je me suis posée pendant un moment. J’étais très amoureux d’une fille et je n’arrivais pas à l’embrasser. Même si je voyais qu’elle en avait envie et que tout allait bien, je n’y arrivais pas. J’explique que depuis tout petit, embrasser est une action qui me terrifie et qui m’effraie. J’ouvre le spectacle là-dessus. Ma première phrase est : « Je ne sais pas embrasser les filles et je ne sais pas pourquoi. » J’y réponds en abordant plusieurs points, notamment mon éducation et mon rapport à mon père. Premier volet ? Mais tout ça, ce sont des vraies questions que j’ai eues dans ma vie et que j’ai eu envie de raconter sur scène. J’ai détricoté ! Ça m’a aidé à avancer et à progresser. Maintenant, tout va bien !

Julia Peker
J’évoquais plus tôt le cinéma burlesque. Et toi, quel genre de cinéaste te faire rire ?

Panayotis Pascot
J’aime Wes Anderson, plus particulièrement Fantastic Mr Fox. Je pense aussi aux Monty Python, qui m’ont toujours beaucoup fait rire. Dans un registre moins visuel, j’aime aussi Judd Apatow. Il aborde souvent des choses très intimes ou des questionnements existentiels quasi métaphysiques, mais avec un regard très singulier. Et puis des fois, des films qui ne sont pas censés faire rire ont l’effet inverse sur moi, comme le cinéma de Lars Von Trier. The House that Jack Built, j’ai trouvé ça extrêmement marrant. Et toi, quels films te font rire ?

Julia Peker
Dernièrement j’ai revu Fais moi plaisir d’Emmanuel Mouret. J’ai beaucoup aimé! C’est vraiment un film qui va de situations burlesques en situations burlesques. Ici, un homme découvre par l’intermédiaire d’un ami le pouvoir d’une phrase notée sur un morceau de papier… Grâce à elle, il va séduire malgré lui une femme, ce qui va l’amener à se retrouver dans des situations rocambolesques ! Je te le conseille si tu as envie de légèreté !

Des reflets comme les étoiles

Le photographe Davit Giorgadze propose une beauté stellaire, où chaque visage se transforme en nébuleuses et constellations.

L’œil et le sexe

Quoi de plus léger que la nudité ? Naturelle et pourtant proscrite dans l’espace public, Marie Deteneuille questionne avec délicatesse la notion d’exhibitionnisme.

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Microcosmos

Anicka Yi

Difficile de décrire l’œuvre d’Anicka Yi tant la pratique de l’artiste se déploie à travers des médiums variés et peu conventionnels. Au croisement de la science, de la parfumerie et de l’installation, ses propositions bousculent les sens. Mais au-delà de la surprise qu’elles suscitent, elles donnent surtout à revoir nos conceptions de notions importantes comme le vivant, l’éphémère, le genre ou encore le visible et pointent les paradoxes que suscitent certaines définitions. Si son approche conceptuelle et plastique est célébrée par le monde de l’art depuis plusieurs années, la pandémie actuelle offre un éclairage particulier, plus ample et aigu, à ses recherches. Organismes vivants, mutations, frontières, autant de questionnements artistiques qui se reflètent avec persistance dans notre quotidien bouleversé. Elle s’entretient ici avec Hamid Amini autour des différents axes de son travail.

Vous avez mentionné que vous n’êtes pas « accablée par les paramètres historiques de l’art », et en effet votre travail – et votre trajectoire en tant qu’artiste – est, faute d’un terme mieux adapté, unique. Sachant cela, comment vivez-vous le fait que vos créations soient interprétées et historicisées par les critiques contemporains ?

Quand je donne à voir une de mes créations, j’accepte qu’elle vive sa propre vie, qu’elle devienne un organisme à part entière. Je ne contrôle pas vraiment la façon dont elle sera interprétée ou reçue, donc j’accepte cette part d’incertitude et de mutation dans la création artistique. Un de mes rêves est de proposer mon travail en open-source. N’importe qui pourrait le télécharger, l’ajouter à sa propre création artistique et lui donner une nouvelle vie. Je m’intéresse beaucoup à ce type de pollinisation artistique croisée. Bien que je ne contrôle pas le contexte dans lequel mon art est reçu, il y a selon moi une relation symbiotique entre la réception et la production de l’œuvre artistique. Mon travail répond à un contexte donné et vice versa. Il y a donc une sorte de réciprocité évolutive.

Une grande partie de ce qui définit votre pratique – la collaboration, l’amitié, l’hygiène, le théâtre et l’odeur – a été complètement bouleversée par la pandémie de Covid-19. L’odeur en particulier (ou l’absence d’odeur) est une caractéristique majeure du virus. Certains de vos projets actuels répondent-ils à ce sentiment de privation sensorielle et sociale ? Votre projet pour la salle des machines de la Tate, annoncé en mars 2020, a été mis en suspens. Ressemblera-t-il à ce que vous aviez imaginé avant la pandémie ? Pouvez-vous nous en dire plus à ce sujet ?

Oui, en fait, le projet pour la salle des machines de la Tate s’intéresse directement à l’air en tant que substrat matériel pour la sculpture dans un site vecteur d’un discours politique, social et économique. La pandémie de Covid-19 nous montre comment les molécules présentes dans l’air et les molécules d’odeur transmettent des informations invisibles et microscopiques entre les êtres humains, les autres organismes et l’environnement.

Anicka Yi, -30,000 yr pleistocene park, 2018. Mousse haute densité, résine, peau de serpent et cadre. 129 × 104 × 6,3 cm

Le monde invisible des molécules dans l’air peut exciter notre appétit, déterminer notre choix de partenaire ou nous rendre gravement malades. L’air contient nos tensions et nos angoisses. Nous tenons pour acquise notre capacité olfactive et nous ne comprenons pas comment l’odeur modifie notre perception du monde. L’air qui nous entoure comporte un risque social et un risque biologique. Mais je crois que c’est dans le risque que la création artistique s’épanouit.

Les modifications que nous avons faites dans l’œuvre sont assez subtiles. Nous avons surtout dû adapter notre façon de travailler afin d’être plus flexibles et de nous coordonner à distance. Les idées de départ, pré-pandémiques, peuvent parfaitement s’appliquer, peut-être même davantage aujourd’hui. Mais les thèmes du projet de la Tate sont très pertinents et il est nécessaire de les aborder, avec ou sans pandémie.

J’aimerais en savoir plus sur votre pratique en atelier, êtes-vous confinée dans un espace clos ? Comment naviguez-vous physiquement entre les aspects cliniques et les aspects naturels (l’odeur étant abondante dans la nature) de votre pratique artistique ?

Notre atelier est plus décentralisé maintenant, nous avons une organisation moléculaire plus dispersée. Comme notre équipe de base est très réduite, nous ne pouvons pas prendre le risque que plusieurs membres tombent malades en même temps. Heureusement, j’ai conçu l’atelier de façon à ce qu’il soit très souple et adaptable. Je n’ai jamais été une fan de l’intelligence consanguine ou trop ciblée. Avec les conditions de travail du XXIe siècle, nos compétences sont fragiles et nous devons constamment basculer, passer à des compétences plus vastes et acquérir des connaissances complexes. C’est pourquoi le travail à distance, numérique, la collaboration intime entre continents avec différents fuseaux horaires, est l’une des compétences que nous avons acquises cette année.

Vous avez travaillé comme styliste de mode à Londres. Comment pensez-vous que le temps s’écoule actuellement dans votre création ? Considérez-vous votre ligne de parfum Biography comme une œuvre d’art ? Il est intéressant de savoir comment vous envisagez la fusion des deux…

J’aborde le parfum Biography de la même manière que mes autres projets artistiques. Biography est né de mon questionnement philosophique sur la subjectivité et la féminité. Pendant des années, j’ai été obsédée par Fusako Shigenobu, ce mystérieux personnage historique dont l’identité changeante et le rôle politique défiaient les genres, les frontières nationales et les normes de la moralité. Elle m’a semblé être la métamorphe par excellence, celle qui défiait les frontières le plus radicalement. En développant les idées autour de Biography, j’ai analysé avec de plus en plus de précision la perméabilité des frontières : entre la nature et la culture, entre les espèces, et entre l’individuel et le collectif.
Je n’ai aucun contrôle sur le fait que Biography soit perçu comme de l’art, mais pour moi, il n’y a pas de réelle distinction puisque ce parfum et mes œuvres relèvent du même processus de création. Avec Biography j’espère rendre l’œuvre d’art plus accessible, permettre à des personnes extérieures au milieu des collectionneurs d’en posséder chez elles. Les bouteilles d’eau de parfum sont des sculptures uniques et elles sont proposées en différentes éditions. Nous ne sortirons pas deux fois le même flacon. Chaque nouvelle version sera une sorte de série limitée.

Dans le numéro précédent de Revue, nous avons eu une discussion avec Barnabé Fillion. Pouvez-vous nous expliquer la nature de votre collaboration ? Comment travaillez-vous ensemble ? Pourriez-vous également nous expliquer le concept qui sous-tend votre ouvrage 6 070 430 K of Digital Spit ?

Barnabé et moi avons collaboré à de multiples installations au fil des ans. Nos projets commencent toujours par de longues discussions philosophiques. Nous discutons ensemble de différentes idées comme celles qui précèdent et nous soulevons de nouvelles questions. Quelle est l’odeur de l’apatridie ? Ou quelle est l’odeur du pouvoir des personnes gender fluid ? Nous discutons pendant des heures, puis nous nous efforçons de traduire ces idées sous forme matérielle et moléculaire. Nous échangeons généralement de nouvelles idées, des composés odorants et des prototypes de parfums au cours du processus.
Avec 6 070 430 K of Digital Spit, j’ai voulu proposer un livre « burn after reading » tel que je le conçois. C’était ma première monographie et je n’avais pas envie qu’elle illustre ma pratique artistique comme un processus figé. Cela me semblait trop réducteur. J’ai donc voulu créer une archive éphémère et provisoire. J’ai essayé de saisir l’odeur des sept dernières années de mon travail, qui est libérée lorsqu’on brûle le livre. De cette façon, on peut lire l’œuvre, la sentir et la laisser redevenir immatérielle. Il s’agit de transformer la matière.

 

 

 

PROPOS RECUEILLIS PAR HAMID AMINI

 

Anicka Yi, Your Face Tomorrow, 2013. Savon glycérine, résine époxy, perles déshydratantes, tube en vinyle, peinture acrylique, tige acrylique, silicate de sodium, crème hydratante Prada, boîte de Petri, cellophane, feuille d’acétate, peinture en aérosol. 116 × 86 × 3,8 cm.

Anicka Yi, Beyond Skin — Volume 3,​ 2019.Acrylique, parfum et insectes. 12,5 × 5,4 × 2,6 cm

Anicka Yi, Lung Condom, 2015. Savon, peinture, acétate, résine et tube caoutchouc. 45 × 35 × 5 cm

Temporalité

Anthony Seklaoui photographie Deirdre Fírinne, entre moments pris sur le vif et objets du quotidien, mettant en valeur le vêtement et ses jeux de matière.

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Effet et Optique

Tauba Auerbach

Tauba Auerbach et moi nous connaissons depuis presque 20 ans. Je l’ai rencontrée à l’époque où elle était étudiante à l’université de Stanford, ou peut-être à l’époque où elle travaillait à la galerie Luggage Store à San Francisco. Dans cette conversation, j’ai eu envie de me concentrer sur différents aspects de sa pratique actuelle. Après une formation en peinture et en dessin, le design et l’artisanat ont toujours été essentiels dans ses créations. C’est dans ce contexte qu’est né son intérêt pour la symbologie, les mathématiques, la science et les systèmes de logique en général,et l’expérimentation en atelier. Cette confluence de compétences et de curiosité l’amène à explorer des concepts qui viennent nourrir ses créations empreintes de poésie. En parallèle de son travail en atelier, Tauba Auerbach a fondé Diagonal Press (en 2013), où elle propose des livres, des caractères typographiques inédits, et divers objets. Elle vit et travaille à New York.

Bob Linder
Nous nous sommes rencontrés pour la première fois quand tu vivais dans la région de la baie de San Francisco. Je me souviens avoir vu tes premiers lettrages exposés au Luggage Store, chez Adobe Books, à la Jack Hanley et à Needles and Pens, ainsi que les travaux de ton exposition d’étudiante de premier cycle à l’université de Stanford.

Tauba Auerbach
Je me souviens aussi de toi à cette époque… Je me rappelle avoir vu Total Shutdown à plusieurs reprises, dans trois des quatre endroits que tu as mentionnés, je crois. Je me souviens aussi de ton étonnante vidéo au Luggage Store lorsque j’y travaillais le vendredi.

Bob Linder
Quand on observe tes créations, il est difficile de ne pas y voir un modèle d’abstraction. Je pense en particulier aux œuvres Fold, Grain, et Extended Object sur toile. Je ne pense pas que l’expressionnisme abstrait d’après-guerre soit important pour toi, mais je suis curieux de savoir comment l’abstraction elle-même (au sens phénoménologique ou littéral) se glisse dans l’œuvre, et quel rôle elle joue .

Tauba Auerbach
J’aime l’abstraction parce qu’elle est utile et généreuse. Elle est utile comme l’algèbre – on peut transformer des détails en concepts universels ou en théories. Un nombre est remplacé par x, qui peut représenter n’importe quel nombre, et à partir delà on peut étendre son raisonnement, à partir de tous les nombres possibles à la fois. Je sais qu’il y a là une raison vraiment théorique d’aimer l’abstraction, qui peut sembler un peu froide, mais cela me réchauffe vraiment le cœur de penser que ce processus est applicable dans n’importe quel domaine. Je pense aussi que l’abstraction est féconde, car elle ne nous dit pas ce que nous devons penser, et qu’elle offre de nombreuses possibilités à la fois.

Tauba Auerbach, HA HA 1, 2008.   Gouache sur papier. 76,2 × 55,9 cm.     © Tauba Auerbach. Avec l’aimable autorisation de Standard (Oslo), Oslo.

Bob Linder
Je crois comprendre que les mathématiques et la science sont une source d’inspiration fondamentale pour toi, mais peux-tu nous parler un peu de la façon dont les événements actuels tels que la pandémie, la naissance du mouvement Black Lives Matter, et la politique en général influencent tes créations artistiques ?

Tauba Auerbach
Je dirais d’abord que la science et les mathématiques sont très présentes dans les questions sociétales dont tu parles. Les données relatives à la pandémie et à l’élection offrent deux exemples de mathématiques extrêmement politisées. Le racisme se manifeste dans la pratique de la médecine, dans les essais de bombes, dans la programmation d’algorithmes prédictifs…

Je ne veux pas mettre la science et les mathématiques de côté quand j’observe ce qui se passe dans le monde sur le plan social.

Mais pour répondre à ta question, je suppose que l’actualité de cette année s’est manifestée dans mon travail sous forme de cartes. Je suis surprise d’avoir une réponse aussi claire à cette question ! Mais il ne s’agit pas d’une trajectoire directe, c’était la convergence de plusieurs directions de mon travail.
Avant la pandémie, je m’intéressais à la projection des sphères, en observant différentes images de sphères représentées à plat. Il existe de nombreuses façons de procéder, toutes cohérentes d’un point de vue mathématique, mais toutes déformées. Il est impossible d’aplatir une sphère sans déformer la direction, l’échelle, la forme ou la distance. Il suffit de choisir. C’est ce qui ressort de la cartographie du globe terrestre.
En parallèle, je voulais mener des recherches sur l’histoire du terrain sur lequel est construit mon atelier – je suis propriétaire du rez-de-chaussée d’un petit bâtiment dans le Lower East Side et j’ai des sentiments partagés quant à la privatisation de l’espaceet à la propriété foncière en général. Je voulais récolter le plus d’informations possibles sur ce lieu et la manière dont il a été utilisé, cultivé et dessiné au fil du temps. Qu’est-ce qui fait sa valeur ? Au début du véritable confinement, j’ai essayé de trouver des activités qui permettraient à mon unique employée à plein temps de travailler à distance, alors j’ai décidé de lui demander d’entamer cette recherche (merci, Allison !). Pendant plusieurs mois nous avons travaillé en « ping-pong » sur un document en le complétant au fur et à mesure de nos découvertes. J’ai bien entendu étudié beaucoup d’anciennes cartes de Manhattan. J’ai appris que le premier propriétaire connu de cette parcelle était un ancien esclave affranchi à qui on avait offert quelques terres pour avoir été un bon « capitaine », en 1647. Une douzaine d’autres personnes réduites en esclavage ont reçu au même moment leur « liberté partielle » et des terres de la part des Hollandais dans une bande de terre qui traversait Manhattan d’est en ouest. Ces fermes et leurs habitants noirs servaient de tampon entre la colonie hollandaise au sud et le peuple Lenape au nord, que les Hollandais avaient repoussé de la pointe de l’île. En effectuant quelques recherches, on comprend le potentiel extrêmement violent de la cartographie – la manière dont elle est utilisée pour déplacer, effacer et voler. J’ai commencé à suivre des conférences sur la cartographie critique et la cartographie queer.
Cet été, j’ai regardé beaucoup de conférences de Ruth Wilson Gilmore et, en tant que géographe, elle aborde souvent la relation entre racisme et localisation dans l’espace. Je dois dire que la notion de « lieu » avait toujours été très vague pour moi, mais quelque chose dans la pandémie – l’expérience du confinement dans un endroit unique, tout en partageant cette expérience à l’échelle mondiale – l’a fait apparaître sous un jour nouveau pour moi.
Je pense que tout cela a changé mon intérêt pour la projection des sphères en intérêt pour la projection du globe terrestre. C’est une des rares fois où je suis passée du général au spécifique, en fait. Nous sommes habitués à un nombre réduit de représentations de l’image de la Terre. La projection la plus courante, celle de Mercator, fausse considérablement l’échelle et donne l’impression que le Groenland a presque la taille de l’Afrique (ce qui est très loin d’être vrai). Mais comme je l’ai dit, aucune projection n’est exempte de distorsion, et chaque cartographe apporte ses priorités et ses préjugés sur la table à dessin, et ceux-ci sont immédiatement traduits dans la géométrie (ainsi que dans la dénomination et tout autre choix opéré au cours de son travail).
Un autre élément important à prendre en compte quand on s’intéresse au globe terrestre, c’est le découpage. On doit découper la surface de cette sphère pour pouvoir l’aplatir, et l’endroit situé de part et d’autre de la section est non seulement fractionné mais aussi poussé vers les bords de la carte, qui sont généralement les plus déformés. La subjectivité d’un cartographe s’exprime à nouveau dans le positionnement de cette coupe.
Au cours de mes recherches, je suis tombée sur le merveilleux travail de l’océanographe et géophysicien Athelstan Spilhaus qui a réalisé des cartes où la priorité était donnée aux océans. Il opérait le découpage le long des frontières naturelles, les littoraux par exemple, plutôt que sur une ligne droite au milieu d’un océan ou d’un continent. Il effectuait plusieurs projections selon différentes rotations, puis les assemblait à des endroits où elles coïncidaient stratégiquement, c’était extrêmement astucieux. Je voulais reconstruire ses cartes pour vraiment comprendre comment les projections étaient orientées et alignées les unes par rapport aux autres sur la carte, puis les assembler, etc. J’ai donc entrepris ce travail tout en réalisant beaucoup de projections inhabituelles, de mon cru, qui brouillent généralement de manière significative le regard qu’on porte sur la Terre. Je l’ai fait à l’aide d’un logiciel que j’ai commandé à un programmeur qui proposait déjà un outil similaire sur son site web (merci Jason Davies !). J’en ai peint une partie à la main pour une exposition à Oslo cet automne, et j’en ai imprimé beaucoup d’autres sur papier, que je livre pliées, à la manière d’une carte, via Diagonal Press.
Je ne pense pas être qualifiée pour réaliser des cartes politiques qui abordent par exemple les questions de frontières de pays contestées, mais je peux peut-être proposer du matériel qui change la façon habituelle (produit d’un endoctrinement ? de la colonisation ?) de voir le monde et aide à percevoir la Terre d’une façon nouvelle.

Tauba Auerbach, Ligature Drawing, 24 November 2019, 2019. Encre sur papier avec tampon dateur. 81,3 × 68,6 cm. Photo: Steven Probert.  © Tauba Auerbach. Avec l’aimable autorisation de Paula Cooper Gallery, New York.

Tauba Auerbach, Untitled (Fold),, 2010. Acrylique sur toile. 121,9 × 84 cm. © Tauba Auerbach. Avec l’aimable autorisation de Paula Cooper Gallery, New York.

Bob Linder
Le son et la musique s’intègrent dans ton travail de nombreuses façons, à grande comme à petite échelle – dans Auerglass, l’harmonium à deux musiciens créé en collaboration avec Cameron Mesirow, dans The Safety Curtain de l’Opéra d’État de Vienne ou encore dans la composante audio de ton exposition collaborative avec Éliane Radigue au MOCA de Cleveland, ainsi qu’à travers plusieurs pochettes de disques. Je peux même voir un flux musical se glisser, ou s’introduire, dans tes lettrages et certaines séries de tableaux comme Grain works ou Extended Object (mes préférés). Je suis curieux de connaître ta relation avec la musique et avec les musiciens. La musique t’inspire-t-elle ? Écoutes-tu de la musique lorsque tu travailles ? Exerce-t-elle, selon toi, une influence sur ton activité créatrice ? As-tu déjà pensé au son en tant que matériau ?

Tauba Auerbach
La musique me touche plus facilement que les arts visuels. J’ai pratiqué des instruments et chanté quand j’étais enfant, mais je déteste jouer. Je me suis donc progressivement éloignée de la création musicale et je suis maintenant une auditrice heureuse. Je crois que je compte plus de musiciens que d’artistes visuels parmi mes amis. J’aime bien collaborer avec eux ou participer à leurs créations en réalisant des illustrations pour leurs albums. J’ai dessiné des tracts pour la station de radio de mon université… Je suppose que peu de choses ont changé ! Par exemple, depuis mes 14 ans, la plus grande partie de ma vie sociale consiste à assister à des concerts. Cela me manque vraiment dans le contexte de la pandémie. Et je m’inquiète beaucoup pour mes amis qui gagnent leur vie en donnant des concerts ou en travaillant dans des clubs !
J’écoute souvent de la musique pendant que je travaille, mais j’ai parfois besoin d’un silence total, quand j’écris, par exemple. En fait j’aime bien dessiner en musique. Récemment, avec celle d’Ocrilim, Ka Baird ou Mulatu Astatke par exemple. La musique peut vraiment modifier notre état, et une grande partie de la création artistique consiste à se mettre dans un état propice à la réalisation de ses projets. J’ai voulu travailler avec Éliane parce que sa musique m’a beaucoup appris sur l’écoute, la patience, la mise au point et le respect de la matière première.

Cependant, je ne considère pas le son comme un matériau en soi – et je pense que tu donnes à ce mot un sens différent de celui dans lequel je l’ai utilisé tout à l’heure –, mais j’ai l’impression que je perçois le son avec tout mon corps, qu’il passe par ma peau autant que par mes oreilles.

Bob Linder
Qu’écoutes-tu en ce moment ? Que lis-tu ? Est-ce que ce sont des plaisirs coupables ou est-ce qu’ils trouvent leur place dans ton travail ?

Tauba Auerbach
Aujourd’hui, j’ai écouté Phew, Milford Graves, qui vient de décéder récemment, plusieurs cassettes de mon amie Bunny Jr, et un peu d’opéra.
Je suis en train de lire Leonora Carrington et Karen Barad.

Bob Linder
Le magazine Revue, qui publie cette interview, est avant tout un magazine de mode. J’ai toujours su que tu t’intéressais à la manière dont on se présente aux autres. J’aimerais savoir comment la mode peut intervenir dans tes créations, les améliorer ou les parfumer. C’est peut-être un point de rencontre entre l’esthétique, le design et la pratique conceptuelle ?

Tauba Auerbach
En fait, je ne réfléchis pas vraiment à ce que je porte. Mais je crée de manière compulsive et j’ai toujours fabriqué moi-même une grande partie de mes bijoux et de mes vêtements. J’aime les tissus, donc au fil du temps, je me suis constitué une garde-robe(pour l’instant réduite) qui sort de l’ordinaire. Mais j’aime créer des objets que les vêtements permettront de diffuser – ce que j’appelle des « sartorial marginalia » [notes de marge vestimentaires] – pour Diagonal Press : des broches et des objets qui ornent le corps ou qui suivent ses contours. Je viens de créer des chaussettes. Les dessins proviennent d’ornements, de motifs existants ou de concepts mathématiques qui donnent à voir d’autres aspects de mon travail. Ça peut paraître idiot, mais j’ai conçu les chaussettes avec la même sincérité et le même sérieux que quand je crée un tableau. J’ai développé un réel dégoût pour la « mode » entre guillemets, mais j’aime vraiment les vêtements et je pense qu’ils peuvent avoir beaucoup de sens, à bien des égards. J’entends par là que si un rectangle sur un mur peut avoir du sens, une paire de chaussettes le peut aussi. Et que « sous la forme d’une chaussette » (hahaha), je pourrais faire passer le concept de chiralité ou de « main » géométrique directement sur un corps, ce qui me semble encore plus approprié.

Bob Linder
Peux-tu nous parler de ton intérêt pour les archives ? Ton dernier catalogue S v Z (conçu pour accompagner ton exposition rétrospective, reportée, au Musée d’art moderne de San Francisco) couvre 16 ans de ta carrière. Un des aspects fascinants de ce catalogue (en dehors de sa beauté sculpturale et de sa typographie énigmatique), c’est la façon dont tes précédents ouvrages y sont représentés, comme un dossier documentaire, refermé ou aplati, comme si l’objet lui-même était absent et que ce qui reste, pour ainsi dire, ce sont les données.

Tauba Auerbach       
Je n’avais jamais fait d’exposition rétrospective auparavant et examiner tous mes anciens travaux pour les organiser s’est avéré être un vrai défi. J’ai beaucoup de mal à ordonner mes idées, en général. Elles semblent toutes se connecter en réseau, de manière détournée. Le processus a été très instructif. Et cette année de réflexion supplémentaire due à la Covid m’a vraiment permis de franchir une nouvelle étape.
Tu as raison de dire que choisir des travaux pour les réunir dans un livre peut être un défi – on doit en quelque sorte les montrer de plusieurs manières – on doit voir à la fois la couverture et une partie du contenu. C’est l’une des raisons qui m’ont incitée à proposer deux sections dans le catalogue qui retrace ces années de travail. Dans la première, tout est présenté de façon très claire et dans l’intégralité de sa conservation. Et dans l’autre, je propose des gros plans, des ouvrages connexes ou du matériel de recherche connexe, et si c’est un livre, on voit quelques pages intérieures et des détails de la reliure.

Tauba Auerbach, Shatter I, 2008. Peinture acrylique et poussière de verre sur panneau, 162.56 × 120.65 cm © Tauba Auerbach.

Bob Linder 
Je suis curieux de connaître ta relation avec Internet.

Tauba Auerbach
Une relation amour/haine, probablement assez banale. Je n’ai jamais eu Facebook. J’aime Instagram environ 25 % du temps, mais je ne peux pas non plus me donner la peine de l’utiliser régulièrement, alors je le consulte quand j’en ai envie. Certes je suis connectée toute la journée, je fais des recherches au fur et à mesure que des questions se présentent, mais je n’ai pas pris l’habitude de poser des questions sur Internet avec des phrases complètes.

Bob Linder   
Je sais que tu travailles avec des fabricants et des assistants, mais tu es une artiste très manuelle. Ton atelier est-il un lieu d’expérimentation ou crées-tu de manière plus systématique ?

Tauba Auerbach        
Pas du tout systématique, probablement à mon détriment. L’atelier comporte beaucoup d’espaces différents entre lesquels je navigue,et il contient beaucoup d’outils, d’équipements et de tables couvertes de piles de livres, de dessins et de boîtes.
J’ai une employée à temps plein qui porte plusieurs casquettes, mais qui m’aide surtout à ne pas me perdre au niveau administratif, et j’ai aussi une employée à temps partiel responsable de la production pour Diagonal Press. Ce sont des personnes merveilleuses et talentueuses (merci Allison et Kathleen !), mais je n’aspire à rien d’autre en tant que « patronne ».

Je ne veux pas « diriger une entreprise » et je veux fabriquer moi-même mes œuvres autant que possible, donc en ce qui concerne la collaboration avec des fabricants, je sous-traite le moins possible.

En général, il s’agit de travail du métal ou de découpes sur une machine à commande numérique (merci Michael DeLucia !). Si je peux apprendre à fabriquer un objet moi-même et faire en sorte de pouvoir le réaliser dans mon studio, je le fais. Après avoir commandé une pièce en verre, j’ai appris à travailler au chalumeau pour pouvoir sculpter le matériau moi-même. Je viens d’installer un four à verre dans mon sous-sol, c’est super !
Je veux surtout être seule dans mon atelier pour pouvoir réfléchir. Je passe beaucoup de temps à faire des recherches et à créer des choses que je ne montrerai jamais à personne ou qui n’ont pas de finalité précise. Je viens de passer des heures à rédiger un document détaillé sur un processus de tissage, que je n’ai envoyé qu’à cinq personnes. Je crois beaucoup à ce genre de travail en tant qu’investissement dans le développement de la pensée, et « être productif » peut signifier beaucoup de choses. De plus une idée mérite-t-elle d’être tenue à une distance critique ?

Bob Linder 
Peux-tu donner aux lecteurs une idée de tes projets pour 2021 ?

Tauba Auerbach  
Une série d’interviews – dans lesquelles je poserai les questions !

Rigoureuse extravagance

Entre urbanité et réalité, Valentin Giacobetti photographie l’extravagance de la collection Couture Schiaparelli.

Courbes

En collaboration avec la designer et artiste Michaela Stark, Greta Ilieva présente une galerie de corps redessinés par le vêtement, déjouant l’idée canonique de la beauté.

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Odorama

Teddy Lussi-ModesteHaw-Lin Services

Le réalisateur Teddy Lussi-Modeste conjugue ses deux passions en faisant la critique d’une série de parfums à travers des films cultes de l’histoire du cinéma. Quant au duo Haw-Lin Services, il mélange réel et virtuel pour une série de natures mortes spatiales.

Ambilux
Marlou

Elle descend les escaliers qui mènent au beau jardin anglais. Sa chemise de nuit, rouge, légère, transparente, vole sous l’effet de la tempête que le prince a fait se lever. Lucy est sous l’effet d’un sortilège : le désir de cet étranger ou, peut-être, son propre désir. Tout communique entre ces deux corps qui se rapprochent. Depuis quelque temps, la jeune vierge préraphaélite pense au sexe et en parle à Mina. Le prince apparaît sous la forme d’une bête hideuse et musculeuse qui la pénètre et la mord au cou. Il hurle à la mort. Le coït est bestial. Les amants s’enivrent l’un l’autre de leur odeur, de ce cumin crissant et grillé, de ce costus chevelu et salé, de cette immortelle aux nuances de réglisse qui coud l’ensemble. Tout ça est tissé – fondu –mêlé – enduit – avec génie. L’odeur est turgescente. Et quelle honte d’être vu par celle qu’on aime apparaître soudain dans le jardin : Don’t see me, supplie-t-il Mina. Don’t smell me. Par-delà le sentir-bon et le sentir-mauvais, Ambilux se mérite. C’est un fauve. Féroce. Et quel bonheur il vous donne quand vous avez du courage. Cette œuvre bafoue les conventions sociales et change l’horizon d’attente d’un parfum. Ce que l’on cache, Marlou, qui semble tirer son nom de la lecture de Jean Genet, un auteur connu pour changer la trahison en héroïsme, la honte en gloire, Marlou, donc, l’arbore. S’approcher des parfums de Marlou c’est comme s’approcher, avec émoi et terreur, du sexe d’un inconnu. Est-ce que l’odeur qui en suinte va me seoir ? Le visage s’approche de l’endroit mystérieux, fourches caudines d’un passage à l’acte et, pourquoi pas, d’une relation durable. Au départ était la chimie.

Inspiré par Dracula de Francis Ford Coppola

 

 

Ciel de Gum
Maison Francis Kurkdjian

Un village sur la côte amalfitaine. Tom retrouve sur la plage un ancien camarade qui lézarde au soleil avec sa fiancée. Gêne : sa peau est si blanche, la leur si dorée. Mondain à la manière de ces expatriés bien éduqués, le couple invite Tom à prendre un verre plus tard. Puis c’est l’emballement. Le trio goûte à la douceur de vivre : soleil, baignades, concerts de jazz, aventures sans lendemain. Tom succombe à cette vie parfaite et en oublie sa mission : ramener à New York le beau Dickie dont il tombe amoureux et dont il jalouse la vie – un peu des deux – et le mélange est dangereux. Il est impossible pour lui de résister à ce parfum que Marge et Dickie portent chaque soir sur une chemise de lin, quand la fraîcheur descend du ciel et bénit. Il y a sur la peau et dans l’air de l’ambre, du jasmin, de la vanille, de la cannelle, du poivre rose. Cette odeur florale et orientale, florientale, est si parfaite. Si élégante. Sprezzatura ! Elle évoque la mine d’un crayon et cette odeur graphitée pourrait bien être une des signatures de son créateur au talent sans pareil. Mais Dickie se lasse de Tom et veut qu’il s’en aille. Tom n’imagine pas un seul instant ne plus vivre dans le sillage ambré du bonheur radieux de ses compatriotes. La rage le saisit : Dickie se trompe. Il doit se taire. De quel droit lui aurait-il ouvert la porte du paradis pour la lui refermer aussitôt au nez ?

Inspiré par Le Talentueux Mr. Ripley d’Anthony Minghella

 

 

 

Mutiny
Maison Margiela

Jamais personne ne lui parle. Et encore moins comme ça. En lui souriant et en lui disant qu’il a de belles mains. Il se pince pour savoir s’il ne rêve pas, si cette femme vient bien de lui proposer de l’accompagner. Elle conduit cette fourgonnette aux abords de Glasgow, dans des paysages pluvieux et minéraux, froids et métalliques, allumant les lads qu’elle rencontre en chemin. Elle s’est littéralement glissée dans ce corps sexy, et s’est revêtue de ses atours – jupe en jean et blouson de fausse fourrure. Sans le savoir, elle devient peu à peu humaine. Sur elle, l’odeur de cette femme abductée, certainement conduite dans ce bain noir où elle mène elle aussi les hommes qui la suivent. Plus ils suivent cette femme qui se déshabille, plus ils s’enfoncent dans un élément inconnu sur terre, ni liquide ni gazeux. À chaque vêtement qu’elle enlève, le sillage de son parfum si féminin leur parvient : c’est un fruit juteux et solaire, orange et mandarine en tête, entrecoupé de notes vertes à l’amertume stridente, le tout déposé sur une vanille solide et légèrement cuirée. La tubéreuse, cette fleur charnelle au centre du parfum, est déstructurée pour être mieux rhabillée, pétale après pétale, tour à tour crémeuse ou épicée. À l’approche de la mort, elle regarde ce visage qu’elle portait, si proche et si lointain, nu et pourtant indéchiffrable. L’homme ne cessera jamais d’être un mystère pour lui-même.

Inspiré par Under the skin de Jonathan Glazer

Replica Bubble Bath
Maison Margiela

Coco Mademoiselle
Chanel

Entre le 1 et le 2, elle est passée de 13 à 15 ans. C’est très peu, mais à l’adolescence, deux ans c’est une éternité. Les parents ont leurs problèmes, elle a aussi les siens : elle pense beaucoup à Matthieu. « Mais qu’est-ce qu’elle a ? » demande le père. « 13 ans… » répond la mère. On la retrouve en Autriche, allongée dans un champ. Elle s’y ennuie tellement qu’elle a lu L’Éducation sentimentale. C’est l’été et une petite robe bleue enveloppe ce corps qui a grandi si vite. Désormais, c’est une demoiselle. Et elle porte un parfum de demoiselle. C’est Poupette, harpiste et professeure de harpe, qui le lui a certainement offert. Dans le train qui la ramène de Salzbourg, elle rencontre Philippe. Elle a oublié Matthieu, elle l’a oublié dès la fin du premier volet, quand cet inconnu aux yeux bleu acier est venu danser un slow avec elle sur un morceau de Richard Anderson. Lui aussi elle l’a oublié et cela fait longtemps qu’elle n’a plus été amoureuse. Désormais, c’est Cook da Books qui prend le relai. Lors du concert, elle se rapproche de Philippe, dont le corps tonique et souple a été façonnépar la savate. Comment Philippe pourrait-il résister à ce cou duquel émane une odeur d’abord fruitée ? C’est en tête toute une explosion d’hespérides : mandarine et bergamote que vient subtilement sucrer une douce fleur d’oranger. La fleur d’oranger annonce un cœur résolument floral. Carrousel de mimosa, de jasmin, de rose et d’ylang-ylang – qui exotise le bouquet français et lui fait voir du soleil. Quand les deux amants courent dans la nuit et alors qu’une pluie les trempe jusqu’à l’os, les effluves s’orientalisent avec la fève tonka, le patchouli et la vanille. C’est un bonheur. « Mais qu’est-ce qu’elle a ? » demande la mère.
« Elle est heureuse », répond le père.

Inspiré par La Boum et La Boum 2 de Claude Pinoteau

Misia
Chanel

Jamal’s Palace
Memo Paris

Le pays de l’autre côté de la mer est plein de merveilles. En entrant dans la médina, il ne peut voir la beauté du souk car il doit faire croire qu’il est aveugle. Il manque ainsi l’explosion de couleurs qui fait rutiler l’image de jaune, de vert, de fuchsia et de bleu. Mais il peut écouter les chants traditionnels et la douce voix des femmes qui leur font l’aumône. Il peut aussi sentir les épices – safran, cardamome et bouton de rose – et trouver ainsi, certainement à l’endroit où les épices laissent place au fondouk El Attarine, la clef parfumée qui lui permettra de délivrer la fée des djinns. La plus belle maison de la médina est habitée par Jenane, sa nourrice adorée qu’il retrouve enfin. Dans le riad aux murs décorés d’arabesques, la fraîcheur est filtrée par les moucharabiehs. L’odeur des fleurs embaume le jardin édénique. Et puis le hennissement d’un cheval annonce l’arrivée de son frère de lait. Avec les années, son port de tête est devenu altier. Une odeur puissante et racée émane de lui : un oud imposant, métallisé par le safran, l’or rouge. Une note de gardénia pose sa douceur arachnéenne sur cette virilité aristocratique. L’ambre et le cuir soutiennent l’architecture. « Assalamu alaykoum », lui dit Azur, le blond aux yeux bleus. « Wa alaykoum assalam », lui répond Asmar, le brun aux yeux noirs.

Inspiré par Azur et Asmar de Michel Ocelot

 

 

 

Music for a while
Frédéric Malle

Il pense aux femmes qu’il a aimées. Il veut les retrouver dans le roman qu’il écrit car il les a toutes perdues. Ça s’est joué à peu mais il faut croire que cet homme, au-delà des contingences qui entouraient chacune de ses relations, n’est pas fait pour le bonheur… Renversons le point de vue : qu’ont retenu de lui ces femmes plus belles les unes que les autres ? Il est charmant, il est sensible, il a aussi cette honnêteté qui peut être dure à entendre. Et puis, il a cette odeur. En 1962 comme en 2046, il porte le même parfum, un parfum classique et futuriste. Si la lavande est l’ingrédient vedette de nombreux masculins depuis la fin du XIXe siècle, un ananas juteux – dont on sent également la peau rude et verte, gondolée –  percute l’accord fougère, lui fait voir du pays et des étoiles, et, bientôt, ce qui en tête apparaissait comme un oxymore, devient dyade. Après l’étreinte, dans un tripot ou dans une chambre minuscule, ces femmes portent à leur tour ce parfum derrière l’oreille et sur ces robes chinoises à col haut qui font d’elles des madones au long cou. Le temps est passé, les cendres se sont dispersées, mais l’odeur, elle, est restée. C’est cette odeur que Chow retrouvera à 2046, non une date, mais un lieu où le temps s’est arrêté.

Inspiré par 2046 de Wong Kar-Wai

 

 

 

Reptile
Celine

Ça commence par un hurlement tellement puissant qu’il saisit Brian Slade. L’homme en robe est fasciné parce ce qu’il voit sur scène. Curt Wild, qui devient fou au moindre son d’une guitare électrique, se déhanche comme un iguane. Il interprète son titre avec fièvre, entouré par son groupe : The Rats. Torse nu, pantalon en cuir, reptations de la langue qui suggèrent un rapport bucco-génital frondeur, il renverse sur lui des paillettes avant de se foutre à poil. La foule en délire applaudit mais Curt l’insulte de son majeur bien tendu. Explose de lui une énergie bestiale et la légende lui accorde d’ailleurs des origines animales. Le sillage de son odeur est partout autour de lui comme l’auréole autour d’un saint : un poivre charnu semble réduire en poudre tout ce qui l’entoure, cèdre, mousse, musc et cuir, avant de se baumer. Le parfum fait sa mue. Si Curt jetait son pantalon de cuir dans la fosse, les fans le déchireraient pour emporter chez eux les précieuses reliques. Curt ne joue pas. C’est un artiste à l’état brut qui a grandi dans les banlieues pauvres du Michigan et dont la famille pensait guérir les penchants homosexuels par des électrochocs. Aucune réflexion chez lui : que de l’instinct. Comme un prédateur. Comme un reptile. C’est tout le contraire de Brian qui rêverait d’être à sa place sur scène, lui dont la performance fleur bleue l’a fait se crasher la veille comme un ascenseur en chute libre. « Ça aurait dû être moi. » « J’aurais dû avoir cette idée. » Brian retrouvera Curt : deux serpents ensemble dont les étreintes sur scène seront autant de constrictions électriques.

Inspiré par Velvet Goldmine de Todd Haynes

Reptile
Celine

Erotic Me
Paco Rabanne

Bus 96. Entre Montparnasse et porte des Lilas. Son visage se dessine sur la fenêtre arrière du bus qui donne sur le quartier latin. Une légère brise caresse ses cheveux blonds. Elle porte une robe à pois et de petites baskets blanches chaussent ses mignons pieds. Il la regarde depuis un moment l’écrivain américain vivant à Paris pour suivre les pas de Fitzgerald et de Miller. Et quand le contrôleur surprend la jeune fraudeuse, Oscar lui glisse son ticket et paie l’amende. Gentleman. La jeune fille hante ses pensées, et quand il finit par la retrouver par hasard, une liaison torride commence entre eux. Ce matin, à la table du petit déjeuner – le corps ceint d’un peignoir blanc légèrement humide comme ses beaux cheveux – émane d’elle une odeur suave : en tête un osmanthus en surdose dont les notes abricotées se posent sur un fond lacté qui évoque de façon très réaliste le lait concentré que l’on avalait enfant à même le tube les après-midis sans goûter. D’ailleurs, Mimi renverse sur sa gorge du lait qui coule jusqu’à ses seins. Oscar lèche et dévore, greedy, les mamelles offertes. Il hume le cuir angélique de sa peau qui donne de la profondeur à la fragrance. Ce parfum, en quelques notes, dégage un érotisme joueur et moqueur. Et partout, dans Paris, à cette lointaine époque du Minitel, la publicité pour 3615 Ulla. Honni soit qui mal y pense.

Inspiré par Lune de fiel de Roman Polanski

Erotic Me
Paco Rabanne

Lil Fleur
Byredo

Matière Noire
Louis Vuitton

Sans Merci
Givenchy

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Synesthésie
synthétique

Barnabé Fillion

Dans le monde de la parfumerie, où le classicisme domine toujours, Barnabé Fillion fait figure d’électron libre. Tout sauf académique, sa formation l’a amené à apprendre auprès de nez tout aussi singuliers, comme Christine Nagel ou Victoire Gobin-Daudé. Nourries de voyages et d’expériences artistiques, ses créations séduisent par leur audace. En charge depuis dix ans des parfums pour la marque de cosmétique Aesop, Barnabé Fillion se dévoile aujourd’hui avec Arpa, ambitieux projet qui conjugue images, volumes, sons et fragrances. Bâti en collaboration avec une communauté d’artistes, Arpa se découvre comme une exploration aussi intime qu’universelle. Son créateur dévoile les nombreuses ramifications de ces mondes encapsulés et partage avec nous sa vision du parfum.

Peux-tu nous dire où tu as grandi, et si tu as toujours eu un attrait pour le monde du parfum ?

Je suis né et ai grandi à Paris. Je suis parti avec mes parents dans la Loire pendant quelques années et nous sommes revenus alors que j’avais une dizaine d’années. Enfant, je n’étais pas spécialement attiré par la parfumerie. Je réalise alors que nous parlons que, lorsque nous nous sommes réinstallés à Paris, ou plus exactement, le week-end qui a précédé notre retour, je me suis perdu dans la ville après avoir visité le musée d’Orsay. Il y avait une boutique Annick Goutal à quelque pas, qui existe toujours d’ailleurs, et je m’y suis réfugié, alors que mes parents me cherchaient partout ! J’avais complètement oublié cette anecdote,elle ne me revient que maintenant. L’un des premiers parfums que j’ai porté est L’eau d’Hadrien d’Annick Goutal justement ! Mais c’est plus tard que j’ai découvert, par ma mère, l’univers de Serge Lutens et sa boutique du Palais-Royal. J’avais quinze ans, et c’est à ce moment-là que j’ai compris que le monde du parfum n’était pas ce que je pensais. J’ai découvert qu’il y avait beaucoup de choses à raconter. L’espace de Lutens m’avait fasciné, que ce soit par son esthétisme ou par le professionnalisme du personnel. De temps en temps, nous y retournions pour voir ce qui s’y passait et c’était toujours une source d’émerveillement. J’adorais cette fragrance intitulée Féminité du bois que ma mère portait. Pourtant, ça n’était pas du tout dans ma trajectoire de vouloir faire du parfum à cette époque-là, c’est venu bien plus tard. J’ai fait une école de théâtre, ai passé mon bac, et me suis ensuite lancé dans la photographie, une passion que j’avais depuis plusieurs années.

Qu’est-ce qui t’a donc amené à faire tes premières compositions ?

C’est encore une histoire bizarre ! J’ai habité pendant un temps dans l’hôtel particulier de Brunvilliers, à Paris. La marquise de Brunvilliers est une célèbre empoisonneuse qui fut exécutée en 1676. Je vivais donc dans ce petit studio, sous les toits, à l’époque où je faisais de la photo. C’est là, sous ses combles, que la marquise faisait ses poisons ! J’ai toujours trouvé qu’il y régnait une ambiance particulière. Parallèlement à la photographie, je m’intéressais à la botanique et à son esthétique. J’étais dingue du travail de Karl Blossfeldt. Ses images qui montrent l’univers macro de l’architecture de la nature me fascinent. À l’époque, je transformais mon appareil Polaroïd en remplaçant les objectifs par des loupes et je faisais des images d’éléments botaniques ou anatomiques. Ça m’a amené à étudier la naturopathie. Dans cette discipline, il y a évidemment l’aromathérapie, et c’est par ce biais que j’ai découvert les différents types de distillation, les macérations, les huiles essentielles… C’est à ce moment là que j’ai pris du plaisir à mélanger, à composer, à jouer avec les odeurs. Dès que j’ai senti ces huiles, j’ai compris que j’avais un caractère synesthésique. Dès que je sentais, je voyais des textures, des couleurs, toutes sortes de choses que j’allais chercher auparavant par le biais de la photographie. D’un seul coup, tout s’est relié !

Tu as un parcours d’autodidacte, comment le parfum est devenu ton métier ?

J’ai eu la chance de rencontrer Victoire Gobin-Daudé, qui est pour moi une très grande parfumeuse. Elle a une histoire incroyable. Avant de devenir nez, elle a notamment défilé et été une collaboratrice de Pierre Cardin, mais ça n’est qu’une toute petite partie de sa vie. Elle m’a formé et m’a transmis son savoir. Elle a été très sensible et intuitive. Elle a compris ce que je pouvais faire et ce que je ne pouvais pas faire dans le milieu de la parfumerie. Nous avons fait quelques parfums ensemble, puis j’ai commencé à travailler pour Paul Smith.

Effectivement en 2013, tu crées ce parfum pour homme, décliné ensuite pour la femme. Qu’est-ce que cherchait Paul Smith ?

Il était dans un questionnement car il avait l’impression que les licences de parfums devenaient de plus en plus distinctes de ce qu’il souhaitait pour sa marque. J’ai appelé cette fragrance Portrait, une manière de redéfinir la base. Nous avons fait un travail dans ses archives et nous sommes plongés dans sa vaste collection de photos pour essayer de retrouver sa vision à lui, pas celle d’une équipe de marketing. Je me suis vraiment battu pour faire passer la note masculine car elle était assez innovante et déroutante.

C’est à peu près à ce moment-là que tu as rencontré Christine Nagel, l’actuel nez de la maison Hermes.

Tout à fait. Je travaillais avec la maison Mane, une importante société de création de parfums, avec qui je travaille toujours sur la production de fragrances. À l’époque, Christine en était la vice-présidente et m’a pris sous son aile. Elle m’a notamment expliqué les rouages de l’industrie, tous les aspects pragmatiques liées à la gestion des matières premières. Je suis arrivé dans cet univers professionnel comme un ovni car je n’ai pas suivi la formation classique.

Quels parfums et créateurs parlent à ta sensibilité?

Évidemment Serge Lutens. Je suis admiratif de la grâce et de l’élégance qui se dégagent de son univers. Quant aux senteurs, je suis autant fasciné par les parfums du XIXe siècle que par l’arrivée des molécules synthétiques qui ont tout bouleversé. Je pense plus en terme de courant que de parfums. Et puis, je dois citer Comme des Garçons. Quand j’ai compris le projet derrière la collaboration entre Rei Kawakubo et Christian Astuguevielle, directeur artistique de Comme des Garçons parfum depuis 1994, j’ai été époustouflé.

Tu travailles depuis dix ans maintenant pour la marque de soin Aesop. La marque est australienne et je me demandais comment se passait le travail au quotidien ?

Je suis très chanceux de travailler avec eux car le parfum a pris une réelle ampleur au sein de leur univers. Surtout, je trouve l’ensemble de leur proposition très juste. En ce qui concerne notre mode de fonctionnement, c’est assez simple car l’équipe européenne était déjà en place dans des bureaux parisiens quand nous avons débuté notre collaboration. Nous venons de lancer le dernier parfum qui s’appelle Rōzu, inspiré de la vie de Charlotte Perriand au Japon.

Photographies de Tom de Peyret

Récemment, tu as dévoilé Arpa, un ambitieux projet personnel et collaboratif. Comment t’est venue l’idée de lancer ta propre marque ?

La finalité n’est pas tant qu’Arpa devienne une marque, c’est vraiment une démarche artistique qui me permet de faire ce qui me plaît mais avec moins de contraintes. Ça fait longtemps que je travaille dessus, puisque initialement il s’agissait de différents projets qui se sont regroupés. « Arpa » veut dire harpe en espagnol, c’est le symbole des arts. C’est aussi l’artiste Jean Arp. Mais c’est surtout le ARP, une gamme de synthétiseurs que j’adore. Ce sont des machines fulgurantes qui ont fait entrer les compositions classiques dans la musique électronique. Elles produisent un son futuriste.

Peut-on dire qu’Arpa essaie de se faire rencontrer la tradition et la modernité ?

À vrai dire, je ne sais plus où se situe la tradition dans le projet actuellement. L’idée est d’explorer la synesthésie à travers des visions futuristes de la fin des XIX et XXe siècles. Ces sont des interrogations esthétiques sur notre rapport aux images du futur, sur l’apport de celles du passé dans notre présent.

Plus que de tradition, Arpa parle de nature primitive. C’est la rencontre entre la nature primitive et le voyage dans l’espace. Il y a cette idée que les flacons d’Arpa soient un peu comme des capsules témoins que l’on emporterait si l’on devait partir explorer les galaxies.

Ces flacons sont très beaux. C’est un ensemble de formes et de couleurs différentes qui se combinent pour créer des variations de couleurs et de reflets.

Ils ont été dessinés par Jochen Holz. En plus des flacons « classiques », nous avons réalisé des éditions limitées à 70 pièces par série, dans son studio à Londres. Chaque création sortira selon un rythme précis en séquence de sept parfums que l’on appelle des substances. Nous allons lancer les trois premières, puis les trois suivantes et enfin la dernière. Dans la première série, cette septième substance s’appelle Matter et c’est la note commune aux six premières. On peut potentiellement jouer avec et la rajouter à l’une des six premières substances pour l’accentuer, et commencer à créer son propre parfum. C’est vraiment un système modulaire dans le sens où chacun des parfums vit indépendamment sans forcément se lier à l’autre, mais le septième élément permet d’y apporter sa touche. On commence cette première année d’existence d’Arpa avec deux séries, puis on passera à une série par an. C’est beaucoup, mais c’est ça qui me plaît : créer des formules qui peuvent être très différentes ou au contraire avoir des éléments communs.

Tu es effectivement prolifique, puisque tu développes aussi des projets particuliers, comme ceux faits en collaboration avec l’artiste Anicka Yi. Il est difficile de résumer son approche tant elle est atypique, mais on peut dire qu’elle travaille autour des sens, au croisement des odeurs, de la cuisine et des sciences. Comment l’as-tu rencontrée ?

Par l’intermédiaire de la Fondation Lafayette. Ils ont co-produit un livre à l’occasion de sa première exposition personnelle à la Kunsthalle de Bale. L’idée initiale était de produire un catalogue monographique, mais Anicka trouvait qu’il était prématuré de faire ça. Son concept était de réaliser un livre que l’on puisse potentiellement brûler et que cette action apporte autre chose à son œuvre, mais aussi à ce livre en tant qu’objet. C’est donc un catalogue qui est parfumé selon les mêmes procédés que les papiers d’Arménie. L’odeur que nous avons développée est liée à l’idée de perte de mémoire. On dit que lorsqu’une personne est atteinte de la maladie d’Alzheimer, elle retombe en enfance. Nous avons beaucoup travaillé sur les premières odeurs que le fœtus perçoit. C’est un dialogue entre la vanilline, cette molécule qui existe dans le corps de la femme et qui est la première odeur que l’on sent, et des odeurs plus métalliques, proches des hôpitaux. C’était mon premier projet avec Anicka, mais nous en avons d’autres par la suite.

Pour en revenir à Arpa, il est important de préciser que c’est un projet multidisciplinaire où le parfum coexiste avec d’autres formes d’art, notamment la vidéo et la musique.

Exactement. En ce qui concerne le son, chaque parfum s’accompagne de deux morceaux de musique, présents sur clé USB. Nous éditons également ces titres en vinyles, mais en toute petite quantité, pour les amis d’Arpa. À l’avenir, il se pourrait que nous réalisions un coffret comprenant aussi les sept disques correspondant à une séquence. Mais pour le moment, puisque l’on révèle les parfums trois par trois, puis le dernier, ce point n’est pas d’actualité.

Quels sont les musiciens qui ont composé autour des parfums ?

Chronologiquement, les deux premiers ont été Buvette puis Pilooski. Il y a également Erwan Sene et Cyrus Bayandor (qui est également le bassiste de Florence & The Machines). Ce dernier a travaillé autour de la fragrance Arco Spectro, inspiré par ce lieu incroyable qui se trouve en Éthiopie, à la frontière de l’Érythrée. Il y a ce volcan enseveli sous une croûte de sel et de minéraux qui forme des bains multicolores sublimes. Il y a quatre ans, une équipe de scientifiques français y a trouvé des micro-organismes, et cela a totalement chamboulé les théories de l’évolution. Le fait qu’une bactérie puisse vivre dans un environnement si spécifique amène à croire les spécialistes qui disent qu’une vie est possible sur Mars. Le parfum se nourrit de cette tension scientifique. Il y a aussi un côté plus romantique car Rimbaud aurait passé une partie de sa vie, peu avant de mourir, dans cette région d’Éthiopie.

 

Photographies de Tom de Peyret

Tu as également collaboré avec la peintre Nathalie du Pasquier, membre historique du groupe Memphis.

Elle a fait un superbe tableau que nous utilisons sous forme de fragments pour les pochettes qui, une fois toutes réunies, formeront à nouveau la peinture dans sa totalité. Avec Arpa, le parfum est important, mais pas plus que la sculpture, le son ou la video.

C’est d’ailleurs l’ambition de votre espace, qui sert à la fois de bureau, de laboratoire et de showroom, mais sous le prisme de la galerie.

Oui, c’est un espace hybride car nous souhaitions y montrer les différents aspects d’Arpa. On y accueille notamment un studio d’enregistrement. Il y a aussi une enceinte de cinéma et de théâtre qui date de 1929 et qui ressemble par sa forme à une sculpture d’Anish Kapoor.

Toujours dans cette idée de Gesamtkunstwerk – ce concept esthétique que l’on traduit par « œuvre d’art totale », vous avez développé toute une série de symboles très graphiques.

Tout à fait, c’est un travail que nous avons entrepris avec Éric Pillaut, un proche collaborateur qui a notamment créé le logo d’Arpa. C’est une sorte d’alphabet, un code qui révèle le nom des fragrances. L’inspiration vient des volutes de fumée d’encens, plus précisément du kōdō, l’art japonais d’apprécier les parfums – et le troisième art traditionnel, avec la cérémonie du thé et l’ikebana. Lors des cérémonies de kōdō, les participants « écoutent » les fragrances exhalées par des bois parfumés brûlés selon les règles en vigueur. J’ai découvert cette pratique à travers Le Dit du Genji, le livre monument – écrit au XIe siècle – de Murasaki Shikibu.

L’approche d’Arpa est très généreuse, elle se déploie et les sensations se superposent. C’est une démarche à contre-courant de ce que l’on a l’habitude de voir.

C’est ma manière de concevoir la création. Ça doit être un acte de générosité car moi-même, je reçois énormément de toutes les personnes avec qui je travaille. J’ai toujours trouvé qu’il y avait quelque chose de décadent dans les propositions actuelles du monde du parfum. On oublie trop facilement l’élévation car on est souvent bloqué par l’aspect commercial. Le marketing est généralement dépassé.

Pour moi, le parfum est la chose la moins analytique de tout ce que j’ai pu faire, dans le sens où cette forme me permet d’absorber ce qui me plaît, ce qui m’interroge, ce que je ressens, et sur quoi je ne peux pas forcément mettre des mots. Tout cela se traduit plus facilement dans le parfum. Avec Arpa, les fragrances sont là en tant que figures expressives de tous ces aspects. Mais c’est l’ensemble – le dialogue avec les images, les sons, les formes – qui donne du sens. C’est ce qui m’a motivé à mettre en place ce projet.

Défiance

À rebours des clichés éculés, Marili André revisite la notion d’attitude sous le prisme de la défiance en imaginant une rivalité dans les rues de Paris.

Peinture de portrait

Qu’est-ce qui relie l’identité à l’apparence ? À cette question, Grant James répond par une série de personnages archétypaux aux allures fantasques.

Contrastes

Couleurs audacieuses, contrastes assumés et formes structurées définissent les visages contemporains photographié par Benjamin Lennox.

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Tout en un

Thomas Bayrle

Figure influente et pionnière, l’artiste allemand Thomas Bayrle (Né en 1937, il vit et travaille à Francfort) s’inscrit comme une référence importante pour plusieurs générations d’artistes, tant par son activité d’enseignant (Il a été professeur à la célèbre Städelschule de 1975 à 2002), que par sa participation à de grandes expositions internationales (Documenta 3, 6 et 13, 50e Biennale de Venise, etc). Au fil des ans, Bayrle a construit une œuvre extrêmement cohérente, qui tend vers l’obsession tout en combinant de manière unique sa fidélité au Pop art, à l’art conceptuel et à l’Op art. Devrim Bayar, curatrice au centre d’art bruxellois Wiels, qui a travaillé avec l’artiste en 2013 et 2014, s’entretient avec lui pour connaître son point de vue sur le « grand bouillon actuel », évoquer ses réalisations passées et recueillir ses conseils pour notre avenir commun.

Devrim Bayar
Notre monde traverse une crise sans précédent avec la pandémie de Covid-19 qui a paralysé la planète et provoqué un effondrement économique et humanitaire mondial, mais aussi, sur le plan sociopolitique, avec le mouvement Black Lives Matter qui enflamme les États-Unis et se répand dans de nombreux autres pays. En tant qu’artiste, mais aussi en tant qu’homme ayant vécu des événements historiques majeurs tels que la Seconde Guerre mondiale, mai 68 et la chute du mur de Berlin, que pensez-vous de la situation mondiale actuelle ?

Thomas Bayrle
Je pars du principe que la vie, ou l’existence, est toujours très complexe. Cette complexité semble souvent cachée, mais elle éclate brutalement en ce moment. La vie est une sorte d’organisme qui a besoin d’être constamment renouvelé. Par les États, par les peuples et par les individus. Cela me rappelle la pompe à miel de Beuys, une installation présentée en 1977 lors de Documenta 6 à Kassel. (Joseph Beuys installe
une pompe actionnée par deux moteurs pour faire circuler deux tonnes de miel liquide dans un tube de dix-sept mètres de haut dans un réseau de distribution qui traverse les pièces du Museum Fridericianum). C’est un miracle que l’on puisse créer cette structure que nous appelons « la vie ».

Devrim Bayar
Oui, en effet. Avez-vous réussi à travailler récemment ? Sur quoi ?

Thomas Bayrle
Sur les machines. Je vois les informations visuelles comme des piles complexes, des sortes de masses de matière plutôt sauvages et boueuses qui vont se mettre en ordre – un peu comme le processus de la peinture à première vue – avant que l’on ne transpose en deux dimensions et que l’on n’ordonne les images et les idées. Cela peut ressembler à des masses mouvantes d’idées et de pensées, comme une moissonneuse-batteuse spirituelle.

Devrim Bayar
Cela me rappelle que, lorsque vous étiez jeune, vous travailliez dans une usine, une expérience inhabituelle pour un artiste. Comment y êtes-vous arrivé et quels souvenirs en gardez-vous ?

Thomas Bayrle
Je voulais d’abord devenir ingénieur textile et pour moi les tissus étaient comme l’architecture : des poutres verticales et horizontales qui pouvaient prendre une telle ampleur qu’elles devenaient des constructions ou se réduire au point de se changer en pièces de tissu. Le sens de la transformation était déterminé par la chaîne et la trame, de sorte que le tissu avait deux dimensions – on pouvait osciller entre le minuscule et le monumental.

Devrim Bayar
Avant de devenir artiste, vous avez travaillé au début des années 60 comme graphiste pour diverses grandes entreprises et également comme éditeur de livres, par l’intermédiaire de votre propre maison d’édition Gulliver Presse. Peu à peu, vous avez commencé à créer des tableaux et des sérigraphies. Comment cette transition s’est-elle faite ? Vouliez-vous devenir «un artiste»?

Thomas Bayrle
Mon activité s’est toujours située à mi-chemin entre celle d’un producteur et celle d’un artiste qui créé et met en œuvre lui-même des idées. Les connaissances que j’ai acquises en exerçant différents métiers étaient à l’image de la ville dans laquelle je vivais. Elles étaient des éléments parmi tant d’autres qui nourrissaient mon travail. Avec Gulliver Press, nous avons publié de très bons livres pour d’autres auteurs.

Thomas Bayrle, Fire in the Wheat (Sex Portfolio), M-Formation, 1970. Impression sérigraphique sur papier artisanal. Chaque lé : 47 × 164 cm. Assistant : Johannes Sebastian. Le livre d’artiste éponyme a été publié par MÄRZ Verlag en 1970. Photo : Wolfgang Günzel.

Thomas Bayrle, And Back Again – Masaomi Unagami II, 1991.  Impression offset sur papier, 86 × 62 cm. Photo : Wolfgang Günzel.

Grâce à des artistes comme mon ami Peter Röhr, j’ai découvert que nous roulons sur une autoroute, mais qu’en même temps nous sommes une autoroute sur laquelle d’autres roulent. Nous avons roulé pendant des heures sur l’autoroute alors que le terre-plein central (Mittelstreifen) disparaissait en dessous de nous. Finalement, ce fut une aventure plus qu’un projet délibéré.

Devrim Bayar
Vous dites de Francfort qu’elle a été l’un des différents « éléments » qui ont influencé votre pratique. Comment y avez-vous vécu et travaillé ? Quel genre de contexte a-t-elle constitué pour vous ?

Thomas Bayrle
Cette ville est comme beaucoup d’autres lieux – d’un côté, c’est un « univers » à part entière, de l’autre, elle est aussi très provinciale. Bien qu’elle soit petite, elle possède toutes les caractéristiques d’une grande (les banques, les autoroutes, les centres commerciaux, les touristes…) – et c’est pourquoi elle parle aussi au nom de la réalité mondiale. Je trouve ici tout ce que je trouve ailleurs, mais à une autre échelle.

Devrim Bayar
La propagande, la religion, la société de consommation ou même la sexualité ont toujours été des sujets qui vous ont beaucoup intéressé. Vous définissez-vous comme un artiste politique ?

Thomas Bayrle
Non.

Devrim Bayar
Pourquoi ?

Thomas Bayrle
Parce que corps plus âme – et non pas corps ou âme.

Devrim Bayar
Vous avez vécu la transition des outils analogiques aux nouvelles technologies numériques, avec lesquelles vous avez travaillé très tôt. Qu’est-ce que ces nouveaux outils vous ont permis de réaliser ?

Thomas Bayrle
C’était une nouvelle liberté dans laquelle les relations classiques n’étaient plus un obstacle.

Devrim Bayar
Si je me souviens bien, vos premières expérimentations avec des programmes informatiques ont eu lieu à la Städeschule de Francfort où vous avez enseigné pendant de nombreuses années. Quelle était votre pédagogie ? Que vouliez-vous transmettre à vos étudiants ?

Thomas Bayrle
C’était une influence mutuelle, donc vraiment un dialogue entre les deux parties. Les étudiants ont obtenu quelque chose de moi et moi d’eux. C’était un échange émotionnel. Enseignement et apprentissage se nourrissaient mutuellement.

Devrim Bayar
Votre travail s’est souvent révélé visionnaire. Dans les années 60 déjà, vous avez dépeint la société de masse, la surcharge d’informations, l’urbanisation effrénée et l’anonymat des villes dominées par l’industrie automobile et l’introduction des nouvelles technologies dans la psyché humaine. Comment voyez-vous notre avenir ? Et auriez-vous un conseil à donner à la nouvelle génération ?

Thomas Bayrle
La société devient de plus en plus complexe, plus dense et moins tangible. Les autoroutes et la respiration vont de pair. La vie dans les sociétés de masse modernes devient plus abstraite et anonyme.

Thomas Bayrle, Fire in the Wheat (Sex Portfolio), Jacke wie Hose, 1970. Impression sérigraphique sur papier artisanal.Chaque lé : 47 × 164 cm. Assistant : Johannes Sebastian. Le livre d’artiste éponyme a été publié par MÄRZ Verlag en 1970. Photo : Wolfgang Günzel.

Thomas Bayrle, Airplane, 1982-1983. Collage photographique sur carton, 790 × 1280 cm. Photo : Gerald Domenig.

Je veux conserver en permanence un esprit perceptif sensible. Même si tout se condense, l’existence doit rester joyeuse. Ne renonçons pas, soyons rock’n’roll !

La beauté sans expression est peut-être une imposture

Expressives, épurées et exaltées, les images de Vito Fernicola revisitent la décennie 90 en couleurs et textures.

Fünf Finger Föhn Frisur

Les photographes zurichois Peter Gaechter et Bettina Clahsen documentent des coiffures réalisées dans les salons haut de gamme suisses, retraçant les tendances en matière capillaire des années 1970 aux années 1990.

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Transformer(s)

Jouant avec l’histoire de la sculpture, les artistes présentés à travers cet article se distinguent par leur maîtrise du collage formel et de la polysémie. Si quelques affinités se mettent en place entre leurs productions, dessinant les contours d’une certaine famille artistique, leur véritable point commun réside dans cette capacité à renouveler et transformer la matière. Qu’ils emploient des techniques artisanales ou au contraire très élaborées, ils mettent en place un corpus d’œuvres intriguant, oscillant entre opacité et séduction.

ANTHEA HAMILTON

Née en 1978 à Londres, vit et travaille à Londres

Le travail d’Anthea Hamilton réunit une pluralité de disciplines et de médiums : arts plastiques classiques – photographies, sculptures – mais aussi éléments moins traditionnels, venus des arts décoratifs : papier peint, canapés, fauteuils, tapis, vêtements. Cet ensemble posé, on a affaire à un décor qui évoque, sinon un intérieur, au moins une certaine domesticité. Sa particularité est d’être à la fois maniériste et minimaliste. Dans The Prude, une installation à la Thomas Dane Gallery de Londres en 2019, un énorme papillon mou côtoyait un papier peint géométrique parsemé de quelques grosses fleurs, le tout accompagné d’un fauteuil en damier de carrelage blanc et rouge. Jeu d’échelle et de matières, références aux formes organiques, au courant Bauhaus, mais aussi à la force des traits de la bande dessinée, l’univers d’Hamilton réunit tous ces éléments, comme autant de déclencheurs narratifs. D’ailleurs, ces propositions sont parfois également théâtre de performances, comme cela a été le cas à la Tate Britain en 2018 dans The Squash : actions et costumes – signés par Jonathan Anderson, directeur artistique de la marque éponyme et de la maison Loewe –  parachèvent alors le tableau.

L’univers d’Anthea Hamilton n’est pas univoque. Les éléments qu’elle choisit de convoquer proviennent de recherches ou d’expériences variées. Il s’agit avant tout de retranscrire certaines choses qui l’ont intriguée, sans chercher à les classer en suivant des hiérarchies conventionnelles. Ainsi, le projet The Squash trouve notamment son origine dans la découverte d’une photographie de Erick Hawkins, chorégraphe américain, présentant une personne « costumée » en légume, au milieu de vignes stylisées. L’exposition est alors une manière de déployer ces inspirations, les faire coexister, se rencontrer. Ainsi, Anthea Hamilton en propose une lecture toute personnelle. Et, même lorsque des acteurs ne viennent pas occuper la scène qu’elle a créée, elle laisse alors une place importante à celui qui vient déambuler, regarder : il est celui qui, in fine, donne sens à l’œuvre, par sa présence même, son ressenti, ses propres interprétations.

Anthea Hamilton, Wrestler Sedan Chair, 2019. 80.5 × 161 × 80 cm  © Anthea Hamilton                 Photo: Andy Keate. Avec l’aimable autorisation de l’artiste et de Thomas Dane Gallery.

Anthea Hamilton, Folded Wing Moth, 2019. 104 × 270 × 6 cm © Anthea Hamilton                   Photo: Andy Keate. Avec l’aimable autorisation de l’artiste et de Thomas Dane Gallery.

HANNAH LEVY

Née en 1991 à New York, vit et travaille à New York

Est-ce que ce sont des morceaux d’humains, des insectes, des hybrides, ou bien d’inoffensifs objets ? Créatures de cauchemar aux griffes aiguisées, aux très fins pieds : le travail d’Hannah Levy évoque les arts décoratifs anthropomorphes –  caryatides, mains soutenant un flambeau, chaise aux pieds de lion… Mais ici, la mutation est allée trop loin, empêchant la fonction. L’objet se rebelle : il est devenu vivant, comme une créature de science-fiction dérangeante, à mi-chemin entre la mollesse, la douceur du silicone – matériau ici travaillé de manière fine, réaliste, à la manière de prothèses de cinéma – et le froid piquant de très fines tiges de métal, évoquant des membres à la fois indestructibles et maladifs, comme ceux d’un insecte génétiquement modifié.

Peu de couleurs composent le répertoire chromatique de l’artiste. Si l’on devait le résumer à un terme, on parlerait sans doute de chair, quoique Hannah Levy questionne cette idée du rose comme représentatif d’une carnation universelle. Il est vrai que les formes en silicone qu’elle réalise évoquent le corps, plus spécialement certaines de ses parties intimes. Il faut y regarder à deux fois avant de comprendre ce qui est représenté… Érotiques et dangereux, il semblerait que ces objets inanimés, lassés de leur statut, de leur usage, prennent vie et se rebellent. On pense à Fantasia et Mickey apprenti sorcier – mais, n’étant mis face qu’au moment de l’histoire où les choses tournent mal, on se demande : « Qu’a-t-on fait pour mériter les créatures d’Hannah Levy ? Quel monde mérite de tels dysfonctionnements ? À qui appartiennent ces chairs esclaves d’un objet qui les structure, les maintient, en dicte la destinée ? » Autant de questions que le travail d’Hannah Levy laisse en suspens, dans un étrange sentiment mélangeant malaise et fascination.

Hannah Levy, Untitled, 2020 (detail).   © Hannah Levy Avec l’aimable autorisation de l’artiste et de la galerie Casey Kaplan, New York.

Nicolas Deshayes

Né en 1983 à Nancy, vit et travaille à Londres

Les œuvres de Nicolas Deshayes ont une apparence léchée, maîtrisée. Cet aspect rentre immédiatement en conflit avec la dimension organique que ses pièces dégagent : le contraste est saisissant, d’autant plus lorsque l’on se penche sur les inspirations qui nourrissent son travail. On y trouve pêle-mêle des éléments humains ou organiques. Certains présentent a priori peu d’intérêt – éviers, d’autres évoquent des idées peu ragoûtantes – intestins, voire carrément répugnantes – polypes, amas de graisse et de débris se formant dans les égouts.

Néanmoins, les pièces de Nicolas Deshayes n’évoquent jamais ces inspirations de manière réaliste. Certains éléments de ses travaux s’en éloignent toujours clairement, qu’il s’agisse des couleurs : gammes assez froides, parfois pastel, quelques dégradés ; des matériaux employés : céramique, émail, fonte ; ou bien encore du dispositif dans lequel elles sont présentées : cadres simples aux couleurs neutres, éléments de suspension minimalistes. L’axe majeur de son travail consiste à créer une tension entre aspect désirable – presque celui d’un pop art synthétique et attirant – et éléments auxquels on n’a ni l’habitude, ni l’envie, de prêter attention. Parfait exemple : dans son exposition Thames Water, en 2016 à la galerie Modern Art à Londres, une série de sculptures de fonte gris foncé, aux formes rappelant celles d’un intestin, fait circuler de l’eau chaude à travers la galerie, à la manière d’un système de chauffage. Il s’agit de mettre en scène le mondain : ce qu’il a de solide, structuré, produit par l’Homme ; ou ce qu’il a de plus invisible, de mou, référençant notre propre organisme, machine vivante et tiède dont nous partageons les rouages.

Aline Bouvy

Née en 1974 à Bruxelles, vit et travaille à Bruxelles

Des rats, des chiens, quelques compositions de légumes abstraits, des gros plans de nus masculins, des figures humanoïdes, mais jamais tout à fait humaines. En sculpture, en photographie, en peinture, le travail d’Aline Bouvy invite ces éléments, s’appuyant sur une gamme chromatique restreinte : blanc, gris, noir, bleu marine, chair. Comme dans le travail de Nicolas Deshayes, on retrouve des références organiques appuyées, cette fois mélangeant le scatologique au sexuel. Mais ici, ces sujets, ces références, ne semblent jamais être au cœur même de l’œuvre. On les retrouve notamment dans les titres des œuvres – Urine Mate, Que nous veut la queue –, ou bien encore dans les matériaux employés pour les réaliser.  Aline Bouvy explique par exemple avoir mélangé du plâtre à sa propre urine pour la confection de quelques-unes de ses pièces. La provocation est présente, mais se trouve dans les détails, et ne sera pas nécessairement perçue de prime abord.

Provocation, en effet, mais non sans un sens de l’humour absurde, comme dans ces immenses sculptures de pieds, présentées en 2018 chez Baronian Xippas aux côtés de piercings géants ornant les murs de la galerie, et d’une importante série de dessins particulièrement réalistes de brosses à dents. Ainsi, les œuvres d’Aline Bouvy ne cherchent pas nécessairement à exprimer un sens ou une signification, mais plutôt à ouvrir, avec délicatesse, une forme de négociation avec les systèmes de pouvoir établis.

Aline Bouvy, Hora crucis 12, 2018. 40 × 50 cm Photo: Isabelle Arthuis . Avec l’aimable autorisation de l’artiste et de la galerie Baronian Xippas, Bruxelles.

magali reus

Née en 1981 à La Hague, vit et travaille à Londres

Les sculptures de Magali Reus sont à la fois familières et étrangères. En y attardant son attention, on reconnaît un, parfois plusieurs objets quotidiens : chapeaux, serrures, vases, ustensiles de cuisine, etc . Ceux-ci servent de point de départ au travail de l’artiste. Précisément choisis, tantôt recolorés, additionnés, superposés d’éléments abstraits parfaitement usinés, ils font de l’ensemble quelque chose d’inconnu ou d’intrigant. En effet, autour de ces objets connus, Magali Reus réalise un complexe travail abstrait de composition sculpturale. Elle y ajoute également des représentations pictographiques, tout un ensemble de symboles visuels, qui ajoute au mystère de ces œuvres. Il semble alors que les mots ne permettent plus de décrire formellement ce que l’on voit, tant cela est dense et varié – sans pour autant jamais paraître brouillon ni désordonné.

Il y a quelque chose du système de production, tant par la virtuosité technique de ses assemblages, que dans leur raison d’être. Une usine qui ferait naître des objets hautement utilitaires pour un présent que nous ne connaîtrions pas – peut-être l’une de ces réalités parallèles dont on parle de plus en plus. Il pourrait, au contraire, s’agir de vider ces formes familières de leur fonction pour leur permettre, finalement, d’exprimer une simple fonction plastique. Le travail de Magali Reus met en tension le complexe processus du travail artistique manuel avec ces objets manufacturés à la hâte, sans pour autant clairement expliciter si ces derniers la dégoûtent, ou la fascinent.

Magali Reus, Leaves (Peat, March), 2015. 46.5 × 37.5 × 11 cm  Photo: Plastiques Photography. Avec l’aimable autorisation de l’artiste et de The Approach, Londres.

Magali Reus, Settings (Plums), 2019 (detail). 71 × 71 × 5 cm   Photo: Plastiques Photography. Avec l’aimable autorisation de l’artiste et de The Approach, Londres.


George Henry Longly

Né en 1991 à New York, vit et travaille à New York

On retrouve dans le travail de George Henry Longly, comme dans celui de Magali Reus, l’utilisation d’objetsfamiliers, ainsi qu’un certain aspect industriel et futuriste. Mais, à la différence des travaux de cette dernière,les objets familiers autour desquels George Henry Longly construit son travail semblent pris pour euxmêmes,en tant qu’eux-mêmes et non faire partie d’une machinerie ou d’en ensemble qui les dépasserait.Les règles présidant au choix de ces objets connus sont proches de l’esprit de liberté, de la volonté de mettre toutes sortes d’inspirations au même niveau, que l’on retrouve chez Anthea Hamilton. Au Palais de Tokyo en 2018, George Henry Longly avait ainsi développé une installation prenant pour point de départ des armures de gouverneurs japonais, datées du XIIe au XIXe siècle, prêtées pour l’occasion par le Musée Guimet.

Dans le travail de George Henry Longly, les références au monde connu sont à la fois matérielles et immatérielles : il peut utiliser des polices de caractères découpées dans une plaque, des contenants de gaz dont le contenu ne servira plus, et s’est peut-être même déjà échappé. Cette idée d’insaisissabilité se retrouve également dans une importante partie de son travail : formes, sculptures, motifs, qui cessent simplement de faire référence au réel présent.

Finalement, l’ensemble qu’il déploie, entre réalité et abstraction, offre de nouvelles manières d’envisager le monde réel tel que nous le connaissons, comme un diamant taillé dans la pierre puis monté sur une bague : sans jugement spécifique, simplement pour chercher à en intensifier la perception.

 

 

TEXTE DE FLORIAN CHAMPAGNE

George Henry Longly, Promo V, 2019. 82 × 42 × 2 cm Photo: Manuel Carreon Lopez, kunst-documentation.com Avec l’aimable autorisation de l’artiste et de la Galerie Kandlhofer.

George Henry Longly, The Liberator, 2016. 61 × 137 × 69 cm
Photo: Manuel Carreon Lopez, kunst-documentation.com Avec l’aimable autorisation de l’artiste et de la Galerie Kandlhofer.

Le lien du sang

C’est par le jeu et l’amour que se dessinent la communauté photographiée par Parker Woods. Une famille de cœur lumineuse et porteuse d’espoir.

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L’évangile de la femme
moderne selon L’Oréal
en 1935

Antoine Bucher

« Une autre fois, en faisant un essayage, j’ai remarqué la teinte des lèvres de la jeune femme, teinte se rapprochant merveilleusement du coloris de sa robe. J’ai fait faire par notre teinturier toute la gamme des rouges à lèvres, afin de mettre mes tissus en harmonie avec les visages. »
Madeleine Vionnet, Fiat, n°1, octobre 1934.

Cette déclaration de Madeleine Vionnet qui apparaît dans un numéro de la revue Fiat peut surprendre aujourd’hui‘hui à plusieurs titres. En effet, que vient donc faire la vénérée reine de la mode dans un magazine automobile ? Et que penser de cette citation ? Dans les années 1930, plusieurs marques automobiles choisissent de développer des magazines pour promouvoir le style de vie associé à cette nouvelle pratique de l’élite et bien entendu, la couture parisienne en fait partie. La revue publiée par Ford sous le nom La Revue des Sports et du Monde est ainsi placée sous la direction de Paul Iribe à partir d’octobre 1934 et compte parmi ses contributeurs Gabrielle Chanel qui y signe plusieurs articles. Pour son numéro inaugural d’octobre 1934, la revue Fiat choisit, elle, Madeleine Vionnet. Et c’est dans cette tribune sur la mode que la couturière évoque l’harmonie chromatique entre ses tissus et une gamme de rouges à lèvres. L’époque connaît alors un important développement de l’industrie de la beauté et le maquillage se fait de plus en plus présent. On lit ainsi en 1935 dans Votre Beauté :

« Le maquillage est devenu un art véritable. L’épiderme féminin n’est plus blanc ni rose, mais revêt les tonalités chaudes de l’ambre, de la cannelle ou de l’abricot ; les paupières s’ombrent, de bleu nuit ou de vert ; la ligne des sourcils s’épure, devient le trait de pinceau de l’artiste japonais ; les lèvres fleurissent dans des rouges éclatants, mandarine, coquelicot, géranium. »

Votre Beauté n’est pas sans rappeler nos publications automobiles. Destinée tout d’abord aux salons de coiffures sous le titre La Coiffure et les Modes, la revue du fondateur de L’Oréal, Eugène Schueller se développe et devient disponible en kiosques en 1932 avant de prendre le titre de Votre Beauté à partir de janvier 1933. Eugène Schueller en suit de près le contenu et la fabrication. Le magazine mixe un contenu éditorial et commercial autour de la beauté tout en promouvant les produits capillaires et cosmétiques de L’Oréal. Aux côtés des sujets touchant à l’esthétique, au sport, à la diététique, à la santé, la couture parisienne est également un sujet de choix pour la revue. Elle accueille d’ailleurs à partir de 1935 un éminent contributeur régulier en la personne du grand couturier Jean Patou.

C’est cette même année 1935 que la société L’Oréal choisit de lancer un nouveau produit baptisé Coloral. Annoncé comme fraîchement sorti des laboratoires, Coloral est une coloration de cheveux. Il s’agit matériellement d’une ampoule qui permet, une fois diluée dans de l’eau, de procéder à un rinçage qui teint temporairement les cheveux. Jusqu’alors, les teintures avaient pour but de cacher les cheveux blancs ou d’adopter une teinte naturelle autre que la sienne en fonction de celles mises à la mode par les actrices hollywoodiennes notamment. Coloral poursuit un objectif différent car selon la revue : « Les nuances naturelles des cheveux, si jolies soient-elles, ne sont plus à l’unisson du maquillage ». La palette disponible comprend alors des orange, des roses, des violets, des bleus, des verts. Le discours et l’imagerie produits en 1935 par le magazine Votre Beauté illustrent alors un positionnement beaucoup plus singulier que celui précédemment utilisé où les teintures incarnaient notamment la lutte contre le vieillissement. Avec son nouveau produit, L’Oréal choisit de redéfinir la femme moderne.

Kees Van Dongen, publicité Coloral, Votre Beauté, 4e année, numéro 43, octobre 1935.
 Librairie Diktats

« Votre grand-mère en crinoline était plus proche des dames de la Renaissance que de vous-même. Aujourd’hui vous êtes l’égale de l’homme et sa rivale sur le terrain du sport, des diplômes et des affaires. Vous pouvez nager, plonger, vous pouvez faire du 80 à l’heure en ski, du 130 au volant de votre roadster, du 300 dans l’avion qui en quelques heures vous dépose au cœur de l’Afrique… »

La femme n’est même pas alors l’égale de l’homme, elle lui est supérieure grâce à son charme : « Et cependant la femme reste femme. Bien loin d’avoir abdiqué son charme, sa coquetterie, elle a poussé l’art de plaire, le souci de briller et de s’embellir jusqu’aux derniers perfectionnements », peut-on lire en novembre 1935. Si l’on s’enchante aujourd’hui de ce féminisme affiché, l’argumentaire commercial développé va encore plus loin et poursuit même le discours des avant-gardes qui appelait à réunifier les arts pour dépasser les limites individuelles de la peinture, la mode, les arts appliqués et l’architecture. Les expérimentations du Wiener Werkstätte, de Sonia Delaunay ou encore de Paul Poiret sont les exemples « classiques » de cette extension de la toile du peintre au décor de la vie qui permet au mobilier et aux vêtements de devenir de nouveaux supports créatifs dans les premières décennies du siècle. Coloral va presque plus loin car il ne met pas de distance entre le corps et l’œuvre, voire abolit même la frontière entre l’artiste et la femme. « L’œil exercé du peintre impressionniste avait déjà découvert, dans la chevelure féminine, des reflets verts, roses ou violets. Coloral permet à la vie d’imiter l’art et à la femme de devenir sa propre artiste et de faire jouer la magie des couleurs ». La femme moderne devient elle-même l’œuvre et l’artiste.

L’idéal esthétique qu’embrasse L’Oréal pour illustrer ce produit et incarner cette nouvelle femme se confond avec deux artistes héritiers du fauvisme, le mouvement qui a libéré la couleur. « Toutes les fantaisies sont désormais permises. On peut s’offrir le luxe de ressembler à un tableau de Marie Laurencin, avec une robe grise et des cheveux roses. » Si Marie Laurencin est citée, c’est le peintre Kees Van Dongen qui illustre la publicité pour le produit ainsi qu’un important éditorial de Votre Beauté dédié à Coloral. « La femme du vingtième siècle a elle aussi trouvé son peintre qui fixera pour l’histoire sa silhouette nerveuse et racée, son maquillage intense, ses lèvres et ses sourcils stylisés, c’est Van Dongen. Van Dongen a fait mieux que comprendre la femme moderne, il l’a presque inventée, en tout cas, il l’a exaltée et lui a tracé la voie d’une esthétique nouvelle. » Pour incarner l’élégante qui adopte la teinture de couleur, le peintre d’origine néerlandaise met ainsi en scène trois jeunes femmes. Le fard à paupières est coordonné aux cheveux bleus pour l’une ; le rose de la chevelure se marie au vert des paupières et de la robe pour une autre. L’anarchiste Van Dongen prête ainsi ses pinceaux à l’incarnation d’un nouvel idéal féminin appelé de ses vœux par L’Oréal et l’armée des coiffeurs français dont le nombre double entre le début des années 1920 et le milieu des années 1930.

Léon Benigni, illustration d’article, Votre Beauté, 4e année, numéro 44, novembre 1935.
Librairie Diktats

Les pages dévolues à la couture dans Votre Beauté sont d’ordinaire plutôt hermétiques aux produits L’Oréal, relatant les dernières tendances chez les couturiers alors en vogue ou donnant la parole à Patou pour informer les lectrices de ce qu’il convient de porter. Le lancement de Coloral est l’occasion d’envahir cet espace rédactionnel et de pousser encore plus loin le concept de femme moderne. En effet, si le produit permet à la cliente d’accorder son maquillage et ses cheveux, elle peut également accorder ses cheveux à sa robe et non plus l’inverse. Le numéro de novembre 1935 de Votre Beauté comporte ainsi pour la rubrique mode une composition de l’illustrateur vedette de Fémina, Léon Benigni, qui représente les dernières créations de Schiaparelli, Chanel et Patou rehaussées par les coiffures colorées de leurs mannequins. « Quels cheveux naturels, enfin, se seraient assortis d’aussi parfaite manière à la robe de Chanel, toute de paillettes or, que ceux de la femme de droite qui sont teintés de bleu et dont les ondulations mettent en valeur un visage portant encore la trace des longues heures passées au soleil. » La femme moderne dispose désormais de tous les atouts : l’égalité avec les hommes, mais surtout la capacité de se construire elle-même comme œuvre, maquillage, robe et coiffure inclus. Que de pouvoirs dans une petite ampoule…

Texte d'Antoine Bucher

Double prédestination

Minimale et pourtant riche de nuances et d’effets, la beauté selon Benjamin Vnuk fait se rencontrer picturalité et singularité.

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C.Q.F. D. de la performativité
(dans la mode)

Luca Marchetti

En commentant le défilé-performance réalisé avec l’artiste Anne Imhof pour la collection Burberry de l’été 2021, le directeur artistique de la marque, Riccardo Tisci, a qualifié la mode – et non seulement la sienne – d’espace d’émotion, de rêve, et l’a décrite comme un flux d’énergie vitale. Plus spécifiquement à l’événement qu’il venait de présenter, il a évoqué un energetic move voué à rendre accessible au public cette montée d’adrénaline qu’il ressent à chaque fois qu’il conçoit une collection.
Je suppose que bien d’autres créatrices et créateurs souscriraient sans trop d’objections à ces mêmes propos. La mode est pour le plus grand nombre un phénomène de mouvement, d’énergie, vecteur d’évolution autant en termes de temps (les tendances de style, par exemple) que d’espace (chaque culture développe un mode spécifique à son contexte). Ce sont presque des évidences, sans besoin de rappeler que le terme « mode » renvoie en soi à la dynamique et à la mutabilité des choses.

Ce qui surprend en revanche, c’est que la mode ait élaboré au fil du temps un langage corporel et des codes expressifs si figés, où la démarche rigide des mannequins, l’absence d’expression faciale et des postures réduites à un vocabulaire aussi limité qu’inéluctable, jouent le rôle de protagonistes.

Loin d’être un paradoxe, ces deux aspects représentent les deux faces de la même vision culturelle, bien occidentale et ancrée dans un temps précis : celui de la naissance de la mode moderne il y a bientôt deux siècles. D’un côté on y retrouve un imaginaire de la beauté et de la féminité fondé sur la distance, l’épure et le désir de l’inatteignable : la perfection– d’où le fait que sur les podiums et dans les magazines de mode, la réalité et la dimension « charnelle » de la vie aient longtemps été des tabous. De l’autre, on constate qu’en dehors des défilés et des représentations que les médias en donnent, la mode est un facteur-clé, très pragmatique et incarné, dans toutes nos performances quotidiennes. Non seulement les habits vivent en contact permanent avec nos corps, mais ils sont aussi en mesure de transformer profondément notre manière d’être dans le monde. C’est en très grande partie grâce à eux qu’on « performe » efficacement dans nos rôles sociaux et institutionnels
Le fait de porter une jupe ou un pantalon, une chemise à pattes ou col Mao, d’aller à l’école en crop-top ou avec un T-shirt à slogan, de se présenter à un rendez-vous en chemise cravate, d’élaborer un style décontracté ou formel quand on occupe une fonction publique… peut nous ouvrir des portes ou alors en fermer, voire carrément déclencher le débat social, si ce n’est pas le scandale. Cela est possible car la mode, comme la langue parlée, est en elle-même un phénomène performatif.

L’emploi de la performance artistique pour souligner la performativité de la mode n’est pas une invention de ces dernières années. Si le défilé peut déjà être considéré comme le « degré zéro » de la performance de mode, certains créateurs et créatrices de vêtements ont recherché des formats alternatifs à ses codes bien établis où tout élément de l’événement (la temporalité, l’espace choisi et son occupation, l’évolution des corps, jusqu’à la relation particulière établie avec le public) puisse être déclencheur de significations spécifiques.
Le phénomène a eu un premier moment de visibilité publique avec les défilés des années 60 qui ont considérablement rapproché la présentation des collections de vêtements de la culture du happening de plus en plus populaire dans le milieu artistique de l’époque. La musique, le choix de lieux et de corps atypiques par rapport à la tradition de la couture, ainsi qu’une direction artistique de plus en plus personnelle et singulière y tenaient une position de premier plan ; les vêtements faisant simplement partie de ce dispositif totalisant.
Mais ce sont les deux dernières décennies, avec Hussein Chalayan, Viktor & Rolf, Rick Owens, Kenzo, Thom Brown, Valentino, Iris Van Herpen ou encore Issey Miyake jusqu’à Fenty by Rihanna, qui nous ont offert la plus haute densité d’événements artistiques en guise de défilés.La mode a certes changé depuis l’époque de Courrèges et Paco Rabanne, mais c’est surtout la culture globale dans laquelle elle baigne qui a évolué radicalement. Les revendications de plus de réalisme, d’incarnation et une vision de la femme plus adhérente à la « vraie vie », loin donc de la « vie rêvée » popularisée par la mise en scène de la création et par la presse spécialisée des origines, sont devenues la doxa officielle dans le monde entier.
En phase avec ces attentes, la performance représente le remix idéal de vie et de rêve, d’objectivité et de projection artistique, de suggestions diverses et variées en termes d’attitudes corporelles, relations entre les corps, les genres et les identités, jusqu’à inscrire à chaque fois sa narration dans des lieux signifiants qui, loin d’être des simples décors prestigieux, donnent la clé de lecture de l’événement.

Burberry Spring/Summer 2021 – The Performance

Revenons à la performance d’Anne Imhof et de Riccardo Tisci pour Burberry. Elle a été explicitement présentée comme le résultat d’une appréciation réciproque, en traduisant avant tout autre chose l’esprit collaboratif et hybride devenu essentiel à la notion contemporaine de « créativité » dans la mode. Sa narration présente ensuite une foisonnante réorchestration en version pop arty de références cinématographiques (de Fellini à Kubrick jusqu’à Guadagnino), de l’esthétique rock (ce n’est jamais de trop, dans l’univers vestimentaire), de l’imaginaire de l’arène de jeu ou de combat et même des récits survivalistes en nature dont la Gen Z raffole actuellement. L’évidente incohérence de l’ensemble n’apparaît pas comme un effet du hasard, au contraire, elle reflète plutôt notre Zeitgeist où l’incohérence, le chaos sont la norme. Dans ce paysage socio-culturel, la performance permet à la mode de rester pertinente en accomplissant l’une de ses missions principales : enregistrer ce qui nous entoure et le mettre en récit pour le rendre acceptable.
On pourrait se demander pourquoi se donner autant de mal juste pour un fashion show ? La réponse nous est donnée par Miuccia Prada, lors de la présentation de la première collection conçue à quatre mains avec Raf Simons. Elle décrit le vêtement comme un outil pour naviguer dans la complexité du quotidien, rendu d’autant plus complexe aujourd’hui avec la pandémie de Covid 19. Pour elle, le vêtement a donc la capacité d’accompagner l’individu « en devenir » autant dans ses évolutions mondaines que dans ses transformations intimes.
En d’autres termes, si la mode nous assiste dans notre définition sociale, elle participe grandement à notre définition intérieure, grâce au dialogue permanent – souvent inconscient – qu’on entretient avec elle.

Elle exalte nos ressentis intimes, elle souligne nos perceptions corporelles et fonctionne comme une loupe de la personnalité. La performance, oui, mais la performance de soi.

Sorabes

Portrait géographique et générationnel, Stefan Dotter rend hommage aux traditions d’un territoire partagé entre plusieurs cultures.

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Bodybuilding

Harikrishnan

Tout juste diplômé du London College of Fashion, le créateur Harikrishnan a bénéficié d’une belle exposition médiatique grâce à sa collection finale. Ses pantalons de latex, formes sculpturales et graphiques, dessinent une silhouette inhabituelle. Ce jeu de proportions, jouant d’exagération et d’art optique, questionne la notion de perception et de norme. Il est intéressant de savoir que le jeune homme de vingt-six ans, originaire de Kerala, région du sud de l’Inde, a pratiqué le bodybuilding. De l’anatomie corporelle et des muscles, Harikrishnan est passé au patronage et aux textiles. Loin de se résumer à ces fascinantes jambes reproportionnées, les propositions du designer développent un vestiaire masculin, puisant autant dans l’artisanat que dans le tailoring. Une proposition complète, riche et raisonnée, qui présage un développement réjouissant. Alyse Archer-Coite, spécialiste en design et en pédagogie, s’entretient avec celui qui se fait appeler Hari et évoque avec lui les coulisses de ses recherches.

ALYSE ARCHER-COITE
Comment avez-vous décidé d’étudier la mode au London College of Fashion ? Et quelle place a eu votre famille dans votre réflexion ?

HARIKRISHNAN
Je n’ai jamais voulu étudier ou faire un master ; ma partenaire s’est rendue à l’entretien d’admission au LCF, et je l’ai accompagnée. Heureusement, nous avons tousles deux étés acceptés. C’est ainsi que je suis arrivé au LCF. Ce n’était ni un rêve ni une étape planifiée de ma vie.

Vous avez partagé en ligne des images du processus de production de votre pantalon. Grâce à cette documentation, nous avons appris qu’il s’agit en fait d’un projet artisanal et familial.

HARIKRISHNAN
Ma famille possède une plantation de caoutchouc depuis sept ou huit ans. Avant de commencer mon parcours de designer, j’aidais mon père à collecter et à transformer le latex dans la plantation. Le traitement du caoutchouc est une belle métamorphose ; le latex liquide se transforme en feuilles. Ce procédé a été une source d’inspiration et cela m’est toujours resté en tête. Mais ce n’est pas pour cette raison que j’ai choisi le latex pour ma collection. Mes recherches à ce moment-là exigeaient un matériau capable de convenir à différentes tailles et à un mode de vie dynamique. Le latex s’est donc naturellement imposé puisqu’il m’est très familier.

L’aspect et la texture du pantalon nous attirent vraiment, mais je me demande quel effet il fait une fois porté, quelle est son odeur ? Pourriez-vous décrire la sensation que l’ont ressent quand on marche dans la rue en portant votre pantalon ?

HARIKRISHNAN
C’est comme si vous étiez suspendu dans l’air, comme une sorte de promenade dans les airs ! Et, oui, il sent le caoutchouc à l’intérieur. Malheureusement, je n’ai jamais eu le temps de l’essayer. Mais les mannequins qui l’ont porté m’ont parlé de cette sensation de légèreté. Même assis, vous avez l’impression de n’être assis sur rien. Ce dont je suis sûr, c’est que cela les a ravis, car ils se sont beaucoup amusés en coulisses.

Les pantalons créent une silhouette qui rompt complètement avec la représentation anatomique classique. Vous les avez également proposés avec des hauts structurés, des vestes par exemple. Mettez-vous les spectateurs au défi de repenser l’apparence des corps ?

HARIKRISHNAN
Oui, absolument ! C’était le but. La collection visait à changer notre perception de l’image du corps, comme si je donnais ma version de la réalité. Je crois au pouvoir de l’image. C’est une approche spéculative dans le contexte de la mode, destinée à critiquer les proportions et les représentations actuelles.

Vos pantalons en latex ont eu un impact énorme, mais vous avez également créé des gilets qui comprennent des éléments solides. Votre débardeur en perles de bois sculptées à la main est créé en collaboration avec des artisans de la région de Channapatna en Inde. Pouvez-vous nous en dire un peu plus à ce sujet ? Dans quelle mesure était-il important de combler, en procédant avec respect, les fossés culturels et géographiques pour un public européen ?

HARIKRISHNAN
Ce projet dans la région de Channapatna a demandé plus de temps et d’efforts que toute autre étape de la création de la collection. Pour celui-ci, j’ai vécu dans le village pendant quarante-cinq jours en collaboration quotidienne avec les artisans pour développer des modèles et des tenues. C’était donc la partie la plus enrichissante de mon travail.

Photographe: Ray X Chung
Modèle: Joshua J Small

Le plus intéressant dans les projets communautaires, c’est la satisfaction que l’on ressent lorsque l’on fait participer des gens à son travail, et elle est inexplicable.J’y suis allé inspiré par la texture de la résine qu’ils utilisent, mais une fois que j’ai commencéà travailler là-bas, il ne s’agissait plus uniquement de cela ; j’ai vécu de nombreuses expériences et j’ai beaucoup appris, y compris sur le mode de vie des artisans et son impact sur le processus de conception.

Les Européens ne connaissent pas la communauté de Channapatna pour sa mode. Même en Inde, elle est célèbre pour la fabrication de jouets. C’est un artisanat qui a tenu un rôle essentiel dans chaque foyer en Inde, mais qui a malheureusement perdu sa pertinence après l’industrialisation de ce secteur. Je crois qu’en restant en phase avec les nouveaux marchés et le nouveau mode de vie, mon projet profite à la communauté. De plus, en le réinventant par le biais de la mode et de l’habillement, j’ai réussi à donner aux artisans un nouveau moyen de subsistance.

Nous avons vu d’autres designers émergents utiliser des matériaux inattendus dans leur travail. Des algues, des élastiques, des sacs de haricots et même du latex sous différentes formes. D’après vous, qu’est-ce qui alimente cet esprit d’aventure dans la mode ?

HARIKRISHNAN
Dans mon cas, c’est la volonté de mettre la mode en avant en tant que moyen de communication et d’explorer les autres possibilités avec le corps comme véhicule. Ce que je voulais faire au travers de mes créations, c’est susciter des dialogues et des réflexions. Beaucoup de jeunes stylistes sont frustrés par le système actuel de la mode où la créativité passe au second plan et où tout le reste est porté aux nues au nom de la vraie créativité. Malheureusement, aujourd’hui dans l’industrie le style prend une place plus importante au détriment de l’innovation matérielle.

Quel impact sur vos créations a eu la fabrication en Inde ?

HARIKRISHNAN
Avant de m’installer à Londres, j’ai travaillé en Inde pendant deux ans sous la direction de Suket Dhir, lauréat du prix international Woolmark, à New Delhi. Pendant cette période, j’ai pu travailler sur de nombreux projets de développement de textiles et de surfaces. Cette collaboration continue d’influencer une grande partie de mon processus de création. Cependant, le langage visuel ou l’esthétique de mon travail ne se limitent pas à l’Inde. Je veux qu’il soit universel.
De plus, la ville de New Delhi représente un aspect central de mon travail, car elle me fournit toutes les ressources nécessaires pour que mes idées deviennent réalité.

Que voyez-vous actuellement dans le monde (tandis que vous êtes confiné chez vous à cause de la Covid) qui vous frappe et vous impressionne ?

HARIKRISHNAN
Je ressens et je vois de la résilience. En ce moment, je conçois les vêtements depuis ma ville natale, ce que je n’aurais jamais cru possible. Au début, il était difficile de trouver et de tester certaines choses ici, dans cette petite ville. Certains matériaux n’étaient pas disponibles, mais après trois ou quatre semaines de travail acharné, je parviens à travailler depuis chez moi et j’ai réussi à réaliser quelques commandes commerciales par moi-même.
De ce point de vue, la pandémie m’a beaucoup aidé à développer ma confiance en moi. Mais je ne suis pas le seul sur lequel elle a eu un impact. Beaucoup de gens autour de moi réussissent à continuer après avoir été durement touchés.

Certains ne vous connaissent que par votre pantalon gonflable. Que voudriez-vous que le public sache sur vous ?

HARIKRISHNAN
Je poursuis des recherches sur les problèmes croissants de santé mentale et d’anxiété chez les étudiants en mode et les créateurs émergents. La mode est un de ces domaines où l’on crée beaucoup mais où l’on est le moins récompensé.
J’y crois parce que je ressens moi-même toutes les émotions imaginables, et que seul quelqu’un qui partage la même passion peut comprendre. Beaucoup d’étudiants et de designers émergents subissent une pression énorme, principalement en raison des risques (en termes financiers et en termes de délais) qu’ils prennent. En particulier dans cette période où les réseaux sociaux accélèrent les interactions, où certains d’entre nous ont du mal à rester fidèles à leur philosophie. Ma partenaire, qui est conférencière de mode, et moi-même, menons ensemble cette recherche depuis six mois. Si nous pouvions aider ou au moins écouter certaines de ces personnes, ou encore si nous pouvons initier un dialogue, je considère que nous aurons réussi.

Photographe: Ray X Chung
Modèle: Joshua J Small

entretien avec ALYSE ARCHER-COITE

Merveilleuse Monstruosité

Basculant du merveilleux au monstrueux, le personnage imaginé par Steph Wilson réorchestre les canons de l’élégance et dynamite les conventions.

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NATURE PEUT TOUT
ET FAIT TOUT

Roman Moriceau

Représentations instables de nature foisonnante, poussière de cuivre vouée à l’oxydation, fragrance synthétique rejouant l’organique, le travail de Roman Moriceau n’est jamais ce qu’il semble être. Jouant avec les illusions, l’artiste français questionne la temporalité de toute chose. Qu’il détourne des techniques artisanales comme la sérigraphie ou qu’il collabore avec l’industrie du parfum (plus précisément, avec le nez Ilias Ermenidis), sa pratique renouvelle l’exercice classique de la vanité, représentation allégorique du passage du temps et des paradoxes de l’existence.

SYRA SCHENK
En préparant notre discussion, je me suis rendu compte qu’il y a peu d’informations sur toi sur les réseaux, à une époque où tout le monde se précipite pour gagner en visibilité. Est-ce voulu ?

ROMAN MORICEAU
J’ai certainement une forme de désintérêt des médias. Entretenir des réseaux sociaux est également trop chronophage. Mais je devrais m’y atteler plus, car c’est intéressant de pouvoir partager plus précisément son point de vue. Ceci étant dit, j’aime l’idée d’avoir un peu de flou dans une époque où tout est très visible. Ce qui est important dans mon travail, dans un monde où les images sont consommées de manière très rapide, c’est de transmettre le message, d’échanger sur le contenu plus que sur l’image. Sur la toile, beaucoup de choses se ressemblent, la compréhension est restreinte. On pense comprendre les informations de manière immédiate alors qu’elles requièrent du temps.

SYRA SCHENK
Pourrais-tu nous décrire ton approche à la matière ?

ROMAN MORICEAU
Il y a toujours une corrélation entre le fond et la forme, une envie plastique mélangée à une envie technique, que je ne maitrise généralement pas. Le résultat est souvent le projet, l’idée d’une forme, l’idée d’une nouvelle technique, d’une nouvelle matière. J’utilise des matériaux sensibles au temps, fragiles, qui se modifient.

 

Roman Moriceau, Jasminocereus thouarsii, 2013.                   Sérigraphie à l’huile de vidange, 68 × 51 cm.                   
Avec l’aimable autorisation de de l’artiste et de la Galerie Derouillon, Paris.

Ce n’est pas dogmatique, mais ces propriétés reviennent en permanence. Depuis cinq ans, je travaille en associant mes images à des odeurs et du son, en créant une immersion dans l’espace avec l’odeur. L’action de l’odeur sur la mémoire et l’émotion amène à voir les images autrement.

Pour ma dernière exposition personnelle à la Galerie Derouillon, intitulée « Our Exquisite Replica of Eternity », j’ai pris des photos de bouquets de fleurs industrielles, reproduites à la colle sur lesquelles je saupoudrais des super-aliments comme l’acai, la chlorophylle, la spiruline ou encore le matcha. Ils ont tous des propriétés boostantes, mais je les ai choisies pour leur couleur et leur sensibilité aux UV — les couleurs passent de façon non-homogène. Les images vont pâlir et se transformer de manière aléatoire. Les fleurs que j’ai photographiées sont toutes génétiquement modifiées et ne pourraient pas se reproduire sans une intervention extérieure. Elles sont élevées selon un cahier des charges précis : elles doivent être belles, résistantes pour supporter de longs transports, mais elles n’ont pas d’odeur car ce n’est pas requis. Puisqu’elles ne sont pas comestibles, il n’y a pas de limites quant aux produits chimiques — des produits cancérigènes — utilisés sur ces fleurs qui se retrouvent chez les fleuristes, chez nous, dans l’eau… J’ai travaillé avec la société suisse Firmenich pour créer une odeur de « bouquet de fleurs génétiquement modifiées ». Celle-ci était diffusée dans l’espace de la galerie, les visiteurs l’attribuaient au bouquet posé dans l’espace alors qu’aucune de ces fleurs n’était odorante. La composition florale était posée sur un socle qui abritait des capteurs de mouvement qui déclenchaient des sons de manière aléatoire lorsqu’une pétale tombait dessus. Il s’agissait d’extraits de bandes-son de films romantiques et chansons d’amour qui se mélangeaient pour créer une nouvelle matière.

SYRA SCHENK
Est-ce que cette plongée dans l’industrialisation des fleurs coupées a une portée écologique ?

ROMAN MORICEAU
Quand j’ai commencé à travailler sur ce projet, au début de l’été 2018, les médias commençaient à parler davantage d’écologie. C’est un sujet qui me préoccupe depuis mon adolescence. Pour autant, je n’avais pas besoin d’en parler de la même manière. Même moi, et ma conscience aiguë de notre rapport à la nature, je me suis retrouvé face à des paradoxes. J’habite Paris, je m’inscris dans le marché de l’Art pour lequel je produis des formes et des objets qui sont un mélange de narcissisme et de besoin de communication. Cette exposition m’a permis de réfléchir à tout cela.

SYRA SCHENK
Firmenich travaille essentiellement des substances artificielles, comment intègres tu cela dans tes projets ?

ROMAN MORICEAU
C’est leur expertise qui m’intéressait, puisque je voulais développer une odeur. C’est une des plus grosses entreprises de fragrance, ils développent aussi bien des parfums que des odeurs pour l’industrie agro-alimentaire. Le paradoxal a toujours été dans mon travail. Les premières pièces que j’ai faites représentaient des plantes et des fleurs en voie d’extinction sérigraphiées à l’huile de vidange, donc à la fois ultra-toxique tout en ne séchant jamais totalement. L’image reste fragile. Les pièces que je réalise ne sont jamais vraiment figées.

SYRA SCHENK
Certaines de ces pièces ont notamment été intégrées à la collection du Musée d’Art Contemporain du Val-de-Marne. Comment assumer leur transformation?

ROMAN MORICEAU
L’idée du changement d’aspect de ces œuvres est quelque chose qui est arrivé au gré des recherches, et aujourd’hui, je suis convaincu que l’œuvre ne doit pas rester pérenne. Les pièces acquises par le MAC/VAL sont toutes soumises à des formes de transformation, certaines images vont par exemple moisir. J’ai longuement échangé avec l’équipe du musée à propos des protocoles de conservation. Mes pièces disparaissent au bout d’un moment, et cela fait entièrement partie de leur histoire.

Roman Moriceau, Botanische Garten Neu 2 IV, 2018. Poussière de cuivre sur papiere, 134 × 97 cm.                   
Photo : © Grégory Copitet.                   
Avec l’aimable autorisation de de l’artiste et de la Galerie Derouillon, Paris.

À ce sujet, un sculpteur de marbre m’a dit qu’il aimait l’idée de pérennité du marbre ; je lui ai répondu que même le marbre n’est pas pérenne. La pierre a une longévité qui nous dépasse, mais c’est illusoire de penser qu’elle ne disparaitra pas. C’est assez mégalomane de penser que notre travail doit nous survivre.

SYRA SCHENK
Nous vivons une période charnière qui offre une vraie opportunité de changer certains des comportements fondamentaux acquis sur les cent dernières années. Le public peut être sensible aujourd’hui à ton choix d’utiliser les super-aliments pour montrer la temporalité des œuvres, qui évoluent dans le temps. Comment vois-tu l’évolution de ton travail?

ROMAN MORICEAU
 J’aimerais vivre à la campagne, pouvoir produire mon alimentation mais aussi des aliments qui me fourniraient une forme d’encre, une matière première. En ce moment je fais pousser des plantes, sur ma loggia et mon balcon, pour une exposition à la galerie parisienne Pauline Pavec, dont la commissaire sera Sandra Barré. Ce processus implique un élément de temporalité et d’imprévu. C’est long, lent et aléatoire. Les dates de l’exposition auront un impact avec ce qui est disponible. C’est une forme de production instinctive. Je voulais travailler des plantes pour leur odeur, j’ai mis des graines à germer. Je les ai plantées un mois trop tard par rapport aux recommandations, et maintenant elles stagnent, elles ne poussent plus. Je ne sais pas ce qui sera prêt. J’observe, je m’adapte. J’apprends continuellement du vivant !

Roman Moriceau, Alps, 2012.
Sérigraphie à l’huile de vidange, 148 × 188 cm.
Avec l’aimable autorisation de de l’artiste et de la Galerie Derouillon, Paris.

Réel

En imaginant les variations que pourraient offrir le digital au monde réel, Thomas Lohr met en scène une beauté décomplexée et source de fantasmes.

Qui suis-je ?

La photographe Camille Summers-Valli se met en scène à travers ses autoportraits et questionne la notion d’artifice, les conventions et les codes.

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Simple et funky

Ichon

Entendu depuis plusieurs années au gré des collaborations et des mixtapes, Ichon sort enfin son premier album. Avec Pour de vrai, il livre un disque puisant autant dans le hip-hop que la chanson française, loin des clichés, avec l’authenticité comme unique fil conducteur. Dans « Miroir », il chante :

DEVANT LE MIROIR JE ME SENS TIMIDE
TOUT LE MONDE ME CROIT INVINCIBLE
J’AIME TROP MÉLANGER MA GUEULE D’ANGE
ET LE DANGER
MON CŒUR PENCHE

Un disque signature comme une mise à nu, entre confessions de doutes et moments de plaisirs. Pour compléter ce portrait, nous avons demandé à Ichon de partager quelques morceaux qui font partie de son histoire, qui l’inspirent et le font vibrer.

Le Code

Myth Syzer (Ft Bonnie Banane, Ichon & Muddy Monk)

C’est la famille ! Dans un premier temps, j’ai eu la chance de rencontrer Loveni. Il rappait déjà, il gravait ses CD et les vendait au collège. Je rappais aussi, mais j’étais moins sérieux que lui. Nous étions une bande d’amis. Ensemble, nous avons créé ensemble le collectif Bon Gamin. Plus tard, on a été présentés à Myth Syzer. Il est arrivé à Paris aux alentours de 2009. On a directement été proches, ça a marché instantanément. Il sortait du lot à l’époque, c’était déjà un excellent beatmaker. Il avait notamment fait quelques sons pour le rappeur Ateyaba, dont le nom de scène à l’époque était Joke. Avant Thomas – le véritable prénom de Myth – on prenait nos instrumentaux sur Internet. Quand il est arrivé dans Bon Gamin, il devenu notre beatmaker attitré. Mais pour résumer, nous sommes des amis qui faisons de la musique ensemble. Moi je suis venu à la musique par l’écriture. Je devais avoir douze ans quand j’ai écrit ma première chanson et c’était un texte de rap pur. J’ai toujours beaucoup écrit, que ce soit sous la forme d’un journal intime ou de lettres, qu’elles soient à mes parents ou aux filles. Plus jeune, j’avais la sensation qu’on ne me comprenait jamais quand je parlais. Écrire me permettait de m’assurer que ce que je disais était clair.

Parce qu’on vient de loin

Corneille

J’ai chanté cette chanson – et tout le reste de l’album – en boucle quand j’étais enfant. C’est un succès populaire, ça n’est pas branché, mais c’est très sincère et c’est ça qui m’a touché à l’époque, et me touche aujourd’hui encore. Je ne connais pas Corneille mais sa simplicité me plaît !

Loving You

Minnie Riperton

Très beau. À écouter dès le matin, pour te mettre dans un état de douceur et d’amour. Et à écouter en boucle pour le reste de la journée !

Corps

Yseult

J’adore ce titre et j’adore Yseult. Elle apparaît dans le clip de « Noir & Blanc », le morceau que l’on a sorti cet été, avec Loveni qui m’accompagne. Il y a de l’amour entre Yseult et moi, comme avec toutes les personnes avec lesquelles je travaille. Je pense à PH Trigano et Crayon qui ont produit l’album. Ça n’est que de l’amour. Ça m’est déjà arrivé qu’on me demande de collaborer avec des artistes dont je ne me sentais pas proche, et je ne l’ai jamais fait. Évidemment, techniquement, je pense que je pourrais le faire, mais je ne le veux pas. Je me mets cette barrière parce que c’est ma vie et je n’ai pas envie de raconter des choses qui ne sont pas vraies.

Machine gun

Portishead

À l’époque où j’avais du mal à trouver des instrumentaux, je cherchais des titres sur Internet et je chantais dessus. Et j’ai notamment fait ça avec ce morceau de Portishead. « Machine gun » est un morceau à la production incroyable. La voix de Beth Gibbons l’est tout autant. Je me suis bien amusé avec ce titre, mais je ne j’ai jamais diffusé, c’était vraiment un délire pour moi ! Pour en revenir à ce morceau, je sais que The WeekEnd a reproduit quasi à l’identique ce beat sur « Belong to the World ». Aujourd’hui, j’écoute assez peu de rap américain car je trouve qu’on a tout ce qu’il faut en France, tant au niveau des producteurs que des chanteurs. Depuis quelques années, quand on fait quelque chose, on le fait bien, on a plus à rougir des comparaisons. La vraie force des Américains, c’est qu’ils n’ont pas peur de sortir des cases ! En réalité, j’écoute moins de rap qu’à mes débuts, mais quand j’en écoute, il est français. J’aime Makala, 13 Block, Hamza… Tout ce qui sort en ce moment est très bon !

Gisèle Part 4

Luidji

Je complète cette sélection avec un morceau contemporain et français ! J’ai écouté l’intégralité de Tristesse Business, l’album de Luidji, durant tout l’été. Il est fort !

Encore un peu

Ichon

C’est un morceau qui arrive au milieu de l’album, un peu comme une respiration. Avec Pour de vrai, j’avais envie d’être le plus authentique, je ne joue pas de personnage. Quand je dis quelque chose, c’est que je le pense. Je suis mon humeur du moment, que je sois introspectif, triste ou heureux. L’écriture d’« Encore un peu » a été rapide, c’est sorti tout seul. Je l’ai écrit pour une fille qui était mon amoureuse à l’époque. La production a pris plus de temps par contre. C’est peut-être l’un des morceaux sur lequel on a le plus cherché alors que c’est le morceau le plus nu, puisque c’est juste un piano voix. Il y a plusieurs versions, une avec une batterie, une autre avec un rythme différent et finalement, on est revenus à la version initiale. J’ai bossé environ trois ans sur cet album. Quand il a fallu établir l’ordre des titres, je l’ai placé instinctivement à cet endroit, sans savoir si cet effet de respiration que j’espérais aller fonctionner. Et les retours que j’ai me font très plaisir car apparemment c’est le cas. Si j’ai appris quelque chose avec ce projet, c’est qu’il ne faut pas avoir peur d’écouter son instinct.

Man on the moon

REM

C’est tiré de la bande originale du film éponyme. J’ai choisi ce morceau pour parler un peu de cinéma. Un de mes acteurs préférés est Jim Carrey. Dans ce film réalisé par Milos Forman, il joue le rôle d’Andy Kaufman, le comique américain. Ce film m’a un peu retourné le cerveau, notamment pour la prestation de Carrey. Il raconte qu’à chaque fois qu’il aborde un rôle, il cherche les similitudes entre le personnage et sa propre vie pour mieux se l’approprier. J’adorerais être acteur. J’ai déjà eu quelques propositions, mais ça ne me convenait pas, c’était trop loin de moi. Ça peut sembler paradoxal puisqu’on parle de rôle, mais j’ai besoin de pouvoir rattacher le jeu à ce que je suis, je cherche une forme de vérité.

Cucurrucucu Paloma

Caetano Veloso

C’est une chanson magique ! Elle m’apaise, elle me donne envie de chanter, c’est magnifique. Ce qui est fou avec ce titre, c’est qu’il fonctionne avec ton état, que tu sois triste ou malheureux. Je l’ai découvert par l’intermédiaire d’amis de longue date, lors d’un dîner, et j’en suis tombé amoureux.
Je l’ai intégré dans une de mes playlists. J’adore en faire ! J’en ai une qui s’appelle Cheminée, certainement ma préférée, qui est dans un mode chill, pantoufle et good vibes ! J’ai une playlist Petit déj. Avec celle-ci, je me vois
en train de couper et presser mon orange, quand il fait beau. Elle est parfaite pour bien commencer la journée, mais on peut l’écouter facilement jusqu’à 16 heures ! J’en ai une autre qui s’appelle Voyage ; elle est un peu plus éclectique, avec des sons qui bougent mais très solaire. J’ai Danse de la mort, avec une sélection de morceaux un peu triste, ceux qu’on aime écouter en marchant sous la pluie ! Et puis le rap, on le trouve dans ma playlist Sport. Toutes ces playlists, je les partage avec mes amis, je les mets régulièrement à jour. Il y a eu un long moment où je n’écoutais plus trop de son. Mais aujourd’hui, avec ce que la technologie nous apporte, tant pour écouter que découvrir, je retrouve le plaisir de la musique.

Propos recueillis par Muriel Stevenson

Sculptures

Paul Kooiker se réapproprie la technique du body-painting en puisant dans l’histoire de la sculpture antique et de la photographie surréaliste.

Métal hurlant

En incorporant l’intérieur à l’extérieur et la nature à la technique, Andrew Nuding insuffle un air de surréalisme et réinvente les codes du réel.

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Planète sauvage

YelleBertrand Mandico

Réalisateur prolifique – sa filmographie compte plus d’une trentaine de courts et moyens métrages, Bertrand Mandico a confirmé la singularité de son univers avec Les Garçons Sauvages, son premier long-métrage sorti en 2017. Baroque et expérimentale, son écriture transporte dans des territoires luxuriants peuplés de créatures étranges où l’instabilité et les bouleversements semblent être la norme. Cette idée de changement, on la retrouve à travers le titre du quatrième album de Yelle et son clin d’œil astrologique. Intitulé l’Ère du Verseau, le disque du duo français – composé de Julie Budet et de Jean-François Perrier – assume sa mélancolie sans pour autant sombrer dans la noirceur. Avec ses percées de lumière, il conjugue les tourments à l’euphorie. Dans leur manière d’hybrider, qu’il s’agisse des sentiments ou des genres, Bertrand Mandico et Yelle partagent une sensibilité commune. Ils se rencontrent pour la première fois et échangent autour de la puissance des odeurs, du rôle des morts et de leur amour de la nature.

JB     Tu es actuellement en salle de montage. Sur quoi travailles-tu ?
BM   Je finalise mon deuxième long-métrage. Un film d’heroic fantasy qui se déroule sur une autre planète au féminin. Je ne peux pas en dire plus !
JB     En ce moment, tout est chamboulé, mais as-tu déjà une date de sortie ?
BM   Il y a une date de finition. Le film sera prêt au printemps 2021.
Après, advienne que pourra, que ce soit pour les festivals ou la sortie en salle.
Vous êtes en pleine promotion de votre nouveau disque ?
JB     Oui ! Et normalement, si tout se passe bien, nous serons prochainement en résidence à La Rochelle pour préparer nos prochains concerts, dans une salle qui s’appelle La Sirène. Ils devraient avoir lieu jusqu’à la mi-décembre, uniquement en France. Tout ça, avec un gros point d’interrogation car les règles concernant les spectacles changent vite. Nous avons déjà modifié la tournée en décalant les dates américaines et européennes. C’est un peu triste de sortir un album et de ne pas pouvoir partir en concert, donc on cherche une solution pour pouvoir faire quelque chose, même si l’idée d’un concert assis et masqué ne nous enthousiasme pas, car ça ne nous ressemble pas. Mais nous avons réfléchi, et vu l’accueil du public pour ce disque, mais aussi sa frustration, on s’est dit que c’était aussi notre rôle d’avoir une proposition pertinente et de s’adapter à la situation. Ce qui ne nous empêchera pas de refaire des concerts debout lorsque ce sera de nouveau possible !
Je voulais te questionner sur ton rapport au son dans tes films.
BM   La musique, c’est mon inspiration première quand j’écris ou quand j’imagine des films.

J’ai besoin d’avoir de la musique dans mes oreilles, pour imbiber mon cerveau. Et la combinaison musique-voyage est encore mieux. Le mouvement accentue l’afflux d’images. Lorsque je prends le train par exemple, musique aux oreilles, tête contre vitre, la lumière qui bat derrière mes paupières closes me met dans un d’état second et des séquences de films m’apparaissent très clairement.

C’est ma « Dreammachine ». D’ailleurs, Brion Gysin a imaginé sa machine à rêves dans les mêmes conditions…
Ensuite, sur mes tournages, il m’arrive très souvent de diffuser de la musique, pour créer un climat de concentration. Il y a souvent beaucoup de bruit quand je tourne. Je ne prends qu’un son témoin qui n’est pas de très bonne qualité et dont je me débarrasse très vite en montage.
On réenregistre les actrices en studio et on affine ainsi le jeu. On peut obtenir des nuances et des tonalités très particulières. C’est à ce moment-là que nous créons la bande-son, qui inclut les bruitages, et très vite la musique.
Mais pour toi, est-ce qu’à l’inverse, l’image est une source d’inspiration pour arriver à vos musiques ?
JB     C’est assez particulier car nous n’avons pas vraiment de recette. Avec Jean-François, on a pas du tout les mêmes références, on a grandi dans des univers assez différents. On ne part pas tout le temps de la même chose. On peut par exemple partir d’un rêve, de quelque chose qui est arrivé en images durant la nuit. Ce qui est difficile quand on écrit une chanson, c’est qu’on a sa propre vision de ce que l’on a envie de raconter et qui ne parle pas forcément à tout le monde. On a toujours laissé la porte ouverte à différentes interprétations, notamment par les images et ce que les gens peuvent mettre dessus. Mais c’est vrai qu’il y a des moments qui sont très inspirants. Je te rejoins sur le train ! J’y écoute aussi beaucoup de musique et je me fais mes propres films.
BM   Tu rêves d’images, mais est-ce qu’il t’arrive de rêver de sons ?
JB     C’est arrivé, mais c’est de moins en moins fréquent. Par contre, ce qui est plus surprenant, c’est que j’ai des sensations olfactives très précises quand je rêve.
BM   Tu penses que l’olfactif pourrait te guider dans l’écriture d’un morceau ? Passer d’une odeur à une autre pour imaginer le cheminement d’un disque.
JB     Oui, complètement ! Je n’y ai jamais pensé, tu me donnes une idée ! Ce qui est certain, c’est que les odeurs peuvent me provoquer des émotions très vives. Enfant, je reniflais tout. Et je me rends compte que je continue de le faire. J’ai besoin de sentir tout ce que je mange. Avec la Covid, je suis un peu contrariée car j’aime beaucoup embrasser les gens, les prendre dans mes bras et les sentir. Parfois, ça peut me bloquer dans certains rapports humains si l’odeur me gêne. Ça ne veut pas forcément dire que la personne ne sent pas bon, c’est plus de l’ordre d’une réaction chimique.
BM   Tu pourrais imaginer un concert olfactif ! Tout comme John Waters a mis en place une version en odorama de son film Polyester, où les spectateurs étaient munis de cartes qu’ils devaient gratter à différents moments du film, pour révéler des odeurs liées aux séquences. Évidemment, puisque c’est John Waters, les pastilles avaient des senteurs très particulières. Mêlant la guimauve aux odeurs corporelles les plus souterraines.
JB     Je me souviens avoir vu enfant un spectacle de la compagnie Royal de Luxe qui s’appelait Peplum. C’était en extérieur ; il y avait un énorme ventilateur sur un rail qui passait devant le public et qui diffusait des odeurs. Elles étaient parfois réjouissantes ou au contraire très désagréables. Je me rappelle avoir été un peu nauséeuse à la fin du spectacle. Ça m’a vraiment marquée. Je me rappelle aussi que lorsque nous avons fait la première partie de Katy Perry, sur sa tournée American Dream, elle diffusait une odeur de barbe à papa dans les énormes salles qui nous accueillaient. C’était un peu écœurant à la fin de la journée de respirer ça !

BM   Pour moi, pendant longtemps, l’odeur des concerts et des discothèques, c’était la cigarette.
À partir du moment où il n’a plus été possible de fumer dans ces endroits, j’ai découvert que l’odeur de la musique que l’on partage, c’était la sueur et les parfums qui se mélangeaient mal !
Diffuser de la barbe à papa, c’est peut-être une parade pour éviter ça, parce que finalement, ces odeurs nous renvoient aux humains que nous sommes, aux usines organiques que nous trimbalons toute la journée. Cette évidence peut déranger, le sucre remplace la clope.

JB     La transpiration te transporte un peu dans l’intimité des gens. Ça peut en effet être désagréable car on partage une intimité à laquelle on a pas forcément envie d’être confronté. À l’inverse, il y a ce moment de chimie que j’évoquais plus tôt qui peut également se passer positivement. On peut aussi se rencontrer dans l’odeur.
BM   Oui, il y des odeurs qui aimantent, des odeurs qui s’aimantent !
JB     Et toi, est-ce que le rêve est une source de matière pour tes créations ?
BM   C’est une matière à réflexion ! Je note mes rêves dans un carnet et j’essaie d’y comprendre ce qui s’y passe. Pourquoi le grand serpent blanc dans le marécage me parle. Cette pluie de jambes est-elle de bon augure.
J’ai utilisé une seule fois un rêve de façon littérale. J’étais invité par un festival en Islande et je j’ai décidé de profiter de cette opportunité pour y faire un film. Je m’étais fixé comme contrainte une unique journée de tournage. Des amis islandais m’ont proposé leur aide et m’ont demandé ce que je voulais filmer. À ce moment-là, je ne savais pas quoi faire, je ne voulais pas plaquer un scénario réfléchi sur un décor et un pays que je ne connaissais pas encore.

Les Garçons Sauvages, Bertrand Mandico.

Alors je me suis mis à guetter mes rêves. J’ai notamment rêvé d’un homme qui marchait sur une route et qui allait voir une femme bleue pour lui demander combien de temps il lui restait à vivre. C’était parfait et ce n’était pas un rêve hors de prix ! Je raconte mon histoire aux islandais ; tout se prépare, actrice, acteur, caméra 16, le minimum. Ma micro-équipe me parle d’une petite maison bleue, isolée, qui serait parfaite comme décor et me propose de voir si on peut l’intégrer au projet. C’est là qu’on m’apprend quelque chose d’assez troublant. Cette maison appartenait à un peintre décédé et c’est son fils qui en était désormais le propriétaire. Rien n’avait bougé depuis le décès de son père et il refusait tous les tournages qu’on lui soumettait… Mais, pour moi, il a curieusement accepté, très troublé d’apprendre le sujet du film et surtout qu’une femme bleue était censée vivre dans cette maison. Son père, qui y vivait seul, peignait des femmes bleues. Et il était inspiré par l’esprit d’une femme bleue qui venait le visiter ! Le fils du peintre a trouvé la coïncidence tellement troublante… Et moi donc !
Mais, je voulais évoquer tes clips, et plus particulièrement l’investissement du corps. Comment t’es-tu lancée dans cette aventure du corps mis en image et du corps sur scène ? C’est venu en même temps parallèlement à la musique ou ça a été travaillé progressivement ?
JB     J’ai fait beaucoup de théâtre quand j’étais plus jeune, jusqu’à mes vingt-trois ans. Je n’ai jamais eu vraiment de problème à me mettre en scène. Pour moi, un chanteur ça n’est pas forcément une grande voix, c’est avant tout quelqu’un qui raconte des histoires et qui les partage sur scène, par la performance. Je pense que quand j’ai commencé, je n’étais pas très à l’aise, j’étais un peu raide. J’avais envie de plus mais il fallait que je lutte. Ce qui est drôle, c’est qu’à l’époque, je voyais une sophrologue qui avait un ami martiniquais. Ils sont venus me voir à un concert et après le spectacle, son ami m’a conseillé d’écouter du zouk. Il m’a dit que ça allait tout changer, que ça allait me débloquer au niveau des hanches et libérer mon corps. J’ai hoché la tête sans trop y croire, et puis quelques jours plus tard, chez moi, j’ai écouté beaucoup de zouk ! Et en effet, quelque chose s’est déverrouillé au niveau de mon bassin. On en a même fait une chanson !
J’ai toujours eu des facilités à assumer mon corps, à en jouer. J’ai toujours porté des combinaisons super moulantes mais fermées jusqu’au cou. Il y a cette idée d’en montrer beaucoup sans dévoiler. J’aime ce double jeu. Cette assurance est peut-être aussi venue avec l’âge, la confiance, il y a tout un tas de paramètres qui entrent en jeu. Car je ne vis pas mon corps de la même manière à différents endroits. Je peux être extrêmement pudique dans ma vie privée et ne pas avoir de soucis à d’autres moments. Il n’y a pas longtemps, j’ai tourné dans une série où j’avais une scène d’amour avec une femme qui était censée être enceinte. J’étais dénudée, avec dix personnes autour de moi. Je pensais que je n’allais jamais y arriver et au final, je n’ai eu aucun problème. J’ai un rapport au corps que je pourrais parfois qualifier d’utile, dans le sens où c’est un outil.
BM   Je ne savais pas que tu étais comédienne.
JB     J’ai tourné dans cette série en trois épisodes, pour Arte, qui s’intitule J’ai deux amours. Le réalisateur est Clément Michel, c’est la première personne qui m’a fait tourner dans un court-métrage – Une pute et un poussin, en 2009. Il m’appelle toujours, même si c’est pour faire un petit rôle, ou comme ce fut le cas plus récemment pour de la musique. J’aime beaucoup jouer, mais je ne suis pas forcément douée pour aller à la rencontre des gens, je suis certainement trop timide. Et je n’ai pas d’agent. Mais c’est quelque chose que j’aimerais faire plus.
Pour en revenir au corps, est-ce que tu sais d’où te vient cet intérêt qui est très central dans tes films ?
BM   J’ai une fascination sans limite pour les corps, sans a priori, sur les sexes, la maturité, les cicatrices de la vie ou autre… Je suis complètement captivé par toute la diversité possible.

J’aime aussi l’idée d’un corps mutant, évoluant. Pour moi, le corps idéal se transformerait en permanence, à volonté. Il serait homme, femme, entre-deux, les deux,multiple, autre, autrement, avec encore plusde fantaisie, d’organes nouveaux !            Avoir des sortes de pénis aux coudes, des seins torsadés dans le dos ou des vagins croisés sur le sternum… Cette fascination m’étourdit, m’enivre et m’euphorise en même temps.

Et puis il y a eu aussi l’intérieur du corps…
Un jour de Pâques, quand j’avais treize ans, ma tante qui était aide anesthésiste dans un hôpital, me gardait chez elle. Elle avait des appels en urgence et j’ai lourdement insisté pour la suivre, car je rêvais d’assister à des opérations. Elle a demandé au chirurgien de garde si je pouvais venir exceptionnellement en observateur, ce qu’il a curieusement accepté.
Il y avait plein d’accidentés ce jour-là, qui arrivaient dans la salle d’opération et, petit à petit, voyant que je n’étais pas effrayé, on m’a laissé m’approcher de plus en plus proche. Jusqu’à ce que je puisse me mettre debout sur un tabouret pour mieux voir.
J’étais subjugué par l’intérieur des corps que je trouvais objectivement beaux et plastiques. Je voyais tous ces organes qu’on sortait et qu’on posait sur des tissus. On lavait l’intérieur des ventres, on réparait, on replaçait les organes. Il y avait des couleurs sublimes : vert amande, bleu nuit, rose nacré. Je trouvais les formes très sensuelles, voluptueuses même. Il n’y avait pas trop de d’odeurs car on m’évacuait au moment d’ouvrir, l’instant le plus critique pour les effluves.
Rien de tout ça n’était glauque, c’était à la fois assez abstrait et positif, car dans un contexte de réparation… Le chirurgien finit par me demander : « Alors, comme ça, tu veux être médecin plus tard ? » Et je lui ai répondu naïf et sûr de moi : « Non artiste ! » Il s’est tourné vers moi sa blouse et ses gants imbibés de sang : « Mais je suis un artiste, à ma façon… ! » Il avait raison. Dans mon souvenir, il ressemblait à Cronenberg.
J’ai une question particulière ! Il y a le cri qui tue. Est-ce que tu penses qu’il y a le chant qui fait jouir ?
JB     Je pense, oui ! La voix peut être un organe très sensuel, voire sexuel. Il y a une manière de s’en servir, un peu comme un sextoy, elle peut être un outil de jouissance. Et avec ton cinéma, tu as déjà eu des témoignages dans ce sens ?
BM   J’ai reçu via Facebook des messages de personnes qui avaient vu Les Garçons Sauvages et qui ont eu un orgasme ou une extase en le voyant.

Pas des messages graveleux, des témoignages sincères, entre émotion fébrile et trouble profond. Je me souviens d’un témoignage assez détaillé d’une femme qui s’est littéralement liquéfiée sur son siège durant le film. Ou d’autres personnes qui sont allées toucher et caresser l’écran à la fin de la projection… ça m’a surpris, évidemment ! Mais je ne savais pas quoi faire de ces « merci pour ce moment intense ».

J’aime l’idée du film qui nous échappe et creuse son sillon de trouble dans l’esprit de ceux qui l’absorbent.
J’imagine que c’est comme ça aussi parfois en concert ?
JB     Certainement ! Je pense qu’on se met beaucoup de barrières, et ça n’est pas si facile de lâcher prise, de s’autoriser à se laisser envahir par les émotions.
BM   Peut-être que dans une salle de cinéma, plongée dans le noir, on peut s’oublier, face aux images qui remplissent les murs… Ou dans une foule qui vibre, sous les lumières stroboscopiques, inondés de musiques… Les deux se rejoignent !
J’ai une autre question bizarre pour toi : as-tu déjà fait un concert dans un cimetière pour réveiller les morts ?
JB     Ah ah ! Non, jamais !
BM   Au-delà de la blague, je me demandais si tu convoquais les morts quand tu chantais.
Je te demande, car c’est quelque chose que je fais quand je filme. Je pense à certains cinéastes qui sont morts, de grandes figures qui m’ont impressionné, donné l’envie de faire des films. Je n’ai pas peur d’aller chercher des noms imposants, puisque tant qu’à faire, autant convoquer les plus grands ! Lorsque j’ai des difficultés à faire un travelling par exemple, je peux essayer de parler à Tarkowsky ou Max Ophuls, en leur demandant de m’aider, à trouver un état de justesse ou d’émotion… Eux qui savaient trouver dans leurs mouvements de caméra un état de grâce absolu.            Cette façon de convoquer ses aînés, ses modèles, de ritualiser sa création, comme dans un rituel païen, j’imagine que c’est quelque chose que l’on peut faire dans toutes les disciplines. T’arrive-t-il de faire la même chose avant de monter sur scène ?
JB     Pas vraiment, je suis très concentrée sur… moi ! Je pense plutôt aux morts et aux artistes que j’aime dans des moments de création, de recherche et de réflexion. Je fais des sortes de prière. Je ne crois pas en Dieu, mais je crois en beaucoup de forces, comme celle des esprits et de la nature. Je vais parler à la lune quand je sors promener mon chien la nuit ! J’habite à la campagne donc il n’y a pas de lumière autour de chez moi et je vois très bien les étoiles. Mais le rapport à la nature, on le retrouve aussi dans Les Garçons Sauvages.
BM   Oui, tout à fait. J’ai grandi à la campagne, dans un petit village, et de façon assez solitaire. Je rentrais en communion avec la nature. J’adorais ramper ! Ce rapport à la forêt, ventre contre terre a une dimension sensuelle et sexuelle. Je me faufilais dans des passages creusés par des renards, sous des buissons, là où seul un enfant pouvait aller. Un peu comme dans les films de Miyazaki, notamment Totoro, j’ai le souvenir d’avoir découvert des lieux complètement inaccessibles et sublimes. Ce rite, ce parcours pour découvrir l’endroit secret, que la nature protège et qui va s’ouvrir à nous comme une fleur, continue à me hanter. Je regrette de ne plus ramper sous les buissons.
JB     C’est aussi la nature dans tout ce que ça peut avoir de mystérieux, et parfois d’effrayant.
BM   Oui, elle est paradoxale la nature, car elle peut caresser avec ses fruits et en même temps griffer avec ses branches. Il y a aussi des rencontres bizarres, des choses que tu n’identifies pas vraiment, que tu croises sans comprendre ce que tu vois, un fruit pourri mêlé à une charogne d’animal. Il y a parfois des aberrations. Tout ça fait beaucoup travailler mon imaginaire. C’est aussi le cas pour les petits cours d’eau, que j’aimais remonter quand j’étais enfant, toujours pour atteindre des zones inaccessibles, invisibles aux adultes…            J’ai aussi une théorie selon laquelle tous les films qui se passent sur une rivière sont forcément réussis. Je pense à La nuit du Chasseur de Charles Laughton, Apocalypse Now de Coppola, Aguirre, la colère de Dieu de Werner Herzog, La rentrée des classes de Rozier, même l’Atalante de Jean Vigo ! Ça se passe sur un canal, mais je l’inclus ! Le cours d’eau insuffle une dimension mystique aux films qui les caresse.
Il y a également les sons de l’eau qui court ou de la pluie. Je suis friand de cette sonorité aquatique mêlée à la musique pour les bandes-son de mes films, c’est une récurrence.
Est-ce que vous utilisez ou détournez des sons naturels dans votre musique ?
JB     Pas vraiment. On a utilisé des sons organiques, mais pas de sons de nature. Plusieurs fois, j’ai enregistré avec mon téléphone des bruits de nature, notamment des cris d’oiseaux. Je pense à un oiseau qui revient à chaque printemps et qui fait des sons très particuliers, mais c’est compliqué car il n’est évidemment jamais là quand nous l’attendons. La nature produit des sons très riches, et ce qui est fantastique avec la musique électronique, c’est que tu peux triturer cette matière pour la transformer en mélodie. Certains artistes, comme Jacques, font ça très bien.
BM   Lorsque je travaille la matière sonore de mes films, je m’aperçois que je reviens toujours au même orage, au même vent… Je ne trouve jamais aucun son qui sonne aussi bien que celui-là. Il s’harmonise particulièrement avec la musique, mes images, je crois que j’utilise ce vent depuis bientôt plus de 10 ans…            Si on parle d’éléments naturels, votre album L’Ère du verseau a un côté très liquide, ne serait-ce que par sa pochette.
JB     On avait envie de raconter avec ce visuel l’endroit dans lequel on vit qui est fait de ça. De mer, de tempêtes, de ciels noirs parfois, de peaux mouillées…
BM   Est-ce que l’idée du renouvellement d’images et de styles, comme chez David Bowie par exemple, est importante pour vous ? Est-ce que vous abordez chaque nouvel album en vous disant qu’il faut faire peau neuve, se métamorphoser ?
JB     Non, on fait les choses de manière assez spontanée.

La musique dans un premier temps et les images ensuite. On n’aime pas trop l’idée de conceptualiser un album. Peut-être qu’on le fera un jour ; je ne dis pas que c’est une mauvaise manière de procéder. Au niveau du son, on se laisse porter, on fait vraiment de la musique « temporelle », on s’inscrit dans notre époque.

On fait notre son avec ce qu’on a comme outils, sans se dire qu’on a envie de sonner comme il y a trente ans ou comme ce sera dans vingt ans. Je crois que nous avons fait un disque qui est très 2019-2020. Évidemment nous n’avions pas prévu cette pandémie, mais c’est vrai qu’il se dégage de cet album quelque chose d’assez sombre. Finalement les choses se croisent et nous dépassent !

PROPOS RECUEILLIS PAR JUSTIN MORIN

Fleurs

Dans la grande tradition de la photographie botanique, Peter Langer propose une série florale explorant une palette chromatique vivifiante et lumineuse.

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Revoir Revue

Ce dixième numéro de Revue célèbre cinq années d’existence durant lesquelles nous avons reçu de nombreux invités. Nous est alors venue l’idée de les recevoir à nouveau, en leur proposant de poser une question ou d’y répondre, mélangeant nos précédentes discussions pour en créer de nouvelles. Autant de dialogues entre artistes de tous bords qui revisitent notre histoire tout en proposant une relecture créative.

Sidi Larbi Cherkaoui

(chorégraphe, à relire dans Revue 1, en discussion avec le musicien Woodkid) questionne

Damien Jalet

(chorégraphe, à relire dans Revue 7, en conversation avec le musicien Etienne Daho) 

 

Comment navigues-tu entre le monde du cinéma, celui de la mode et des stars comme Madonna et celui de la danse contemporaine et des compagnies plus classiques  ?

J’adore naviguer en effet ! C’est peut-être pour ça que l’une de mes pièces s’appelle Vessel et que l’on retrouve des vagues dans tous mes spectacles ! Ce que j’ai toujours aimé dans la danse, et en particulier la danse contemporaine, c’est sa capacité à inventer ses propres codes, à pouvoir créer des liens avec d’autres mediums, à traverser les frontières géographiques. Venant du théâtre, bien plus cantonné aux frontières linguistiques et à une forme de tradition, la danse contemporaine a toujours été un espace mêlant une extrême rigueur à une vraie liberté. J’aime profondément collaborer, mais je ne le fais qu’avec des gens que j’admire et qui m’inspirent. Je suis très intuitif et surtout très intransigeant avec ça. J’aime aussi tester la limite entre cultures dites « savantes » et « populaires ». Mes chorégraphies se sont parfois faits taxer de « niche » ou de très (trop) spécifique, et je suis assez surpris par le fait que, sans altérer quoi que ce soit, elles se retrouvent aujourd’hui au centre de films à très grand visionnage. Je suis très heureux de recevoir des témoignages de gens qui ne connaissent pas cette forme de danse et qui grâce à ces films sont devenus de vrais amateurs. La même chose s’est passée pour moi quand j’ai découvert Madonna à l’âge de onze ans. Elle a été le déclencheur de quelque chose en moi. Son travail était toujours extrêmement référentiel et, grâce à elle, j’ai découvert Martha Graham ou Bob Fosse. Du coup, lorsqu’elle m’a contacté presque trente ans plus tard après avoir vu mon travail dans Suspiria, c’était comme une boucle qui se formait. Comme si après avoir été l’étincelle qui m’a fait commencer à danser, je pouvais lui rendre quelque chose de cette énergie qu’elle m’avait donnée à un moment clé de ma vie.

The Shoes

Guillaume Brière & Benjamin Lebeau (musiciens, à relire dans Revue 1, en discussion avec la cinéaste Rebecca Zlotowski)  questionne

Fishbach

(musicienne, à relire dans Revue 4, en discussion avec la cinéaste Céline Sciamma)

 

Quel conseil aurais-tu aimé recevoir lorsque tu as commencé la musique ?

Je dirais que je n’ai aucun regret sur mes débuts, car j’ai su faire le tri entre les réflexions avisées et les encouragements douteux. Si je devais recommencer, je referais tout de la même manière.

Études

(créateur, à relire dans Revue 4) questionne

Woodkid

Yoann Lemoine (musicien, à relire dans Revue 1, en discussion avec le chorégraphe Sidi Larbi Cherkaoui) 

Comment as-tu vécu la sortie de ton morceau « Goliath » abordant des sujets en écho direct à cette situation inédite dans laquelle nous sommes plongés ?

On s’est posé la question d’un potentiel retardement de la sortie. J’avais peur qu’elle ait l’air opportune par rapport aux conditions. Mais au final on a décidé de garder notre calendrier et de laisser notre film résonner avec l’actualité car la question de la toxicité est quelque chose que j’avais envie d’aborder depuis longtemps. C’est un sujet qui n’est pas nouveau et qui n’est pas arrivé avec la Covid. Je pense que « Goliath », plus particulièrement son clip, peut parler de ça, mais peut aussi prendre une dimension supérieure, plus métaphysique. Mais évidemment, j’aurais préféré que l’actualité ne s’aligne pas avec la mythologie de ce titre.

Soft Baroque

(designer, à redécouvrir dans Revue 6)

Études

(créateur, à relire dans Revue 4)

 

La surexposition de l’image et du contenu dans nos sociétés digitales nous a, d’une certaine manière, désensibilisés de la beauté, mais nous en a aussi libérés. De la même manière que d’autres ressources sociales et naturelles s’épuisent, pensez-vous que la beauté s’amenuise ?

Il est difficile de mesurer l’impact de la surexposition des images au travers des nouveaux médias. Le phénomène actuel qui nous paraît intéressant, c’est que l’époque où la conception des images était réservée à quelques personnes est révolue. Leur démocratisation et leur diffusion leur ont donné une nouvelle place dans notre société.
Presque comme une forme de résistance, et afin de nous préserver, avec Études Books nous éditons des livres de photographie et d’artistes depuis 2007. Nous avons à cœur de publier des ouvrages de photographie qui rassemblent au sein d’un même objet une série d’images, une conception graphique, un texte. Ces publications sont le fruit de notre relation avec l’artiste.

Woodkid

Yoann Lemoine (musicien, à relire dans Revue 1, en discussion avec le chorégraphe Sidi Larbi Cherkaoui)  questionne

Damien Jalet

(chorégraphe, à relire dans Revue 7)

 

Dans quelle mesure est-ce que ton travail de chorégraphe est transformé lorsqu’il est destiné à être filmé et monté ?

Chorégraphier un spectacle ou un film sont en effet deux processus qui ont leur spécificité propre ; c’est presque aussi différent que pour un acteur de jouer dans un film ou une pièce de théâtre. En général dans mes pièces j’aime créer un cadre, une limite, comme un dispositif scénographique qui est parfois en mouvement lui-même, j’aime aussi explorer comment à partir d’une certaine perspective on peut créer une sorte d’anamorphose, jouer sur ce que l’on voit ou pas. Le cadre d’une caméra devient ce cadre, cette limite dans laquelle le mouvement s’inscrit, comment un corps y apparaît et disparaît. J’ai appris énormément en tournant Suspiria avec Luca Guadagnino – ma première vraie expérience à chorégraphier en utilisant un moniteur. C’est devenu très vite clair que ce que je chorégraphiais en studio à partir d’un point fixe allait être complètement déconstruit par les caméras en multiangles, qui allaient non seulement changer constamment la perception de l’espace mais capturer énormément de détails. Ce qui demande encore plus de précision dans la chorégraphie, mais aussi dans les intentions des danseurs. Sur le plateau, j’ai très vite lâché mon point de vue frontal pour me placer derrière les moniteurs avec Luca. En même temps que l’on tournait, je découvrais des détails et des perspectives (notamment grâce aux top shots), ce qui permettait de continuer à guider les danseurs, mais aussi les cadreurs ; certains mouvements ont été aiguisés pendant le tournage afin de mieux s’inscrire dans l’image. Les scènes de Suspiria sont toute filmées en camera fixe, de plusieurs points de vue, ce qui demandait un énorme travail de montage. La chorégraphie s’est reconstruite en salle de montage, grâce à Walter Fasano, dès lors qu’il a compris qu’il pouvait « remixer » la chorégraphie. Il y a passé trois semaines. J’ai adoré voir le résultat final. C’est, j’imagine, comme pour toi quand tu reçois le remix d’une de tes chansons par quelqu’un qui te fait découvrir des nouveaux aspects de ce que tu as créé !
Pour Anima avec Paul Thomas Anderson, en créant la chorégraphie en studio, je filmais le matériel des danseurs avec mon iPad et me mettant en mouvement ; cette idée de perspective mouvante est propre au cinéma et ne peut pas être vécue par un spectateur dans un théâtre. J’envoyais les vidéos à Paul Thomas et ça nous a inspiré à tout filmer en mouvement constant, avec très peu de coupures. Nous étions dans les rues de Prague avec un steadicam, et j’avais mon propre moniteur portatif pour lequel je donnais les instructions à vue pour faire rentrer et sortir les danseurs du cadre. Paul Thomas adore les longs plans séquence, du coup rien ne peut être repris en montage ; ça montre plus d’imperfections, mais ça amène aussi une émotion plus forte que lorsque la chorégraphie est trop hachée.
Enfin, un autre exemple : quand j’ai développé Train-train, sur une musique de Koki Nakano, avec le réalisateur Benjamin Seroussi, l’idée était de suivre un solo du danseur Aimilios Arapoglou dans la tour Pleyel, à Paris. Nous avons tout filmé en mouvement et je trouve que ce pas de deux entre un danseur et un cadreur est fascinant.
Dans tous les cas de figure, que ce soit au cinéma, dans la mode, pour Madonna, dans mes pièces ou celles que je fais pour des ballets plus classiques, je tâche de garder une même qualité expérimentale.

Ronan Bouroullec

(designer, à redécouvrir dans Revue 2) questionne

Paul Chemetov

(architecte, à relire dans Revue 3, en discussion avec le chef Inaki Aizpitarte) 

 

Si vous deviez choisir un édifice, je serais curieux de savoir lequel ce serait.

On ne peut résumer l’architecture à un bâtiment. S’il reste un livre, La Bible, pour les croyants monothéistes, l’architecture n’a pas sa « Pierre Noire de la Mecque ». Je pourrais citer quelques bâtiments émouvants : les maisons Jaoul, Wright ou Schindler à Los Angeles, ou Kahn à Ahmedabad. Mais ce serait infiniment réducteur!

Perez

(musicien, à relire dans Revue 9, en discussion avec le chorégraphe Olivier Dubois) questionne

Woodkid

Yoann Lemoine (musicien, à relire dans Revue 1, en discussion avec le chorégraphe Sidi Larbi Cherkaoui) :

La musique pop, d’autant plus lorsqu’il s’agit d’un projet solo, passe par une incarnation forte, la mise en avant d’un visage, d’un style vestimentaire, d’une attitude, etc. En quoi la 3D permet-elle de jouer avec ces codes ?

Je trouve qu’on vit à l’ère de l’ultra-explicite. Les réseaux sociaux poussent l’artiste à cela. Dans tout mouvement il doit y avoir un contre-mouvement et je trouvais intéressant d’interroger sur ce qu’est l’ultime façade. L’idée de cet avatar 3D que j’ai introduite avec S16, mon nouvel album, est arrivée très vite. Elle soulève beaucoup de questions qui m’interpellent autour de la réalité, du virtuel, mais aussi de l’authenticité, de la générosité et de la fantaisie. C’est une figure qui peut questionner l’égo comme elle peut questionner la timidité. Elle interpelle sur l’idée de la technologie dans la musique et dans l’image, tout comme sur la manipulation et sur la question fondamentale qui est : « Est-ce que l’artiste est un personnage ? »

Sabine Marcelis

(designer, à redécouvrir dans Revue 6) questionne

Soft Baroque

(designer, à redécouvrir dans Revue 6)

 

Chère Saša, tu m’as dit un jour que tu manges des aliments d’une seule couleur chaque jour de la semaine. Pourrais-tu me faire part de tes menus de cette semaine ? Je suis très curieuse !

J’adore cuisiner, mais les possibilités sont infinies et peuvent m’épuiser. J’ai créé le système « une couleur par jour » et j’ai centré mon quotidien autour de cela. Chaque jour, je me suis habillée d’une seule couleur et j’ai mangé des aliments d’une même couleur. C’était une règle arbitraire qui m’a aidée à rester concentrée.

Dimanche 7 avril 2019 : BLANC
Yaourt grec à la poire nashi pour le petit déjeuner. Fromage de chèvre pour le goûter. Enokitake (champignons blancs), radis blancs, pousses de haricots et bol de riz au gingembre pour le déjeuner. Chocolat blanc entre les deux. Soupe aux amandes pour le dîner. Meringue comme douceur pour la nuit.

Lundi 8 avril 2019 : ORANGE
Soupe à l’orange, à la mangue, au potiron et aux carottes, patate douce rôtie et butternut, Doritos.

Mardi 9 avril 2019 : VERT
Jus vert, kiwi, soupe de pois, épinards, câpres, brocolis, asperges, olives.

Mercredi 10 avril 2019 : ROUGE
Fraises, grenade, poivron rôti, gelée de coing, biscuits de betterave, pizza marinara.

Jeudi 11 avril 2019 : JAUNE
Banane, pâtes aux tomates jaunes, polenta.

Vendredi 12 avril 2019 : ROSE
Macarons de betteraves, saumon, patate douce violette (beni imo), rhubarbe, framboise.

Samedi 13 avril 2019 : NOIR
Mûres, haricots noirs, riz noir, chocolat très noir.

Paul Chemetov

(architecte, à relire dans Revue 3, en discussion avec le chef Inaki Aizpitarte)  questionne

Ronan Bouroullec

(designer, à redécouvrir dans Revue 3)

 

Je serais heureux de lire votre réponse sur la beauté de l’ordinaire, la représentation du banal, en bref, l’esthétisation de la vie quotidienne.

Je me rappelle assez précisément de la nappe en toile cirée, du tiroir pour ranger les couverts au bout de la table, des bols, chez mes grands-parents. Des piquets de bois autour des champs, des bottes de mon voisin paysan dans l’environnement rural dans lequel j’ai grandi. J’ai toujours été intéressé par les objets de tous les jours : le réveil, la nappe, la cafetière, le lavabo, les lacets, la poignée de porte, le trottoir, le comptoir, la tasse…

Rebecca Zlotowski

(cinéaste, à relire dans Revue 1)

Olivier Dubois

(chorégraphe, à relire dans Revue 9, en discussion avec le musicien Perez)

 

Quels sont vos longs-métrages favoris pour découvrir l’univers de la danse, que ce soit pour leur narration ou leur manière de filmer le mouvement ?

Voici quelques films, à mon sens, majeurs. Ils sont très diversifiés mais partagent chacun une grâce transpirante !

Beau Travail, de Claire Denis.
Fame d’Alan Parker, incontournable !
Les Rêves dansants d’Anne Linsel et Rainer Hoffmann sur une reprise de Kontakthof, pièce de Pina Bausch par des adolescents.
This is it, de Kenny Ortega, documentaire autour de Michael Jackson.
Entrons dans la danse, de Charles Walters, avec Fred Astaire et Ginger Rogers.
Staying alive, de Sylvester Stallone et avec John Travolta. Improbable rencontre !
Auguri, de Tommy Pascal, un joli documentaire pour l’une de mes pièces !

Chloé Thevenin

(musicienne, à relire dans Revue 6, en discussion avec le collectif de chorégraphes La Horde) questionne

Rebecca Zlotowski

(cinéaste, à relire dans Revue 1, en discussion avec le groupe The Shoes) 

 

Quelles sont vos bandes originales de films préférées ?

Dans le désordre, et pour ne citer que des scores composés, et non pas des films aux bandes originales somptueuses, mais qui sont des « synchros » – des titres préexistants  , je sélectionne :

Running on empty, de Sidney Lumet, avec une bande originale de Tony Mottola .
Foxes, d’Adrian Lyne avec Jodie Foster, avec une bande-originale de Girogio Moroder.
Koyaanisqatsi, la prophétie de Godfrey Reggio, avec une bande originale de Philip Glass.
César et Rosalie de Claude Sautet, avec une bande originale d’Alain Sarde.
Un homme un vrai, d’Arnaud et Jean-Marie Larrieu, avec une bande originale de Philippe Katerine.
Birth, de Jonathan Glazer, avec une bande originale d’Alexandre Desplats.
Under the Skin, de Jonathan Glazer, avec une bande originale de Mica Levi.
— Toutes les bandes originales de Jonny Greenwood pour Paul Thomas Anderson, et plus spécialement celle de The Master.

Christelle Kocher

(designer, à relire dans Revue 8)  questionne

Ronan Bouroullec

(designer, à redécouvrir dans Revue 2)

 

Philip K. Dick a écrit dans Les androïdes rêvent-ils de moutons électriques ? : « The tyranny of an object, he thought. It doesn’t know I exist. », que l’on pourrait traduire par « La tyrannie d’un objet, pensa-t-il. Il ne sait pas que j’existe. » Pensez-vous que les objets modifient notre perception de la réalité ? Comment intégrez-vous cela à votre travail ?

Pour moi un objet posé dans un espace produit le même effet qu’un sachet de thé dans un bol d’eau brûlante.

PROPOS RECUEILLIS PAR JUSTIN MORIN

Nazareth

Talin Abu Hanna, mannequin et militante, partage son intimité familiale avec le photographe Yaniv Edry.

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(C6 H8 O6)n

Sean Raspet

L’œuvre de Sean Raspet s’inscrit dans un univers visuel de formes industrielles dont l’austérité peut surprendre. Cette rigueur est sans doute due au fait que la forme est rarement la finalité de sa production. Artiste chimiste, l’américain – basé à Los Angeles – travaille autour du vivant et manipule les molécules afin de mettre en place fragrances et autres formules de synthèse. Dès lors, et au fur et à mesure que les projets se concrétisent, les structures chimiques se croisent avec des structures sociales et économiques, offrant à ses recherches une complexité insoupçonnée et un véritable écho politique. Raspet a notamment co-fondé Nonfood, une société spécialisée dans les produits alimentaires à base d’algues, conjuguant les bienfaits nutritifs du végétal à une démarche durable. Il s’entretient ici avec Hamid Amini et évoque l’évolution de son travail.

HAMID AMINI
Votre pratique est influencée par les systèmes de circulation et de reproduction, ainsi que par l’économie sur laquelle ils se fondent. Vous dites parfois que ce sont les faiblesses des chaînes d’approvisionnement alimentaire qui vous poussent à soutenir des projets comme Nonfood. La Covid a obligé une grande partie de la population mondiale à porter pour la première fois un regard critique sur les chaînes d’approvisionnement au niveau international, en raison des risques permanents d’infection zoonotique auxquels ils nous exposent et de leur impact sur la santé et les moyens de subsistance de travailleurs essentiels au secteur alimentaire. Bien des choses ont changé – et continuent de changer – très rapidement. Comment, le cas échéant, vos recherches en cours sur l’approvisionnement et la circulation sont-elles affectées par les bouleversements radicaux auxquels nous assistons ?

SEAN RASPET
Il a été intéressant de constater une évolution de l’opinion publique dans ces domaines. Une des raisons qui m’ont poussé à me pencher sur les chaînes d’approvisionnement et les spécificités concrètes de notre mode de production, c’est qu’on les prenait très rarement en compte, et que la plupart des gens les ignoraient pratiquement (du moins des membres d’une certaine classe sociale et sur certains territoires). Elles n’étaient certainement pas une composante du discours sur l’art – en fait, je vois dans l’art un angle mort majeur/une contradiction dans ce domaine, en ce sens qu’on considère souvent qu’il est indépendant du système économique.
Nous vivons dans un environnement où les interactions sont considérables et nous pensons souvent à ces interactions en termes d’« écrans », de « réseaux », etc., mais nous sommes beaucoup moins conscients de la façon dont les produits sont fabriqués (et par qui) et de quoi ils sont faits (des matériaux qui les composent, et ce jusqu’aux molécules), ce qui constitue une forme d’interaction à part entière. Ma démarche se concentre sur les supports concrets qui sous-tendent la culture actuelle et rendent son fonctionnement possible.
De la même manière, je m’intéresse particulièrement à la production agroalimentaire et aux aliments, car ils sont essentiels à notre fonctionnement métabolique – et à tout ce qui en découle. Je ne sais pas encore comment va évoluer mon travail dans ces domaines, mais j’ai été frappé de constater en temps réel à quel point tout est fragile, à bien des égards.

Kiara Eldred & Sean Raspet, Screen (EP1.1 iPSCs stem cell line-derived human retinal organoids), 2018-2019.
Avec l’aimable autorisation des artistes et d’Empty Gallery.

HAMID AMINI
On a pu lire que vous vous inspirez des constructivistes soviétiques, des productivistes et du Bauhaus. Y a-t-il des artistes qui ont plus particulièrement influencé – ou qui influencent actuellement – votre travail ?

SEAN RASPET
Je trouve cette période extrêmement intéressante. Tant de choses se sont produites en l’espace de cinq ou dix ans. En particulier la transition du constructivisme soviétique au productivisme, quand l’art est passé dans le domaine de la production de masse et de l’économie. On a en quelque sorte abandonné le vieux bagage de la pensée et de la pratique artistique pour reconnaître sa nécessité dans le cadre d’une transformation sociale plus large.
De toute évidence, elle fait écho à l’intérêt que je porte aux domaines des systèmes économiques et de la circulation, même si on ne peut pas simplement répéter cette histoire/réponse aujourd’hui. Elle nous éclaire plutôt quant aux possibilités (et aux difficultés) qui se présentent à nous.

Dans l’ensemble, la démarche a été vraiment collective et je trouve plus intéressant de la considérer comme telle, plutôt que comme la somme du travail d’artistes qui ont individuellement influencé le monde que nous connaissons aujourd’hui.

Cependant, les travaux de Varvara Stepanova et Lyubov Popova sur la production de textile et de vêtements ont figuré parmi les plus réussis et les plus concrets dans le cadre de la fabrication et de la diffusion de masse de l’époque.

HAMID AMINI
Pouvez-vous nous parler de votre projet sur le phosphore en collaboration avec Tarek Issaoui, et de ses liens avec vos travaux antérieurs ? Vos recherches avaient pour objectif de proposer des alternatives nouvelles ou, si j’ose dire, idéalistes, à la fois aux aliments et au goût, tandis que votre nouvelle proposition, créer « une réserve de ressources en phosphate et en faire une entité financière » semble beaucoup plus orthodoxe. Le contrôle d’une ressource, et le fait que le phosphore nous est essentiel suppose aussi une certaine violence.

SEAN RASPET
Cela remonte à mes recherches sur le système de production alimentaire, l’écosystème et le métabolisme. Le phosphore est un élément crucial, tant pour l’écosystème que pour le système alimentaire. Il représente environ 1 % de la masse d’un organisme. Pour satisfaire aux niveaux de production actuellement nécessaires, les aliments doivent être enrichis en phosphore – en tant que composant pour les engrais, de nutriment ajouté aux aliments pour animaux et, dans une moindre mesure, en tant que minéral ajouté au produit final destiné à la consommation humaine.
Cependant, les ressources en phosphore sont relativement faibles comparées à celles des autres éléments nutritifs présents dans les engrais tels que l’azote et le potassium. On estime que nous atteindrons un « pic de phosphore » d’ici 30 à 100 ans. (Il ne sera pas épuisé, mais on en aura utilisé plus ou moins la moitié, après quoi il sera de plus en plus difficile de s’en procurer.) Ces estimations font l’objet de nombreux débats, mais même si les dépôts de phosphore sur la terre peuvent durer des siècles, je ne trouve pas acceptable d’épuiser et de disperser en un clin d’œil, du point de vue géologique, une ressource cruciale pour la vie. En travaillant avec Nonfood, l’entreprise agroalimentaire qui produit des aliments à base d’algues (dont Lucy Chinen et Dennis Oliver Schroer sont cofondateurs), je me suis aussi particulièrement intéressé à la production de viande et à ce qui la rend moins coûteuse et plus répandue qu’elle ne « devrait » l’être par comparaison aux aliments moins gourmands en ressources, comme la plupart des végétaux et, surtout, des algues.
Étant donné que la production de viande nécessite environ dix fois plus de ressources qu’une culture végétale typique (et émet au moins dix fois plus de gaz à effet de serre), il est logique que le phosphore soit l’un des facteurs qui limitent la production de viande. Au cours de mes recherches, j’ai constaté une corrélation entre le prix du phosphore et le prix de la viande, au fil du temps. En théorie, si on en retirait de la chaîne d’approvisionnement agricole un stock suffisamment important, il y aurait des répercussions sur le prix de la viande, et en fin de compte la transition vers des sources alimentaires à faibles émissions, comme les plantes et les algues, serait accélérée. Cela pourrait également créer des conditions économiques qui permettraient de mieux rentabiliser le captage et le recyclage du phosphore, de réduire et de collecter les eaux de ruissellement agricoles et d’inciter à arrêter plus vite l’extraction du phosphore.
Au-delà du stock en lui-même (qui devrait être vraiment conséquent pour qu’il y ait un réel effet sur les prix), si le public prenait connaissance de la question, l’impact pourrait être plus important. (C’est là que la diminution de son utilisation se répercuterait sur les prix.) Avec diverses interactions complexes et des boucles de rétroaction, on obtiendrait une augmentation simultanée des prix et de l’exploitation minière, mais les États pourraient aussi choisir de créer de grandes réserves stratégiques, ce qui ferait encore augmenter les prix. Le résultat reste très incertain.
Nous en sommes évidemment bien loin. Mais pour moi il s’agit de concevoir une sorte de mécanisme évolutif, ou un point de levier dans le système de production agroalimentaire et dans l’écosystème qui, si on lui fournit les ressources appropriées, pourrait avoir un effet concret important.

HAMID AMINI
Pouvez-vous nous parler de vos activités quotidiennes ? Qu’est-ce qui vous inspire le plus quand vous êtes au studio ?

SEAN RASPET
Mes journées varient beaucoup selon le type de projet sur lequel je travaille ou les recherches que je mène. Je n’ai pas vraiment de studio à proprement parler, juste divers endroits autour de la maison, où je mène différents projets, et je travaille aussi beaucoup sur ordinateur.
Quoi qu’il en soit, les moments que j’apprécie le plus sont sans doute ceux où des choses surprenantes ou nouvelles voient le jour. Par le passé, j’ai collaboré avec Shengping Zheng au Hunter College pour produire des molécules de parfum inédites. Sentir une molécule de parfum qui n’a jamais existé auparavant est une expérience enrichissante.

Sean Raspet, CCCCC1CCC(=O)O1 CCCCCCC1CCC(=O)O1 CCCCCCCCC1CCC(=O)O1 CCCC1CCCC(=O)O1 CCCCCC1CCCC(=O)O1 CCCCCCCC1CCCC(=O)O1 (Technical Milk) & CC1=CC=CC(C) =N1 CC1C=CN=C(C=C1)C CCC1=CN=CC=C1 CC1C(=0)C(=C(01)C)0 CCC1C(=0)C(=C(01)C)0 (Technical Food), 2015.
Avec l’aimable autorisation des artistes et de Swiss Institute.

Sean Raspet, Texture Map (Normal) (F03), 2014.
Avec l’aimable autorisation de l’artiste et de la galerie Jessica Silverman.

Depuis un an ou deux, je m’intéresse à des plantes cultivées à partir de graines exposées à des radiations. Ces radiations engendrent diverses mutations, aléatoires. Certaines ne se manifestent qu’après plusieurs générations. C’est comme développer une photographie qu’on ne peut admirer qu’au bout de plusieurs années et de plusieurs générations.

HAMID AMINI
Quelle est votre prochaine étape, et quel impact (S’il y en a un !) les événements qui se sont passés et continuent de se passer en 2020 ont-ils influé sur vos projets et vos pratiques ?

SEAN RASPET
En ce qui concerne le travail, j’ai eu un peu de chance car pour cultiver des plantes la quarantaine n’est pas un obstacle. Je les fais principalement pousser dans un petit jardin, et sur quelques étagères en intérieur. La germination et l’entretien peuvent être très chronophages, c’est pourquoi mon activité nécessite de passer beaucoup de temps chez moi.
C’est aussi agréable de travailler sur quelque chose qui se produit nécessairement sur une longue période. Je pense que pour moi et pour mon travail, l’impact le plus important de 2020 sera là : ralentir et donner la priorité à des projets dont la concrétisation exige des délais plus longs.

 

PROPOS RECUEILLIS PAR HAMID AMINI

Sean Raspet, (-), 2012- 2015.
Avec l’aimable autorisation de l’artiste et de Société.

La fleur de notre jeunesse

Ben Beagent rend hommage à la jeunesse à travers
cette galerie de portraits aux inspirations florales
et symboliquement printanières.

Human Furniture

Julien Ceccaldi partage les premières pages d’Human Furniture (2017), récit sombre autour d’un amour contrarié, fidèle à l’univers pop et tourmenté de l’artiste.

Irréalités

Impassible et malicieuse, l’héroïne de Valentin Giacobetti explore sa garde-robe et dévoile ses incarnations.

Portraits capillaires

Graphiques et exubérantes, nourries de références au mouvement punk, les chevelures capturées par Bon Duke expriment une sensibilité toute particulière.

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Multiverse

Théo Casciani

Théo Casciani écrit, mais peut-être pas tout à fait selon l’idée que l’on en a. À la rentrée 2019, il a publié Rétine, son premier roman. Entre la France, le Japon et l’Allemagne, nous y suivons le regard d’un jeune homme : des écrans et des images qui s’y impriment, à la présence physique immédiate d’une exposition sur laquelle il a travaillé, ou d’un camion de safran renversé sur une autoroute. À travers ce regard, il appréhende le monde, les humains qu’il croise, les relations qu’il tisse, ou une relation amoureuse qui se finit.
De manière imprévue, l’agenda de Théo Casciani s’est rempli au dernier moment. Il habite à Marseille, et ne devait, alors, plus venir à Paris que pour que notre rendez-vous. Finalement, nous avons convenu de nous rencontrer par écran interposé, un FaceTime une après-midi de janvier. Par l’image, nous rentrons l’un chez l’autre.

Théo, où es-tu en ce moment ?
On dirait un jardin.

Oui, c’est le jardin de la maison où j’habite à Marseille, depuis un peu plus de six mois. On habite avec mon amie dans la maison de ses parents : nous y avons une partie indépendante, un étage plus ou moins à nous. Par contre, ce jardin est celui de tout le monde et c’est l’endroit le plus calme pour parler, discuter, téléphoner. C’est là aussi où le réseau est de meilleure qualité.

Et puis, la discussion peut commencer.

Comment te définirais-tu sans parler de tes fonctions professionnelles ?

Je n’ai pas vraiment l’impression d’avoir une profession. Je me définis toujours comme auteur, et jamais comme écrivain, artiste, ou autre chose. Je pense que ça va au-delà de mes fonctions professionnelles, dans la mesure où c’est un rapport au texte qui m’habite à la fois dans ma vie et dans ma pratique.

Quand tu parles de ton rapport au texte dans la vie, qu’est-ce que tu veux dire ?

Même si ce n’est pas une profession, c’est une sorte de déformation professionnelle : comme je passe énormément de temps dans le texte, le rapport au texte non littéraire  –  celui que j’entends à la radio, que je vois passer sur des écrans…  –  me passionne et m’intrigue beaucoup. Il s’agit aussi d’une manière de voir et appréhender le monde, y compris dans mes rapports intimes et affectifs, qui est assez proche de celle que j’ai d’appréhender le texte : en exposant les choses plutôt qu’en les affirmant, en étant ouvert à des situations installées qui n’adviennent pas de manière romanesque. Je pense suggérer, dans mes textes, la manière dont j’ai l’impression de vivre ma vie – et inversement.

La narration dans mon roman Rétine procède ainsi d’une recherche formelle, avec des jeux de boucles, de déjà-vu ou une phrase arborescente ; mais aussi d’une certaine honnêteté, même s’il ne s’agit pas d’une autofiction ou d’une autobiographie. J’ai l’impression que ma vie se déroule plus comme celle du narrateur de Rétine : des choses qui parfois adviennent de façon presque épiphanique, des situations qui s’enchaînent et s’imbriquent.

J’ai toujours eu un peu de mal avec une part de la littérature que je lisais, d’où mon intérêt pour d’autres formes artistiques. En littérature contemporaine, j’ai l’impression qu’on trouve souvent cette idée d’une vision chevaleresque de la vie, qui correspond assez peu à la manière dont je vis la mienne. Mais peut-être que ma vie est moins romanesque que celle des autres.

Quand tu as écrit Rétine, est-ce que tu avais envie de cette dimension réaliste, peut-être même naturaliste, pour être vrai au regard de ce que tu vis ?

Je ne revendique pas trop l’idée de réalisme ou de naturalisme, parce que j’ai l’impression que cela catalogue immédiatement tout un imaginaire assez lourd. C’était simplement la volonté d’avoir quelque chose de sincère dans mon rapport à la narration et au déroulé des événements. Après, les descriptions dans Rétine laissent apparaître des choses plus oniriques, ou plus virtuelles : on n’est pas dans quelque chose de purement naturaliste. Mais, dans la manière dont la vie du narrateur se passe, et est construite, c’est une transcription assez honnête de la façon dont j’appréhende ma vie, et celle des gens qui m’entourent. Il n’y a, dans ça, pas de dimension programmatique ou de manifeste. C’est lié à mon rapport à la narration de nos vies, mais aussi à mon intérêt pour d’autres formes plastiques contemporaines.

Quand j’écris un texte, je pense beaucoup plus à des artistes non littéraires qu’à des écrivains, autant à des défilés qu’à des phrases, à des plans de bâtiments qu’à des systèmes de ponctuation. Je réfléchis beaucoup plus en termes d’installation du texte, de descriptions, de scènes littéraires, plutôt que suivant la logique périmée qui consisterait à écrire un livre efficace d’un point de vue narratif : recherche de nœuds, d’intrigue, du fameux « élément perturbateur ». L’image qui me vient est celle d’un accrochage, plus que d’un récit bien rythmé.

Tu expliques que tu as envie d’inscrire ta pratique d’écriture dans le champ des arts contemporains de manière plus large, est-ce que tu peux nous en dire plus à ce sujet ?

La manière la plus claire que j’aurais de l’exprimer serait de revenir à cette dimension d’auteur. Le plus souvent, le plus logique serait de me définir comme écrivain et artiste, sauf qu’il y a des choses qui me dérangent dans ces dénominations. Cela supposerait que l’écrivain n’est pas un artiste, et que l’artiste n’est pas un écrivain. Cela me paraît obsolète, dans la mesure où je pense que beaucoup d’écrivains contemporains ont une démarche littéraire, mais aussi plastique, installative… En tout cas, qui participe d’un régime des arts contemporains, d’un point de vue formel mais aussi économique. Aussi, je me sens assez mal à l’aise avec ces deux étiquettes. Je ne me suis jamais envisagé ni comme artiste ni comme écrivain. Le rôle de l’écrivain a changé, par rapport à l’image romantique qu’on continue à s’en faire en France. Donc je me sens beaucoup plus à l’aise dans le costume d’auteur : ça me permet de dire la vérité par rapport à ce qu’est ma pratique, qui est toujours liée à une relation intime au texte ; mais ensuite, c’est le texte qui choisit l’habit qui lui va le mieux, la fonction la plus juste. Je peux avoir une idée de texte, ou une envie d’écrire sur un sujet, un objet, ou une réflexion ; puis ensuite, voir si ce texte serait plus à même d’être exposé, performé, lu, imprimé sur un vêtement, ou, dans certains cas, d’être imprimé sur du papier, et de devenir un livre. Mais le livre ne me semble pas nécessairement primordial, c’est un format comme un autre. Je dis ça en essayant d’y voir une forme d’égalité totale, sans mépris ni romantisme.

Théo Casciani, Rétine, POL, Paris, août 2019.

Je n’ai pas ce culte du livre publié, mais ne suis pas non plus dans cette logique que peuvent avoir d’autres auteurs qui diraient que le livre est un objet caduc et périmé, et qu’il faudrait maintenant exclusivement investir le texte dans d’autres champs.

Est-ce qu’il y a un moment où tu as senti que tu pouvais affirmer un statut   –   que ce soit celui d’écrivain, ou d’auteur ?

J’ai commencé à écrire très jeune, ce qui ne veut pas forcément dire moi dans ma chambre à quinze ans écrivant un roman qui allait révolutionner le genre. Je n’ai pas ressenti de vocation ; j’ai seulement perçu un espace de liberté dans l’écriture, pour le lecteur comme pour l’auteur. Grâce à l’écriture, je pouvais m’exposer à de nouvelles sensations. J’écrivais sur ce que je voyais, ce qui pourrait devenir des paroles de chanson, les mots d’une performance, peu importe… C’était un rapport très touffu au langage : tout mon rapport sensible au monde passait par l’écriture, et elle devenait un lieu d’expérimentations et de possibles immense pour moi. Mais il n’y a pas vraiment eu de choix. J’ai toujours eu envie de faire ça, de mettre du texte partout, d’inventer un territoire et un temps avec les mots. D’ailleurs, j’aurais l’impression de ne jamais vraiment pouvoir affirmer un statut, au-delà de ma réticence au mot « écrivain » : par rapport à ma pratique, et même à ma vie, j’ai un peu de difficulté à accepter de me figer dans un costume précis. J’écris, c’est tout.

Quand tu écris, est-ce que tu penses aux gens à qui tu t’adresses, ou bien à qui tu veux t’adresser ?

Je pense plutôt à ma mécanique, celle du texte, qui doit être assez bien rodée ; plutôt qu’à la manière dont elle va pouvoir opérer sur tel ou tel lecteur. Toute la difficulté tient au fait que, malgré des lectures complices en cours d’écriture, mon travail ressemble à une mission d’ingénierie sur un appareil complexe, mais qui ne passe pas de crash-test grandeur nature jusqu’à la parution. D’ailleurs, c’est pour ça que c’était étrange quand Rétine est paru : je me suis senti un peu étranger à cet objet, dans la mesure où, une fois public, il ne m’appartenait plus vraiment. Mais après, c’est peut-être aussi lié à ce texte-là, et surtout à cette forme-là : le livre, le roman.

Tu pourrais dire que tu t’es senti distant, finalement, de la réception de ton livre ?

Non, pas du tout : ça m’a beaucoup touché et intéressé. J’ai l’impression d’être devenu comme une sorte de « lecteur augmenté » de Rétine. Bien sûr, en tant qu’auteur, je me dois de le défendre, et de clarifier certaines choses si elles doivent l’être. J’ai néanmoins l’impression, maintenant que le livre existe et qu’il vit auprès de gens, au-delà de moi, que mon interprétation du texte n’est pas plus valable que celle d’autres personnes, parce que beaucoup des éléments du texte peuvent être ouverts. Ces pages n’ont rien à affirmer, rien à répondre, peut-être même rien à dire.

J’ai la volonté d’imaginer une littérature qui soit plus dans la suggestion, qui génère du manque et crée un espace où le lecteur puisse circuler et avoir un rapport plus libre et sensible à la matière textuelle qu’il est en train de parcourir.

Tu as vécu quelques temps à Kyoto, au Japon. Qu’est-ce qui t’a amené dans ce pays, la première fois que tu t’y es rendu ?

Absolument rien, sinon des vacances, il y a quatre ou cinq ans. Mais, par hasard, le rapport à la ville y a été très puissant. La manière de voir le monde, le rapport à la gestuelle, à l’esthétique m’ont immédiatement marqué, tant dans leurs parties les plus contemporaines et délirantes que dans leurs aspects plus traditionnels. Le Japon avait bien sûr été présent dans ma formation culturelle : la musique ambiante, Yasujiro Ozu ou Comme des Garçons, tout ça comptait pour moi. Mais je n’étais pas un fan absolu de ce pays, qui en rêvait depuis des années. Toutefois, au fil des séjours, c’est devenu un endroit où j’ai fini par avoir autant de raisons d’être qu’ici. Après mon premier voyage, j’étais allé vivre à Kyoto pendant un an, pour découvrir davantage ce pays que j’avais eu l’impression de visiter seulement en touriste, pour créer une relation différente avec lui. Commençait à venir dans mon esprit l’idée d’une recherche autour du rapport entre littérature et image : comment faire passer par le texte des questionnements esthétiques ? De quoi sont capables les mots face aux imageries actuelles ? Beaucoup d’aspects de la création contemporaine, mais aussi de la philosophie esthétique et des arts traditionnels japonais m’intriguaient. Kyoto en est un peu le foyer, avec une grande porosité entre des rites formels et la vie courante. Je voulais aller là-bas pour questionner ces manières de faire écran, pour ouvrir mon regard à des perceptions extra-occidentales de l’espace, de l’image, de la représentation des corps ou de la nature… Tant et si bien que le Japon a fini par forcer les portes de mon livre  –  un peu d’ailleurs comme l’œuvre de Dominique Gonzalez-Foerster, qui m’a tant inspiré qu’elle a fini par déteindre sur le livre. Mais ça ne s’est pas passé dans l’autre sens, je ne suis pas allé au Japon pour écrire un roman qui prendrait ce pays pour cadre.

Entre Marseille, où tu habites actuellement, le Japon, où tu t’es rendu très régulièrement, Bruxelles, où tu as étudié : comment envisages-tu l’idée d’habiter quelque part?

Je crois avoir besoin d’une maison, mais je n’en ai pas. Je pense que c’est le revers de choses qui me sont nécessaires par ailleurs, notamment la possibilité d’une mobilité entre plusieurs endroits… Inconsciemment, je pense que je le provoque, dans mon rapport à mon travail et à mes textes : le fait de ne pas avoir d’espace défini me permet de rester dans une identification troublée à ce que je fais, de m’ouvrir à des pratiques différentes, non seulement en termes de médiums, mais aussi en termes de référents et de cultures.

Tous mes textes fonctionnent presque dans une logique de l’hyperlien, d’intuitions qui se télescopent : une idée en amène une autre ; par capillarité, telle pratique m’amène de la forme que je suis en train de produire vers une autre dimension.

Je pense que je provoque cela aussi par cette sorte d’instabilité, même si ce n’est pas quelque chose que je désire profondément. Je me dis souvent que j’aimerais avoir un espace plus habité, plus établi, parce qu’évidemment, ça a beaucoup d’avantages, mais aussi beaucoup d’inconvénients… Je pense que les livres qui me sont les plus chers, qui m’accompagnent, je dois les avoir en douze exemplaires : un dans la chambre de mes grands-parents, un dans celle d’un ami à Kyoto, un quelque part à Bruxelles et un autre ici à Marseille… J’ai l’impression de ne jamais avoir un point de réunion de mes affaires, d’être déconcentré et désorienté. Depuis trois ans, je n’ai jamais vraiment eu de bureau  –  et c’est quelque chose d’assez étonnant, parce que la conception de mes textes est vraiment obsessionnelle dans la manière dont je les élabore, dont je crée des partitions à partir desquelles je travaille. Mais, j’ai aussi un peu l’impression d’être un maniaque qui écrit sur un tabouret avec son ordinateur sur ses genoux. C’est une ambiguïté assez intéressante, qui dure depuis trop longtemps pour qu’elle ne soit pas provoquée inconsciemment par moi. Peut-être que si j’avais un bureau sublime, je perdrais quelque chose. Peut-être que j’ai fini par m’attacher à ce tabouret et à la chaleur de l’ordinateur sur mes genoux.

Tu dis que le processus d’écriture est très planifié, est-ce que tu as une forme de rituel d’écriture ?

Ce qui est très organique est le temps qui précède la conception du texte : c’est le moment où les idées me viennent, où je fais un travail de liens d’idées, d’intuitions, où je sens des tensions existantes entre des sujets, des matériaux, des territoires différents, ou encore des enjeux formels et d’écriture. Une fois que toute cette masse de mots est empilée dans des carnets, sur mon ordinateur, et cætera, je passe à un temps d’écriture de ce que j’appelle une partition, qui, même si fondée sur une logique d’indétermination, définit très précisément ce que sera le texte. Mon rapport à l’écriture, ensuite, déborde et, comme n’importe quelle pratique artistique, des choses apparaissent en cours de confection ; mais il n’y a pas chez moi de « mystère de l’écriture » où je partirais d’une phrase et j’en arriverais à un roman épique de trois cents pages. Dans mon cas, l’écriture est plutôt un temps artisanal, de fabrication et de mise en œuvre de quelque chose qui est déjà très clair dans mon esprit.

Le protocole vient aussi dans mon ordinateur : mon bureau est mon ordinateur, mes outils sont virtuels. Je n’ai un rapport au papier que dans la conception du texte et dans sa relecture, mais pas dans sa production : à défaut d’avoir un espace très établi, plutôt que de placarder des pages et des mots sur un mur, tout cela est placardé sur mon bureau d’ordinateur. Ce sont des espèces de vignettes, très souvent visuelles, très peu souvent littéraires.

Il m’arrive d’ouvrir une image en ayant la volonté de la décrire très précisément,par exemple par l’ekphrasis (une description précise et détaillée. Tiré du grec ancien, on pourrait traduire ce terme par « expliquer jusqu’au bout »). Mais c’est plutôt le fait d’avoir des dizaines et des dizaines d’onglets ouverts, que je fais défiler, qui me mettent dans une atmosphère, et au sein desquels je navigue, un peu comme la musique qu’on choisirait d’écouter en écrivant un article, ou en faisant sa déclaration d’impôts  –  c’est-à-dire en choisissant l’ambiance sonore qui irait le mieux à tel ou tel moment. Dans cette idée de rituel, il y a aussi le fait que j’écris beaucoup et rarement : je détache très précisément les temps où j’écris mes textes. Je pense que c’est tout cela qui crée un rendu un peu particulier dans mon écriture, entre quelque chose de très précis, travaillé par ce rapport presque mécanique à la construction de l’ensemble, et une littérature qui échappe un peu à la nécessité d’un thème, qui sorte d’une logique du sujet qui ne m’intéresserait pas trop. Pour prendre un exemple, ça m’embêterait que l’on dise un jour qu’un de mes livres est « sur ceci » ou « sur cela ». Alors, évidemment, on le dit, mais je sens bien que c’est compliqué. Ça me plaît assez qu’il soit difficile de réduire le livre à un sujet précis, et j’aimerais que le seul sujet du livre soit le livre lui-même, l’écriture elle-même.

entretien avec Florian Champagne

D’abord, ensuite, puis

Récit tout en mouvement, Camille Summers-Valli imagine un monologue intérieur où l’héroïne se démultiplie et se réinvente.

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Les témoins

André Téchiné

Impossible de résumer la filmographie d’André Téchiné, tant celle-ci, qui affiche plus de vingt long-métrages, fait preuve d’une folle diversité, tant par les thèmes que par les époques abordés. Grand maître d’un cinéma que l’on pourrait – paresseusement – qualifier de romanesque et psychologique, il est aussi celui qui aura tourné avec les plus grands acteurs français, offrant même à certains d’entre eux leur premier rôle. Rare en entretien, André Téchiné a accepté de partager sa vision de la musique dans ses films. En préambule et à ce propos, il confiait : « je préfère que ça parte dans tous les sens, comme dans la vie. » Ainsi, cette discussion s’articule autour de cinq morceaux de musique, témoins de son œuvre, que nous lui avons demandé de reconnaître. Ceux-ci couvrent cinq décennies de cinéma, et brassent, dans un mélange kaléidoscopique, anecdotes de création et souvenirs dédiés à ses interprètes.

Marie France

On se voit se voir

Barocco, 1976

Justin Morin
Vous avez écrit les paroles de ce titre interprété par Marie France. Pourriez-vous me raconter l’histoire de ce morceau. Je me demandais également si vous aviez écrit pour d’autres artistes, en dehors de vos films ?

André Téchiné
Non jamais ! On ne me l’a jamais proposé. Je n’ai écrit que des petits moments chantés dans mes films, sans doute parce que parfois, je trouvais que les chansons que je connaissais ne pouvaient pas s’y injecter, donc il a fallu que je me mette au travail moi-même ! Mais j’ai aussi évidemment utilisé beaucoup de chansons qui préexistaient à mes projets. J’ai écrit les paroles de On se voit se voir et ai demandé à Marie-France Garcia de l’interpréter. Elle était tout à fait ravie. La musique est une composition de Philippe Sarde, qui signe la bande originale du film. Je souhaitais également un solo de saxophone, de façon à ce que l’instrument et la voix se détachent. De manière générale, j’aime beaucoup les chansons ! J’aime les utiliser dans mes films parce qu’elles sont comme une récréation. Ces moments n’ont souvent rien à voir avec le propos ou l’histoire qui est racontée. Ça crée un trou d’air qui peut réjouir ou faire rêver. Ils sont comme un changement de couleur par rapport à la musique d’accompagnement qui, elle, guide – éventuellement – le récit et le spectateur.

Justin Morin
Dix ans plus tard, vous avez renouvelé l’exercice de l’écriture des paroles avec le titre Prends moi, dans Les Innocents (1987), toujours pour Marie France.

André Téchiné     
Absolument, elle est l’une de mes interprètes préférées.

Justin Morin      
Actrice et chanteuse, mais aussi meneuse de revue, Marie France est connue pour être une figure de la nuit parisienne, elle a notamment été une des égéries du Palace. Êtes-vous ou avez-vous été un noctambule ? Comment l’avez-vous rencontrée ?

André Téchiné
Je pense avoir oublié les circonstances particulières. En 1976, à l’époque de Barocco, le Palace n’existait pas encore, il a ouvert deux ans plus tard. Mais son propriétaire, Fabrice Emaer, tenait le Sept, un club situé rue Sainte-Anne. À cette époque-là, je me couchais tard. Je n’étais peut-être pas un vrai noctambule mais je sortais beaucoup avec mes amis de l’époque, en particulier avec Isabelle Adjani ou Roland Barthes, toute une foule très hétéroclite. C’est sans doute au Sept que j’ai rencontré Marie France !

Jeanne Mas

Suspens

Le lieu du crime, 1986

Justin Morin  
Ce morceau passe dans le café-dancing de Lili, le personnage interprété par Catherine Deneuve. Comment choisissez-vous ces titres pop ? Vous sont-ils conseillés par le compositeur avec lequel vous travaillez ?

André Téchiné   
Ça peut venir de différentes sources, ça peut être des chansons que j’ai entendues sur disque ou à la radio, mais ça ne vient pas du compositeur. Souvent, ces morceaux créent un court-circuit intéressant. C’est aussi pour faire un peu entrer le monde extérieur dans le film. Ces titres m’apparaissent soit au moment du tournage, soit au moment du montage, mais je n’y pense jamais lors de l’écriture. Pour moi, c’est toujours quand le scénario devient du cinéma qu’il appelle le son. Je dois être dans un rapport très direct avec l’image pour voir naître la nécessité musicale.

Justin Morin        
Ou alors, il faut que la musique soit dictée par une scène, comme dans Nos Années Folles (2017), où vous avez demandé à Alexis Rault, le compositeur de la bande originale, de créer une mélodie pour un spectacle qui a lieu dans le film. Pour ce passage, la musique a été travaillée en amont pour être prête lors du tournage.

André Téchiné    
Tout a fait, mais c’était spécifique puisque que c’était lié à une chorégraphie. Le film montre un petit spectacle fauché, fait avec des bouts de ficelle, présenté par le personnage de Samuel, incarné par Michel Fau. Pour cette scène, il fallait que les danseurs puissent se préparer. Mais je le savais, je souhaitais un passage dansé à ce moment-là du film. Comme pour Barocco, où je savais que ça serait bien d’insérer une chanson à cet instant spécifique. La différence, c’est que Philippe Sarde a quasiment écrit cette chanson la veille du tournage et moi j’ai rédigé ces paroles, sur le moment, à toute vitesse !

Justin Morin
C’est incroyable d’apprendre que ces éléments sont quasiment improvisés car Barocco est un projet qui est esthétiquement très travaillé !

André Téchiné
Barocco est un film très préparé mais en même temps, il y a eu une part constante d’improvisation lors du tournage. À l’origine, son scénario ne tenait que sur quelques lignes écrites sur un mode expressionniste, un peu fantastique, sur le thème du double. Tout a pris corps à Amsterdam, où nous avons tourné, dans un travail acharné.

Cahiers du Cinéma, numéro 383/384 de mai 1986, revue éditée par les Éditions de l’Étoile, Paris.
En couverture: Catherine Deneuve dans Le lieu du crime, d’André Téchiné.

On a aussi la chance et le luxe – ou la folie –d’avoir sur ce film des moyens que je n’ai sans doute jamais eus par la suite. Je pouvais faire des mouvements de grue, arroser les pavés pour que les rues deviennent luisantes par rapport à la lumière des scènes nocturnes… Nous avions beaucoup de temps de tournage et de préparation. C’est d’ailleurs pendant ces moments-là que le scénario s’est entièrement constitué.

Justin Morin        
Nous avons évoqué le travail de Philippe Sarde, avec qui vous avez collaboré sur pas moins de treize films. Plus récemment, vous avez travaillé avec Alexis Rault sur vos trois derniers longs-métrages. Il y a également dans votre filmographie deux artistes qui font irruption le temps d’un film, à savoir Max Richter sur Impardonnables (2011) et Benjamin Biolay sur L’homme qu’on aimait trop (2014). Comment se sont passées ces rencontres ?

André Téchiné     
C’est vrai que ce sont des expériences qui ont été nouvelles et très enrichissantes pour moi. Je ne peux pas concevoir mes films dans une sorte de régularité. Chaque film doit être une expérience esthétique nouvelle, entièrement, radicalement. J’aime me renouveler ou aller ailleurs, et je fais plutôt mon film suivant en réaction à mon film précédent. C’est un peu comme ça que j’arrive à avancer.
J’ai découvert la musique de Max Richter à travers son travail sur le film Valse avec Bachir d’Ari Folman. Elle m’avait ébloui. Je ne parle pas allemand et maîtrise peu l’anglais ; il ne parle pas français, mais cela ne nous a pas empêchés de très bien nous entendre, même si nous nous sommes très peu vus. Je lui ai donné en référence la musique de Vivaldi et Stravinski pour orienter son travail sur Impardonnables qui est une histoire qui se passe à Venise. J’ai été très touché par l’originalité de sa partition et la manière dont elle irriguait le film, à la fois de manière souterraine et rigoureuse. Après Impardonnables, il a lui-même revisité Vivaldi (Recomposed by Max Richter : Vivaldi, the Four Seasons – 2012).
La rencontre avec Benjamin Biolay est passée par Catherine Deneuve, nous nous sommes connus chez elle. Nous avons décidé de nous lancer dans cette expérience car cela nous amusait et nous excitait. Je lui ai montré le film et à partir de là, il a composé très librement la musique. Il m’a livré une masse musicale assez abondante dans laquelle nous avons procédé à des coupes lors du montage. Dans L’homme qu’on aimait trop, je tenais également à ce chant traditionnel corse, interprété par les protagonistes lors d’une scène du repas. Il y a aussi un passage musical où Catherine et Mauro Conte, qui joue son chauffeur, reprennent Preghero, une chanson d’Adriano Celentano que l’on entend dans l’autoradio de la voiture.

Ingrid Caven

La la la

Ma saison préférée, 1993

Justin Morin        
J’aurais aimé évoquer avec vous Ingrid Caven, et notamment vous interroger sur son premier mari, Rainer Werner Fassbinder. Est-ce un cinéaste qui vous a influencé ?

André Téchiné     
J’aime énormément Ingrid Caven. J’adore cette chanson et les paroles écrites par Jean-Jacques Schuhl. Je tenais à ce qu’Ingrid soit là comme une espèce de personnage tout à fait improbable, un grain de folie. Je connaissais ce morceau, j’en étais amoureux et je voulais l’insérer dans le film. C’est un peu gratuit, mais ce côté-là m’intéressait ! Quant à Fassbinder, c’est un cinéaste, un homme de théâtre, un écrivain, et un acteur que j’aime beaucoup. C’est un ogre, un personnage gigantesque dans le cinéma allemand et dans le cinéma tout court. Mais je tiens à préciser que la présence d’Ingrid Caven n’est pas un hommage indirect à Fassbinder. Je tenais vraiment à sa présence si singulière, tout comme l’est sa manière de chanter. Dans le film, le relais musical se fait sur une composition de Sarde. Je n’arrivais vraiment pas à m’imaginer de la musique pour ce projet, hormis des carillons, et c’est ce sur quoi Philippe a travaillé. Hormis ces cloches, il y a cette chanson, Malaika, d’Angelique Kidjo que j’aime beaucoup et qu’on entend aussi bien pendant le générique de début que celui de fin.

Cahiers du Cinéma, numéro 373 de juin 1985, revue éditée par les Éditions de l’Étoile, Paris.
En couverture: Juliette Binoche dans Rendez-vous, d’André Téchiné.

Vivaldi

Orlando Finto Pazzo, Acte 3

Qual favellar ? Anderò ! Volerò ! Griderò !

Les Témoins, 2007

Justin Morin  
Pour ce film, j’ai choisi cet extrait de Vivaldi mais j’aurais pu vous faire écouter Les Rita Mitsouko, un groupe que l’on entend ici mais aussi dans Ma saison préférée ou Les Voleurs (1996). Mais j’ai sélectionné ce morceau pour vous questionner sur la musique classique, un univers que l’on retrouve dans plusieurs de vos bandes originales.

André Téchiné     
J’aime effectivement beaucoup la musique classique. Dans Les Témoins, cet extrait de Vivaldi est interprété par Cecilia Bertoli. Elle a une puissance, une exaltation et une vitalité qui me plaît beaucoup.

Justin Morin
Il y a trois ans, Celine Sciamma – avec qui vous avez co-écrit Quand on a 17 ans (2016) – confiait à Revue qu’elle associait toujours un morceau de musique à l’écriture de ses projets, et que ce titre l’accompagnait tout du long.

André Téchiné    
Je procède vraiment différemment sur ce point. Il y a parfois des intuitions, comme Vivaldi pour Impardonnables. Je me suis posé la question de la musique lorsque j’ai rédigé le scénario des Sœurs Brontë (1979). À ce moment-là, j’ai pensé à Robert Schumann et à ses Scènes de Faust, car il y avait pour moi une forme de proximité, de familiarité, entre les deux œuvres.

Mais c’est un cas particulier. De toutes façons, il n’y a que des cas particuliers quand on fait des films !

Par exemple, un film comme Les Roseaux Sauvages (1994) est un projet quasiment sans musique, hormis le titre Runaway de Del Shannon que l’on entend durant le générique de fin.

Sia

Chandelier

L’adieu à la nuit, 2018

Justin Morin     
Ce morceau apparaît dans votre dernier film. C’est aussi la huitième fois que vous avez travaillé avec Catherine Deneuve, après avoir débuté votre collaboration avec Hôtel des Amériques (1981). À l’époque, vous avez dit d’elle qu’elle était un « sphinx à déchiffrer ». Avez-vous trouvé toutes les réponses à l’énigme ?

André Téchiné     
(Rires) Non, pour moi elle n’a rien perdu de son mystère !

Justin Morin        
Quel est le projet sur lequel elle vous a le plus surpris ?

André Téchiné     
Elle est tout le temps surprenante, on ne sait jamais si elle va arriver au bout d’une prise tellement elle se remet à chaque fois en question. Elle n’utilise pas son savoir-faire, c’est le contraire d’une actrice de métier, elle ne cesse de se renouveler. Ça vient peut-être du fait qu’elle ne soit pas passée par des cours d’art dramatique, ou qu’elle n’ait pas fait de théâtre. Elle a dû inventer sa technique radicalement, au coup par coup, sur chaque film. Parfois en se protégeant, parfois en s’exposant.

Justin Morin        
L’adieu à la nuit est votre dernier film sorti en salle. Quels sont vos projets ?

André Téchiné     
Je suis en train de faire des corrections sur un scénario dont je viens de terminer l’écriture. C’est globalement achevé mais je dois reprendre certains éléments pour les rendre moins rigides et plus vivants. Tout ça, c’est un travail de détail qui est destiné à rendre le scénario plus convaincant.

C’est comme si on voulait donner une forme littéraire à ce qui va devenir un film. C’est une étape un peu inutile, puisque cette forme va être dépassée par le travail de mise en scène, mais elle reste nécessaire pour accrocher le lecteur et évidemment, les décideurs, puisqu’il s’agit ici de déclencher un financement !

Le film n’est pas encore financé mais j’ai un distributeur et une chaîne de télévision qui s’intéressent au projet, donc j’espère pouvoir le concrétiser prochainement !

Prends garde : tout s’affaiblit, tout disparaît

Entre réalité physique et espace fictionnel, Marc Asekhame met en scène la sensation de décalage inhérente au phénomène du « déjà-vu ».

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Les pensées irrationnelles doivent être poursuivies de manière absolue et logique

Haegue Yang

Compositions géométriques de stores vénitiens en aluminium. Sphères couvertes par des franges de cloches et de poignées. Totems de forme organique en paille et plantes artificielles. Ces sculptures font partie de l’univers développé par Haegue Yang. L’artiste sud-coréenne est installée à Berlin mais vit actuellement dans divers endroits, au gré de ses nombreuses expositions dans le monde entier. Ses travaux abordent les thèmes de la migration, de la mobilité sociale ou de la dichotomie entre espace privé et espace public. Yang bouleverse souvent son vocabulaire d’abstraction visuelle en y introduisant des expériences sensorielles qui font intervenir le mouvement, l’odeur ou la lumière. Avec des références sous-jacentes à l’histoire, l’art, la littérature et la philosophie, sa recherche est dense. Dans cet entretien, Hamid Amini interroge l’artiste sur les procédés et les secrets qui sous-tendent ses créations.

Hamid Amini

Vous avez écrit : « La plupart des gens ne peuvent pas imaginer ce que cela implique d’être un non occidental dans le monde de l’art contemporain. » Quels aspects de cette expérience ont représenté le plus grand défi ? Ou bien « défi » n’est-il pas le terme adéquat ?

Haegue Yang

Oui, cela a figuré dans une interview réalisée en 2017 dans le cadre de ma recherche artistique autour de plusieurs personnalités, en particulier Isang Yun. Pour préciser ma pensée, je vais me citer : « En Corée, l’art n’a jamais été séparé de la philosophie, de l’érudition ou du pouvoir politique ; l’art contemporain est une obsession moderne. » Je ne suis vraiment pas très attachée à la tradition, cependant, au cours de mon travail dans ce domaine, j’ai pris conscience que j’accorde beaucoup plus de valeur à la pensée holistique qu’à une démarche professionnelle axée sur le genre. Nous avons tendance à considérer l’artiste comme un professionnel, mais cette assimilation ne prend pas en considération le sens profond de la création artistique dans la société, ni même dans la civilisation au sens large.

Hamid Amini

J’ai beaucoup aimé l’installation Handles exposée dans l’atrium du nouveau MoMA. C’était formidable de voir des performers interagir avec vos sculptures (littéralement les manipuler). Pour moi, cela reflète l’accent mis par le musée sur les récits historiques alternatifs, comme l’art cinétique et l’art tactile des années 60 et 70, quand les artistes cherchaient différents moyens de faire interagir le public avec leurs œuvres. Quelle est pour vous l’importance de l’interaction entre les spectateurs et vos œuvres ?

Haegue Yang (1971), The Intermediate – Rolling Bushy Nosy, 2016. Paille artificielle, support en aluminium, grille métallique, plantes et légumes artificiels, roulettes.  184 × 105 × 123 cm Avec l’aimable autorisation de l’artiste et de kurimanzutto, Mexico. Photo : Studio Haegue Yang.

Haegue Yang

J’ignore ce que le musée avait l’intention d’explorer sur le plan historique. Souvent, je considère d’un regard critique l’interaction en elle-même, car cette interaction directe nous empêche de maintenir la distance nécessaire à la réflexion et à la contemplation.
Cependant, Handles a été un projet particulier, impliquant un processus de création très riche aussi bien pour les sculptures que pour les peintures murales comportant des ennéagones. Il m’a permis d’enrichir mon expérience avec des mouvements plus adaptés aux sculptures, ce que je n’aurais pas fait autrement. D’ordinaire, je ne m’intéresse pas à la conception de chorégraphies spécifiques pour les sculptures, même si j’ai déjà créé plusieurs sculptures performatives, par exemple Dress Vehicles et Sol LeWitt Vehicles. Bien que j’éprouve une certaine réticence à composer des mouvements prédéterminés, observer cette dynamique et comprendre comment animer une sculpture fut une belle expérience.

Hamid Amini

Quels éléments sensoriels voulez-vous intégrer en particulier ?

Haegue Yang

La plupart de mes sculptures mobiles sont sur roulettes. En fait, elles sont devenues un instrument permettant d’« adhérer » au sol, c’est-à-dire qu’elles suivent la régularité et les irrégularités du sol ainsi que nos propres mouvements quand nous les manipulons.

Le cliquetis des cloches résulte de l’action simultanée de ces éléments, celle du sol (environnement) comme celle du mouvement (performer). Ainsi, l’expérience sensorielle est une amplification complexe de l’interaction entre environnement et performance.

Hamid Amini

Beaucoup de vos pièces, y compris Sallim, vos monotypes de plantes pressées et votre série Trustworthy mettent en scène des objets et des produits domestiques, qui introduisent des enclaves d’intimité dans l’espace d’exposition public. Quelle place occupe la vie domestique dans vos créations ?

Haegue Yang

Cette notion m’a aidée à comprendre l’antithèse des représentations. Souvent, elle correspond à des pensées intériorisées et à des perceptions subjectives, qui ne sont pas visibles en surface. Beaucoup de mes interprétations d’objets, de personnages, d’événements historiques, de phénomènes, tant culturels que naturels, visent à les digérer pour être à même de les utiliser dans la conception de mes pièces. Les cosys tricotés sont une autre étape du parcours qui m’a finalement conduite à rendre hommage à la banale boîte de conserve devenue capsule temporelle (un mode de préservation pour des « temps difficiles » inconnus), symbole de la peur et de l’anxiété humaines, qui sont, selon moi, une vulnérabilité. Sallim défend cette posture d’une manière psycho-architecturale complexe, en exposant la cuisine comme un lieu où l’on fait bouillir, nettoie et cuit, comme un espace habité par la chaleur, la fumée et les odeurs. Contrairement à d’autres espaces de représentation où le respect de l’autorité et des traditions est primordial, celui-ci est perméable.

Hamid Amini

Pourriez-vous décrire la manière dont vous travaillez dans votre studio ? Collectez-vous des matériaux ?

Haegue Yang

Je collectais beaucoup de matériaux toute seule. Au cours de tous mes déplacements, je me rendais dans des quincailleries, des discounts, des magasins de loisirs créatifs, des merceries, etc. et je les rapportais dans mon studio.

Haegue Yang (1971), Sonic Sphere – Diagonally- ornamented Copper and Nickel, 2015. Support en acier, grille métallique, roulettes, clochettes chromées, clochettes en nickel, bagues métalliques. 99 × 82 × 83 cm Photo : Studio Haegue Yang. Avec l’aimable autorisation de l’artiste et de kurimanzutto, Mexico / New York.

Cette période coïncide avec la production prolifique de sculptures lumineuses où les objets dominaient en tant que voix narratives et en tant que matérialisation de notions, telles que l’étrangeté, la pauvreté, la dévaluation, la banalité, tout ce que je souhaitais mettre en lumière.

Seoul Guts, par exemple, se fait l’écho de toutes les « pauvres voix » exprimant des désirs désespérés : être beaux, sains, propres, etc. C’est une sorte de portrait de gens et de lieux. C’est intense et vital. Il m’est difficile de résumer ou de condamner facilement tous ces désirs qui ne sont pas nécessairement sérieux, mais plutôt triviaux et ordinaires. J’ai également ressenti beaucoup d’empathie à l’égard des gens qui accumulent les accessoires de téléphone, les appareils de massage ridicules et bon marché ou les articles de beauté.
C’était un processus d’intériorisation de leurs désirs et de leurs envies sans avoir de contact direct avec eux.
L’acte d’achat a progressivement disparu, au fur et à mesure que la production de sculptures lumineuses a diminué. Et pour sa dernière phase, j’ai beaucoup cherché des matériaux via Internet, un autre processus d’exploration intéressant, mais très différent d’un déplacement ou de la fréquentation de magasins. Actuellement, j’ai tendance à ne plus accumuler autant de matériaux dans l’atelier.

Hamid Amini

Réalisez-vous des croquis ?

Haegue Yang

Non. J’essaie de ne pas faire de dessins artistiques, car je ne fais pas confiance à mes mains pour dessiner. Je ne fais que des dessins techniques, uniquement destinés à la préparation de mes expositions. La plupart sont préparées à l’aide de dessins en 3D pour compenser ma mauvaise appréhension de l’espace et de l’échelle. De plus, la conception de l’espace est si complexe que la simulation en 3D est une aide précieuse. Cependant, j’essaie de faire en sorte que ces simulations restent simples. La perfection de la simulation est intentionnellement limitée, c’est-à-dire que j’évite un rendu ou de nombreux effets disponibles en 3D. Je cherche principalement à vérifier la forme et l’échelle, la tonalité des couleurs élémentaires, certains points de vue essentiels et la trajectoire des visiteurs.

Hamid Amini

Ce numéro de Revue est consacré au minimalisme. Est-ce une notion que vous prenez en compte dans votre travail ? Pouvez-vous expliquer votre relation avec Sol LeWitt, un artiste que vous citez dans la série Sol LeWitt Upside Down ?

Haegue Yang

Je souhaite citer ici quelques éléments de la pensée de Sol LeWitt :

Propos sur l’art conceptuel
Publié pour la première fois dans 0-9 (New York), 1969, et Art-Language (Angleterre), en mai 1969.

1 — Les artistes conceptuels sont des mystiques plus que des rationalistes. Ils tirent des conclusions que la logique ne peut pas atteindre.
2 — Les jugements rationnels reproduisent les jugements rationnels.
3 — Les jugements irrationnels conduisent à de nouvelles expériences.
4 — L’art formel est essentiellement rationnel.
5 — Les pensées irrationnelles doivent être poursuivies de façon absolue et logique.

Cette liste numérotée comprend 35 entrées. Ce que j’entends ici est très différent de ce qu’on entend généralement par minimalisme. Il y a un caractère absolu et aléatoire, libéré de la logique,et une profonde émancipation.

Hamid Amini

Vos titres, qu’il s’agisse de vos pièces ou de vos expositions, semblent toujours très énigmatiques. Comment les concevez-vous ?

Haegue Yang

Lorsque je donne des titres à mes œuvres et à mes expositions, je tente de révéler mes centres d’intérêt, qui ne cessent de changer, d’évoluer et de se transformer. Cela reflète mon désir de dévoiler la direction vers laquelle je me dirige, car je souhaite vraiment que le public puisse suivre mon parcours. Autrement dit, mon évolution doit être traçable.
Ma précédente exposition individuelle au Bass Museum, en Floride, s’intitule In the Cone of Uncertainty, et la prochaine exposition que je prépare au MCAD à Manille a pour titre The Cone of Concerns. Ces deux lieux ont en commun d’être affectés par des phénomènes météorologiques extrêmes, telles que les pluies torrentielles, les inondations, la montée du niveau de la mer, et autres catastrophes. Dans les titres, je montre que je poursuis mes recherches sur la relation entre l’homme et le climat, et je m’interroge sur les concepts auxquels renvoie cette question surgie quand on a commencé à prévoir la trajectoire des ouragans, des cyclones ou des typhons. Cependant, les prévisions restent assez limitées, si l’on en croit la théorie de l’effet papillon. Encore une fois, selon ces références météorologiques, on tente de modéliser une trajectoire sous la forme géométrique d’un cône. Ces transcriptions graphiques ainsi que les expressions qui mènent à la question : « Sommes-nous dans le cône ou non ? » symbolisent à la fois notre capacité et notre incapacité à prédire le temps qu’il fera. Pourtant, à mes yeux, l’adaptation à l’atmosphère, à l’humidité, à la température, et aux autres paramètres physiques est notre lot quotidien.

PROPOS RECUEILLIS PAR HAMID AMINI

Haegue Yang (1971), Kaleidoscopic Tipping Over in Asymmetry – Trustworthy #241, (detail), 2015. Différentes enveloppes avec motif de sécurité, papier millimétré, encadré, 2 parties. Taille de l’œuvre : 100 × 100 cm chacune. Taille encadrée : 102.2 × 102.2 cm chacune. Avec l’aimable autorisation de l’artiste et de kurimanzutto, Mexico.

Fragments d’une autobiographie

Entre familiarité et nostalgie, Benjamin Vnuk retrouve sa Suède natale et explore la mélancolie de son pays à travers ses banlieues dupliquées
et sa nature en décalage.

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Corps célestes

PerezOlivier Dubois

Interprète et chorégraphe, Olivier Dubois met à l’honneur une danse puissante et charnelle. C’est dans la répétition et le dépassement que ses interprètes révèlent toute leur singularité, émergeant individuellement au sein du collectif. À l’image des titres des pièces de sa compagnie – citons Tragédie (2012), Souls (2013), 7xrien (2017) ou Tropisme (2019) – , quelque chose de direct et de percutant se joue. On ressent cette même radicalité dans la musique de (Julien) Perez. Surex, son troisième album, sorti en février dernier, affiche treize morceaux dont la juxtaposition forme un poème surréaliste. Puisant ses références dans la littérature et le cinéma, son écriture, qu’il s’agisse de ses mélodies ou de ses paroles, est incisive. Les deux artistes cultivent le décalage, déconstruisant soigneusement leurs partitions pour laisser surgir l’inattendu. Se rencontrant pour la première fois, Olivier Dubois et Perez échangent sur les différents langages de leurs pratiques respectives.

OD   J’aime beaucoup ta musique. Il y a quelque chose qui m’a naturellement plu. Ce que je trouve intéressant, c’est qu’il y a une multitude de couches qui la composent. Par exemple, j’ai beaucoup ri. Il y a d’autres émotions qui se mélangent, c’est une question d’angle d’approche. Ce qui est étonnant, c’est que j’ai ressenti ce que certains disent à mon propos : c’est « irrévérencieux ». Je me retrouve un peu piégé car j’ai toujours trouvé que cette formule était un raccourci. À un moment, en tant qu’artiste, on essaie d’être intègre et d’aller au bout de ses idées. Ça permet d’avoir une parole claire, c’est parfois déroutant et c’est perçu comme de l’irrévérence. En ce sens, j’ai trouvé qu’il y avait un écho entre nos deux univers. Je trouve également que dans ta musique, il y a une part érotique très forte. Ça me parle car, pour moi, la danse est par définition érotique. Il y a beaucoup de chair dans ce que tu fais, que ce soit à travers ta voix ou tes clips.

JP   La dimension burlesque, ou comique, n’est pas toujours perçue dans ma musique, mais j’y attache beaucoup d’importance. Cet ancrage dans un matériau pop est ce qui permet tous ces différents niveaux de lecture. Choisir de faire ce que l’on appelle de la pop veut dire que l’on va travailler autour de choses que l’on considère largement partagées par une majorité de personnes, contrairement à une forme d’art avant-gardiste qui demande la maîtrise d’un certain jargon. Je fais très attention à ça. Avec quelques accords, l’auditeur pourra comprendre s’il s’agit d’un morceau mélancolique ou entraînant. On peut écouter ma musique de manière très éloignée, en faisant le ménage par exemple ! C’est de prime abord assez inoffensif, mais suivant la manière dont on va l’appréhender, avec plus ou moins d’attention, on va découvrir ces couches superposées. En étant attentif aux paroles, on va voir qu’elles ne sont peut-être pas si évidentes, il y a des distorsions de sens… Partir d’un format pop me permet de ne pas être trop ostentatoire dans les idées que je veux faire passer. J’ai aussi eu ce sentiment en découvrant ton travail.

Extraits et détails provenant des partitions en système Laban de pièces d’Olivier Dubois. Notation Estelle Corbière.

OD   La notion de pop en danse est très étrange car c’est un domaine où il n’y a pas beaucoup de classifications possibles. On associe souvent la pop à des spectacles qui seraient des succès publics, là où la danse contemporaine serait grisâtre.

En musique, j’avoue que la pop française m’ennuie considérablement. On a ce même problème en danse. Je vois une partie de la danse contemporaine française comme une grande fainéantise. On a dit qu’elle était intellectuelle. Pour moi, l’intellectualisation de l’art est son pire ennemi. L’intelligence oui, l’intellectualisation non !

Si la pop française ne m’attire pas, c’est que j’ai la sensation qu’elle fait peu ; peu importe si on n’a pas de voix ou pas de rythme tant qu’on a une idée. Mais une idée ne fait pas une œuvre !
Ce que j’aime dans ce que tu fais, c’est qu’il y a du travail. C’est choisi, dirigé, pointu. Est-ce que tu te sens appartenir à une certaine scène française ?

JP   Il y a des personnes comme Julien Gasc, Chassol, ou Mathilde Fernandez dont je me sens proche. Je pense aussi à Jardin, un artiste belge. Il y a quelques francs-tireurs dont j’aime vraiment l’approche, mais après je te rejoins, la grande majorité des choses qui sortent ne m’intéressent pas vraiment. Souvent, c’est au niveau des textes que ça coince, c’est de la poésie très lisse, ça manque d’accrocs. L’idée de dire qu’une chanson est un poème mis en musique, c’est quelque chose de très français. C’est un lyrisme qui peut être assez gênant. Mais la langue française n’est pas évidente. Avant, j’avais un groupe – Adam Kesher – où je chantais en anglais. J’étais plus jeune et il y avait une forme de mimétisme dans ce choix. Je n’écoutais que de la musique anglo-saxonne donc ça me semblait logique de choisir l’anglais. À l’époque, nous avons tourné en Angleterre et un peu aux États-Unis. Un jour, j’ai eu une crise de doute car je me suis demandé comment ce public percevait ce que je leur racontais. J’imagine que je prononçais certains mots comme un français, d’autres comme un mec du Texas, et d’autres encore comme un type de Manchester, en mélangeant différents argots. Ça devait être insupportable à écouter ! C’est en prenant conscience de ça que je me suis dit qu’il fallait que j’écrive en français. La maîtrise de la langue me permettrait d’accéder à une forme de style. Au départ, cela a été très compliqué. Comme beaucoup de musiciens, pour trouver ma mélodie de chant, je chante en yaourt. Et à chaque fois, aujourd’hui encore, c’est des gimmicks anglais qui me viennent. Si j’essaie d’y mettre des paroles en français, je vais être obligé de trouver des compromis car il y a des sonorités qui n’existent qu’en anglais. Hier, j’écoutais Alain Bashung. Beaucoup de ses morceaux développent cette écriture qui est assez étrange, surréaliste, et j’ai l’impression que certaines de ses tournures de phrases sont faites pour coller à des mots anglais. Dans Osez Joséphine, il chante « et que ne durent que les moments doux, durent que les moments doux ». Je suis persuadé qu’initialement, il y avait quelque chose comme « what can I do what can I do ». C’est évidemment compliqué pour écrire, mais je trouve que c’est intéressant de réfléchir comme ça car ça apporte autre chose. On essaie de rendre la langue autre, c’est l’inverse de ce lyrisme que je trouve souvent gênant. La danse n’a pas ce problème de traduction ! Comment ton travail est-il perçu à l’étranger ?

OD   Très bien. La danse française est subventionnée, même si les enveloppes sont de moins en moins importantes, ce qui lui permet de tourner. Pour reprendre ce que je disais un peu plus tôt, il y a eu en France dans les années 90 un courant qui a duré presque vingt ans et que l’on a appelé la non-danse. Il n’était plus question de performance physique ou d’effet. Quelques œuvres majeures sont apparues, puis on a eu droit à une sorte de fainéantise. Les années 90 ont suivi une décennie où l’on avait beaucoup d’argent, et il a fallu faire avec moins de moyens. Les costumes étaient comme ce que l’on pouvait voir dans la rue, les décors ont sauté, l’interprète a peu à peu disparu. Cette économie est devenue à un moment la signature française et elle s’est répandue dans le monde. La bonne nouvelle, c’est qu’aujourd’hui c’est devenu un courant et non plus une règle. On me dit souvent que je suis à part, que je n’appartiens à aucune famille. Tant mieux, car je préfèrerais être père de famille !

JP   Souvent je me suis rêvé comme minimaliste, et je ne l’ai jamais été ! J’aime la musique des minimalistes new yorkais, je n’ai jamais réussi à faire quelque chose de proche. Le minimalisme, c’est quelque part le défi ultime de l’artiste, c’est vraiment d’arriver à la sève.

OD   Je pense qu’il faut un sacré talent pour faire du minimal.

JP   L’interprète a une place importante dans ton travail n’est-ce pas ?

OD   Ce sont les rois. En tant que chorégraphe, tout ce que je fais est très partitionnel, c’est très écrit. Je travaille conjointement avec mon compositeur. Tout est inscrit dans la scénographie que je dessine. Il n’y a pas d’espace pour l’improvisation. Pour les danseurs, c’est un cadenassage infernal. Physiquement c’est extrêmement exigeant car ce sont souvent des partitions complexes qui s’étalent pendant une heure et demie, parfois plus, et où tout sera compté. Cela peut paraître un peu anxiogène, les interprètes pourraient se demander à quoi ils servent, mais je crois en leur puissance. Souvent, on ne comprend pas l’interprète comme un artiste, mais il en est un. Cette écriture si cadenassée contraint à la prise de décisions de l’interprète. La liberté ne passe que dans l’emprisonnement. Sinon, c’est faire ce que l’on veut. Il faut être emprisonné pour que cette audace vibre sur un plateau et que ça soit unique. Par contre, si tout est écrit, je ne travaille jamais l’approche du mouvement de mes interprètes. La dynamique est donnée mais ils gardent leur singularité.

Extraits et détails provenant des partitions en système Laban de pièces d’Olivier Dubois. Notation Estelle Corbière.

C’est ce qui fait que dans mes pièces, il n’y a pas un interprète comme un autre, même s’ils ont tous la même démarche, la même cadence, le même objectif à atteindre. Ils sont magnifiés. Je le dis toujours : j’aime les interprètes glorieux sur un plateau, car ils ont traversé des turbulences incroyables. Mon plus grand échec serait d’avoir un interprète au sol.

JP   Comment faire pour que ça n’arrive pas ?

OD   À l’automne dernier, j’ai créé une pièce qui s’appelle Come out pour le Ballet de Lorraine. C’est basé sur un morceau de Steve Reich qui dure une douzaine de minutes. Nous en avons fait une version d’une heure. J’adore ce titre, mais j’ai l’impression que Reich s’est arrêté en plein milieu et n’a pas bossé jusqu’au bout ! Come out est un élan collectif. Tout comme l’était Révolution, l’une de mes premières pièces. Le principe est très simple : quinze femmes tournent pendant deux heures et quart autour d’une barre. Ces interprètes savent qu’elles vont devoir tenir pendant tout ce temps sans sortir du plateau. Chacune a une partition indépendante, c’est redoutable. Elles ont dû tout apprendre, pour pouvoir s’en emparer et faire face à d’éventuelles failles. On ne peut pas penser qu’il n’y aura pas de perte. Je dis toujours qu’il n’y a aucun problème à l’erreur. Une fois la partition digérée, il faut se concentrer sur comment gérer les soucis en une fraction de seconde. L’information est entre eux, la solution est entre eux. Parfois un cri poussé par l’un des interprètes leur permettra de se resynchroniser. Il ne faut laisser personne dans le fossé. On est faillible, on est des êtres humains, et c’est d’autant plus beau de voir comment on se redresse et on repart. Il faut arriver au bout, ensemble. C’est de ça dont il s’agit quand je dis qu’un interprète au sol serait un échec terrible.

JP   Ce que tu dis a presque une portée politique.

OD   L’art est politique, puisqu’il implique une prise de parole. Pour autant, je ne développe pas de discours politisé avec mon travail. La perception politique est intime et propre à ceux qui vont recevoir. Je pense que le rôle des artistes n’est pas de s’occuper de cela. Qu’en penses-tu ?

JP   Je suis d’accord. Souvent il y a une confusion autour de cette dimension politique. Les artistes font des choses pour les adresser à un public, c’est donc porteur d’une vision du monde, d’une forme de hiérarchisation. Lorsqu’on écrit une chanson, on choisit de parler d’une chose et pas d’une autre. Mais souvent on confond le politique avec une forme de réaction sur des questions d’actualité. Et ça, c’est très différent. Qu’un artiste s’arroge le droit de commenter les sujets d’actualité, ça n’a pas de sens. Ils ne sont pas forcément les personnes les plus légitimes pour faire ça, même si certains le font bien. L’art s’inscrit dans une temporalité qui est différente de celle d’un polémiste ou d’un journaliste qui va réagir au jour le jour à ce qui se passe autour de lui. Souvent, je me suis demandé comment je pouvais reconnaître l’impact d’une œuvre, comment comprendre à quel point elle a pu me toucher. Cela se passe quand je regarde une pièce de théâtre, de danse, un film, ou quand je lis un bouquin, et que cela me donne envie de créer à mon tour. Il y a comme un passage d’une énergie. Cette excitation de l’imaginaire, ce passage de l’imaginaire à l’action est politique. Il y a des œuvres qui nous donnent les moyens d’agir.

OD   Quand on parle de politique, on a tendance à oublier que le premier élan créatif vient de l’intérieur de soi. On est d’abord d’un égoïsme terrible, nous sommes les vampires de nous-mêmes. Ça ne peut fonctionner que comme ça, sur soi et en soi. C’est ensuite que cela va produire quelque chose qui ne nous appartiendra plus, mais qui est pourtant né de quelque chose d’intime. Si on cherche à avoir une approche politique dirigée, à vouloir parler de tel ou tel sujet, alors on fait du commentaire de société. Je ne comprends pas ces artistes qui vont dire : « Je vais faire une pièce sur le climat ou sur la guerre. » Créer, c’est être à la fois dans un état de vulnérabilité et de prétention.

JP   Tu parlais de partition un peu plus tôt. La notation en danse est complexe car il y a différentes manières d’écrire la danse, n’est-ce pas ? Comment tu procèdes ?

OD   Contrairement au solfège qui est un savoir accessible, il n’y a pas d’écriture universelle en danse. Moi par exemple, je ne sais pas lire la danse mais je fais noter toutes les pièces en Laban (C’est un système mis en place par Rudolf Laban, théoricien et chorégraphe allemand. C’est l’un des plus connus et il est utilisé à l’international depuis son apparition en 1928.) Et j’invente mon propre système d’écriture, qui est repris par mon annotatrice Laban pour ouvrir de nouveaux champs. Puisque je ne lis pas le Laban, pourquoi je fais noter mes spectacles? Parce que j’adorerais qu’un jour quelqu’un vienne me voir et me dise : « J’adore Tragédie mais j’aimerais la reprendre pour la rendre encore meilleure. » Mais malheureusement pour que cela arrive, il faut connaître cette écriture. Tant qu’elle n’est pas enseignée dans les conservatoires et les écoles de danse, elle restera un langage savant à la portée limitée.
Je voulais te demander comment tu développes l’univers visuel qui accompagne ta musique, notamment celui des clips ?

JP   Le clip est un objet intéressant car purement promotionnel. Aujourd’hui, c’est une contrainte qui s’étend jusqu’aux réseaux sociaux, il est très difficile de sortir un disque sans être y présent et les alimenter avec des contenus visuels. Ce qui n’est a priori pas le domaine d’expertise des musiciens ! Mais c’est un passage obligé. J’ai eu quelques expériences malheureuses en matière de clips au début de ce projet. Rien de catastrophique, mais j’ai bien senti que pour que les clips servent ce que je voulais faire passer dans ma musique, il fallait que je reprenne la main dessus en travaillant avec des proches dont j’appréciais le travail ou alors en invitant des personnes que je ne connaissais pas directement, mais dont j’admirais le travail, comme le réalisateur Yann Gonzalez. En l’occurrence, pour Yann, il s’agissait vraiment d’une carte blanche autour du morceau « Les vacances continuent ». Pour le dernier, sur le titre « El Sueño », j’ai invité Alexis Langlois. J’étais très content car on se connaît depuis longtemps. Ce qui est intéressant pour ces réalisateurs, c’est que les clips sont aussi un laboratoire, c’est l’occasion de tester des choses.

Extraits et détails provenant des partitions en système Laban de pièces d’Olivier Dubois. Notation Estelle Corbière.

OD   Comment tu gères le fait d’être interprète du clip ?

JP   Ça dépend ! Quand j’ai commencé à faire de la musique, je ne me suis pas dit « Je veux faire des clips ! »

Il y a donc un côté un peu amateur, on incarne quelque chose dans les clips qui doit être raccord avec la musique, et c’est bizarre car on n’est pas vraiment préparé à ça, mais certains musiciens le font naturellement.

Sur « El Sueño », Alexis a été très directif. Je ne suis pas acteur, donc c’était intéressant de travailler avec lui car il est très « mécaniste » dans sa manière de diriger. Il n’est pas du tout dans la psychologie.
Et toi, est-ce que tu pourrais t’amuser de chorégraphier un clip ?

OD   J’adorerais ! J’ai eu des propositions mais je n’ai jamais pu le faire. Et j’adorerais être dans le clip! Ce que j’aime avec les commandes, c’est de rentrer dans la tête de l’autre, je ne cherche pas à reproduire mon travail. Il faut que ce soit un hybride au service de l’autre. C’est passionnant car ça permet d’apprendre. En tout cas, si à l’avenir tu cherches un chorégraphe…

 

Propos recueillis par Justin Morin

Vocabulaire sensible

Figure majeure de la photographie américaine, célébré pour son approche de la couleur, Stephen Shore nous replonge dans le quotidien des années 70 avec ces clichés qui capturent autant le banal que le singulier.

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Pandore

Théo Casciani

Pour Revue, Théo Casciani propose un texte inédit autour de Lil Miquela, personnage virtuel suivi par plus de deux millions d’abonnés.

Miquela a mal dormi. Sa peau piquetée de taches rousses porte les traces d’une nuit trop courte. Pointé dans un miroir arrondi, son regard absent baigne de sincéritéce visage parfait. La vision de son profil de dos dressé dans une allure désinvolte dénote avec la symétrie de ses pommettes, la lisseté du derme ou la méticulosité avec laquelle ont dû être noués les macarons flanqués de part et d’autre du portrait. Lil porte un pull-over en feutre orange qui s’engouffre dans un jean anodin, elle se tient penchée contre le rebord d’un lavabo et rajuste le rouge qui garnit ses lèvres de la pointe du doigt. Elle laisse tendrement glisser cette main gauche le long de son menton en suivant les contours ovoïdes de la glace. L’attention se perd dans les jeux de reflets de l’image mais ces préparatifs matinaux paraissent artificiels. Il y a bien la teinte trop contrastée des habits, l’implantation trop nette des cheveux, mais c’est surtout dans ce regard vide que se situe l’intrigue. Miquela ignore le photographe qui la mitraille par-dessus son épaule et s’égare dans la contemplation de sa mine épuisée. Toute la nuit, le signal de connexion de ses réseaux sociaux est resté allumé, elle a accumulé les commentaires stratégiques et les publications sponsorisées. Lil a un moment d’absence, elle s’oublie un instant.

 

Deux images plus tôt, les traits de Miquela Sousa sont nettement plus pixellisés. Cambrée dans un selfie saisi au saut du lit, elle porte un débardeur noir échancré et barré du logo de la plateforme PornHub. Malgré son air de défi, elle voit aussitôt des centaines d’insultes et de menaces s’entasser dans sa messagerie Instagram, ce compte d’ordinaire rempli de nail art, de voyages et d’embrassades devenant le théâtre d’une bataille numérique. Certains y voient une provocation délicieuse, d’autres le stigmate d’un cynisme à toute épreuve. L’identité trouble de Miquela attire l’attention. Il se pourrait que Lil n’existe pas, qu’elle ne soit qu’un mythe androïde, d’aucuns parieraient que l’abus de retouches cosmétiques a fini par donner un air invraisemblable à une incarnation réelle. Pour la défendre, les plus fervents défenseurs de Lil invoquent une vidéo diffusée il y a plusieurs mois par des lycéennes installées à la terrasse d’un bar de la côte californienne. Les deux amies y exposent leurs sourires écarlates en piochant dans des desserts aux proportions démesurées. Mais cette séquence de quelques secondes qui ne devaient être qu’une publication parmi tant d’autres devient virale lorsque des observateurs assidus remarquent une présence étrangement crédible à l’arrière-plan. Miquela mange une glace en regardant les vagues battre la plage.

 

C’est grâce à ce stratagème que Trevor McFredries et Sara DeCou, cofondateurs de la société Brud Inc., sont parvenus à faire de Miquela Sousa la première influenceuse virtuelle. Après de longs mois de conception de ce personnage gynoïde sur des logiciels d’imagerie 3D, le duo américain a propulsé la jeune créature originaire de Downey et âgée de dix-neuf ans au sommet du classement des comptes les plus suivis sur Internet. Symbole d’une culture métissée et contemporaine, celle que l’on nomme Lil Miquela est d’abord un moyen de parodier et de critiquer les normes esthétiques et sociales en vigueur sur les réseaux sociaux. En entretenant le doute qui entoure la véracité de cette mannequin devenue chanteuse puis militante, Trevor McFredries et Sara DeCou orchestrent la mue de leur progéniture informatique qui peut désormais facturer près de trois cent mille euros ses prestations publicitaires, promouvoir des célébrités aussi réelles que Diplo, Hans-Ulrich Obrist ou Nile Rogers, défiler pour une collection Prada ou embrasser Bella Hadid dans une campagne Calvin Klein, si bien qu’elle fait maintenant partie des vingt-cinq personnalités les plus influentes d’Internet d’après le magazine Time. Lil se prête au jeu. Chaque jour, une nouvelle apparition de la jeune femme vient documenter sa fiction.

 

Drapée de ce costume d’icône virtuelle, Miquela ponctue ses poses commerciales de messages politiques. Sa parole publique résonne auprès d’une audience de plus en plus large et réceptive, qu’il s’agisse d’affirmer son adhésion aux luttes de la communauté LGBTQI, de se dresser face aux violences policières, de marcher contre le racisme ou même d’apparaître auprès d’un candidat démocrate. En décembre 2019, Lil s’installe derrière son ordinateur pour enregistrer une vidéo de réponse à ses fans sur YouTube. Elle effectue sagement quelques réglages sur l’appareil, elle néglige le désordre de la chambre puis commence à présenter ses habitudes en matière d’hygiène et de cuisine, détaille ensuite son agenda vertigineux, annonce la parution imminente d’un nouveau single puis se résout à témoigner d’une expérience traumatique vécue ce jour-là. Le clip est rythmé d’effets de montage cursifs et colorés, le débit de sa voix s’accélère et Miquela raconte une agression sexuelle subie dans un Uber le matin même. En montant dans le véhicule, elle remarque une forte odeur de déodorant et le regard lubrique du chauffeur. Celui-ci se montre de plus en plus insistant puis finit par lui poser cette question qu’elle redoute tant en lui demandant si elle est réelle. Lil l’ignore et regarde par la fenêtre en bâillant. Les plages californiennes défilent. Une main glisse sur sa jambe et remonte le long de sa cuisse.

 

La présence de cyborgs et d’avatars dans l’art est ancienne et récurrente, de la Poupée animée de Georges Méliès aux performances d’Alexander McQueen en passant par les différentes versions d’Ann Lee ou les réplicants de Blade Runner. En littérature, si les robots ont joué un rôle déterminant dans les œuvres de Philip K. Dick ou Isaac Asimov, plus tôt dans les nouvelles de Prosper Mérimée ou les aventures du Pinocchio de Carlo Collodi, les premières mentions textuelles de figures factices créées par l’être humain remontent aux mythologies antiques. Les exemples les plus célèbres sont ceux du Pygmalion, des destins parfois difficilement contrôlables des Golems ou encore de certaines thèses cosmogoniques. Dans l’Iliade, Homère décrit les servantes artificielles et dorées d’Héphaïstos. Ce dieu forgeron donna ainsi vie au Géant Talos, aux chiens qui gardaient le palais d’Alcinoos, ou encore à Pandore. Façonnée à partir d’argile et d’eau puis animée par Athéna, elle est la première femme humaine conçue sur les ordres de Zeus pour se venger du vol du feu par Prométhée. Elle est dotée d’une voix humaine et composée de toutes pièces à partir de l’allure d’Aphrodite, des talents d’Apollon, de la fourberie d’Hermès et de la jalousie d’Héra. « Un si beau mal » selon les mots d’Hésiode.

 

Il est tard maintenant, il est tard et Miquela n’en peut plus. Elle s’approche de ce lit dont elle ne sort jamais bien longtemps puis vient se lover dans les draps dans un râle. Elle s’empare de son téléphone et parcourt les actualités virtuelles. Ce qu’elle y voit l’effraie, elle y reconnaît de nombreux maux et pense aux missions auxquelles elle sera contrainte le lendemain. Lil jette un dernier coup d’œil à l’océan, éteint la lumière et s’allonge en faisant de son écran une lampe d’appoint. Elle s’aperçoit qu’elle a oublié d’enlever son rouge à lèvres et se contente de frotter maladroitement sa bouche avec le revers de sa main. Un sourire lui vient en remarquant que des trainées pourpres couvrent ses taches de rousseur. Elle hésite à prendre une photo puis se ravise. Son téléphone vibre régulièrement pour afficher des messages haineux ou des appels à l’aide. Elle aime tout mais ne répond jamais. Un vent léger balaye la pièce et caresse sa jambe sans qu’elle n’en sente rien. À quelques mètres de là, une petite jarre décorative tient dans un équilibre précaire entre son ordinateur et le vide. Elle ne sait plus quoi faire et oublie peu à peu son influence. Miquela cherche le sommeil. Elle ne pense à rien.

La variation et ses causes

En imprimant, pliant ou photocopiant leurs propres clichés, les photographes Anuschka Blommers & Niels Schumm questionnent comment leur médium redessine le réel et impacte la perception de soi.

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Smooth Operator

Bojan Šarcevic

La pluralité de la pratique de Bojan Šarcevic– et notamment son aptitude à se réinventer formellement – a amené les critiques à classer l’artiste parmi les conceptuels. Mais cette étiquette véhicule son lot de clichés. Surtout, elle a tendance à occulter l’une des qualités premières des œuvres du sculpteur : leur puissance sensible. Récemment, le titre de sa quatrième exposition personnelle à la galerie londonienne Modern Art résonnait comme une déclaration : Sentimentality is the Core. C’est bien dans sa capacité à générer des émotions complexes, à même de brasser le politique à l’intime, le monumental à l’accessoire, le minimalisme au lyrisme, que se dessine l’œuvre de Šarcevic.

Ainsi donc, cette exposition présentait plusieurs réfrigérateurs industriels, tous placés le long des murs de l’espace vide de la galerie. Ces ready-made, monolithes de plastique et de métal, se fondaient dans l’environnement blanc de Modern Art. À l’intérieur des congélateurs, aucun produit, ni cornet de glace ni morceaux de viande, juste du vide, ou plutôt, des cristaux de givre et des ensembles de glace aux formes sculpturales abstraites. Seule une musique – lointaine, fantomatique, mélangée au bourdonnement sourd des machines – emplissait l’espace. Parmi cette bande-son, on pouvait reconnaître des artistes comme Sade, Billy Idol, Chaka Khan ou encore George Michael. Ces hits, issus de la fin des années 80, agissent comme des indices autobiographiques. Né en 1974 à Belgrade, Bojan Sarcevic a grandi avec ces morceaux. S’il n’a pas connu la guerre  – sa famille a quitté la Bosnie en 1991, quelques mois avant le début du conflit –, la puissance spectrale de l’installation reste troublante. L’exposition prend des allures de supermarché abandonné et se transforme en machine narrative, collision anachronique de souvenirs adolescents et d’inconscient collectif. Pour autant, Sentimentality is the core ne cherche en aucun cas à être un témoignage historique. Quand on questionne l’artiste sur les origines du projet, celui-ci répond : « Tout est parti d’une situation qui m’a marqué. J’étais à l’aéroport d’Amsterdam. Je venais de descendre d’un avion, il était environ 23 heures, et je devais prendre un bus pour aller dans la ville. Il n’y avait personne sur les quais. Il faisait froid, je voyais la lune. Tout était désert. En face de l’arrêt de bus, j’ai vu un camion benne, à cheval sur le trottoir et sur la route, bourré de sacs poubelle. L’engin était visiblement en marche car j’entendais le moteur. Les fenêtres étaient baissées mais il n’y avait pas de conducteur. Une chanson de George Michael sortait de l’autoradio. C’était le titre A Different Corner. Cette scène, cette image d’une machine, a généré en moi un certain type d’émotion, lié à une mémoire précise, et m’a réellement ému. Ça a duré trois minutes, c’était sublime et ça m’a beaucoup travaillé. Ce moment questionnait l’idée de nostalgie. J’ai aujourd’hui 45 ans, je n’arrête pas de regarder en arrière. D’où je viens ? Quel est mon parcours ? L’adolescence est un moment où l’on devient indépendant et on se définit, notamment à travers la musique. » Au-delà de ce télescopage de références – entre géopolitique, culture pop et histoire de l’art ; on pense notamment aux aspirateurs ready-made de Jeff Koons – se joue une recherche formelle ambitieuse. Chaque réfrigérateur dissimule une enceinte qui permet de diffuser la musique. Les ondes sonores influencent directement la structure des cristaux de glace. Ces formes organiques interagissent avec les lignes industrialisées des réfrigérateurs dans un ballet macroscopique au rythme ralenti par le froid.

Bojan Šarcevic, invagination, vue d’exposition, 23 novembre 2016 — 14 janvier 2017. Photo : Robert Glowaci Avec l’aimable autorisation de l’artiste et de Modern Art, Londres.            © Bojan Šarcevic

Lorsqu’on regarde le travail de Bojan Šarcevic, qu’il s’agisse de ses précédentes expositions chez Modern Art ou de ses propositions pour la galerie berlinoise BQ, on constate qu’il investit des formes très variées et n’applique aucune recette. Il acquiesce : « Je n’ai pas de méthode. Chaque nouveau projet m’amène à repartir de zéro. Plus jeune, je paniquais face à cette idée ; je ne possède pas un savoir-faire ou une technique que je pourrais appliquer et décliner à l’infini. Il me faut construire une démarche qui m’est propre. Ceci étant dit, je ne suis pas intéressé à l’idée de rentrer dans un système. » Quand on lui demande si sa pratique se développe dans un atelier, il répond : « Certains projets nécessitent de grands espaces et d’autres fois, ma table de cuisine me suffit largement. Je vis entre Bâle et Paris et je m’adapte à cette mobilité. Ces dernières années, mes recherches se partagent entre mon ordinateur, une table et des notes prises dans un carnet. » Ce nomadisme physique se traduit par une aptitude au déplacement sémantique :

« Dans mon travail, beaucoup de choses se construisent autour de la reconnaissance. À partir de quel point on reconnaît quelque chose que l’on ne comprend pas ? Qu’est-ce que ça veut dire de reconnaître quelque chose mais de ne pas le comprendre ? »

Ce décalage se joue à plusieurs niveaux, parfois simultanément, mais toujours dans un élan poétique. Avec les deux sculptures monumentales He and She, Bojan Šarcevic fait se rencontrer l’histoire de l’art à celle d’une roche ancestrale, jouant sur les échelles temporelles. Les deux pièces sont d’imposants blocs d’onyx, une variété d’agate dont les bandes circulaires et concentriques dessinent d’impressionnants motifs. Employée comme pierre d’ornement et comme objet décoratif, elle naît d’un processus de transformation lent et complexe, réactions chimiques d’intercalations argileuses et d’oxydes minéraux. Face à ce travail de la nature, l’artiste procède à des coupes nettes qui permettent de rentrer littéralement dans la matière et dans le temps. Ces incisions rectangulaires rappellent la rigueur de l’art minimal. Les formats de ces œuvres, leur rapport au corps humain, résonnent avec les dimensions des blocs de marbre utilisés dans la sculpture antique. De la même manière, leur titre leur offre une incarnation, un peu comme s’il s’agissait d’une représentation d’une civilisation lointaine, tant dans l’espace que dans le temps. Au sujet de cet ensemble de pièces, l’artiste explique qu’il s’agissait de questionner son rapport à l’image : « Un peu comme j’ai pu le faire avec mes films, où je filmais en pellicule 16mm des petites sculptures, des maquettes afin de leur donner une texture, le principe est ici inversé. Je cherchais à retrouver une picturalité dans l’objet. He et She, c’est de l’image pure, mais en sculpture ! »
Le travail de Bojan Šarcevic développe son lyrisme dans ses zones floues. Parfois, il produit des moments incongrus. Ainsi, le communiqué de presse de l’exposition Invagination se résume à une phrase, qui elle-même synthétise la manière de penser de l’artiste : « Invagination refers to the idea of something being turned inside-out, turned-in, or folded back on itself » (Invagination fait référence à une chose retournée, tournée ou repliéesur elle-même). Avec ce facétieux jeu de mots, il met en avant un esprit à la souplesse créative, sans pour autant imposer une lecture au profit d’une autre :

Bojan Šarcevic, The Breath Taker is The Breath Giver (Film A), 2009. Avec l’aimable autorisation de l’artiste et de Modern Art, Londres. © Bojan Šarcevic

Bojan Šarcevic, Sentimentality is the Core, vue d’exposition — détail, 21 novembre — 21 décembre 2018. Photo : Robert Glowaci Avec l’aimable autorisation de l’artiste et de Modern Art, Londres.               © Bojan Šarcevic

« Je ne cherche pas à ériger un discours, je ne pense pas que l’artiste détienne le sens du monde. En tout cas, moi, je n’essaie pas d’exprimer ce sens. J’éprouve la nécessité de construire à partir de l’extérieur, à partir de l’extériorité du monde. C’est une notion paradoxale, car elle est autant politique qu’elle ne l’est pas, et j’essaie de la faire rentrer dans mes pièces. J’essaye d’avoir un certain sens du monde, une intuition, mais en même temps, je ne pourrais pas l’expliquer. Au fond, je ne cherche pas à produire un discours articulé ou un discours militant. Je pense que regarder, percevoir quelque chose, c’est déjà donner sens à cette chose. »

En ce sens, Šarcevic déploie une vision kaléidoscopique, basculant incessamment de la figuration à l’abstraction, de l’infiniment petit à l’immensément grand, du commun au singulier, à travers des dispositifs aussi simples qu’ingénieux.

 

Texte de Justin Morin

Bojan Šarcevic, Presence at Night, 2010.
Avec l’aimable autorisation de l’artiste et de Modern Art, Londres. © Bojan Šarcevic

Mnémosyne

À travers ce reportage réalisé en 1983-84 sur les plateaux de l’Acropole, Tod Papageorge témoigne d’un double vestige, à la fois temporel et technique.

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C.Q.F.D. d’un certain regard, le gaze

Exactitudes

Depuis vingt ans Exactitudes (composé par Ari Versluis et Ellie Uyttenbroek) repère et catalogue des phénomènes de mode non-officielle, saisis dans les lieux d’agrégation sociale les plus disparates. Leur travail révèle et documente une accélération spectaculaire des mutations du rôle de l’apparence et du style au sein de la société.
Parallèlement à l’explosion dans la culture populaire contemporaine des formes narratives néo-cinématographiques – de la publicité aux séries télé, sans oublier les plateformes web telles que YouTube – l’image de soi a été érigée en medium multi-canal pour la représentation de l’individu, autant dans son contexte de vie que dans une myriade de contextes d’existence fictionnels – des environnements sociaux en réseau jusqu’aux jeux vidéo en ligne . Aujourd’hui, exister pose d’emblée la question du regard. Dans la dictature de l’image, le fait d’être en permanence regardé et de regarder nous transforme en media. Comme l’auteure Iris Brey le précise dans son analyse du regard à l’ère des écrans (Le Regard Féminin. Une Révolution à l’Écran, Paris, Éditions de l’Olivier, 2020), il s’agit ici d’une forme de regard bien particulier, que la langue anglaise traduit par gaze. Le gaze a la spécificité de communiquer une intentionnalité entre l’observateur et ce qu’il regarde, principalement déterminée par le « désir ». La mode est l’un des domaines de la culture où l’on peut observer le plus facilement comment le désir masculin – et donc le male gaze – a forgé une image idéale de la femme. Mais comme le montre la récente exposition Masculinities (Curateur Alona Pardo, Barbican, Londres, 20 février — 17 mai 2020), les faiseurs de style et, plus encore, l’œil des photographes ont aussi élaboré un idéal masculin, que le female gaze remet maintenant en question.

Luca Marchetti
Quel regard portez-vous sur l’évolution du street-style (pour autant qu’on puisse encore l’appeler street-style) au cours des deux dernières décennies ?

Ari Versluis  
Les principaux changements ont accompagné les bouleversements culturels qu’ont connu les sociétés contemporaines, et la notion de style est passée d’une conception locale à une dimension mondiale. Quant à celle d’identité, nous avons pu observer un glissement progressif du modèle fondé sur la proximité ou l’appartenance à une tribu vers des processus de construction identitaire de plus en plus fluctuants, principalement sous l’impulsion de l’utilisation généralisée du web.

 

Luca Marchetti 
En regardant votre travail, nous avons l’impression que ces comportements sociaux très particuliers, qui impliquent un style, peuvent être envisagés comme un double portrait. D’une part, en portant certains vêtements, nous offrons une certaine image de nous-mêmes. D’autre part, nous finissons presque toujours par faire des choix qui nous placent dans un cadre socioculturel assez spécifique, dans une sous-culture, un groupe professionnel ou même politique. Dans quelle mesure pensez-vous que vos modèles sont conscients de ce phénomène ?

Ari Versluis    
Les gens sont tout à fait conscients de ce phénomène. Peut-être ne peuvent-ils pas le définir précisément, mais leurs comportements sont plus éloquents que les mots. Toutefois, gardez toujours à l’esprit que la plupart des gens ne sont pas vraiment libres de choisir la vie qu’ils veulent mener, en raison de revenus limités, de leur éducation religieuse, d’une formation insuffisante, de l’inégalité des sexes, etc. Le choix de son identité est un privilège offert à ceux qui disposent d’une éducation et de moyens économiques satisfaisants. En particulier à notre époque de politique identitaire, de néolibéralisme et de capitalisme de gangsters, où choix résolu et capacité à évoluer sont de véritables mantras des temps modernes, beaucoup ont le sentiment que les choses pourraient vraiment mal fonctionner et que le double portrait se craquèle.

Luca Marchetti 
…cela soulève la question du « point de vue ». Le nôtre, bien sûr, mais aussi celui des autres. Pour que notre style soit compris – ou du moins qu’il ne soit pas mal interprété – nous devons prendre en compte, consciemment ou inconsciemment, les désirs, les goûts, les craintes, les centres d’intérêts… et plus généralement les capacités de décodage de ceux qui nous regardent. Cette question semble particulièrement importante dans le cas d’Exactitudes car vos photos paraissent en général « objectives » :sur un fond neutre, des portraits de 3/4 encadrés sont répétés à l’identique au point d’obtenir un catalogue de « looks », que l’on pourrait qualifier de volontairement impersonnels. Comment comprenez-vous la double fonction du « point de vue » dans le cas des codes vestimentaires ?

Ari Versluis  
En fin de compte, Exactitudes est le fruit d’une observation minutieuse. Le produit d’un regard sans gêne sur les autres, destiné à comprendre leur look et leur attitude. Le style au sens large est considéré comme un langage sémiotique, dont le ton varie de la poésie à l’agressivité audacieuse. L’observation permet de découvrir des modèles socioculturels qui illustrent la manière dont les gens aiment à se distinguer en adoptant une certaine identité de groupe. Dans notre approche des modèles et dans le contexte du studio photo, notre regard est encore plus précis et nous zoomons sur l’histoire qu’ils racontent, révélant ainsi bien d’autres détails.
Cette rencontre mène à la production photographique, mais nous en apprend aussi beaucoup sur les participants grâce aux conversations que nous avons avec eux. Nous mettons également leur regard à profit lorsque nous leur montrons des photos d’autres participants du projet Exactitudes afin qu’ils contribuent avec nous à la création, en démystifiant l’idée de l’objectivité qui existerait indépendamment de l’appareil photo ou de notre regard. Ainsi, dans la phase finale d’assemblage d’une série, nous trouvons toujours l’occasion de vérifier et d’arranger à nouveau les détails…

Luca Marchetti 
Il me semble que la notion de « regard » est devenue encore plus intrigante avec l’importance accrue que notre société accorde au partage d’images à distance, qu’il soit instantané (via les réseaux sociaux par exemple), ou différé (par exemple via la presse écrite). Aujourd’hui, toute personne vivant dans un contexte urbanisé sait inconsciemment qu’elle « crée une image » en étant simplement perceptible (par d’autres personnes ou par les caméras omniprésentes). Cette nouvelle « imagéabilité » –un concept qui, selon ses premiers théoriciens tels que Reyner Banham ou Kevin Andrew Lynch, constitue l’une des caractéristiques fondamentales de la culture pop – a-t-elle modifié le rapport des individus au style ces vingt dernières années ? Et comment ?
Ari Versluis De nos jours, quand on leurdemande si je peux les photographier beaucoup de gens répondent qu’ils sont d’accord« pour un selfie ». Cette délicieuse ambiguïté du vocabulaire est exemplaire : la nouvelle « imagéabilité » a radicalement changé la relation des individus au style. Tous ceux qui possèdent un smartphone peuvent en faire l’expérience. Surtout la génération TikTok qui exploite ces possibilités au maximum. Elle perçoit le style comme un vernis dans un quotidien où règne le performatif. C’est le résultat d’une culture de consommation très narcissique dans laquelle les jeunes comprennent très bien que tout ce qu’ils font devient un signifiant de ce qu’ils sont. Leurs actes et leurs acquisitions sont réalisés pour ce qu’ils signifient plutôt que pour ce qu’ils « sont ». C’est aussi simple que cela. C’est presque du racolage : « Je te force à me regarder. Tu me regardes, donc je suis important en cet instant T ». C’est un phénomène majeur, qui implique également que beaucoup de nos contemporains ont tendance à dire non aux réseaux sociaux, à la pression de leurs pairs, à la surveillance potentielle qu’ils exercent (qui, en effet, est une forme de pouvoir) et ne les prennent plus trop au sérieux.
La question d’identité sociale est donc plus actuelle que jamais : affiner la réalité est une nécessité permanente.

Luca Marchetti 
À ce propos, en cette époque de débats passionnés sur le genre, le monde de la mode est fréquemment critiqué pour avoir façonné un imaginaire féminin au service du « regard masculin ». Avez-vous observé cette tendance dans l’imaginaire collectif du monde de la mode et si oui, en avez-vous tenu compte dans votre travail et de quelle manière ?

Ari Versluis  
Le talon haut qui torture les femmes est la cravate qui étouffe les hommes. Les deux sexes étaient pris au piège d’un même jeu biaisé – barbant aujourd’hui – instauré par la vieille école. C’était peut-être vrai par le passé, mais aujourd’hui l’imaginaire collectif de la mode crée de la diversité et une réalité changeante, s’éloignant des idéaux binaires glamour. Les représentations anticonformistes des genres, l’hybridité culturelle, les collections mixtes et durables,les identifications propres à chacun – chaque fois qu’elles apparaissent comme une forme de néo-conservatisme – esquissent une évolution plus radicale de la société vers une nouvelle approche de la réalité…

Luca Marchetti 
…c’est vrai, pour l’instant il s’agit plutôt de niches de style. Les grandes marques et les grands groupes de mode semblent en effet avoir du mal à se défaire des archétypes identitaires traditionnels. Cependant, ces injonctions socioculturelles produisent indéniablement l’inverse, que l’on peut comprendre comme une réaction au regard masculin et qui préfigurent un regard féminin. Cela s’observe dans les défilés de mode – des événements assez éphémères – et progressivement dans les représentations photographiques popularisées par de nombreux nouveaux titres de presse. La photographie étant aussi votre principale forme d’expression, diriez-vous que son interprétation du style est une sorte d’autofiction et de fiction collective ?

Ari Versluis  
Je pense que oui. Les nouvelles générations de professionnels de l’image produisent des scénarios de style facilement accessibles. Leur public peut sans effort se projeter dans ces récits en images de nouvelles identités. À l’inverse, ils utilisent les mêmes outils et stratégies visuelles d’« auto-imagination » pour se présenter sur les réseaux sociaux et dans les contextes de vie sociale.

 

 

Vers une certaine perfection

Savant mélange de minimalisme et d’abstraction, les natures mortes du duo Maurice Scheltens et Liesbeth Abbenes transforment le moindre détail en narration.

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Opus Focus Pocus

Trix & Robert Haussmann

Magiciens de l’espace, Trix et Robert Haussmann sont à l’origine d’une œuvre qui débute véritablement dans les années 60. Aménagement de boutiques de designers, création de grands magasins, réalisation de mobiliers graphiques et ludiques, on pourrait tenter de définir leur style par une rencontre incongrue entre les formes minimales et l’op art. Adepte de techniques artisanales, le duo a adopté des positions qui semblent aujourd’hui visionnaires. Zürich, la ville où il est basé, a accueilli nombreux de leurs projets. Originaire de la ville suisse, Syra Schenk a arpenté plusieurs d’entre eux, véritables repères architecturaux. Elle s’entretient avec ce duo dont la modestie n’a d’égal que le talent.

Syra Schenk Vous avez travaillé sur plusieurs décennies avec la famille Weinberg, propriétaire des boutiques multimarques zurichoises du même nom, pour laquelle vous avez réalisé des espaces de vente. Ces projets sont tous très différents mais portent néanmoins une signature Haussmann lisible. Comment cette collaboration a-t-elle commencé ?

Trix Haussmann On a rarement la chance d’avoir des maîtres d’ouvrage comme les Weinberg. Nous étions amis. Tous les deux avaient un grand intérêt pour l’art, ils étaient collectionneurs. Et l’univers de l’art était très important dans notre vie également. Le lien entre l’art et le commerce est très particulier dans notre approche.

Robert Haussmann L’architecture commerciale est toujours de courte durée, voire éphémère. C’est très rare qu’un projet perdure plus de sept ans. Nous avons beaucoup travaillé en Allemagne avec Görtz, une grande chaîne de chaussures, et tous les trois ou quatre ans, ils voulaient quelque chose de nouveau. Les Weinberg étaient une exception, car ils voulaient être impliqués dans le dévelop-pement, ce qui est rare chez un détaillant.

Syra Schenk  Avec la boutique Lanvin (Zürich, 1977), une licence de la famille Weinberg également, vous avez ravivé des techniques artisanales oubliées, notamment avec des peintures trompe-l’œil de marbre sur bois. L’espace principal était une pièce étroite, et vous avez réussi à l’étirer grâce à cette technique appliquée du sol jusqu’au plafond. La boutique semblait de ce fait très imposante.

Robert Haussmann Cette boutique Lanvin était comme un précepte de théorie architecturale, non pas sous la forme d’un texte, mais d’une construction – nous avons pu intégrer des éléments fondateurs dans ce magasin. Ce cube, le dialogue entre le vrai marbre et le trompe-l’œil, tout cela était novateur à l’époque. La technique du trompe-l’œil nous a toujours intéressés. À l’époque c’était très inhabituel, on pouvait entendre que nous trichions !
Trix Haussmann L’architecture du XVIe siècle nous a toujours beaucoup influencés. Durant cette période, le trompe-l’œil était fortement utilisé. Nous n’avons bien évidemment rien inventé. Dans l’histoire de l’art, il y a eu la période du maniérisme classique, qui a représenté une véritable rupture avec l’époque qui la précédait. Nous avions l’impression que nous étions à nouveau à un point de rupture dans les années 70. Nous avons donc décidé d’adapter ces techniques artisanales anciennes à notre époque. Nos maîtres d’ouvrage ont joué le jeu,ils trouvaient cela intéressant.

Dans une boutique de mode, tout ce qui attire l’attention est juste : cela laisse la place à l’expérimentation. Les clients viennent si quelque chose est nouveau et intéressant.

Syra Schenk Vous vouliez appliquer la technique du trompe-l’œil jusqu’aux mannequins de vitrines, mais vous vous êtes ravisés.

Robert Haussmann Elles avaient l’air d’avoir une maladie de peau ! Ce n’était vraiment pas possible.

Trix Haussmann Oui, nous avons pensé que ça allait vraiment trop loin !

Syra Schenk  Vous avez réalisé un trompe-l’œil sur vitrail pour cette boutique Lanvin, représentant un drapé. Il se trouve que le drapé était un élément important dans le travail de Jeanne Lanvin. Est-ce que son travail a inspiré ces fenêtres plombées ?

Trix Haussmann Le drapé nous plaisait pour sa théâtralité. C’est un motif que nous avons utilisé ensuite pour la Galleria à Hamburg (construite entre 1978 et 1983). La boutique Lanvin a été une œuvre clé pour nous. Elle a beaucoup été publiée à l’international, car c’était la première fois que des architectes d’intérieur réinterprétaient l’histoire de cette manière-là.

Syra Schenk Un peu plus tôt, en 1971, vous aviez réalisé la boutique zurichoise de Courrèges, également en licence des Weinberg. Apparemment, André Courrèges lui-même était ravi de cet espace.

Trix Haussmann Je trouvais sa mode vraiment géniale, je ne portais plus que ça.

Syra Schenk Ses collections à l’époque n’étaient pas seulement modernes, elles étaient pratiques. Elles s’adressaient typiquement aux femmes comme vous, qui travaillaient et avaient une vie de famille.

Trix Haussmann Durant ce projet, j’étais enceinte de notre dernier fils, et je m’habillais en Courrèges ! À cette époque on ne montrait pas son ventre, on portait des vêtements amples… Les robes trapèzes étaient bien différentes des vêtements de grossesse classiques.

Da Capo Bar, IntÉrieur, Aufgang, Hauptbahnhof, Zürich, 1981.
Extrait du livre Trix + Robert Haussmann,
Fredi Fischli, Niels Olsen, Edition Patrick Frey, 2012.

Robert Haussmann La boutique Courrèges était dans un bâtiment qui devait à l’origine être rasé. Il devait être reconstruit dans le style de la Kantonalbank, une construction moderne. Le bâtiment a soudainement été classé monument historique, car il datait de la période Gründerzeit, l’époque des fondateurs. On pensait tout d’abord que notre boutique ne durerait que deux ou trois ans. Donc rien n’a été changé dans la structure de l’architecture : nous avons apposé une façade sur les vitrines existantes, un drap épais tendu sur le plafond, qui servait de cache-misère pour une extraction hideuse, et mis au sol un carrelage plutôt bon marché. Mais tout ça donnait un ensemble homogène. Ça nous convenait bien, et ça convenait à monsieur Courrèges.

Syra Schenk C’était un des projets les plus économiques, n’est-ce-pas ?

Robert Haussmann Oh oui, aucune comparaison possible avec le projet pour Lanvin.

Syra SchenkL’immatériel est très important dans une boutique de mode. Et à ce sujet, vous avez fait quelque chose de très simple, mais d’essentiel : vous avez fait entrer la lumière naturelle dans les magasins, notamment en ouvrant les vitrines, jusque-là cloisonnées.

Trix Haussmann Nous avons peut-être fait partie des pionniers à l’époque car nous nous intéressions à autre chose qu’aux styles conventionnels.

Robert Haussmann Il y avait des projets superbes à l’époque dans le minimalisme, comme ceux de Comme Des Garçons. Il n’y avait quasiment pas de mobilier, seulement une barre et une corde.

Trix Haussmann Nous avions vu la boutique Comme Des Garçons à Paris, et lorsque j’ai vu leurs défilés, j’ai été fascinée. Les vêtements étaient différents, ils ne cherchaient pas à être beaux !

Syra Schenk Rei Kawabuko avait peut-être un peu la même approche que vous, il s’agissait pour elle de créer une véritable rupture.

Trix Haussmann C’est justement ce qui nous a plu – le courage qu’il fallait pour montrer quelque chose comme ça. C’était littéralement des anti-vêtements et des anti-boutiques.

Syra SchenkVous dites aussi que vous vous limitez à peu de matières. Est-ce voulu ou cela découle simplement de votre approche aux projets ?

Trix Haussmann « Less is more » le dicton de l’architecte Mies van der Rohe, nous plaisait bien !

Robert Haussmann Quand on a des théories comme ça, on peut bien sûr faire l’inverse. Nous avons fait un Lehrstück, littéralement un « instrument pédagogique », qui s’appelle Function follows Form, en opposition au célèbre Form follows Function –le principe architectural de Louis Sullivan qui pose les bases de l’approche fonctionnaliste. On peut détourner cet adage : prendre une forme quelconque et réfléchir à ce que l’on peut en faire.

Trix Haussmann Si l’on veut raconter un point de vue, il faut se concentrer sur l’essentiel. Si l’on intègre une centaine d’anecdotes ou de blagues, on ne voit plus le message au final. Il en va de même avec la collection de matériaux utilisés dans un objet, elle doit être réduite à l’essentiel.

Galleria Hamburg, Passage, Hamburg, 1978-83.
Extrait du livre Trix + Robert Haussmann, Fredi Fischli, Niels Olsen, Edition Patrick Frey, 2012.

Syra Schenk    Parlons justement des Lehrstücke, les instruments pédagogiques. Pourquoi avoir choisi ce nom ?

Robert Haussmann Nous avons tous deux toujours enseigné. À l’origine, ces objets étaient vraiment destinés à un but pédagogique. Nous voulions matérialiser certaines problématiques, visuellement, en volume, et non sous forme de texte, de livres.

Trix Haussmann Oui, nous voulions les représenter tridimensionellement. Ils s’agissaient vraiment de modèles de réflexion.

Robert Haussmann Les Lehrstücke étaient des objets didactiques. Au début il ne s’agissait pas de produits, mais de supports de réflexion. Certains Lehrstücke sont devenus des produits par la suite. Lors de notre dernière exposition à Londres, à l’automne 2019 chez Herald St, nous avons réalisé les modèles « üppige Kargheit », que l’on peut traduire par « sobriété opulente ». Ce sont presque des caricatures de meubles.

Trix Haussmann Ces fauteuils paraissent très lourds, mais le jeu de reflets des miroirs semble leur faire perdre leur volume et leur poids. Un étrange dialogue se créé, la lourdeur, le moelleux, donc l’opulence, et en même temps il y a cet accoudoir boudin, comme une saucisse, qui semble flotter.

Syra SchenkPourquoi avoir choisi des couleurs primaires ?

Robert Haussmann C’est un hommage à l’époque Bauhaus. J’ai été élève chez Rietveld. Mais comme on disait, souvent l’idée vient de soi, et on doit l’habiter rétroactivement.

Trix Haussmann Ce qui n’est pas du tout « bauhäuserlich » – dans l’esprit Bauhaus – c’est quenos fauteuils et le canapé sont confortables. Ils ont des rembourrages mous. Le Museum für Gestaltung – musée des arts décoratifs – de Zurich va exposer ces pièces. Lorsque nous les avons dessinés, nous n’aurions jamais pensé qu’un musée s’y intéresserait.

Syra Schenk    Il me semble que certaines de vos œuvres s’apparentent au mouvement Memphis. Étiez-vous en contact avec certains designers du groupe ?

Robert Haussmann Notre colonne Lehrstück II a été conçue avant l’époque Memphis.

Trix Haussmann Nous avions des liens avec les designers de Alchimia – le mouvement initié par Alessandro Guerrero –, et le mouvement Memphis est né de certains membres d’Alchimia.

Syra SchenkL’humour est-il important dans votre œuvre ?

Trix Haussmann Nous avons certainement toujours eu un rapport ironique, même envers des éléments qui nous dérangent ou nous irritent.

Robert Haussmann Il faut avoir le réflexe de contempler son travail avec du recul, comme un autre le verrait. Cette perspective mène rapidement à l’autocritique, et à d’autres positions que celles que l’on aurait prises initialement. Quelquefois c’est évident et réussi, d’autres fois ça fonctionne moins.

Au final, il faut bien faire quelque chose qui t’amuse. La saucisse volante justement, me plaisait terriblement.

Syra Schenk Les œuvres Chair Fun sont-elles aussi issues de cette envie?

Robert Haussmann Nous venions de nous rencontrer en 1967, quand il y a eu un petit feu dans l’atelier et ma chaise Eames a brulé. J’ai dévissé l’assise et gardé la structure, dans l’idée de la réparer un jour. Comme toujours dans ces cas, il n’en a rien été. La structure traînait dans un coin. Trix a trouvé des petits cactus chez le fleuriste du coin, nous les avons posés sur cette structure Eames et l’avons appelée la Maso-chaise ! Le Werkbund Suisse (l’association des créateurs et créatrices suisses) a missionné des artistes dans l’idée de faire une vente aux enchères. Nous avons créé ces quatre chaises spontanément, ce sont en réalité des objets trouvés. Par exemple, j’ai trouvé l’une d’entre elles dans une brocante. Nous nous sommes demandé ce qui se passerait si elle était en chocolat, comment elle fondrait… Des tubes de néon en forme de U ont été assemblés pour en faire une chaise. Nous avons démonté des chaises Thonet pour les entrelacer, pour créer des triplés inséparables… Bon, cela n’a pas rapporté beaucoup d’argent !

Syra Schenk   Ce numéro de Revue porte sur le Minimalisme. Qu’est-ce que cela vous évoque ?

Trix Haussmann C’est justement ce qui m’intéresse le plus en ce moment. Je suis sur un projet… enfin il est en gestation depuis plus de vingt-cinq ans ! Il s’agit d’une maison qui doit être à la fois indépendante d’un point de vue énergétique et être réduite au strict minimum d’un point de vue de la forme.

Robert Haussmann De surcroît sur un terrain très difficile. Autrement ce serait simple de faire un cube. Mais quand il y a des centaines de contraintes additionnelles, avec des coins du terrain qui ne sont pas utilisables par exemple, alors l’exercice est bien plus complexe. Mais c’est vraiment un projet idéal.

Syra Schenk Tout comme Revue qui a un nom générique, votre société porte également un nom très simple, littéral : Allgemeine Entwurfsanstalt que l’on peut traduire par « Établissement de conception générale ».

Robert Haussmann Ce nom est arrivé quasiment par hasard ! Nous avions travaillé pour un éditeur de textiles et avions une exposition à réaliser pour lui au Casino Zürichhorn, une histoire purement commerciale. Vous savez sûrement que les échantillons de tissus sont des lambeaux plus ou moins grands. Les espaces étaient si hideux qu’on ne pouvait rien accrocher aux murs. Notre associé Alfred Hablützel a eu l’idée géniale d’aller chercher des rouleaux de carton ondulé de deux mètres de haut. Ces rouleaux déroulés à la verticale de manière aléatoire permettaient de placer les échantillons dessus, ou sur des manches à balai posés perpendiculairement en travers. Nous ne savons pas si ça a été un succès commercial, mais dans tous les cas nous sommes restés à la fin de l’exposition avec ces deux grands rouleaux de carton, que nous voulions réutiliser. Trix a donc eu l’idée de les annoter, pour qu’ils ne soient pas volés.

bauhaus art collection, Lehrstück II, Inszenierung Studio Alchimia, Mailand, 1980.
Extrait du livre Trix + Robert Haussmann, Fredi Fischli, Niels Olsen, Edition Patrick Frey, 2012.

Trix Haussmann Notre bureau à l’époque était atypique, il n’y avait pas de chef en soi, l’idée était que tout le monde participe de manière égale. Nous nous considérions une équipe et menions le bureau ainsi, en communauté. La secrétaire ne faisait pas le café par exemple.

Robert Haussmann Nous acceptions tout type de mission, de la conception de petite bureautique, d’assiettes ou de tissu, jusqu’aux maisons. Nous faisions comme ça, du « général ».

Trix Haussmann Et nous faisons de la conception. J’ai donc noté sur ces rouleaux de carton « Établissement de conception générale », et c’est resté !

Chair-Fun : Neon-Chair, 1967.
Extrait du livre Trix + Robert Haussmann, Fredi Fischli, Niels Olsen, Edition Patrick Frey, 2012.

Autofiction

Asymétrique par nature, hétérogène dans sa carnation, Benjamin Vnuk met en scène un visage sublimé par une mise en beauté graphique et colorée.

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Notes de cœur

Teddy Lussi-ModesteJustin Morin

En octobre dernier, Comme des Garçons a inauguré son nouvel espace parisien dédié à la parfumerie. Intitulé Dover Street Parfums Market, en écho  à leur premier magasin multimarque lancé en 2004 et localisé dans la rue londonienne du même nom, cette boutique offre une sélection de produits, portés par la même exigence créative propre  à la créatrice japonaise. Pour découvrir cet écrin – dessiné par Rei Kawakubo –, Beauté Revue a donné rendez-vous au cinéaste Teddy Lussi-Modeste. Réalisateur des longs-métrages Jimmy Rivière (2011) et Le Prix du succès (2017), il est  un amateur éclairé de créations olfactives. Il nous raconte son rapport au parfum, retrouve certaines fragrances déjà familières et découvre avec enthousiasme les marques proposées, en se laissant guider par l’équipe du Dover Street Parfums Market, dont l’érudition et la sensibilité parachèvent cette approche singulière de la parfumerie.

D.S. & DURGA

J’aime beaucoup ce que fait cette marque américaine. Elle n’est pas très connue en France mais elle rencontre un vrai succès aux États-Unis. Je trouve ces parfums beaux et bien construits, radicaux aussi. Le duo derrière cette marque fait un travail magnifique et utilise  de belles matières. Dans cette gamme, on retrouve notamment ce parfum qui s’appelle Amber Teutonic dont le jus vert émeraude est assez excitant. C’est un nom presque oxymorique : « Amber », c’est l’Orient, « Teutonic », c’est les Barbares des régions froides de l’Europe.  

Les odeurs ont toujours été importantes pour moi mais ma passion pour le parfum  est relativement récente. Elle a débuté  il y a quelques années avec la découverte  d’un parfum de Mona di Orio que je porte encore aujourd’hui : Cuir. Quand je l’ai essayé,  je ne pouvais pas m’arrêter de revenir à  mon poignet et l’odeur est restée longtemps au bout de ma manche. Ce parfum qui sent le cuir, la fumée, l’absinthe, a ouvert quelque chose pour moi. De la même manière que la découverte de Smells Like Teen Spirit de Nirvana quand j’étais adolescent m’a conduit au death metal – je suis le seul Gitan de France  à avoir écouté du death – je crois que ce parfum m’a donné envie de découvrir d’autres parfums aussi forts. Depuis Cuir, je suis toujours en quête d’un nouveau parfum, du parfum ultime. Je ne le trouverai certainement jamais ce qui fait que ma collection s’agrandit et perd peut-être en cohérence. C’est un peu triste car ces flacons ne seront jamais totalement vides. Je commence à les donner. Ça me plaît d’accompagner les gens que j’aime de cette manière. 

COMME DES GARÇONS PARFUMS

Ce que j’aime avec cette marque, c’est la force de ses propositions. Même leurs anciens titres restent contemporains. Ce sont des contemporains atemporels. Et puis la marque  a l’élégance de ne pas assommer ses clients.  La parfumerie dite « de niche » peut avoir tendance à gonfler ses prix de façon injustifiée. Les propositions de Comme des Garçons Parfums vont loin et sont très variées.  L’eau de cologne Vettiveru 2 est très réussie. Je ne connais pas la série des Clash, qui a pour principe de marier deux ingrédients opposés. Il y a donc Celluloid/Galbanum, Chlorophyll/Gardenia, et Vetiver/Radis. (Un conseiller  de la boutique tend une touche de papier cartonné vaporisée de cette dernière combinaison). C’est très marrant, j’aime beaucoup, le vétiver y est racineux, et pas  du tout émoussé par des notes hespéridées. C’est marrant mais ça ne devient pas  une blague. Personnellement, je n’ai pas envie de porter une blague. Il y a également cette nouveauté que j’aimerais découvrir : Odeur du Théâtre du Châtelet, Acte I. (Une nouvelle touche est tendue). Il y a une odeur de poivre noir, de vanille, de café également. C’est léger, c’est intéressant. J’aimerais également sentir Copper que je ne connais pas. (Un troisième morceau de papier lui est adressé, il fait passer les échantillons sous son nez). C’est très vert, cuivré, j’y sens des notes de poivre rose et  de galbanum. C’est dense. J’aime bien la densité quand elle ne fait pas mal au nez. Rien de plus pénible que ces notes qui hurlent au nez dans les masculins et qui sont souvent des bois ambrés. 

 Dans le rapport au parfum, il y a deux options : soit on est fidèle à une fragrance  et on s’y tient, soit on est volage et on n’hésite pas à changer. J’appartiens à cette seconde famille. Je réfléchis à l’impact que j’ai envie  de créer à l’aide du parfum que je vais porter, en fonction du jour, de ma tenue, de l’occasion. Je suis dans une réflexion à court terme.  Je change fréquemment de parfum et je pense que c’est lié à ma cyclothymie. C’est cette même cyclothymie qui provoque chez moi  une phase maniaque qui se concrétise par l’achat d’un parfum, voire de deux… Je ne sais pas pourquoi ça s’est fixé sur le parfum. Un ami m’a un jour demandé ce que j’avais à cacher. Lorsque j’étais enfant, il y avait dans mon entourage quelqu’un qui sentait très mauvais. Ce fut une grande douleur pour moi car j’aimais vraiment cette personne. C’est terrible quand l’amour et la honte se mêlent. Pendant longtemps, je suis allé vers les parfums propres, les parfums « nettoyage à sec ». J’ai par exemple longtemps porté Standard de Comme Des Garçons. C’est un parfum métallique, citronné, boisé sec. 

THOM BROWNE

Je suis curieux de sentir cette collection que je ne connais pas ! (On nous explique que, pour sa première collection de parfums, destinée aussi bien aux hommes qu’aux femmes, le créateur de mode Thom Browne s’est concentré sur une déclinaison de vétiver : Vetyver Absolute, Vetyver and Cucumber, Vetyver and Grapefruit, Vetyver and Rose, Vetyver and Wiskey et Vetyver and Smoke. Appliqué, notre invité sent les six fragrances). Ma préférence va à l’alliance vétiver et whisky bourbon, elle me plaît beaucoup.

J’ai évolué olfactivement. Après les « parfums propres », je suis désormais attiré par les parfums dont on dit qu’ils ont des notes animales, des senteurs qui peuvent être dérangeantes, voire des parfums qui puent. Un ami vient de m’offrir un parfum que je voulais depuis longtemps : Oudh Infini de Dusita. La fragrance contient une dose culottée de civette (la civette étant sécrétée par les glandes périanales du petit animal du même nom). Aujourd’hui, cette substance est recomposée de façon synthétique, hormis pour quelques parfums qui viennent d’endroits qui échappent aux normes européennes. C’est notamment le cas de deux maisons sur lesquelles il y a une hype depuis quelques années : Areej Le Doré – dont le nez est un Russe converti à l’islam vivant en Thaïlande –  et son camarade Bortnikoff. La civette, quand elle n’est pas distillée, dégage une odeur fécale. Une fois transformée et associée, elle apporte de la rondeur. Dans le parfum qu’on m’a offert et qui est pour moi une de mes plus belles pièces, les notes fécales sont très proéminentes. J’ai reçu ce cadeau il y a quelques mois et je ne l’ai porté que trois fois. Le porter relève pour moi de l’exercice, de l’ascèse. Pour le mettre, il faut se sentir fort et dépasser sa honte. Ou alors il faut convertir sa honte en jouissance.  

ORIZA L. LEGRAND

J’aime beaucoup cette marque, je possède Horizon et Rêve d’Ossian. C’est une maison qui a été fondée sous Louis XV et qui a été reprise il y a quelques années. Il y a un côté très vintage dans ces créations magnifiques. Horizon est un patchouli ambré qui est très beau, très réconfortant. Rêve d’Ossian est certainement leur parfum le plus connu. Je découvre ici Secret Joly. (Teddy hume la touche imbibée). Ça sent la mer au loin : il y a des notes iodées, ozoniques, des embruns, mais aussi de la crème solaire. Les noms sont si beaux. J’aime Relique d’amour qui présente une petite médaille de la Sainte Vierge sur l’étiquette du flacon. Ça sent l’église, l’encens, le lys, la pierre humide. 

  Le parfum n’a pas de genre pour moi. Je peux porter une tubéreuse en soliflore. Ça ne me gêne pas du tout. Je n’ai aucun doute sur ma masculinité. Je peux avoir des problèmes avec les parfums dits gourmands mais ça n’a rien à voir avec le genre.

  ROBERT PIGUET

(Une étagère du Dover Street Parfums Market propose une sélection de classiques, issus de différentes marques et époques. Parmi ceux-ci, on trouve Pour un homme de Caron, Vetiver de Carven, L’Air du Temps de Nina Ricci ou encore Fracas de Robert Piguet. Teddy Lussi-Modeste s’arrête sur ce dernier). Fracas est justement le genre de tubéreuse que je viens d’évoquer et que je peux tout à fait aimer. Il a été créé en 1948, c’était notamment le parfum de Greta Garbo. Béatrice Dalle l’a également porté. (Le réalisateur a tourné avec l’actrice à l’occasion de Jimmy Rivière).

Chez moi, j’ai une centaine de flacons. Ils sont rangés devant mes livres, ce sont les choses qui sont les plus importantes à mes yeux. Je les range par créateur ou par marque. De la même manière que ma bibliothèque est rangée par auteur, j’organise mes parfums par nez. Il y a le coin Dominique Ropion, le coin Bertrand Duchaufour, le coin Olivia Giacobetti, le coin Mona di Orio, le coin Francis Kurkdjian. Les créations de ce dernier sont très importantes pour moi. Il a notamment créé un parfum qui s’appelle Absolu pour le soir, une fragrance très animale, très sexuelle. Bizarrement, c’est un parfum que j’arrive à porter le matin alors qu’il est très nocturne. J’ai eu l’occasion d’en discuter avec Francis Kurkdjian et il m’a rétorqué qu’il n’était pas surpris car il existe des personnes qui peuvent mettre des pantalons en cuir dès le matin.

BOTTEGA VENETA

Je ne connais pas cette collection et elle me rend curieux. (Notre conseiller nous explique que la collection est inspirée du Parco Palladiano, nom de la gamme, qui se situe aux côtés des locaux de Bottega Veneta. Tous les ingrédients de ces parfums se trouvent dans ce parc. Uniforme, chaque fragrance révèle des notes spécifiques, renseignées par leur nom – Magnolia, Violetta, Pera, Azalea, etc. Le réalisateur enchaîne les touches et apprécie les nuances). Olivo est atypique, c’est très joli. Castagno (chataîgne) est aussi très étonnant. 

  Ce qui m’intéresse dans le parfum, c’est lorsqu’il devient une odeur qui fusionne avec celle de la personne qui le porte. Je n’aime pas lorsqu’il reste plaqué. C’est sans doute pour cela que je vais vers des senteurs animales car elles vont révéler des choses que la peau sécrète. Il y a des notes animales qui me plaisent et d’autres qui me bloquent. C’est le cas du costus. Je ne sais pas si on peut vraiment la classer dans cette catégorie car le costus est une racine végétale utilisée pour ses notes animales. Mais c’est un ingrédient quime gêne car il me rappelle l’odeur des cheveux gras. 

GUCCI

J’ai très envie de découvrir le nouveau concept de parfums de Gucci dont j’ai entendu parler par mes lectures. Car j’aime lire sur les parfums, je suis aux aguets des nouveautés, je recherche les informations. (Au sous-sol de la boutique, parmi une sélection de produits de beauté et maquillage se cache la colonne dédiée à la marque italienne. Intitulée The Alchemist’s Garden, la collection a été créée par Alberto Morillas, sous la direction créative d’Alessandro Michele. Comme son nom le suggère, ce jardin d’alchimiste explore l’idée du « layering » : sept eaux de toilette, quatre huiles parfumées et trois « acqua profumate » (eaux parfumées) peuvent être utilisées séparément ou en superposition, permettant ainsi d’innombrables combinaisons pour une fragrance personnalisée). C’est très intéressant comme approche. (Teddy soulève les différentes cloches de verre qui abritent les senteurs). J’aime beaucoup l’huile A Nocturnal Whisper, ainsi que l’eau de parfum The Voice of the Snake. C’est un oud qui est très bien travaillé avec quelques notes fruitées.

Convoquer le parfum dans le cinéma est difficile. Il y a quelques années, John Waters avait accompagné la sortie de son film Polyester de cartes à gratter. Les spectateurs découvraient des odeurs en reniflant des cases. Waters réservait quelques surprises typiques de son humour : on voyait à l’écran des roses et la carte sentait la crotte parce qu’à l’image, il y avait une crotte derrière les roses. Ce n’est pas simple de faire passer l’idée de l’odeur. Mais il y a un rapport au parfum dans le prochain film que je suis actuellement en train d’écrire avec Audrey Diwan. Il y a une scène où une femme renverse un flacon de parfum. Il s’agit de Mouchoir de Monsieur de Guerlain. Si j’ai choisi cette fragrance, c’est parce qu’il y a quelque chose de social qui se joue avec mon personnage dans l’emploi de ce parfum-là. Dans l’écriture, ce qui me donne envie de développer certaines situations, ce peut être aussi quelque chose d’olfactif. 

Photographe: Maude Remy-Lonvis
au Dover Street Parfums Market
11 bis Rue Elzevir, 75003 Paris

En ce sens, le parfum est une immense source d’inspiration. Je me rappelle une didascalie qu’on avait écrite pour décrire l’ambiance d’une scène qui se passe devant une boîte de nuit alors que les clients font la queue pour entrer : « Ça sent le cuir, le jean et les parfums forts ». Ce genre de phrase qui serait condamnée par tous les manuels de scénario en dit plus qu’une description uniquement visuelle. 

Propos recueillis par Justin Morin.

Contes du monde flottant

Inspirées des traditions japonaises, notamment l’ikebana, les images de Mélanie + Ramon reposent sur une harmonie visuelle entre lignes, couleurs et rythme, le tout infusé d’une poésie surréaliste.

L’éternité et un jour

En Israël, Robbie Lawrence capture les émotions de femmes de différentes générations, révélant une beauté sans artifice ni compromis.

Figures de style

Jai Odell signe un portrait décalé de la jeunesse turque, où le stylisme capillaire devient un moyen d’expression entre culture punk et histoire de la mode.

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La science des odeurs

Sissel TolaasPhilippa Nesbitt

Le travail de Sissel Tolaas trouve sa source dans la recherche et l’enseignement et chevauche l’art et la science pour repenser notre manière de concevoir les odeurs. Elle a enregistré et reproduit l’odeur des villes, des océans, des individus — en d’autres termes de la vie du niveau micro au niveau macro. Ses installations ont été exposées partout dans le monde dans de multiples institutions tels que le Musée d’art moderne de Tokyo, le MoMA, la Galerie nationale de Singapour, le Centre Pompidou, la Biennale de Kochi-Muziris et la biennale de Venise. À travers ses différents projets, elle cherche à bousculer les préjugés qui dictent nos réactions aux odeurs. Sa recherche, d’une complexité délibérée, met en œuvre des méthodes inspirées de ses diverses expériences. Pour Sissel Tolaas, aucun thème ne reste inexploré, aucune odeur n’est interdite.

Philippa Nesbitt               Votre travail porte sur l’intangible, il est donc assez difficile de le dépeindre avec des mots. Comment le définiriez-vous ?

Sissel Tolaas                      Toute ma vie j’ai été animée par une curiosité infinie et irrésistible pour l’invisible. Comment comprendre l’invisible ? Comment potentiellement rendre visible l’invisible ? Mener différentes opérations entre le possible et l’impossible, les entre-deux, est devenu mon quotidien. Je me définis comme une professionnelle de l’entre-deux. Je viens de la chimie organique, de la linguistique et des arts visuels. Au départ, je ne savais ni où j’allais ni dans quelle réalité je me retrouverais. 

Tout ce que je savais c’est que j’avais besoin d’air pour rester en vie.

L’air est devenu le centre de mes préoccupations et, puisque chaque nano partie de l’atmosphère contient des molécules odorantes, j’ai fait de l’odeur mon sujet de recherche. Entre 1990 et 1997, j’ai constitué un répertoire considérable à partir d’odeurs réelles. Il consiste en 6730 sources et traite divers thèmes tels que « Odeur et préjugés », « Odeur et souvenir », « Odeur et langage » ou « Odeur et tolérance ».

La présence sur les lieux représente la moitié de mon travail — le travail sur le terrain est essentiel. Je recueille et j’enregistre les odeurs qui m’intéressent. Chaque matin, je me réveille en me disant : « Je respire ! Ça veut dire que je peux travailler. » À chaque inspiration, j’inhale des molécules d’odeur. J’inspire jusqu’à 24000 fois par jour et je déplace 12,7 mètres cubes d’air. Tant qu’il y a une planète à sentir et des habitants à qui apprendre à sentir, je ne m’arrêterai pas.

Depuis 2004, mon Smell Re_searchLab est financé par l’IFF [L’International Flavors & Fragrances Inc]. Grâce à cette aide, j’ai accès à une grande partie des recherches en chimie et en technologie des odeurs. Je possède des outils qui me permettent de recueillir les molécules émises par les sources odorantes. Au moyen de l’analyse chimique, les chimistes en laboratoire décomposent les échantillons recueillis pour en tirer des molécules individuelles identifiables. À partir de ces données, je suis en mesure de reproduire chimiquement l’odeur à l’infini pour atteindre divers objectifs. Chaque échantillon rejoindra ensuite une base de données de molécules dans de vastes archives qui englobent différents thèmes centraux : City SmellScape ; Body SmellScape; Ocean SmellScape (paysage d’odeur de ville, paysage d’odeur de corps, paysage d’odeur d’océan). Ces catégories principales se subdivisent ensuite en sous-catégories : ségrégation, tolérance, pollution, peur, biodiversité, navigation, éducation etc.

La plupart de mes projets s’intéressent au reboot sensoriel, invitant le public à sortir de sa zone de confort et à mettre sa perception à l’épreuve.

Philippa Nesbitt               Pouvez-vous m’en dire davantage sur vos archives de données linguistiques ? 

Sissel Tolaas                      Le plus souvent, nous parlons d’odeurs en termes métaphoriques : ça sent comme ci, ça sent comme ça. La majorité des articles scientifiques qui traitent des odeurs et du langage sont rédigés par des hommes, blancs. Rares sont ceux qui se sont rendus sur le terrain pour travailler à partir de langues possédant moins de locuteurs et là où l’odeur est inhérente à la vie quotidienne. Non seulement j’enregistre, reproduis et amplifie les odeurs réelles, mais au fil des ans, j’essaie de trouver des moyens de les communiquer et d’exprimer dans différentes langues leur processus d’inhalation. 

J’ai mis au point une méthodologie qui me permet de générer un langage en fonction de la situation que je rencontre. L’odeur est immédiate — on sent quelque chose puis une réaction dans le cerveau provoque des émotions et fait ressurgir des souvenirs —  la réflexivité de ce processus sous forme de mots semble complexe. Les odeurs enregistrées et reproduites sont ensuite présentées au public dont on enregistre, analyse et évalue les réactions verbales. Les divers enregistrements d’un même échantillon sont ensuite comparés et servent de base à un mot construit ou à des termes abstraits. Nommer les couleurs est également abstrait. Que signifient vert, jaune et rouge ? Différents phénomènes, émotions et teintes sont codés dans le langage. J’espère qu’un jour nous coderons les odeurs de la même façon.

Image de Mathilde Roussel & Matthieu Raffard.

J’ai inventé le Nasalo Lexicon (lexique nasal) comme système de codification pour les besoins de la communication au moyen de molécules d’odeur et de structures odorantes complexes. La recherche est un projet en cours. J’enregistre des gens décrivant une même odeur en un mot ou en un son. Ces expressions abstraites sont ensuite analysées et comparées. Puis chaque terme vient enrichir le Nasalo Lexicon. Cette base de données comporte sa propre logique et ses propres règles linguistiques. Chaque terme a sa propre racine non-dérivée, non-métaphorique, non-métonymique avec des fonctions attributives et prédicatives. En 2019, le Nasalo Lexicon compte 3710 mots et termes. 

Philippa Nesbitt                Comment les utilisez-vous par la suite ? 

Sissel Tolaas                      J’utilise le lexique au quotidien. J’anime beaucoup d’ateliers pédagogiques et je travaille très souvent avec des enfants. Ils n’ont pas de préjugés et sont souvent très créatifs ; leur capacité à rationaliser n’est pas encore entièrement développée, ils tendent à être beaucoup plus spontanés dans leurs réactions aux odeurs et les résultats sont incroyables ! J’applique ensuite la même méthodologie aux adultes. 

Philippa Nesbitt               J’ai l’impression qu’on n’associe pas souvent les odeurs au langage, que nos cinq sens ne sont peut-être pas vraiment connectés les uns aux autres. 

Sissel Tolaas                      Notre société et notre culture sont traditionnellement dominées par le visuel. Cependant, la vue nous tient à distance des objets. Nous cadrons des « vues » pour les photos avec les objectifs des appareils photo ; la probabilité d’une réaction intellectuelle est considérable. Par contraste, nous sommes entourés d’odeurs ; elles pénètrent le corps et imprègnent l’environnement immédiat. Nos réactions sont donc bien plus susceptibles de faire intervenir de fortes émotions et d’être retenues plus longtemps. 

Nous utilisons les odeurs constamment, consciemment ou inconsciemment, pour communiquer au milieu des plantes, des animaux et des êtres humains. 

Philippa Nesbitt               À partie de cette idée d’éducation, d’entraînement aux odeurs ou d’enseignement, comment travaillez-vous pour vous détacher des préjugés que nous avons envers des senteurs particulières ? 

Sissel Tolaas                      Nous naissons neutres. Les êtres humains, les cafards et les rats sont les plus grands érudits de la planète. Le nez était, et demeure, un moyen de trouver de la nourriture et des partenaires. Cela semble simple, mais la réalité est différente. Les systèmes sanitaires et les surfaces aseptisées et brillantes sont devenus la norme, en concordance avec notre manière de juger le monde. Il n’existe pas de gène pour nous dire ce qui est bon ou mauvais. On se déodorise et on désinfecte nos environnements à tel point que ça n’en devient bon ni pour nos corps ni pour la planète, et bien au-delà.

J’étais moi aussi pleine de préjugés et j’étais très curieuse de voir si je pouvais m’en débarrasser. La première fois que nous sentons quelque chose, nous créons une référence que nous conservons jusqu’à la fin de notre vie. Cette expérience, chargée d’émotions positives ou négatives influencera notre relation à cette odeur. C’est à ce niveau-là que nous avons besoin d’aide, d’une « détox d’odeurs » et d’une « rééducation aux odeurs ». On rééduque d’autres déficits alors pourquoi pas l’odorat ? J’ai donc utilisé les données scientifiques auxquelles j’ai pu avoir accès, j’ai réalisé le test sur moi-même, puis nous avons pu développer une méthodologie qui fonctionne : je me suis libérée des préjugés et je crois pouvoir dire que suis l’une des « senteuses » les plus tolérantes au monde.

Philippa Nesbitt               On retrouve souvent dans vos travaux l’idée que nous considérons notre contexte, tant moral qu’éthique, en termes d’odeur. Selon moi, c’est très important, parce qu’au quotidien nous ne pensons pas l’odeur comme nous percevons nos autres sens.

Image de Mathilde Roussel & Matthieu Raffard.

Sissel Tolaas                      Exactement. L’un de mes premiers critères, c’est d’aller au-delà de la hiérarchie des odeurs. J’ai par exemple réalisé une étude de terrain dans un bidonville de New Delhi où les odeurs vous pénètrent avant que vous ne pénétriez l’environnement où elles se trouvent. Certains auraient pu faire demi-tour, mais pour moi, c’était le début de l’expérience.  C’est incroyable de découvrir à quel point nous pouvons gagner en tolérance et agir par la suite pour permettre aux autres d’évoluer.

Aujourd’hui la politique des odeurs est plus forte que jamais.

   Philippa Nesbitt               Dans les paysages urbains que vous avez recréés, vous avez évité les clichés des odeurs qu’une ville peut évoquer et vous vous êtes au contraire intéressée à ce que vous appelez les réalités invisibles de la ville. Quels espaces ou quels aspects approchez-vous pour capturer les odeurs urbaines et comment développez-vous le concept d’odeur d’une ville ?

Sissel Tolaas                     Cela dépend vraiment des thèmes étudiés. Ils peuvent aller de la pollution ou de la ségrégation à l’identité et à la justice. En ce qui concerne la recherche, je sélectionne des zones ou des quartiers et je décide quelles odeurs représentent quel contenu.

Je marche le matin, à la mi-journée, la nuit, sans arrêt, parfois à plusieurs reprises et à différentes saisons. Au cours de cette phase de pré-recherche, je décide si j’ai besoin de mes appareils d’enregistrement ou si je peux simplement rapporter la source odorante au laboratoire pour l’analyser. Je pratique ensuite des analyses et je décompose chaque source en molécules individuelles. Elles sont répliquées et reconstruites au plus proche de l’original. Les odeurs imitées sont ensuite proposées dans divers dispositifs interactifs. Le rapport au site de départ est toujours inclus, il agit comme une extension du dispositif. Il est toujours très important de faire l’expérience du réel.

Philippa Nesbitt               J’aime beaucoup cette idée d’abject si présente dans vos travaux. L’idée de ne pas considérer l’abject seulement en termes de matière corporelle comme la sueur, mais aussi dans son rapport à certains environnements. Qu’est-ce qui vous donne envie d’enquêter sur ce sujet et de cette manière-là ?

 Sissel Tolaas                      Tout est question d’honnêteté, rien n’est plus honnête qu’une odeur ; comme je l’ai dit plus tôt, les odeurs viennent à moi et sont si prégnantes que je n’ai pas le choix. Je suis lassée des surfaces. Quand on creuse, on rencontre des obstacles mais les obstacles me stimulent. Ce qui me motive, c’est d’aller au-delà de mes compétences et de ma force. J’ai les outils, les connaissances, j’ai montré au monde que j’ose faire les choses autrement, alors on m’engage souvent pour me rendre dans des zones extrêmes, explorer de nouveaux territoires et étudier des sujets complexes. Je refuse rarement. Quand on veut on peut. Si je ne peux pas être présente sur le terrain, je ne le fais pas. Si quelqu’un me disait : « Sissel, peux-tu reproduire l’odeur de Mars ? », je dirais non. Ce serait trop spéculer. J’en ai assez de la spéculation. Aujourd’hui, je m’intéresse à de nombreux sujets qui traitent de la réalité. Nous devons le faire avant de spéculer, sinon nous allons nous retrouver prisonniers d’une esthétique utopique de zombies dépourvus d’émotions.

   Philippa Nesbitt               Vous vous intéressez souvent au rapport entre odeur et identité. Qu’avez-vous découvert de la manière dont nous sommes enclins à apprécier une odeur, même si nous ne la penserions pas agréable, à cause de nos préjugés sociaux ?

Sissel Tolaas                      Je décontextualise de multiples réalités invisibles. Le caractère abstrait d’une odeur in situ est essentiel dans tous mes travaux parce que c’est la seule manière dont le « senteur » est ouvert et accessible à l’information qu’elle fournit. Le défi, c’est de sortir de notre zone de confort qui consiste à en avoir trop pour traiter une odeur seule. Nous vivons dans un monde d’hyperstimulation sensorielle et nos sens sont tristes, et complètement confus. 

Image de Mathilde Roussel & Matthieu Raffard.

Les odeurs sont exposées dans un environnement « sûr » — une galerie, un musée, une université — loin de leurs contextes d’origine. Disons que le thème est le corps et la peur : les odeurs reproduites des hommes anxieux sont logées dans la surface des murs. Les murs deviennent une métaphore de la peau. La seule façon d’activer l’odorat est de toucher le mur.

Les odeurs sont une composante essentielle qui permet à chacun de se comprendre et de comprendre l’environnement. Je mets le public au défi d’utiliser son nez et je lui apporte de nouvelles méthodes et de nouveaux moyens de comprendre et d’approcher divers thèmes importants qui le concernent. Il y a un côté ludique dans la découverte du monde à l’aide des odeurs. L’expérience et l’apprentissage dans un contexte joyeux a presque disparu du monde sérieux aux problèmes sérieux dans lequel nous vivons. Apprendre dans un contexte d’émotion est essentiel pour que l’apprentissage soit efficace et modifie nos comportements. Rien n’empeste, mais notre intellect nous pousse à le penser. 

Portraits

Sur film, en noir et blanc, Olivia Rose questionne cultures et masculinité à travers ses portraits, qu’il s’agisse d’inconnus ou de musiciens de la scène londonienne.

Fransoise

Dean Giffin repousse les limites du maquillage en manipulant l’image de Fransoise, modèle virtuel, et ce faisant, questionne la représentation de soi.

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L’aventure intérieure

Pamela Rosenkranz

Lors d’un récent voyage aux États-Unis, alors que je cherchais à acheter une bouteille d’eau dans un supermarché, je me suis retrouvé face à une variété impressionnante de produits dont les terminologies m’ont dérouté : « purified water », « vapor distilled water and electrolytes for taste », « alkaline water », « ionized alkaline bottled water », « electrolyte infused for smooth taste pH 9.5 or higher », etc. La technicité affichée sur les étiquettes, démultipliée par le gigantisme des rayonnages américains, m’a laissé coi. Au-delà de l’exotisme de ces produits américains, ces centaines de bouteilles m’ont marqué par les contradictions qu’elles portent en elles. Il y a bien évidemment les préoccupations écologiques, de plus en plus évidentes, mais également la dichotomie entre la qualité élémentaire de l’eau – sa nature hydratante – et une ressource naturelle dopée aux valeurs ajoutées – ceux-ci concernant autant le branding que les additifs. Ce choc m’a rappelé la complexité et l’intrigante beauté des œuvres de Pamela Rosenkranz. L’artiste Suisse a été découverte au tournant des années 2010 avec ces installations utilisant des bouteilles d’eau remplies de liquide aux teintes beiges rosées, ouvrant une réflexion qui puise autant dans l’histoire de la peinture que dans la science, ou encore dans la cosmétologie ou la philosophie.

Parfaite synthèse de ses recherches, l’installation Our Product, développée en 2015 pour le Pavillon Suisse dans le cadre de la Biennale d’Art Contemporain de Venise est à la fois une proposition picturale et une expérience sensorielle. Le visiteur pénètre dans un espace perméable à la nature environnante (insectes, feuilles d’arbres et autres brindilles des Giardini) immergé dans une ambiance chromatique verte produite par des murs peints et des jeux de lumière. On pense déjà aux œuvres de Dan Flavin ou de James Turrell, connus pour leur utilisation de la lumière dans la perception de l’espace, des œuvres « à vivre » puisqu’elles engagent littéralement les corps et les sensations des regardeurs. À l’intérieur de l’édifice, les murs blancs deviennent les contours d’une immense piscine remplie d’un liquide rose. Sa surface brillante est perturbée par des vaguelettes générées artificiellement, sur laquelle se torde les reflets des néons éclairant la pièce. Opaque, ce monochrome a été créé en fonction de la couleur moyenne de la peau des personnes originaires d’Europe centrale. Épurée en apparence, l’installation atmosphérique est riche d’éléments intangibles. Ainsi, « Heather », une voix artificielle et informatique à laquelle l’artiste a déjà fait recours dans de précédentes expositions, récite un à un chaque composant utilisé dans la création de cet tapis aqueux. Quelques exemples : Abeen, Celinor, Clodium, Europiome, Genaeta, Imersa, Meteris, Neotene, Querms, Sorbasol, Veletite, Wivium… L’ensemble forme un poème abstrait aux consonances scientifiques. Si la plupart de ces mots nous semble familiers, ils ont pourtant été inventés par Rosenkranz afin de désigner des états orphelins, à savoir des choses que l’on peut voir, sentir, ou entendre mais qui restent aujourd’hui encore sans vocabulaire attribué. Pour l’artiste Suisse, les éléments dits « immatériels », comme la lumière, le son ou la couleur ont une existence physique à laquelle nous nous confrontons immédiatement. Il s’agit pour elle d’identifier ce qui « est » mais n’est pas considéré, et ainsi mieux comprendre le monde qui nous entoure. Pour en revenir à cette liste de mots, et plus particulièrement à cette pratique empruntée au marketing que l’on appelle « naming » – qui consiste à optimiser la résonance entre le consommateur et le produit grâce à son appellation – , Rosenkranz constate qu’il est aujourd’hui commun d’utiliser des termes techniques pour vendre ; un phénomène qui touche aussi bien la cosmétologie, l’informatique que… l’eau. Il est intéressant de noter que ces trois domaines touchent à la surface : la peau d’un visage, l’écran d’un ordinateur ou d’un téléphone, la transparence d’une source aquatique. Paradoxalement, même si le langage des experts reste opaque pour les néophytes, il rassure, il est signe de maîtrise technique, et tant pis si tout cela n’est que narration.

Pamela Rosenkranz, Our Product, vue d’exposition, Pavillon Suisse à la 56e Biennale de Venise, 2015.

COMMENT AGIT L’ATTRACTION?

Pour autant, Our Product ne se contente pas du trouble opéré par ce jeu de vocabulaire fictif. L’installation bénéficie d’une fragrance mise au point par les parfumeurs Frédéric Malle, tête pensante du secteur, et Dominique Ropion, nez aux créations iconiques. L’idée était ici de diffuser à travers le pavillon une senteur proche d’une peau fraîche de bébé. Pour se faire, parmi les ingrédients, ont notamment été utilisées des phéromonesanimales. On retrouve là la volonté de Rosenkranz de décoder les structureset de pénétrer dans la surface pour voir, à une autre échelle, ce qui compose. Elle utilise le même procédé en 2017, à la Fondation Prada de Milan, où elle met en place un imposant monticule de sable qui remplit l’espace d’exposition. Intitulée Infection, l’installation est éclairée d’une lumière LED verte et diffuse de manière imperceptible un parfum synthétique de phéromones de chats. Cette odeur active une réaction biologiquement déterminée d’attraction ou de répulsion, selon que le spectateur est affecté ou non par le parasite neuroactif de la toxoplasmose. La toxoplasmose est une infection parasitaire qui touche les animaux à sang chaud, y compris l’être humain. Elle est jugée asymptomatique dans l’immense majorité des cas, ne présentant un risque sérieux que pour les femmes enceintes ou les sujets ayant un système immunitaire affaibli. Il a été établi que le parasite est capable de modifier la connectivité des centres du plaisir et de la peur. Ainsi chez le rat, la toxoplasmose abolit l’aversion du rongeur envers son prédateur, le chat, pour la remplacer par une attirance fatale. La maladie est présente partout dans le monde, et on estime qu’un tiers de la population mondiale est porteur de Toxoplasma Gondii. Si elle est bénigne, elle n’en est pour autant pas exempte de conséquence. Aussi, il est intéressant de se plonger dans l’histoire de la parfumerie : pendant plus de deux mille ans, la civette, animal au croisement du renard et du chat, a été utilisée. Elle a été élevée en captivité pour pouvoir extraire une substance, également appelée civette, qui apporte, après dissolution, rondeur et sensualité aux fragrances. Aujourd’hui synthétisésous le nom de Civetone, il se retrouve dans de nombreux parfums, de Chanel n°5 à Obsession de Calvin Klein, mais aussi dans des produits ménagers. Ces informations, qui peuvent sembler anecdotiques mais dont les liens de causalité sont évidents, constituent les terrains de recherche des neurosciences, domaine qui traverse l’ensemble de la pratique de Pamela Rosenkranz. 

 

UNE OEUVRE PLASTIQUE

C’est en 2009 que l’artiste débute sa série Firm Being : des bouteilles en plastique de différentes marques d’eau minérale remplies d’un liquide à la teinte rose. La carnation y est déjà à la fois couleur et désirabilité. Or, depuis la Renaissance et ses techniques de peinture, on sait que la peau n’est pas monochrome. Elle n’est ni marron, jaune, rose ou noire, mais un canevas composé de plusieurs nuances. Pourtant, les images publicitaires font un usage poussé des techniques de retouche pour obtenir des peaux lisses et homogènes, standards auxquels le public cherche à se conformer. L’uniformité est une valeur aussi rassurante que fictive. Et puisque Pamela Rosenkranz nourrit également sa réflexion de l’histoire de l’art, il est important de rappeler l’importance du monochrome dans la peinture. Elle a souvent cité Yves Klein et son célèbre bleu. Les peintures abstraites de la Suissesse ne sont pas sans rappelerles anthropométries du Français. Toutefois, pour Rosenkranz, la peau n’est pas une enveloppe qui contient notre moi physique, mais une membrane par laquelle le corps montre. Elle révèle et connecte au monde extérieur. Tout comme ses bouteilles de plastique indiquent leur provenance. Dans le catalogue de Our Product, l’artiste explique à quel point, lors de ses recherches, la vision de ces centaines de bouteilles dans les canaux de Venise l’a interpellé : « provenant du monde entier, que ce soit de Nouvelle Zélande (Kiwaii), France (Evian), Croatie (Jana), Maroc (Ciel), USA (Poland Spring), UK (Smart Water), Chine (Wahaha) et ainsi de suite, chacune de ses bouteilles porte les traces génétiques de la personne qui l’a consommé. En utilisant les microbiotes trouvés dans la salive, nous pourrions tracerles trajets de ces visiteurs avec un test génétique ». Un peu plus loin, la curatrice Susanne Pfeffer, avec laquelle elle s’entretient, dit ceci : « La distinction entre « organique » et « synthétique » ne peut plus être si facilement être appliquée aux gens, puisque beaucoup d’entre nous sont devenus des « cyborgs », à force de substances synthétiques ou de plastique infiltré dans le corps. Peut-être que la question peut être encore plus radicalisé en se demandant, par exemple, si le plastique en lui-même est synthétique, puisqu’il  est extrait du pétroleet donc de la nature ». Organique / synthétique, rose / vert, plastique / chair, science /philosophie, Pamela Rosenkranz fait se rejoindre ce qui est dit comme étant opposé, et questionne ainsi l’ordre des choses dans un geste plastique aussi ample que beau.

Texte de Justin Morin

Pamela Rosenkranz, Firm Being (Drop Up), 2016.
Bouteille en plastique, silicone, pigments, plexiglas et piédestal, 32,4 × 8,9 × 8,9 cm. © Pamela Rosenkranz
Avec l’aimable autorisation del’artiste et de Sprüth Magers.
Photo : Gunnar Meier.

Mille et une facettes

Nicolas Kantor explore le spectre qui relie classicisme et extravagance, jeux de détails entre authenticité et originalité.

Mastication

Sculpturales, les formes photographiées par Paul Lepreux témoignent d’un paradoxe. Ces chewing-gums exposent des empreintes organiques tout en étant de composition synthétique.

Cheveux d’écume

Chevelure agitée, houleuse, tourmentée ou calme, Paul Wetherell sublime les métaphores maritimes dans une galerie de portraits à l’élégance intemporelle. 

Visages & couleur

En puisant dans la peinture expressionniste, les couleurs photographiés par Nicole Maria Winkler révèlent la palette des sentiments de son modèle.

Bandra Sentimental

Lors d’un voyage d’un mois à Bombay, le photographe Romain Sellier a pour idée de documenter la scène alternative LGBT de la mégalopole, alors sous exposée.

Hauts de France

Hauts de France est un projet de Robin Galiegue, une collection de portraits de majorettes, mettant en lumières ces époques qui se chevauchent. Ses photographies prennent le pouls d’une société qui ne cesse de muter, capturant a la fois l’histoire d’une ville et la fierté de ses habitants.

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Cent soixante

Julie Ménard

Les évènements capturés ici se sont déroulés au cours de ces derniers mois. Au 160 rue de Paris. À Montreuil. Toute personne qui se reconnaîtrait… aurait ses raisons. 

SCÈNE 1

Au premier étage
Cuisine sur cour
Lumière jour 

Gipsy | Hugo

Alors on trinque à toi | Oui, je suis content | On est tous très contents, pour toi | Moi aussi, je suis content pour moi | Tu peux | C’est  un tournant, c’est retourner à la lumière |  Oui ça y est | J’ai mis du temps, j’ai pris mon temps, mais ça y est, je vais commencer  à vivre. À trente-cinq ans. | Je suis tellement heureuse | Elle t’a dit depuis combien  de temps j’étais enfermé ? | Iris ? Non, elle ne m’a pas dit | Cinq ans, ça fera cinq ans, demain. | Tu es resté cinq ans dans ton appartement ? | Oui. Enfermé à double tour par mes soins. | Et tu ne voyais personne ? | Personne… |Et c’est quand ta rentrée alors ? | La formation débute en septembre. | Tu sais que j’ai un copain qui est tailleur de pierre ? | C’est vrai ? | Oui, il s’appelle Pierre.  C’est vraiment un beau métier. | Je pense que ça va me plaire. | Il m’a appris que sur les cathédrales, plus on monte et plus la taille est fine et détaillée. C’est drôle parce que c’est justement un endroit où le commun des mortels n’a pas accès. Cette beauté est réservée à Dieu. | Et aux tailleurs de pierre. | Exactement. Il m’a emmenée une fois avec lui à Notre Dame.| Je te ressers ? | Je veux bien. | C’est marrant ton chapeau. | Tu aimes ? | Plutôt | Je suis dans ma période malvacée. | Comment ? | C’est cette couleur. Mais ma culotte est plutôt dark old rose, rose brulé  si on peut dire. Tu veux voir ? | Je ne suis pas certain d’être prêt pour ça. 

 

SCÈNE 2

Au deuxième étage
Chambre de musicien

Vue sur rue 

Elio | Solange

Tu me dis surtout si je te fais mal ? |   Oui t’inquiète. | Non je ne m’inquiète pas, mais on va y aller en douceur, comme sur un morceau de King Crimson |   C’est-à-dire ? | En mode progressif | D’accord |   C’est la première fois ? | Que quoi ? |   Que tu fais l’amour ? | Depuis mon accident tu veux dire ? | Oui | Oui, mais t’inquiète ça va aller. | Je me sens investi d’une grande responsabilité tout à coup. Je vais chercher une clope. Tu veux quelque chose ? |   Ce que tu veux. | Ça va ? T’as l’air mal. |   Tu sais, je n’ai pas envie d’être considérée comme une fille différente parce que j’ai eu cet accident. | T’es sûre ? C’est un peu con. | Pourquoi ? | Parce que les filles habituelles, je ne les rappelle pas. | Et t’as l’intention de me rappeler ? | Oui j’aimerais bien. | Mais t’as pas mon numéro. | Attends je le prends. | Alors 06 70 84 23 54| 23…54…| Et je m’appelle Solange. | Ça je le savais. Regarde : je t’ai enregistrée à Solange Miracle. 

SCÈNE 3

Au premier étage
Cuisine au lever du jour

Jacqueline | Iris

Mais je suis où là ? | Tu es chez moi | Mais pourquoi je ne suis pas chez moi ? | Parce que tu ne peux pas rester chez toi | Et pourquoi ça ? | Parce que tu as perdu la mémoire. | N’importe quoi. | Si. C’est normal que tu ne t’en rappelles pas. Tu veux une tartine ? | Oui. Mais tu es ma fille ? | Oui, maman. | Oh écoute, je ne comprends pas ce que je fais là. | Alors, tu as eu une maladie, une mé… | Méningo-encéphalite | Oui voilà. Donc à cause de cette maladie, tu as complètement perdu la mémoire. Bon là ça va un peu mieux…Mais tu ne peux pas rentrer chez toi, toute seule. | Mais je ne suis pas toute seule. | Si tu vis seule…depuis longtemps. | Non, je vis avec mes parents. | Maman, tes parents sont morts. | Ah bon. | Et donc à l’hôpital de Dieppe, ils n’avaient pas de solution, ils voulaient que tu ailles en maison de retraite mais sans rééducation. Alors j’ai décidé qu’on n’allait pas faire ça, et c’est pour ça tu es chez moi, enfin chez nous, à Montreuil. Le temps que ça aille mieux. | Mais je dors où ? | Dans ma chambre. | Et toi, tu dors où ? | Dans le salon. | On est toutes les deux ? | Non, à côté il y a ma coloc Gypsy. Tu te souviens ? Une petite qui a des grands chapeaux et qui est monochrome. | Je ne comprends rien à ce que tu dis. | Elle est toujours habillée d’une seule couleur. Bref. Au-dessus il y a Dorian mon amoureux. | Pourquoi je n’ai pas d’amoureux, moi ? | Ah mais ça je ne sais pas, maman. | Et ton père ? Il est où ? | On n’a pas très envie de le savoir. | Pourquoi ? | Parce que c’est mieux ainsi. | Mais on est à quel étage ? | On est au premier. Tiens regarde, je finis de t’expliquer sur le schéma. Donc au premier il y a toi, moi et Gipsy. Ensuite au deuxième, il y a Dorian. | C’est ton amoureux ? | Oui. | Et pourquoi je n’ai pas d’amoureux, moi ? | Et il vit avec ses colocs Elio et Amir. Au-dessus il y a Yuko et Serge | Son amoureux ? | Non, son coloc, c’est un pote d’Elio à la base et ils ont un chat énorme Bobun. Tu te souviens de Yuko ? Mon amie du lycée. | Oui vaguement…Elle est blonde ? | Non, elle est brune. Bon et après au-dessus il y a encore Oona qui vit avec Simone et sa fille Mélodie. Et puis au cinquième, il y a Eugène mais on le connaît moins et dans l’immeuble en face il y a Or et Bilal, mes anciens colocataires qui ont fait un bébé ensemble, Gloria. | Et toi, tu es qui ? | À ton avis, je suis qui ? | Tu es Marie-Françoise. | Non, je suis ta fille. Iris. | Mais tu dors où ? 

SCÈNE 4

Au troisième étage
Atelier de gravure
Salon

Pénélope | Or | Lia | Solange | Yuko | Iris | Serge

Alors il sort de sa yourte, et moi je le vois et je sens vraiment mon cœur et mon sexe qui s’ouvrent. Je suis restée, toute la nuit. Il est magnifique, blond au-delà du supportable. | Waouh. | Ça fait tellement longtemps que je n’ai pas fait l’amour. | Et toi ? | Ecoute, je suis partagée. Bon, il est adorable…Mais tu vois c’est une crème qui a besoin d’être fouettée. Il peut être au même moment sublime et plat, c’est une sorte de platitude augmentée ou de solaire diminué si tu préfères. | Mais toi, tu le connais non ? | Vite fait. | Tu en penses quoi ? | C’est un mec de droite droite pour moi, mais d’une droite inconnue. | Bon…| Et c’était bien la tournée ? | L’endroit était divin, juste à côté d’une forêt, je faisais mon footing tous les jours là-bas. Il y avait une clairière complètement folle, avec de la mousse partout. Un coin elfique. Un matin, je me suis arrêtée. J’ai regardé à gauche et à droite. Et je me suis mise nue. J’ai roulé dans la mousse. J’ai trop pensé à toi. | À moi ? | Oui et tu sais très bien pourquoi. | Et au salon, tu n’as rencontré personne ? | Le dernier client ça pouvait aller mais il venait pour se faire tatouer Esperanza sur le ventre, il y a plein de positions où ce n’est pas possible et pourtant le mec est mignon, il vient d’ouvrir une fromagerie. | Il n’y a pas tellement d’hétéros hyper sexy je trouve. | Et toi le boulot ? | Ça me fait vraiment du bien de pas travailler avec lui en ce moment. Il ne s’en rend pas compte mais c’est quand même un mâle extra dominant. | Tu vois le seul que je connaisse et qui ne soit pas dans une logique d’écrasement, c’est Elio. | C’est parce qu’il a été élevé par deux femmes. | Ça joue | De toute façon c’est tous des fils. | C’est quoi des fils ? | Attends je demande à Serge. C’est son concept. Serge ? | Oui ? | Tu peux venir expliquer les fils ? | Alors pour faire simple, ce ne sont pas des pères. Mais surtout ils sont dupes d’eux- mêmes : ils ne savent pas qu’ils sont des fils. | Et toi ? T’es un fils ? | Absolument pas. 

Serge quitte la pièce.

Jacqueline apparaît.

Où je dors ? | Oh maman, tu t’es relevée ? | Oui, vous faites trop de bruit et je n’aime pas rester seule en bas. | Mais faut que tu dormes, Jacqueline. | Je peux fumer avec vous ? Tu me donnes une cigarette, ma chérie ? | Oui, tiens Jack. | J’en ai ras le bol d’être célibataire, je te jure. Le pire c’est les autres. Franchement quand t’es seule à trente-six balais, c’est comme si on te signifiait que tu n’avais qu’une demi-existence. On nous a tellement bourré le mou. | Faut se libérer de tout ça. | Oui, je suis à fond pour. Mais ça me va si bien d’être amoureuse. | Mais tu dors où toi ? | Viens Jack, je vais t’accompagner dans ta chambre. | Non mais laisse, je vais y aller. | T’inquiète. | Merci. 

Yuko et Jacqueline sortent.
Les filles regardent Iris.

Ça va ? | C’est dur. Je vais craquer, je pense. | Oui c’est normal. | Elle nous réveille toutes les nuits. | Et ils disent quoi les médecins ? | De la merde. | Ils me trouvent extrêmement farfelue de ne pas vouloir l’enfermer dans un mouroir. | Elle va quand même vraiment mieux. | Oui. | Vraiment.

Gipsy apparaît.

Coucou. | Tu bois un verre avec nous ? | Moui. | Ça va ? | Moui. | C’est rare de te voir en noir. | J’ai rencontré quelqu’un. | Bah fais pas cette tête. | Elle est où Yuko ? 

Serge passe sa tête par la porte.

Elle s’endormie avec ta mère.

SCÈNE 5

Au deuxième étage
Chambre obscure
Univers en noir et blanc

Dorian | Iris

Respire | Oui | Ça va mieux ? | Oui allongée, ça va mieux. | Viens, on fait un petit câlin | Faut pas que je traîne | Attends mais ça va, tu peux la laisser seule un peu aussi, tu ne vas pas tenir. | C’est sûr que je ne vais pas tenir. Je me demande comment ça se fait que je n’ai pas basculé moi aussi. | Toi, tu as l’amour | Oui. Merci. Merci d’être là, comme ça. | Faut que tu remercies les autres aussi. | Oui mais c’est dur. Je suis rugueuse. J’ai du mal à exprimer mes sentiments. Enfin sauf avec toi.| Faut que tu leur dises que tu les aimes. | Je n’arriverai jamais à faire ça sans drogue. Mais tu crois qu’ils ne le savent pas ? Que je les aime ? | C’est mieux de le dire. | Je me sens tellement coupée de mes émotions. J’arrive même plus à pleurer. Je ne comprends pas pourquoi la vie s’acharne comme ça. Tu sais, je n’ai eu aucun moment de répit. Depuis que je suis née, ça n’a été que de la violence et des crises de démence. Quand j’étais enfant, j’avais tellement peur de mourir. Tellement peur qu’elle soit tuée et nous avec. Et puis après mon frère enfermé et maintenant elle qui siphonne grave… J’ai toujours espéré qu’un jour ça s’arrange, qu’il y ait une éclaircie mais je me dis qu’elle n’arrivera jamais. Et que je dois faire avec… | Tu es une extrêmophile. | C’est quoi ? | Une bactérie qui ne peut vivre que dans des milieux extrêmes qui seraient mortels pour d’autres organismes. | Une vraie fille à problèmes en résumé. | Mais toi, t’as pas de problèmes en fait. Ta famille oui, mais toi, tu as une belle vie. | Est-ce que tu veux bien te marier avec moi ? | Tu veux te marier, toi, maintenant ? | S’il m’arrivait quelque chose, c’est possible, on ne sait pas, paf un accident. Ça arrive. Bref un truc grave, un truc qui me met dans un sale état, les médecins ne savent pas quoi faire de moi. Alors ils se tournent vers ma famille. Tu imagines ? L’incompétence de ces gens ? Je serais foutue. | Calme-toi. | Faut que tu me tires de là. Tu es ma seule chance. 

SCÈNE 6

Au premier étage
Chambre retournée
Nuit

Lia | Yoko | Iris à Gipsy

Est-ce que tu peux me répondre ? | Qu’est-ce qu’il t’a fait ? Tu m’entends ? | On va aller chez les flics, d’accord ? | C’est normal que tu pleures. | Il t’a fait mal où ? Tu veux nous montrer ? | Il avait déjà fait ça ? Souvent ? Depuis quand ? Ça fait des mois qu’il te fait du mal ? | Mais pourquoi tu ne nous as rien dit ? 

Jacqueline apparaît.

Qu’est-ce qui se passe ? | Attends Jacqueline. | Vous dormez où, vous ? | Retourne dans ta chambre, Jacqueline. | Mais qu’est-ce que tu as mon cœur, pourquoi tu pleures ? 

Gipsy la regarde.
Elle lui répond à travers ses larmes.

Il a dit qu’il allait me faire disparaître, Jack.

SCÈNE 7

 Au premier étage
Réunion de crise
La nuit se pointe

Yoko | Lia | Or | Solange | Iris | Jacqueline

passage. Il l’a complètement mise à terre | Mais nan ne dis pas ça, il lui reste son noyau. | C’est un tout petit noyau | Un noyau de cerise| C’est les plus durs | Je ne m’en remets pas…On était juste à côté | Et tu n’as rien entendu ? | Non, j’avais mes boules Quies | Putain si je croise cette ordure | Ne dis pas ça | Non c’est vrai, j’ai peur en fait. | On était juste à côté, je n’arrête pas d’y penser. Ma mère qui dormait juste à côté. Ma mère qui a reçu tellement de violence que son cerveau a préféré la réinitialiser. Ça ne finira donc jamais, ce cercle de violence ? | Mais c’est quoi ces hommes-là qui veulent éteindre les femmes ? | Ça me terrifie, quand j’y pense. | On fait quoi alors ? | Alors moi j’ai fait des recherches, on peut lui envoyer de la merde tous les jours. | C’est-à-dire ? | C’est-à-dire un colis de merde, tous les jours. Il y a des sites pour ça. | Je suis pour. Vraiment, je suis pour. | Et on peut même le faire nous-mêmes. Envoyer notre propre merde à ce connard. | Euh concrètement comment on fait ? | Eh bien on se relaie. On est nombreux. | Je suis sûre que tout l’immeuble sera d’accord. | Tout le monde est au courant ? | Les gars au deuxième étaient hallucinés. | Ils seraient partants. Ça change de : œil pour œil, dent pour dent. | Très bien. | On peut commencer par la merde de Gloria, elle est petite, mais elle envoie. | Du coup on fait un genre de tableau ? De planning ? | Oui, je fais ça au bureau demain matin et je vous le transfère. | Pardon mais moi, je vais me désolidariser complètement de cette action. | Et on peut savoir pourquoi ? | Parce que ça me semble impossible de me lâcher comme ça dans un colis. C’est au-delà de mes forces. Pardon, toi tu le sais, mais j’ai des problèmes énormes pour… | Chier ? | Oui voilà, voilà…| Mais ça c’est parce que tu retiens. Tu retiens tout. Tu retiens tes désirs. Faut que tu les exprimes. | Tu crois ? | Mais bien sûr | Elle a raison. Tu as peur de quoi si tu fais ça ? De faire de l’ombre à qui ? | À personne mais c’est juste… | Ça fait combien de temps qu’on se connaît ? | Dix ans je dirais… | Affirme tes désirs. Je t’en supplie. | Laisse tomber, elle est bourrée. | Je voudrais qu’elle réalise ce qu’on voit, nous quand on la regarde. Les possibilités infinies que tu as, Lia. Que tu les voies et que tu te déploies. | Et donc pour toi, se déployer ça signifie chier dans un colis par vengeance ? | Oui peut-être, oui peut- être ça commence par là. En tout cas c’est dire merde, merde à ce détraqué mais merde aussi à tous ceux qui veulent nous éteindre comme tu dis. Vous vous êtes demandés, pourquoi il lui arrivait ça, à Gipsy ? Ce qu’il a cherché à faire disparaître en elle ? C’est la vie, son trop-plein de vie qui n’appartient qu’à elle et qui le narguait à chaque minute qu’ils passaient ensemble. Cette vie foutraque, qui déborde, qui jaillit en soleil par toutes ses fêlures. Ce torrent puissant, cette cascade ingérable mais qui lui a permis de traverser les épreuves. C’est ça qu’il ne pouvait pas encadrer ce pauvre type. | Tu projettes un max là. Je ne sais pas si tu t’en rends compte. | Tu crois ? Oui peut être, pardonne-moi. Peut-être, je projette…Pardon, je suis à bout. | Mais non amour, ne t’excuse pas. | Pardon, je suis une vraie connasse. | Mais nan. 

Jacqueline les regarde. 

Je vous regarde, et je trouve ça merveilleux, ce que vous faites. Elle va le ressentir,  toute cette énergie que vous lui envoyez, j’en suis certaine. Je suis très émue de vous voir là comme ça, rassemblées pour votre amie. J’ai beaucoup de chance d’être  avec vous. | Oh Jack. | Donnez-moi la main.

Elle se donnent toutes la main.
Solange regarde son téléphone.

Elle vient de m’envoyer un SMS. Elle a vu une magnétiseuse cet après-midi. Et elle lui a dit que sept anges veillaient sur elle. | On est six. | Il y aussi sa maman, je pense… Elle est à côté de nous. | Oui. Elle est là. 

 

SCÈNE 8

Au cinquième étage
Vue dégagée sur Montreuil
Le toit

Or | Yuko | Lia

Je n’étais jamais monté sur le toit | Ça ouvre des perspectives…| On adore cette idée de barbecue.

Gipsy | Tous

Alors tout le monde, je vous présente Gilles, mon nouvel ami merveilleux ! | Salut ! | Gilles, voici mon ami Jules, je pense que vous seriez suprêmes ensemble.

Irina | Amir

Et alors, vous avez tous été d’accord ? | D’accord pour quoi ? | Pour que la mère d’Iris, s’installe ici ? | Et pourquoi pas ? 

Irina rit étrangement.

C’est un rire, ça ? | Oui. | Mais tu ris extrêmement fort. | C’est dérangeant ? |  Pas du tout

Elle rit.

Et elle va mieux ? | Beaucoup mieux oui,  elle retrouve de la mémoire. Viens je  te la présente. Jack, je te présente Irina…

Simone | Lia

Oh mais moi je n’ai rien fait |  Arrête, tu lui as prêté un paquet de fric |  Mais ce n’est rien ça. | C’est beaucoup.

Pénélope  | Serge

Et donc là on entre dans une ère de transformation | Ah oui ? | Ah mais absolument, cette éclipse c’est un peu comme un bouton de réinitialisation et de lancement dans notre prochaine dimension. Faut être prêt. | Mais à quoi ? |  Mais à tout. Serge, à tout. 

Jacqueline | Hugo

Heureusement que vous étiez plusieurs pour faire face à cette femme à moitié démontée. Parce que parfois, je vois bien, que je travaille un peu de la capuche. | Comme tout le monde, maman.

Iris | Gipsy

Comme tu es belle en blanc. | C’est ma période ivoire. Toute en défense. |  C’est très beau. | Oui ? Tu aimes ? | Beaucoup. | Je suis contente qu’ils se rencontrent enfin  ce soir. | Tes deux copains ? | Oui. Gilles  et Jules | Ils iraient bien ensemble.  Enfin je ne les connais pas. Mais ils  seraient beaux ensemble. | Je suis d’accord.  Mais s’ils dorment tous les deux, je me mettrai au milieu. Je n’ai pas envie de dormir seule dans mon lit.

Jacquline | Dorian

Et moi ? Je dors où ? | Et c’est reparti…

Bilal | Yuko | Or | Lia | Iris | Gipsy | Dorian | Amir

Allez servez-vous, il y a encore plein de trucs à faire griller. | On est tellement contents, on pourrait s’abîmer dans cette communion. | Ça va être dur de faire mieux, pour la suite. | On vit peut-être notre âge d’or | Mais si, on fera mieux. On trouvera, tu verras. | Mais on reste ensemble ? | Oh oui ! On reste groupés. | On achète un château. | Vas- y, je suis chaud. | J’ai 1000 euros de côté. | Moi, je n’ai aucune perspective d’avenir en dehors de vous…

Bilal | Irina

Allez là, on se sert ! Que je puisse en remettre sur le feu. | C’est quoi ? | Alors là tu as de l’araignée, là de la hampe. | Et là ? | Ici ? Ici, il y a du cœur. 

La cité des femmes

Hommage au cinéma italien, et plus précisément au néo-réalisme de Luchino Visconti, Adrian Samson présente cinq héroïnes définitivement d’aujourd’hui.

Les charmes de l’imagination

Inspirées par la poésie des photographies de Dora Maar, les images de Carlijn Jacobs jouent le noir et le blanc et distillent un parfum de surréalisme.

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Magritte et Alain Robbe-Grillet : l’ère du soupçon

Joy des Horts

Publié en 1975, La Belle Captive est un roman d’Alain Robbe-Grillet illustré par René Magritte. Cette collaboration est l’occasion pour l’historienne Joy des Horts de revenir sur les liens entretenus par le Nouveau roman et le Surréalisme.

157 pages d’une prose déconstruite et palpitante. 77 reproductions en couleur d’un univers surréaliste. Ceci n’est pas une pipe, mais le roman à quasi quatre mains La Belle Captive, publié en 1975, sous la plume d’Alain Robbe-Grillet et illustré par René Magritte. Si le nom du romancier reste lié à l’école du Nouveau Roman, ses attaches avec le surréalisme sont avant tout esthétiques. Né en 1922, soit deux ans avant la publication du premier Manifeste du Surréalisme d’André Breton, il n’a jamais rencontré le peintre belge de son vivant. Pourtant, l’auteur des Gommes ou de La Jalousie partage avec Magritte cette même envie de bousculer les conventions, littéraires et artistiques. Tous deux enclins aux jeux de chausse-trappes, faux miroirs et autres allégories ironiques, le peintre faussement figuratif et l’auteur extra-fictionnel nous livrent leur part de pensée abstraite.

La Belle Captive, I
Notes sur le Nouveau Roman

En 1927, le poète Paul Nougé décrit les images de René Magritte comme « excellentes pour l’esprit, à condition de savoir s’en défendre ». Cette mise en garde sibylline, Alain Robbe-Grillet n’en a cure. Auteur flamboyant, célébré pour ses romans Les Gommes (prix Fénéon 1954) et Le Voyeur, il découvre l’œuvre de l’artiste auprès de sa veuve, Georgette. Cette rencontre est le point de départ d’une diégèse visuelle et littéraire, dont le résultat est un roman construit autour de six toiles achevées entre 1931 et 1967, chacune intitulée La Belle Captive. Quatre vues de mers, deux de paysages, plus énigmatiques les unes que les autres. À première vue, un seul point commun : toutes représentent un tableau sur chevalet — soit une peinture dans une peinture — un procédé de mise en abyme cher à Magritte. Les toiles fictives dépeignent le paysage en arrière fond, mais ce trompe-l’œil est interrompu par le cadre interne, contredisant une éventuelle persistance dans l’image. Ainsi, bien que l’arrière-plan et le premier plan se chevauchent, la perspective est faussée. Magritte nous place face à une énigme : la toile dépeinte est-elle transparente ou opaque ? Regardons-nous à travers des images au loin ou ces images sont-elles devant nous ? Cette ambiguïté crée un paradoxe visuel irrésolu. 

Ce qui semble lier cette série est « l’indécidabilité » de la représentation. Comprendre : son incapacité à refléter ce qu’elle est vraiment, et que, dans le jeu de sens à la fois caché et montré, Magritte laisse au spectateur le soin d’en résoudre l’énigme. Nous entrons dans « l’ère du soupçon ». C’est cette réalité faussée qui séduit Alain Robbe-Grillet, comme point de départ pour La Belle Captive. 

La Belle Captive, II

Durant toute sa carrière, Alain Robbe-Grillet a illustré la constatation suivante d’un glissement vers cet autre réel, exprimé dans Pour un Nouveau Roman : « Ce qui fait la force du romancier, c’est justement qu’il invente, qu’il invente en toute liberté, sans modèle. Le récit moderne a ceci de remarquable : il affirme de propos délibéré ce caractère, à tel point même que l’invention, l’imagination, deviennent à la limite le sujet du livre. » 

René Magritte, Le monde visible, 1947.
Collection privée — Photo : Bijtebier

René Magritte, Les vacances de Hegel, 1958.
Collection Galerie Isy Brachot — Photo : Galerie Brachot

Il n’est donc pas surprenant, que, parmi tous les artistes surréalistes, il ait choisi Magritte, tant sa peinture entretient avec les mots un commerce intime, qu’il en fasse un motif à part entière ou plus conventionnellement son titre. Dans l’œuvre emblématique La Trahison des Images (1928), la première question à laquelle nous sommes immédiatement confrontés est l’apparent parti pris d’un décalage entre les images et les mots. L’artiste explique longuement dans ses Écrits complets ainsi que dans les Lettres à André Bosmans que l’emploi très personnel qu’il a des mots dans sa peinture avait pour origine une alchimie « verbo-picturale », les mots et les images peintes concourant ensemble à la création. La Belle Captive en est l’exemple même, diégèse à la fois picturale et verbale de juxtapositions et de discontinuités narratives. Et c’est dans ce refus de ce que Barthes appelle « l’effet du réel », que Robbe-Grillet nous livre un commentaire très personnel des toiles de Magritte et du surréalisme en général. Le roman s’ouvre donc sur une reproduction en couleur du Château des Pyrénées (1959) de Magritte, représentant un rocher dans le ciel, suspendu au-dessus de la mer. Puis ces mots : 

« Cela commence par une pierre qui tombe, dans le silence, verticalement, immobile. Elle tombe de très haut, aérolithe, bloc rocheux aux formes massives, compact, oblong, comme une sorte d’œuf géant à la surface cabossée. »

Le récit robbe-grillétien débute, construit sur un principe de glissement et l’opposition constante à tout principe de référentialité définitive : coulée des mots à l’intérieur de la phrase, puis des énoncés dans le roman, le tout entrecoupé de ruptures et thématiques syntaxiques. Et si la roche de Magritte ressemble à un œuf, c’est indubitablement celui qui génère et contient le roman. Les images parlent, l’écriture voit. Le lecteur averti déchiffre l’humour et les apories d’un texte circulaire, sans caractères clairement définis, où la répétition d’un thème devient développement diachronique et le titre d’un tableau surgit comme un mot de passe.

Seulement, une fois admise comme impulsion génératrice, c’est bientôt l’écart variable entre l’œuvre de Magritte et le texte d’Alain Robbe-Grillet qui devient le principal paramètre du jeu. Une tactique qui, selon l’auteur, invite le lecteur-spectateur à « prendre part à cette circulation du sens parmi les organisations mouvantes de la phrase qui donne à voir et du tableau qui raconte7 ». Ainsi, titres et œuvres servent-ils de prétextes au roman lui-même, et c’est au tour du lecteur de jouer avec l’intertexte et de donner un sens à la subversion des conventions narratives. L’on pourrait résumer la Belle Captive ainsi : l’illustration, par le caractère mouvant du texte et des images, d’une certaine mise en faillite de la forme romanesque elle-même.

Construire l’énigme 

Réalité et fiction deviennent dès lors les deux instruments nécessaires pour construire l’énigme de La Belle Captive. Pour y parvenir, la tâche  que s’assignent Magritte comme Robbe-Grillet est toute désignée : décoller le monde, par la pensée qui dissocie les choses, les images  et les mots, disloque la représentation des corps et joue du langage  dans le langage. Pour cela, trois procédés : 

Déterritorialiser le réel

Chez Magritte comme chez Robbe-Grillet, l’illusionnisme est contesté autrement qu’en tournant le dos à la représentation ; l’opération est subtilement conduite en restant à l’intérieur du même code iconique, c’est-à-dire en mettant en question la représentation avec les moyens mêmes de la représentation, l’illusionnisme avec l’illusionnisme, le tableau avec le tableau. Cette mise en abyme est clairement énoncée dans la série de toiles La Belle Captive, invoquant la tradition illusionniste du tableau-fenêtre pour en montrer toute sa défaillance. Magritte semble reprendre un thème cher à Breton, qui assimile le tableau à une fenêtre, se préoccupant « de savoir sur quoi elle donne ». Mais la fenêtre du peintre belge ne donne sur rien — du moins rien de réel. Il intervient précisément sur ce point délicat de la situation surréaliste, en montrant l’impraticabilité des passages que l’illusionnisme persistant s’obstine à considérer ouverts.

René Magritte, La belle captive, 1967.
Collection Madame Georgette Magritte — Photo : Bijtebier

Alain Robbe-Grillet & René Magritte, La belle captive, La bibliothèque des arts, Lausanne, Paris, 1975.
© Cosmos Textes                
© Madame Georgette Magritte
Bibliothèque Magali Lahely

Les autres figures du vide magritiennes telles que les cadres vacants, les boites gigognes, et autres mallettes béantes participent à ce déplacement de la réalité. L’esthétique du nouveau roman de Robbe-Grillet est fondée sur des incongruités similaires, favorisant un certain désordre diégétique en dépit des conventions réalistes. Dans l’autofiction, Le Miroir qui revient, il décrit d’ailleurs la place de l’auteur comme nécessaire à la dramatisation entre ordre et désordre, entre raison et subversion. La corrosion, chez Magritte comme chez Robbe-Grillet, est donc menée à l’intérieur même du réel afin de le déterritorialiser : d’une part, à l’égard de la présumée correspondance avec la chose (c’est le cas dans les œuvres L’usage de la parole I, 1928-29 ou La clef des songes, 1936), de l’autre, à l’égard de la complexité globale de la représentation et de la narration picturale (La condition humaine I, 1933).

Transformer le réel

L’énigme chez Magritte a donc pour origine une reconstruction de la réalité à partir de la déconstruction de la logique spontanée. Cet effet est également permis par les altérations qui s’opèrent dans certaines de ses œuvres. Il faut pour cela que l’objet à traiter soit le plus familier possible. Ce deuxième procédé consiste à transformer la matière du référent, incitant ainsi le spectateur à percevoir des objets surnaturels ou des situations dissonantes. Magie, par conséquent, d’œuvres telles que L’île au trésor (1942) ou La Mémoire (1957). Au bout de ce processus, le mystère : 

« Les objets ne se présentent pas comme mystérieux, c’est leur rencontre qui produit
du mystère. »

De la même façon, les multiples métamorphoses, depuis le dédoublement — Les Liaisons Dangereuses (1926) — à l’extraction d’objets sortis de leur contexte — La voix des airs (1931) sont autant de mécanismes de déboîtement de la mobilité foncière des choses, des images, des mots.

Renommer le réel

Le troisième procédé de ce décollement au réel concerne enfin les titres. Jusqu’ici « commodité de la conversation », ils participent activement à cette entreprise d’enchevêtrement généralisé. De la même manière que les objets ne sont pas en soi mystérieux et que c’est leur déplacement et/ou leur transformation qui peut les rendre tels, c’est la rencontre de mots pourtant limpides et de situations distinctes qui produit in fine l’énigme.
Chez Magritte, les mots ne doivent ni expliquer ni rassurer : 

« Les titres sont choisis de telle façon qu’ils empêchent aussi de situer mes tableaux dans une région rassurante que le déroulement automatique de la pensée lui trouverait afin de sous-estimer leur portée. »

C’est l’écart marqué par les titres désignant autre chose que les objets représentés (Les Vacances de Hegel, 1958) ou enfin sa pure et simple négation nominale (Ceci n’est pas une pipe). De la même façon, les images, les mots et les idées ne constituent pas dans La Belle Captive trois ordres séparés, mais trois modes spécifiques d’une même réalité : la pensée. Il s’ensuit que les mots peuvent être reçus comme des images et les images comme des mots, afin d’en déranger nos habitudes perceptives. En effaçant ainsi les frontières spontanément reconnues par un lecteur-spectateur entre ces trois entités, Robbe-Grillet se sert des mots pour doter ses images d’un pouvoir énigmatique. Déranger pour reconstruire, déconstruire pour déranger, tels sont les deux principes complémentaires de l’esthétique de ces deux artistes ouvrant la voie à une nouvelle poétique du titre.

Mais qui est donc la belle captive ? Magritte nous met sur sa piste avec une poignée d’indices : voyons-nous le monde tel qu’il est réellement ou projetons-nous une fausse image de la réalité sur l’écran mental de la conscience ? Comment le langage colore-t-il ce que nous voyons ? Robbe-Grillet brouille les pistes. Son texte agit comme un faux miroir des œuvres, tantôt glissement, tantôt chevauchement, son mouvement perpétuel, suspendu au contexte des images, est la traduction de l’incertitude consubstantielle à toute perception. Il défigure et disloque le dernier témoignage de réalité. Or, c’est tout l’enjeu de La Belle Captive qui pose l’éventualité d’une possible confusion — ou plutôt symbiose —  entre réalité et fiction. Les jeux de langage de Robbe-Grillet, comme les jeux visuels de Magritte l’attestent : il faut penser au large pour élargir le monde.

La belle captive est-elle la femme emmurée de La Femme Introuvable (1928) ? Celle mimant le plaisir érotique dans L’invention du feu (1946) ? Ou est-ce encore le cadavre de L’Assassin menacé (1927) ? Elle est tout cela et rien à la fois. La belle captive semble dès lors représenter la poursuite par les artistes d’une triple réalité : le sujet, l’objet et sa représentation. Elle s’applique dès lors à brouiller les frontières ambiguës entre peinture et littérature, réel et imaginaire, pointant par extension la relativité des systèmes de classification en tous genres. Robbe-Grillet, pour le dire avec Édouard Glissant, développe le versant plastique d’une « pensée archipélique » de l’hybridation ; une pensée tranchante, en équilibre sur le fil du rasoir, toujours prête à basculer, mais dont la force de frappe dépend précisément de sa versatilité.

René Magritte, L’œil, sans date.
Collection Madame Georgette Magritte — Photo : Bijtebier

Alain Robbe-Grillet & René Magritte, La belle captive,
La bibliothèque des arts, Lausanne, Paris, 1975.
© Cosmos Textes               
 © Madame Georgette Magritte

L’ultime fiction de l’auteur s’incarnerait dès lors dans cette puissance en actes, joueuse et malicieuse, qui allie le même et son contraire, l’envers et l’endroit dans un incessant jeu de faux semblants — un piège pour amateur de structures dépourvues de sens. En s’emparant des toiles de Magritte, Robbe-Grillet crée une œuvre ouverte, dont chaque aspect recèle un potentiel poétique. C’est une fois le dialogue activé entre peinture et littérature que nous découvrons la femme cachée, celle qui déborde du cadre pour contaminer imaginaire et réel, espaces artistique et physique, comme réserve d’art. De cette entreprise de déstabilisation patiente et tenue, le critique Maurice Blanchot y remarque un effet particulier sur le lecteur, qui comme Matthias dans Le Voyeur, se retrouve à la « limite où pourraient se rejoindre, en un dehors irreprésentable, les grandes dimensions de l’être. »

La belle captive des deux artistes prend son élan dans le rêve éveillé de l’inconscient et leur désir d’approfondir notre perception de la réalité.

Indistinction vaporeuse

Collection de moments suspendus entre absences et prises de conscience, les images de Benjamin Lennox semblent cristalliser ce moment où le réel bascule dans le fantasmagorique.

Allons ! La marche, le fardeau, le désert, l’ennui et la colère

Périple onirique en terres marocaines, la série de Peter Jordanov se découvre comme un rêve fragmenté, de rencontres en déplacements, de familiarités en décalages.

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C.Q.F.D. de la culture urbaine

Christelle KocherLuca Marchetti

Il est plutôt commun de croire que si l’on vit dans une grande ville, « on est différent ». On s’habille différemment, on se comporte différemment, on sort différemment, on achète différemment car on a des goûts différents, peut-être parce que l’air qu’on respire dans l’urbis est différent aussi, comme le pensait déjà Marcel Duchamp. Il y a ici de quoi croire que dans la métropole, on pense différemment aussi. De cette idée, naît probablement la notion de « culture urbaine », laissant entendre qu’il existe une forme culturelle spécifique aux agglomérations métropolitaines. Si on écoute l’avis du psychologue et philosophe de l’art américain John Dewey, « la culture n’est pas le produit des efforts que les hommes déploient dans le vide ou juste pour eux-mêmes, mais celui de leur interaction prolongée et cumulative avec leur environnement. » Lorsque l’environnement en question est bien la métropole, le produit de nos interactions prolongées et cumulatives avec elle constituerait donc l’essence ce que l’on appelle « culture urbaine ».

Incontestablement, la mode en est devenue au fil du XXe siècle l’un de plus efficaces interprètes, probablement le seul en mesure de traduire l’intensité, l’esprit volontariste et visionnaire — pour ne pas dire utopique — qui la caractérise et que, dans le jargon de la mode, on aime appeler « le rêve ».

Apparemment, tous les principaux aspects susmentionnés pour qualifier la culture urbaine, se retrouvent dans l’identité de Koché, alors qu’avant de la créer, Christelle Kocher a officié pour des grandsnoms de la mode “officielle”, et qu’elle est actuellement la directrice artistique de Lemarié, maison d’art appartenant au groupe Chanel.

Luca Marchetti       Qu’est-ce qui a motivé la naissance de Koché ?

Christelle Kocher       À un moment donné de mon parcours, j’ai ressenti le besoin d’un projet moins élitiste — bien que je n’aime pas ce terme ! — plus démocratique et engagé, un dialogue entre quelque chose de très populaire et quelque chose d’extrêmement artisanal qui puisse mélanger culture, couture, streetwear et sportswear,tout en intégrant les extrêmes. Je souhaitais également que ce projet ne porte aucun jugement sur ces influences, mais plutôt qu’il reçoive la richesse des unes et des autres pour les faire cohabiter et avoir le meilleur de ces mondes. Ensuite, je crois que grâce à la mode on peut encore changer notre monde, à commencer par celui des individus, en s’adressant à une population extrêmement diversifiée en termes de morphologies, de choix culturels, de genre et d’identité…

Luca Marchetti       L’idée de concilier des éléments apparemment inconciliables est également un aspect clé des cultures urbaines. Il fut un temps, dans les années 60, où le lieu privilégié de cette élaboration était la rue. La rue était devenue la scène d’affrontements générationnels, de la lutte entre les sexes et des manifestations pacifistes. Plus tard, la fabrique des codes expressifs des plus jeunes a poursuivi son chemin dans ce phénomène émergent qu’était la « boutique » — à commencer par le Bazaar de Mary Quant à Londres — devenue un lieu de vie à part entière. Et c’est dans l’espace nocturne et élitiste des night-clubs, tels le Studio 54 de New York ou le Palace de Paris, que la culture urbaine a établi son laboratoire de création identitaire pendant les années 80, en puisant de manière tout à fait transversale dans l’imaginaire de la musique pop, de la mode et des arts, de plus en plus populaires. En regardant tes collections et tes défilés, on a l’impression qu’à l’époque actuelle, un contexte urbain crucial pour l’invention du soi est le sport d’équipe, dont le foot est peut-être l’expression la plus puissante. 

Koché FW19 Artbook
Images: FM_MM

Christelle Kocher      Peut-être, oui. De mon côté, en tout cas, j’ai grandi en banlieue sans références culturelles officielles et dans une famille où personne n’avait fait d’études. Ce sont donc les amis, la musique et différentes activités qu’on partageait sur les terrains de foot ou de basket qui m’ont cadrée et nourrie. C’est aussi la passion que je ressentais dans ces lieux, qui m’a motivée à évoluer, à économiser et à obtenir des bourses pour, ensuite, faire des études et finalement faire le métier que je fais aujourd’hui. 

Luca Marchetti      Peut-on dire que le sport urbain est également une métaphore efficace du « collectif », du lien social et des valeurs qui les caractérisent, comme une certaine forme de croyance ? 

Christelle Kocher      Si j’ai choisi de travailler avec le PSG, c’est parce qu’il s’agit d’une marque qui représente aux yeux de tous un sport populaire suivi par un vaste mélange de classes sociales et de générations, ce qui implique la notion de diversité. Parallèlement, cette grande mixité est possible uniquement parce que le foot, et cette équipe en particulier, a le pouvoir émotionnel de rassembler des gens très éloignés au sein d’une même situation de partage et de communion. C’est particulièrement signifiant que cela se passe à une époque où l’on constate à quel point les institutions officielles fondées sur la croyance, comme la religion, tendent à perdre leur attrait. Malgré toutes les limites qu’on peut retrouver dans le domaine du foot, on trouve encore ici des fortes valeurs collectives. 

À ce propos, la coupe du monde féminine de cette année m’a parue une vraie révolution. Pour la première fois, on a ressenti le besoin de faire évoluer le vocabulaire vestimentaire du foot, en concevant des produits spécifiquement pensés pour les femmes. Les joueuses ne portaient pas des vêtements initialement conçus pour des hommes et ensuite déclinés en taille S ou XS. Les maillots, les uniformes… ont tous été dessinés en prenant en compte des morphologies et des esthétiques spécifiques. Cet événement nous a réellement fait passer un « cap culturel », tout comme le mouvement #metoo qui l’a précédé et qui a tout changé. C’est la preuve que dans le contexte du sport et de la mode on peut encore faire passer des messages profonds, sans forcément être une porte-parole activiste et — une fois de plus — sans vouloir juger ou rechercher une vérité quelconque… en tout cas, je n’ai pas la volonté de le faire. En considérant ce qui est en train de se passer, j’ai du mal à penser que l’on puisse revenir en arrière, notamment à une vision de la femme assujettie à la culture masculine, ou à une notion d’émancipation féminine s’exprimant uniquement par des attributs masculins, au niveau de l’attitude, de la mode et de morphologiecorporelle.  

Luca Marchetti      Être émancipée signifiera tout simplement « être féminine » et cultiver sa féminité signifiera — culturellement parlant — cultiver sa diversité. Il me semble que cette révision profonde des codes initiée par les échanges et les pratiques caractéristiques du milieu urbain, s’accompagnent déjà aujourd’hui d’un puissant phénomène d’hybridation culturelle. 

Christelle Kocher      Certainement. D’autant plus que la série de t-shirts créée en collaboration avec le PSG a attiré l’attention de Beyoncé qui en a porté une version customisée. Aujourd’hui, Beyoncé a un statut d’emblème de l’hybridation culturelle, étant très active dans le débat sur les identités culturelles, étant une figure de proue du néo-féminisme, du mouvement body positive — et du mouvement #metoo — sans parler du mélange de genres artistiques qu’elle encourage sans cesse. Évidemment, elle est une figure qui contribue à l’évolution de la vision de la femme, tout comme elle participe à l’évolution générale des mentalités.

Luca Marchetti      Depuis les années 50, le t-shirt a tenu un rôle de miroir dans la culture urbaine, une sorte d’écran qui en a enregistré les signes et les messages les plus révolutionnaires. Il a finalement fini par être adopté par la haute couture, afin d’en moderniser l’image dans la perception du plus jeune public. Par conséquent, il a aussi été un témoin crucial des hybridations culturelles qui ont vu la tradition et la modernité, voire la culture de mode officielle et la mode plus populaire, se rencontrer. 

Christelle Kocher       Le travail sur le t-shirt, m’a permis d’injecter de la modernité dans le métier de la couture, d’un point de vue esthétique, mais aussi en ce concerne les techniques de réalisation. Dans le contexte du défilé ce support dynamise la collection — dans la haute couture par exemple —  lorsqu’il est alterné à des pièces plus importantes. Au niveau de la pièce seule, on peut apporter à un habit populaire — en soi banal — une valeur supplémentaire par un traitement semi-artisanal de la plume, par l’inclusion de la broderie ou par l’incrustation, tout en recherchant des techniques pour réaliser cela autrement afin que les coûts restent accessibles. 

Luca Marchetti      Ce processus a également généré un ‹ langage de mode › original et réellement contemporain, dans la mesure où un tel mélange hétéroclite de références aurait pu donner un mix-n-match volontairement provocateur et revendicatif — c’est le cas pour d’autres talents de mode actuels, comme dans le cas de Virgil Abloh. Les collections Koché, au contraire, intègrent leur profusion de références culturelles et sous-culturelles, un langage homogène qui se donne à voir comme une évidence, sans revendications, sans aspérités explicitement clivantes. C’est un matériau expressif qui traduit un point de vue singulier, en toute simplicité, sans effort. 

Christelle Kocher      Peut-être parce que les références auxquelles tu fais allusion ont été digérées à travers plusieurs phases de travail et par un processus de sophistication formel plutôt indifférent au scream loud et au super cool. Habituellement, je reste focalisée sur le choix des matériaux, sur la coupe et sur l’enchaînement fluide des références, jusqu’à obtenir quelquechose de véritablement effortless. Mon but n’est pas d’impressionner par les vêtements.

Luca Marchetti      Ni par les mots, il me semble. Je pense au choix de communiquer le cadre esthétique — et au besoin, conceptuel — de chaque défilé, non pas par un communiqué de presse, mais par un fanzine. Peut-on dire qu’il y a ici, une volonté claire de ne pas faire appel à une prise de parole de type explicatif, mais plutôt de mettre en jeu des formes de communication visuelle, qui ne sont pas sans rappeler la communication virale et non officielle de la street culture métropolitaine ? 

Christelle Kocher      Oui, bien qu’il y ait dans chaque fanzine beaucoup de citations, car on y trouve des références à des auteurs, des poètes, des artistes ou à d’autres personnes qui m’inspirent profondément. Mais il ne s’agit pas ici de les citer dans une envie d’analyser, mais plutôt dans l’idée de donner une clé interprétative au défilé… en faisant ça, je laisse une grande marge d’interprétation à mon public.

Luca Marchetti       La direction artistique du défilé spécial automne-hiver 2019 à Tokyo m’a semblé être un autre clin d’œil significatif à la culture urbaine. Non seulement pour l’emplacement — le quartier de Shibuya et le store Tsutaya qui fait face à l’un des carrefours les plus célèbres au monde — ou par le style hybride des pièces présentées, mais aussi pour le traitement musical. Tokyo est une ville extrêmement sonore, jusqu’à en devenir dérangeante parfois. La communication sonore dans les espaces publics devient en quelque sorte la BO de la ville… Le show en question, d’ailleurs, s’est ouvert avec le thème écrit par John Williams pour le film Rencontres du troisième type de Spielberg. Un choix bien ironique, car dans l’imaginaire européen le Japon est souvent vu comme un ovni culturel. Mais il est d’autant plus pertinent que Williams aussi est un musicien hybride, ayant construit sa carrière en jonglant entre culture officielle et culture populaire… à l’image de la mode Koché. 

Christelle Kocher      Indéniablement, la musique est pour moi un véritable accompagnement quotidien, un moyen de donner forme et de faire passer une émotion. Plus spécifiquement pour les collections, le travail sur la sélection musicale démarre plusieurs mois en amont. La musique aide à faire en sorte que le défilé amène quelque chose de singulier, sans être uniquement « dans l’air du temps ». Obtenir cela sans la musique ne serait pas possible dans l’espace des quelques minutes accordées à chaque show. Tout se déroule et doit se voir en carambolage. L’exemple idéal est le dernier morceau joué pendant ce défilé au Japon, une chanson populaire qui a été souvent écoutée et chantée en groupe juste après la catastrophe de Fukushima, comme une sorte de catharsis collective. Pendant ce moment final —  malheureusement coupé dans la vidéo du défilé sur You Tube — une grande partie du public a commencé à chanter en synchro avec la musique, en se tenant par la main et à pleurer aussi. Cette empathie a été augmentée par le «casting sauvage » que nous avions réalisé, un mélange particulièrement inédit, voire bizarre, de personnes aux provenances très différentes, repérées dans le rues de Tokyo, entre mannequins, artistes, DJ, coiffeurs, maquilleurs. Ce à quoi on assiste n’est donc pas juste un défilé, il y a là une forme de vérité émotive qui se créesur place et dont la collection devient la trace. 

Luca Marchetti      Curieusement, bien que l’effet soit tout à fait différent, je retrouve quelque chose de semblable au niveau de l’image que Koché restitue de Paris, la « ville lumière » qui soudainement devient « ville urbaine », « ville pop ». Dans les vidéos tournées à Paris, pendant un moment, on perd de vue son chic traditionnel, son architecture monumentale, son aura de « ville couture » et de « ville culture »aussi : on la confond volontiers avec Londres ou New York, ce qui est un point de vue plutôt original dans le contexte de la mode. 

Christelle Kocher       Parce que je trouve que Paris a évolué. C’est une ville qui ne vit plus dans la « mythologie parisienne » que la tradition a cristallisé. Elle est de plus en plus une ville créative, influencée par les expressions et les énergies multiples d’une jeunesse qu’on peut voir très facilement, simplement en ouvrant les yeux sur la réalité urbaine de cette capitale tout à fait globalisée, certes, mais qui en même temps aime et sait faire les choses « à sa manière ». Paris partage et communique des valeurs qui lui sont spécifiques, mais elle est aussi riche de tout ce qui lui arrive de l’immigration et de ses échanges avec le reste de la planète. J’aime que dans tout cela, elle sache rester lucide sur son histoire, sur le fait qu’elle fasse partie de l’Europe avec tout ce que cela représente et sur le fait que l’Europe fasse partie du monde… 

Reflets d’une certaine intimité familiale

Réalisée entre 1971 et 1975, puis entre 1985 et 1989, la série de photographies de Masahisa Fukase présente ses proches dans une mise en scène dépouillée mêlant quotidienneté et incongruité, comme autant de vérités sur chaque cellule familiale.

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Divine Comédie

Go Nagai

Si son nom reste peu connu du grand public, les œuvres du mangaka Go Nagai jouissent d’une renommée internationale et ont marqué les imaginaires de plusieurs générations. Né en 1945 à Wajima, il est l’auteur de plus de trois cent soixante titres, dont les plus connus sont sont Devilman (1972), Mazinger Z (1972) et Cutie Honey (1973). Prolifique, Go Nagai  n’a cessé au cours de sa carrière de s’essayer à tous les genres, de l’humour au fantastique en passant par l’horreur et l’érotisme, n’hésitant pas à les mélanger pour mieux se les approprier. Notre rencontre est l’occasion de revenir sur ses influences, les aspects novateurs de sa carrière et sa vision profondément humaniste du monde.

Adolescent réservé, Go Nagai se réfugie très jeune dans les salles obscures. Le western, la science-fiction, les histoires de samouraï peuplent son monde imaginaire et lui fournissent un vocabulaire qu’il ne cessera d’hybrider pour donner naissance à des univers fantasmagoriques. « Les films sont très importants dans ma vie, j’essaie d’en regarder un tous les jours, parfois jusqu’à trois ! J’ai toujours préféré le monde imaginaire au monde réel. Quand j’étais enfant, j’utilisais la majeure partie de mon argent de poche pour aller au cinéma. Je ne sais pas de quelle manière, mais ça a certainement eu une influence sur mon œuvre. Il m’est très difficile de citer mes réalisateurs fétiches car il y en a vraiment beaucoup, mais Akira Kurosawa est sans aucun doute l’un de mes préférés. C’est en regardant L’homme de Rio de Philippe de Broca, avec Jean-Paul Belmondo que je me suis dit que je pouvais peut-être moi aussi faire de la comédie en me basant sur les procédés humoristiques de ce film ».

Le parcours professionnel de Go Nagai ressemble au chemin de croix des dessinateurs de mangas : il enchaîne les histoires courtes qu’il envoie à différentes maisons d’éditions, finit par décrocher un poste d’assistant auprès de Shotaro Ishinomori, sommité dont il a toujours été fan. Son premier succès est polémique :  Harenchi Gakuen (1968 — L’école impudique en version française) est un récit parodique qui suit les aventures outrancières d’écoliers et de leurs professeurs. « Mon idée initiale était de créer un monde à l’envers, où tous les rapports étaient inversés. À cette époque, les professeurs au Japon faisaient parti d’une espèce d’intelligentsia et étaient très respectés. En réalité, cela allait un peu à l’encontre de ce que j’avais vécu enfant : j’ai vu pas mal d’enseignants qui n’étaient pas si doués que ça! »  Sous ses traits caricaturaux et son air léger, cette histoire absurde résonne avec les manifestations étudiantes qui bouleversent l’archipel à la fin des années 60. Alors que les associations parentales crient au scandale et tentent de l’interdire, le titre est plébiscité par les jeunes enfants. 

Suite à la pression de son éditeur pour développer ce manga, véritable locomotive commerciale, Go Nagai décide de créer sa propre société, Dynamic Productions. Celle-ci lui permet de structurer ses activités, en engageant notamment des assistants, et de publier de nouveaux récits. Plus important encore, Dynamic Productions révolutionne le rapport hiérarchique entre auteur et éditeur, puisque la société permet à Nagai de contrôler les droits et recettes générés par les produits dérivés. Il s’associe également avec la Toei Animation, acteur incontournable du secteur, pour adapter ses mangas en dessin-animé parallèlement à leur publication. Ce système permet à Nagai de faire fructifier ses succès tout en cultivant sa popularité avec des héros que l’on retrouve aussi bien dans les pages des magazines, sur les écrans de télévision ou dans les rayonnages des magasins de jouets. 

Devilman est aux antipodes de la légèreté lubrique qui a révélé l’auteur au grand public, et est considéré comme son manga le plus marquant. Le titre, sorti en 1972, est clairement destiné à un lectorat adulte. Il dépeint un monde peuplé de démons auquel le héros devra faire face en en devenant un lui-même, questionnant les limites de l’humanité, ses faiblesses et sa foi. Quasiment cinquante ans après sa publication, le récit semble aujourd’hui prophétique, ce qui surprend l’auteur : « Cette série se rapproche des évènements que l’on voit apparaître un peu partout dans le monde, et cela me fait un peu peur. Devilman écrit la fin du monde et j’espère que nous autres, êtres humains, ferons tout pour que cela n’arrive pas. » Si le titre n’est pas très connu en Occident, il est considéré comme culte dans son pays d’origine.

En Europe, et en France particulièrement, Go Nagai doit sa célébrité à Grendizer (Goldorak en version française), troisième partie de la saga Mazinger Z. Il en raconte ainsi la genèse : « L’idée m’est venue alors que j’observais une file d’automobilistes coincés dans un bouchon, je me suis dit qu’il serait bien pratique d’avoir un véhicule qui posséderait bras et jambes pour s’extirper. » Mazinger Z est le premier manga où un robot géant est piloté par un humain, créant ainsi un sous-genre particulièrement vivace, celui des mechas, popularisé depuis par l’industrie du jeu vidéo et du cinéma. Cutie Honey est un autre exemple de la diversité de l’auteur. On y découvre Honey Kisaragi, écolière androïde qui a la particularité de se transformer en héroïne aux cheveux rouges et à l’épée acérée, qui combat l’organisation criminelle — et extra-terrestre — « Panther Claw». Chaque protagoniste, qu’il soit masculin ou féminin, bon ou méchant, ne peut résister au charme naïf de Honey. Érotisme, action et humour forment un cocktail détonnant. Le style graphique de Nagai varie selon ses séries : simple et rond pour les œuvres destinées aux enfants, sombre et fourmillant pour les récits noirs. Les nombreux gadgets qu’il a mis à disposition de ses héros, leurs costumes extravagants, le design de ses robots, sont des éléments visuels forts qui ont marqué les esprits, jusqu’à se retrouver aujourd’hui distillés dans de nombreux domaines créatifs, qu’il s’agisse de design ou de mode.

Sortis au début des années 70, Cutie Honey, Devilman et Mazinger Z continuent à passionner les lecteurs contemporains. Si Nagai a continué à publier d’autres histoires, il a surtout proposé des versions parallèles, des suites et des crossovers de ses œuvres phares, construisant une mythologie savamment remise au goût du jour, prête à conquérir un nouveau public et à rassembler les nostalgiques. En 2018, la plateforme Netflix a accueilli les dix épisodes de Devilman Crybaby, adaptation à l’impressionnante réalisation, démontrant, si cela était encore nécessaire, que l’animation n’est plus un territoire réservé à un jeune public. Outre ses multiples adaptations animées, Cutie Honey a eu droit à son film live, délire visuel réalisé par Hideaki Anno, bien connu pour la saga Evangelion. On retrouve d’ailleurs chez les deux hommes les mêmes motifs scénaristiques : robots géants, invasions extra-terrestres et réflexion philosophique autour des notions de bien et de mal. Lorsqu’on lui demande pourquoi certaines de ses mangas sont si sombres, Go Nagai conclut : « Contrairement à certaines séries où les héros remportent toujours la victoire, il m’arrive d’écrire des histoires où le mal triomphe. Mais cela se produit également dans la réalité. Mes œuvres sont un miroir tourné vers le monde. »

 

Cutie Honey, 1973 — © GO NAGAI/DYNAMIC PLANNING

Cutie Honey, 1973 — © GO NAGAI/DYNAMIC PLANNING

Devilman — © GO NAGAI/DYNAMIC PLANNING

ARTICLE DE JUSTIN MORIN

Instrospection pastorale

Entre projections mentales et réalités murales, Vito Fernicola met en scène un personnage qui semble tout droit sorti des rêveries modernistes d’Oskar Schlemmer.

Hier

Le photographe Suédois JH Engström met en place une narration où rien n’est anecdotique. Isolés, en communion avec la nature ou en introspection, ses protagonistes deviennent perméables à toutes les sensations.

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Causalité

Kazu

La casualité désigne ce qui n’offre rien d’assuré ou de certain. C’est de ce mot qu’est né le titre Kazuality, paru en 1997 sur le troisième album du groupe de rock Blonde Redhead, formation charismatique composée des jumeaux italiens Amedeo et Simone Pace et de la japonaise Kazu Makino. Plus de vingt ans après leurs débuts sur la scène new-yorkaise et une riche discographie, Kazu sort son premier album en solo. Intitulé Adult Baby, on pourrait en dire qu’il définit la casualité, tant son ambiance est délicate et virevoltante. Entre expérimentations sonores, mélodies aériennes et chant contemplatif, la musicienne propose un voyage d’une rare amplitude. Pour nous présenter ce disque, Kazu commente huit morceaux qui sont autant de clés pour comprendre son histoire et sa musique.

California dreamin’
Jose Feliciano, 1968

J’aime au moins autant cette reprise que l’originale de The Mamas & The Papas. Quand un morceau est vraiment très bon, vous pouvez en tirer énormément, malgré les transformations, ou les manipulations de la reprise. California Dreamin’ est une chanson simple. Vous pouvez chanter très facilement la mélodie qui est assez basique, et pourtant José Feliciano va partout avec cette mélodie. J’admire sa technique et la liberté qu’il a prise. L’émotion est si profonde. La façon dont il prononce ses paroles est puissante, et ce, même si elles sont très simples : « All the leaves are brown and the sky is grey ». Ça me fait m’interroger : à quel point les paroles d’une chanson doivent-elles être bonnes ? Quand la musique est si forte, est-ce que ce que l’on raconte est vraiment important ? Je n’ai pas la réponse.

Dip set forever
Cam’ron, 2004

C’est une de mes chansons préférées. J’écoute aussi des choses plus récentes en hip-hop, mais celle-là survit au temps ! Le hip-hop me fait penser que l’on n’a pas besoin d’en faire trop dans la composition. On peut se répéter encore et encore. Cette répétition peut créer un réel plaisir à l’écoute. Ce titre de Cam’ron, c’est un archétype. Quand le sample débarque, tu te sens super bien. C’est un sentiment auquel je repense quand je compose, car je me mets beaucoup de pression. Quand je suis bloquée, je me dis à moi-même : « Souviens-toi de ce que tu aimes dans la musique ! Tu as juste besoin de ça pour avancer. »
Sam Owens, qui a produit l’album avec moi et que je ne connaissais pas du tout avant, a été très surpris par la musique que j’écoute. Quand nous évoquions nos goûts, je lui citais quasiment tout le temps des artistes de hip-hop et de R’n’B. Moi, je ne m’en rendais même pas compte, c’est lui qui m’a dit : « Je n’imaginais que tu écoutais ça. » Après, je ne pense pas que cela m’influence vraiment. Quand je fais ma musique, je ne pense pas à celle que font les autres.

Solari
Ryuichi Sakamoto, 2017

J’ai rencontré Ryuichi il y a bien longtemps. À l’époque, je ne pensais pas du tout que je serais capable de faire un album solo. Il m’a toujours donné des occasions de créer à partir de sa musique. Même s’il disait souvent : « Oh mon Dieu. Ce n’est pas bon Kazu… Allez, Kazu, reprends-toi. » Pendant des années, il me donnait des bouts de musique, je travaillais dessus et lui renvoyais. Ça ne lui plaisait jamais. Malgré ça, il a toujours été généreux avec moi. Il m’a toujours encouragée. Je suis presque gênée de dire combien j’aime ce qu’il fait.
Quand il compose, sa musique est tellement proche de son cœur. Il travaillait sur la composition de Solari quand je lui ai envoyé les démos de mon album Adult Baby. Me dire que dans ces moments-là, ma musique faisait partie de sa vie… j’étais honorée et flattée. C’est comme si mes chansons s’étaient retrouvées juste à côté de sa musique pour un instant.
C’était étrange, car au début, il ne faisait pas de commentaires, mais dès que j’arrêtais de lui envoyer mes morceaux, il me disait : « Où en est ta musique ? Envoie-la-moi, je veux l’écouter. » Il ne m’a jamais fait de critiques, ni donné de conseils. Il était comme un producteur invisible. Il m’a motivée pour faire du bon travail. Et puis à un moment, quand j’avais cinq ou six chansons à peu près formées, il m’a demandé : « Kazu, j’aimerais jouer sur certaines chansons. Je peux ? » Évidemment qu’il le pouvait ! Sur « Salty », il a samplé ce que j’avais déjà enregistré, l’a inversé, et a introduit des sons très organiques. Sur « Meo », qu’il adore, il a joué du synthétiseur.

Here’s to you
Joan Baez & Ennio Morricone, 1971

Jaime beaucoup Ennio Morricone, il fait partie des compositeurs que j’écoute souvent. Je connais cette chanson depuis longtemps, mais j’en suis tombée amoureuse récemment. J’ai un ami d’extrême-gauche qui tient un bar où je traîne tous les soirs, et nous parlons beaucoup des chansons politiques. Moi, je n’ai jamais été très politique dans ma musique. Je vis sur l’île d’Elbe, dans un coin peuplé d’anarchistes. C’est assez étonnant. Et je crois qu’ils m’influencent ces derniers temps… je suis très ouverte d’esprit donc ça me va.

Todo homem
Tom Veloso, 2017

J’ai écouté de la musique brésilienne pendant de longues années parce que je vivais avec un musicien brésilien. Il m’a vraiment éduquée à cette musique. À cette période, j’ai rencontré des grands noms, comme Caetano Veloso (le père de Tom) ou encore Gal Costa… Nous avons eu de grandes conversations, et ils m’ont aidée, à devenir ce que je suis aujourd’hui. Leur grâce,leur confiance naturelle et leur approche très pure de la musique ont eu un immense impact sur moi. C’est aussi à leur contact que je suis devenue une artiste.

Ballade de Melody Nelson
Serge Gainsbourg, 1971

J’ai tellement écouté la musique de Serge Gainsbourg ! Je l’ai consumée jusqu’au bout, elle est dans mon sang désormais. Je le considère comme mon héros. Quand il terminait une chanson, il continuait à travailler dessus encore et encore. Il en faisait tellement de versions, c’est quelque chose que j’admire. J’ai le même sentiment avec certaines de mes chansons, j’ai l’impression qu’elles ne sont pas encore terminées. Je veux les ré-enregistrer et en faire d’autres choses.
Je pense que Gainsbourg était profondément punk. Beaucoup de gens pensent que je le suis aussi, mais je n’en suis pas sûre car j’aimerais bien faire partie de ce monde. Je travaille dur pour cela. Malgré ça, je me sens toujours un peu rejetée…

Pierre & Nicole
Bande Originale de La peau douce de François Truffaut
Georges Delerue, 1964

C’est un compositeur que j’ai beaucoup écouté donc sa musique a inconsciemment pénétré mon système. J’aime tellement son travail que j’ai l’impression de le connaître personnellement. J’ai lu dans un article que c’était quelqu’un de jovial, et pourtant sa musique est très triste. L’article expliquait aussi qu’avant de commencer à travailler, Delerue nettoyait sa maison de fond en comble. C’est exactement comme moi. J’ai besoin de passer l’aspirateur, de tout ranger… Tout ça parce que je n’ai pas envie de m’y mettre.
Adult Baby a été composé en Italie, sur l’île d’Elbe, un endroit que j’avais découvert avec les jumeaux et où nous avons commencé à jouer. À New York, je me sentais tout le temps stressée. Je luttais mentalement et physiquement alors je me suis mise à rêver que je m’échappais. J’ai rêvé de cette île, de pouvoir m’asseoir face à la mer. Je me suis demandé ce qui m’en empêchait. Pourquoi ne pas y retourner ? C’est ce que j’ai fait. Cette île a un pouvoir magnétique. Elle dégage des charges minérales et je m’en nourris.

Black Guitar
Blonde Redhead, 2010

Je l’aime énormément. Quand j’écoute cette chanson, je me dis qu’elle sonne super bien, même si on l’a mal produite. Je pense que j’ai beaucoup souffert de faire de la musique avec Blonde Redhead. Ça a été mon quotidien pendant tellement longtemps. Durant la composition et l’enregistrement de Penny Sparkle — notre huitième album, sorti en 2010, sur lequel se trouve Black Guitar — j’étais dans une période très sombre de ma vie. Je suffoquais, c’était très compliqué de faire naître la musique. Il y avait souvent des guerres d’ego entre nous. Je me dégoûtais même parfois. Avec mon album solo, il n’y a plus tous ces problèmes. J’étais moi-même étonnée de ne pas souffrir, de ne pas avoir à rendre de compte à qui que ce soit, de ne plus avoir à me regarder dans un miroir et penser : « tu n’arrives à rien ». Pendant Adult Baby, j’ai vraiment pris soin de moi. Ça m’arrive de craquer parfois, mais je me dis rapidement que c’est stupide. Je m’accepte beaucoup plus.
Nous sommes en train de refaire un album avec Blonde Redhead, nous en avons composé la moitié. Je ne sais pas ce que Amedeo et Simone ont pensé de mon disque, je ne leur ai pas encore donné de copies. Mais je vais bientôt les retrouver donc je pense qu’ils me feront des retours assez rapidement. Amadeo n’a pas entendu le produit fini, mais il a entendu quelques morceaux avant mixage… Je ne sais pas s’il se moquait de moi, mais il m’a dit : «Waouh, c’est un chef d’œuvre. J’aimerais que tu fasses aussi bien pour le groupe ! Pourquoi tu ne donnes pas autant pour le groupe ? C’est bien mieux que tout ce que l’on a pu faire ensemble. » Ça va me donner du fil à retordre, mais ça va être bien !

Métamorphose multiple

Rejouant le thème de la métamorphose, l’héroïne de Scott Trindle se réincarne en une multitude de figures mythologiques, entre séduction, rêverie et intrigues.

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De l'autre côté du rêve

Tristan-Frédéric Moir

Tristan-Frédéric Moir, psychanalyste et spécialiste incontournable du langage du rêve, partage vingt-six entrées de son Dictionnaire  des Rêves (publié aux éditions de l’Archipel). Cet abécédaire présente autant de définitions claires ou suggestives, à même d’éclairer les songes évanescents de la nuit. 

A - Ami/Amie

Il est fréquent de rêver d’un ou d’une amie. Ce personnage omniprésent est toujours un aspect de soi représenté de façon détachée. C’est une part importante de notre personnalité, partie d’autant plus importante que l’ami(e) est cher(e). La meilleure amie est ainsi la meilleure part de nous-même.

Nous percevons inconsciemment chez ceux qui nous entourent des qualités ou des similitudes avec nous-même. L’ami(e) onirique vient donc souligner cet aspect de notre personnalité, aspect que nous devons retrouver ou aimer avec un sentiment de respect et d’amour pour ce que nous sommes. À ce titre, l’ami(e) du rêve représente cette facette de nous, un potentiel que nous n’utilisons plus ou pas encore. Si c’est un ami d’une époque précise, l’enfance ou l’adolescence par exemple, le rêve peut signifier que cette part de nous-même a été oubliée ou occultée ; nous l’avions perdue de vue.

Quelquefois, ce sont les défauts de l’ami(e) qui prédominent dans le sens du rêve. Le rêve met l’accent sur ces aspects négatifs de notre personnalité auxquels nous sommes attachés. L’ami(e) est ici le miroir, le parfaitreflet de nos tendances et comportements. Il est intéressant de noter que, bien souvent, le profil de nos amis successifs est similaire, tant physiquement que psychologiquement, comme s’il révélait une zone d’ombre qu’il serait nécessaire de mettre à jour (reliquat parental) ou qu’il exprimait un potentiel endormi. La relation amicale, bien souvent, est complémentaire.

Part importante et aimée de soi, voirela meilleure, avec également ses défauts.

B- Bas

Le bas, comme son nom l’indique, est le vêtement du bas, de la jambe. Il est aujourd’hui essentiellement féminin. Il symbolise donc un aspect féminin important, accentué ; symboliquement, le haut est plutôt lié au masculin et le bas au féminin.

Le bas protège et embellit la jambe. En rêve, porter des bas, c’est exprimer sa féminité dans un souci de séduction. Ce désir est souvent inconscient. La rêveuse qui les porte découvre une image d’elle plus charmeuse qu’elle ne le pensait.

Le bas est aussi ce qui cache les jambes, les maquille. Son symbolisme est à interpréter avec celui de la jambe, avec ces notions supplémentaires. Chez certains, les bas exercent un grand attrait érotique. Ils accentuent et soulignent le dessin des jambes qui sont comme deux colonnes supportant le sanctuaire de la féminité ou du plaisir.

Autrefois on cachait son argent dans les bas. Un rêve renvoyant à cette image représente l’énergie féminine de la rêveuse — ou d’une femme proche du rêveur — qu’elle dissimule ou dont elle use. C’est aussi le siège de cette énergie.

Féminité, richesse, séduction, artifice.

C- Canapé

Siège tout à fait particulier, meuble familier de la psychanalyse, le canapé est une figure de substitution du divan, mais ce mot est plus utilisé en rêve que divan. Accessoire indissociable de l’univers freudien, le canapé symbolise le lieu du processus de verbalisation psychanalytique. C’est donc dans les rêves de personnes suivant une psychanalyse qu’il apparaît le plus souvent. La représentation du canapé stigmatise cette action ou le besoin de cette action chez ceux qui y auraient seulement songé.

Le canapé se trouve parfois dans un lieu incongru comme un théâtre par exemple. C’est le lieu où se passe la transformation. Si le rêveur se voit quitter le canapé, c’est peut-être le signe que sa psychanalyse est achevée d’un point de vue formel, mais qu’elle se poursuit en rêve. Il appartient au rêveur de continuer seul un travail entrepris avec une personne extérieure.

Siège de l’introspection psychanalytique, là où l’on « s’allonge »

D - Deux

Deux est le chiffre de la femme, de l’alternance, de la dualité, des oppositions, des images en miroir, de l’inconscient, de la Terre et de la Lune. Il représente souvent la femme dans sa nature double. Double, car elle se divise en deux pour donner la vie. Deux est aussi le signe d’une rupture interne, comme le sentiment d’être coupé en deux. Deux symbolise ainsi la nature humaine, double et changeante, qui aspire à la rencontre de l’autre.

Le chiffre 2 est aussi celui du doute, du choix et de l’amour.

Couple, chiffre de la femme, dualité, complémentarité, cycles.

E- Escaliers

Les escaliers sont des chemins normalisés, adaptés à l’homme et créés par lui, les degrés de la connaissance progressive. Ils permettent de changer de niveau de conscience. C’est notre propre énergie qui nous permet de les gravir ou de les descendre. Ils représentent une voie de progression que d’autres ont déjà tracé, mais qu’il faut découvrir seul, c’est à dire avec notre propre énergie. C’est un travail qui demande un effort, un certain travail. Il faut emprunter les escaliers pour apprendre à se connaître sur tous les plans. Nous pouvons descendre en nous ou accéder à des niveaux de conscience supérieure.

Des escaliers en parfait état représentent les facilités d’accès à nos différents plans internes et la solidité de nos connaissances. Si la rampe de l’escalier est bien visible ou tangible sous la main, elle représente un guide, un savoir qui nous permet de nous déplacer plus sûrement à l’intérieur de nous-mêmes.

Quand l’escalier n’est pas à l’intérieur de notre maison, les marches de l’escalier représentent nos progressions, nos moyens d’accès et de connaissances sur d’autres plans. Les marches permettent d’accéder à divers domaines, toujours en rapport avec le monde construit des hommes.

Voler, en montant ou descendant, glisser au-dessus d’escaliers, peut symboliser une capacité à sauter des étapes, à ne pas avoir besoin de s’arrêter à chaque étape, mais de pouvoir aller plus vite que la plupart des gens, ce qui peut déconnecter de la réalité parfois, celle des autres, tout comme de la normalité.

Structure positive qui permet de changer de niveau de conscience, architecture et génie humains, voie psychanalytique.

F - Fleurs

Simples éléments décoratifs ou figures centrales du rêve, les fleurs viennent embellir nos songes. Leur symbolique est évidente ; le langage courant ne manque pas d’expressions qui abondent dans ce sens. Les fleurs sont souvent associées aux femmes et aux vertus féminines. Par leur grâce, leur éclat, leur beauté et leur parfum, elles symbolisent l’univers féminin et sa fonction.

Dans la réalité, la fleur est un organe sexuel, et la quasi-totalité des plantes se reproduisent grâce à elle. La connotation sexuelle est très importante dans les rêves. La fleur est le prélude à l’amour. Elle est attractive et sensuelle. Une fleur seule symbolise le sexe féminin d’où jaillit la vie. Dans ce cas, le rêve aura toujours une signification sexuelle  et amoureuse.

Si la fleur n’est pas identifiée, la couleur et le nombre de ses pétales sont très importants pour la lecture du rêve.

Un rêve où nous voyons des fleurs en grande quantité sera plus orienté sur la nature féminine, sur la prépondérance du principe féminin. Si elles sont trop nombreuses, envahissantes, le rêve indique que ce principe féminin est trop développé chez la personne — rêveuse ou femme proche — qu’il gêne la libre expression de la personnalité.

Un paysage parsemé de fleurs représente le monde dans toute sa beauté, dans son aspect merveilleux et magique. C’est la terre dans sa parure de féminité et dans l’harmonie de ce principe. Sans les fleurs il n’y aurait pas de vie. Les fleurs sont des portes qui ouvrent sur une autre réalité.

Figure féminine, sexe féminin,  beauté, impermanence, portes.

G - Gouffre

Le gouffre est une représentation du néant, d’une angoisse existentielle. Ce vide vertigineux qui vient terrifier le rêveur est relatif à sa vie quotidienne qui manque de sens. Le gouffre symbolise un mode d’existence qui ne mène nulle part, une tendance régressive. Les entrailles de la terre sont un rappel morbide de celles de la mère qui pourrait vouloir ravaler sa progéniture.

Le gouffre symbolise une notion d’avidité, de manque, de désir insatiable. L’argent, la nourriture, rien ne peut le combler. Il absorbe et engloutit tout.

En cas de chute dans un gouffre, comme une chute dans le vide, le rêve vient exprimer un grand vide affectif que ressent le rêveur, une mémoire ravivée au moment du rêve, en résonance avec l’absence du père.

Insatiété, angoisse, sentiment de vide existentiel, vide affectif.

H- Hauteur

Les rêves qui nous situent en altitude, sont relatifs au mental ou à un désir d’élévation. Il peut s’agir soit d’une élévation sociale, soit d’une élévation spirituelle. En se reportant aux symboles présents et au contexte, la mise en scène du rêve précise le sens de cette élévation. Il faut sentir si nous sommes à l’aise dans ces « hauteurs » ou si nous sommes effrayés et sujets au vertige. Prendre de la hauteur, c’est aussi prendre du recul, être moins impliqué émotionnellement pour être plus logique.

La hauteur symbolise aussi l’attitude de certaines personnes qui pourraient se réfugier dans le mental, un univers abstrait d’où elles contemplent le monde. C’est une fuite de la réalité, un retrait du monde et parfois une négation du corps.

+             Aspiration spirituelle,  recul, désir d’élévation
−             Fuite du réel,   intellectualisation,   refuge dans le mental

I - Incendie

L’incendie symbolise très souvent la déraison mentale, surtout s’il est localisé au niveau du toit. C’est la montée et l’extériorisation d’une énergie trop forte et irrépressible qui génère une colère incontrôlable. Cette inflammabilité est due à un manque de structures. La colère (le feu) qui ne peut se manifester sur le responsable originel, par interdit ou embrouillage (la fumée), se retourne contre l’individu. Il peut alors exploser ou s’enflammer, menaçant aussi l’entourage, dans un mouvement de folie.

Le feu de l’incendie représente nos énergies intérieures, trop fortes, que nous ne respectons pas, que nous ne laissons pas s’exprimer. Elles se retournent alors contre nous et nous brûlent de l’intérieur. C’est l’image de la maison (notre corps) consumée en partie ou entièrement par l’incendie. Il nous faut accepter ces énergies (vitalité, sexualité, appétit) et essayer de comprendre contre qui nous sommes réellement en colère (famille originelle) pour les canaliser et les rendre positives. Le feu a toujours besoin d’être canalisé pour être bénéfique.

Une autre interprétation est possible si le rêveur est un ancien fumeur qui a recommencé à fumer. Il pensait pouvoir être maître d’un petit foyer (une ou deux cigarettes), mais le feu s’est répandu dans toute la maison ou l’immeuble (un paquet) ; il ne le canalise pas et se laisse envahir par la névrose. Ce sens de lecture sera plus envisageable si la fumée est très présente et étouffante.

Déraison, Colère, énergie intérieure trop forte et non canalisée, Tabagisme.

J - Journal

Comme son nom l’indique, le journal raconte l’actualité du jour. Il vient souligner les événements de la journée. Si les gros titres sont bien lisibles, le rêve peut vouloir montrer que notre journée a été riche en événements qui peuvent être relatés. Mais le journal peut être complètement illisible, comme si nous n’avions rien vécu, rien appris avant de nous endormir.

Le journal, quand il est intime, est aussi celui que nous écrivons au jour le jour. Si une personne nous le dérobe, nous avons le sentiment que quelqu’un se mêle de notre vie privée. Si la personne le lit devant nous malgré notre colère, quelqu’un de notre entourage ne respecte absolument pas notre intimité qu’elle expose devant les autres.

Vie quotidienne, vie intime, événement personnel.

K - King-Kong

Ce singe géant est une représentation du désir gigantesque de l’enfant, de sa toute-puissance ou de l’impuissance de l’adulte. Ici, le désir est tellement énorme qu’il ne peut trouver de support à son expression. Il y a une disproportion entre les sexes (image de la femme poupée entre les mains géantes du désirant). C’est pourtant le contraire en réalité. La taille fantasmagorique que se donne le rêveur est inversement proportionnelle à la taille de son pénis ou plutôt, à l’idée qu’il se fait de sa puissance au travers de son phallus. 

Toute-puissance infantile, désir surdimensionné.

L - Labyrinthe

Traditionnellement, le labyrinthe est une représentation du cosmos et du monde intérieur, du macrocosme et du microcosme. Il symbolise le chemin parfois initiatique que doit parcourir et trouver l’homme pour atteindre son centre véritable, le cœur, la réponse à son existence. C’est ce chemin difficile qu’emprunte le rêveur en quête de lui-même, et il n’est pas rare de se perdre dans ses dédales.

Le labyrinthe peut prendre différentes formes, celles de couloirs, d’allées, et souvent, l’intérieur d’un château. Sa forme pure est rare et réservée à quelques initiés. Mais toutes ses formes sont le signe d’un certain degré d’évolution ou de désir de quête de soi.

Si nous nous égarons dans le labyrinthe avec un sentiment d’angoisse, incapable de retrouver notre chemin, nous sommes allés trop vite. Il nous manque des repères essentiels pour notre progression intérieure. Les personnes ou les livres qui nous ont guidés jusque-là sont de mauvais maîtres.

Si ce sont les caves d’un château dans lesquelles nous tournons, épouvantés, ressentant des présences inquiétantes, nous faisons fausse route. Le chemin que nous suivons actuellement n’est pas le bon, nous ne sommes pas prêts.

Connaissance de soi, chemins initiatiques, blocages, errance.

M - Mouche

La plupart des insectes noirs rampant sur le sol sont des symboles négatifs, et la mouche rejoint leur rang en les surpassant. Les mouches sont beaucoup plus envahissantes, insolentes et exaspérantes à la longue. Ces insectes volants montent à la tête, envahissent le mental jusqu’à le perturber. Si nous rêvons de mouches, le vol désordonné de ces insectes est révélateur d’un trouble psychique. Leur vol est insensé. Ces rêves sont des signes avant-coureurs de fatigue mentale responsable d’une altération de la perception de la réalité. Un repos urgent est vivement conseillé.

La présence de mouches en rêve est toujours relative à un trouble, à une déraison. En tant qu’insectes noirs, il s’agit de pensées sombres, mais leur vol désordonné symbolise plus un trouble mental. Les mouches symbolisent des pensées extérieures qui nous agressent et dont nous n’arrivons pas à nous défaire.

La tension mentale se retrouve dans l’expression « prendre la mouche ». La susceptibilité n’est pas bonne conseillère ; il vaut mieux préférer la subtilité de la fine mouche.

Pensées parasites, trouble ou perturbation mentale, idées incohérentes, déraison, folie.

N - Nez

D’une façon générale, le nez symbolise la personnalité. Il en est la partie la plus visible, l’expression même. Le nez représente donc le plus souvent l’expression de la personnalité.

Dans le langage des signes, le nez représente le sexe masculin. Il semble posséder parfois la même valeur symbolique en rêve. Le nez devient l’expression de la personnalité masculine. Un nez sectionné symbolise un sentiment de castration. C’est une situation d’impuissance qui est évoquée ici, l’impossibilité d’exprimer son identité masculine et sa force comme de sentir les choses.

Le nez symbolise aussi sa fonction, l’odorat. Les animaux identifient les individus grâce à leur odorat. Cette fonction de reconnaissance de la personne ou de jugement personnel est ici représentée. Le nez, emblème de la personnalité, est aussi l’organe qui distingue et identifie les autres personnalités. Il s’agit ici d’un talent subjectif, intuitif. « On sent les personnes », « on a du nez ».

Expression de la personnalité, substitut de l’organe génital, flair, intuition.

O - Ordinateur

Un ordinateur, c’est une intelligence artificielle dotée d’une mémoire de stockage. En ce sens, l’ordinateur représente le plus souvent notre cerveau et son fonctionnement. Cette représentation est d’ailleurs très proche par la structure commune des deux domaines. La mémoire vive de l’ordinateur est relative aux fonctions conscientes du cerveau et la mémoire morte, aux fonctions inconscientes. Tout comme avec notre cerveau,nous ne pouvons gérer consciem-ment que ce qui apparaît à l’écran par le biais de la mémoire vive, et nous n’avons pas conscience de l’ensemble des programmes qui font tourner la machine de façon occulte (ou inconsciente) dans la mémoire morte. La mémoire morte, comme l’inconscient, représente une partie beaucoup plus importante de cette intelligence, énorme même.

Cerveau et appareil psychique, intelligence opérationnelle, conscient et inconscient.

P - Parfum

Les perceptions olfactives sont extrêmement rares en rêve. Si elles se produisent, elles ont une grande importance. Le parfum symbolise la partie intangible, mais pourtant essentielle, d’une personne. C’est la quintessence de la personnalité, une trace subtile et indéfinissable. Comme l’odeur, le parfum est lié à la notion de souvenir. C’est la mémoire d’une personne précise qui est ici représentée par le parfum. Le parfum de la mère est une odeur souvent merveilleuse. Si ce n’était pas le cas, il y aurait un rejet. 

Si la rêveuse porte le parfum et qu’il lui va le plus merveilleusement du monde, elle découvre sa véritable essence. C’est un rêve de rencontre avec sa nature secrète, celle qui se révèle et qui peut par son authenticité séduire tout son entourage. S’il est trop fort, il y a ici trop d’exubérance dans le comportement. Il peut incommoder.

Pour un homme, le parfum qui s’insinue dans ses rêves est souvent celui d’une femme dont il perçoit inconsciemment la nature cachée et véritable. Plus le parfum sera délicieux, et plus il y a proximité avec l’âme sœur.

Pour les deux sexes, le parfum subtil est une exhalaison de phéromones. Le parfum est la fragrance de l’amour.

Personnalité secrète, essence de l’être, réminiscence, reconnaissance subtile, affinité.

Q - Quatre

Le quatre est le chiffre de la stabilité, de l’assise, du carré et de la division paritaire. C’est la base de toute construction. Le quatre symbolise l’équilibre parfait alors que le 3, qui est le premier équilibre, est instable comme un trépied. La division quaternaire est très fréquente et synonyme d’équilibre parfait, celui des quatre pieds de la table des lois : il y a quatre saisons, quatre chemins, quatre vérités, quatre âges, quatre évangélistes, quatre phases dans la respiration : inspire, rétention à poumons pleins, expire, rétention à poumons vides, etc. C’est le nombre des membres de tous les mammifères.

Le quatre représente une perfection sur le plan terrestre. Le psychisme présente quatre composantes: le conscient et l’inconscient, le féminin et le masculin (Anima/Animus). 

Le quatre est le chiffre symbole du père dans sa forme idéale, le masculin stable et pondérateur, le père d’égale humeur, équilibré et juste, dont l’autorité s’exprime sans violence et avec discernement, celui qui transmet les fondements et qui donne les outils et codes du monde extérieur, qui explique les lois et le fonctionnement du monde. Nous serions dans un monde parfait si tous les pères correspondaient à ce profil.

Le quatre exprime aussi une notion de hiérarchie, d’ordre. 

Le quatre est souvent assimilé au carré, à la croix, au carrefour.

Chiffre du père, élément masculin, équilibre, base de toute construction.

R - Retard

Les rêves de retard sont toujours ressentis avec un grand sentiment d’angoisse. Celui-ci est décuplés’il est relatif à une même propension dans la réalité : ne jamais être à l’heure. Les personnes qui sont toujours en retard souffrent réellement d’un handicap, un sentiment de différence qui les forcent à s’exclure en se pénalisant. C’est un paradoxe puisque, celui qui est en retard est souvent celui qui est en avance sur les autres dans la réalité, celui qui s’est senti rejeté par sa « différence ». C’est souvent un surdoué, inadapté à ce monde qui ne le comprenait pas enfant, ce qui lui faisait croire que c’était lui l’inadapté. Le surdoué est presque toujours un sous-doué émotionnel, submergé par ses émotions et sa sensibilité qui le paralysent. Il est aussi capable de tout faire et de prendre toutes les directions et, souvent, il se retrouve incapable de choisir ; c’est parfois plus facile d’être mono-tâche.

C’est donc l’indécision qui sera la plus mise en évidence par les rêves de retard. Le rêve le plus fréquent est celui qui fait manquer un train. Nous ne sommes pas prêts à prendre un nouveau départ. Des tas d’obstacles et de difficultés se présentent au moment de partir. Les horaires sont illisibles, signes d’une chronologie et d’un développement singuliers. Il faut parfois aussi finir impérativement quelque chose dont l’importance nous semble tout à fait relative une fois réveillé. Le manque de direction et de cadre des parents est parfois responsable de cette confusion d’organisation.

C’est aussi la peur de l’inconnu et du changement qui nous place dans cette situation de retard. Dans ce cas, nous sommes nous-mêmes les artisans de ce retard. La peur du jugement, le sentiment de ne pas pouvoir être à la hauteur nous fait trouver mille excuses pour échapper à nos responsabilités ou à notre évolution normale.

Mais le train ou le rendez-vous que nous avons manqué sembleaussi catastrophique que l’opportunité que nous avons laissé échapper. La colère que nous ressentons contre les éléments qui semblent se liguer contre nous est en réalité celle que nous ressentons vis-à-vis de notre inadaptation ou de ceux qui nous ont (mal) élevés, ne nous transmettant pas les codes nécessaires du monde.

Le retard est très souvent lié à un sentiment d’abandon diffus, un abandon initial qui échappe à la mémoire consciente. Dans la réalité, il est très difficile de changer cette propension au retard qui est structurelle. L’individu évalue mal le temps et perpétue l’abandon qui lui fait passer plus de temps avec lui-même, en attente, qu’avec les autres. C’est une forme d’exclusion où l’individu ne s’accorde pas le droit d’avoir sa place dans le monde.

Inadaptation au monde, différence, avance sur les autres, peur du changement, opportunité manquée, évolution difficile

S- Saucisson

La forme du saucisson ne laisse aucun doute sur son sens d’interprétation et pourrait n’être qu’un emblème masculin, mais quand on le retourne comme une peau de saucisson, on obtient : les hommes sont si sots.

T- Tache

La tache n’est évidemment pas un symbole positif. Si elle apparaît sur un vêtement, elle montre que dans notre apparence ou dans notre comportement, une chose ne va pas. Le sentiment de gêne éprouvé pendant le rêve est symptomatique et proportionnel au « détail » qui cloche actuellement dans notre vie. Ce peut être quelqu’un qui nous pollue.

Une tache sur un meuble, un tapis, un mur symbolise un détail dérangeant qui pollue notre confort intérieur. La tache a pour fonction de mettre l’accent ou le doigt sur un défaut qui devient trop visible, donc gênant et qui pourrait nous desservir ou devenir dangereux pour nous.

Détail qui gâche un ensemble, pollution, gêne intérieure, comportement atypique.

U - Union

Les rêves d’union sont très proches de la symbolique du mariage. Cette union est représentée par la rencontre physique de deux corps. Mais il n’y a pas ici de sexualité exprimée, simplement la joie d’être avec l’autre, contre l’autre, de se sentir fondre dans l’autre. Cette union symbolise une rencontre intérieure et spirituelle. Elle laisse une sensation de plénitude et de bonheur retrouvé qui demeure au réveil. C’est la rencontre des aspects intérieurs, féminin et masculin, l’anima et l’animus, la reconnaissance de ceux-ci qui génère ce rêve. L’équilibre et l’harmonie intérieure succèdent à un sentiment de scission intérieure. « L’autre », celui à qui on s’unit, est la partie cachée de la personnalité qui émerge et s’accorde à la partie visible. Un long travail a été nécessaire pour arriver à cette plénitude. Le sentiment de plénitude subsiste longtemps après le réveil.

Harmonie intérieure, sérénité, accord des parties opposées individuelles (anima/animus).

V - Vêtements

Dans la réalité, les habits ou les vêtements ne sont qu’une simple apparence à laquelle il ne faut pas toujours se fier, ceux des rêves ont une importance bien plus grande quand ils sont clairement représentés. Ici, l’habit fait le moine, et le costume situe parfaitement le personnage. Ces vêtements extérieurs sont révélateurs de ce que nous sommes réellement au fond de nous. Ils sont comme une seconde peau. Il est donc important de savoir si nous sommes parfaitement à l’aise dans nos vêtements pendant le rêve.

Les vêtements sont les représentations des comportements qu’on nous a transmis, que nous avons adoptés ou que nous recherchons.

Les vêtements du bas sont toujours en relation avec un principe féminin, et inversement, ceux du haut avec un principe masculin. Le rêve insistera dans ce sens si ce détail à de l’importance. Les vêtements sont presque toujours révélateurs de tendances séductrices. Plus que la fonction sociale, ils insistent souvent sur le caractère sexué de la personne en l’accentuant.

Comportements, us et coutumes hérités de la famille, représentation réelle de la personne.

W - Wagon

Quand nous sommes dans le wagon, le voyage vient de commencer. Tout va bien, nous n’avons pas manqué le départ. C’est un élément important du train, celui qui transporte les voyageurs. Il est tracté par des énergies puissantes : celles de la locomotive. Plus nous sommes près d’elle et plus nous sommes près de cette force, même si nous ne sommes pas encore maître de notre destinée.

Atteindre le wagon, s’asseoir dedans et voyager confortablement, voilà la finalité des rêves de train. Ici, tout va bien. Nous avons pris toutes les bonnes décisions, les bonnes directions, et nous nous en remettons aux forces motrices du monde. Nous savons utiliser toutes les ressources que le monde des hommes met à notre disposition. Nous voilà partis pour un voyage où il ne nous reste plus qu’à nous laisser porter quelque temps. Les décisions suivantes sont pour plus tard. Notre vie avance sur des rails et nous jouissons du déplacement.

Le confort du wagon est relatif à l’histoire entreprise, à la situation plus ou moins confortable que nous vivons.

Habitacle du voyageur qui avance, moment de contemplation, transport intérieur, bonne direction de vie.

X

La lettre X peut apparaître seule, parfaitement visualisée dans un rêve, comme une équation à une inconnue à résoudre. Elle s’impose aussi dans sa redondance par l’usage itératif de mots la contenant.

X, c’est l’inconnu, l’énigme à résoudre. Ce qui est classé X, c’est ce qui est interdit, secret ou licencieux. Si c’est porno, ce n’est pas pour nous. X, c’est aussi la cible à atteindre ou une de plus sur un tableau de chasse.

La lettre X symbolise ce qui est interdit, censuré ou caché. Cet usage vient de la forme en croix, la diagonale qui barre ou annule.

Censure, secret, mystère, cible.

Y

Tout comme le X, la lettre Y peut apparaître en rêve dans sa forme pure ou stylisée. La première évocation sera celle du chromosome Y déterminant du genre masculin. Le Y symboliserait donc le principe masculin, même si cette approche peut sembler par trop lapidaire et être assénée à coup de lance-pierre dont la forme rappelle bien celle du Y.

Z - Zèbre

Le zèbre symbolise une nature sauvage qui ne peut pas être domptée ou domestiquée. Comme chez le tigre, sa robe aux rayures noires montre les zones d’ombre qui voilent encore la conscience. Cette dualité de la personnalité peut être fascinante pour l’extérieur, mais elle demeure dangereuse.

En psychanalyse, le zèbre, c’est une personnalité atypique, une terminologie équivoque pour parler des surdoués ou des hypersensibles.

Nature fragmentée et indomptable, double personnalité, dualité, étrangeté.

Never Trust A Pretty Face

Muse fantasque de Salvador Dali, héroïne de plusieurs vies, Amanda Lear se dévoile dans une série photographique signée Paul Wetherell.

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Wear Me Like Water

Steph WilsonSinead O'Dwyer

Réalisé par Steph Wilson pour la collection printemps-été 2020 de Sinead O’Dwyer, le film Wear Me Like Water célèbre le corps de la femme comme le centre d’un monde utopique.

Avec sa collection de diplôme au Royal College of Art, O’Dwyer a mis en place une esthétique non-normative en combinant des vêtements aux formes sculpturales avec des textiles délicats. En utilisant sa propre mère et ses amies comme muses, elle veut représenter celles qui ne sont d’habitude pas montrées en tant que corps féminin idéal. Son style et son esthétique ont encore évolué dans sa nouvelle collection, avec des moulages de silicone illustrant les nuances de chacun des corps sculptés : chaque courbe, chaque pli se donne à voir à travers la matière rigide et transparente.

La photographe Steph Wilson (REVUE 7) est captivée par ces vêtements de Sinead O’Dwyer et a choisi de transmettre par le biais d’un film le message qui sous-tend la collection : « Le travail de Sinead se concentre sur ce thème de « rentrer dans la peau de quelqu’un d’autre », en référence à ce problème des tailles de vêtements utilisées par l’industrie de la mode qui ne cessent d’avoir des effets négatifs sur la manière dont on se sent dans nos corps. J’avais le sentiment que cela devait être exprimé à travers de quelque chose de très beau. L’atmosphère générale le jour du tournage était merveilleuse, comme échappé d’un rêve : toutes ces femmes de toutes les tailles flottaient et riaient, pleines de joie. »

Wear Me Like Water est un film habité par ces questions qui traversent le travail d’O’Dwyer et Wilson depuis des années : la représentation de la féminité et le quotidien du corps à travers le regard d’une femme.

Depuis sa présentation pendant la Fashion Week de Londres en Septembre, Wear Me Like Water a gagné le prix SHOWstudio 2019 du meilleur film d’une marque de mode.

Texte par Philippa Nesbitt

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Réorganiser la réalité

Gabriel Kuri

Depuis une vingtaine d’années, l’artiste mexicain installé à Bruxelles, Gabriel Kuri, met en lumière le banal à travers la sculpture. Ses œuvres incluent des objets de tous les jours, tels que des distributeurs de papier et des comptoirs de cuisine qu’il traite rarement comme des objets trouvés ou des ready-made. Il préfère explorer l’ordinaire en modifiant son échelle (par exemple, des allumettes d’un mètre) ou sa composition matérielle (par exemple, des tickets de caisse devenus tapisseries). L’intérêt de Kuri pour le quotidien, qu’il s’agisse du sien ou de celui des habitants des différentes villes dans lesquelles il a habité, confère naturellement à ses œuvres un air d’instantané de la vie au début du XXIe siècle.

Piero Bisello      Vous êtes originaire du Mexique, mais vous avez vécu dans différents pays. Quelles sont les raisons de ce nomadisme ? Sont-elles liées à votre vie professionnelle ou personnelle ?

Gabriel Kuri     je ne peux jamais séparer les deux, mais heureusement, je peux travailler partout où je vais. Mais je ne pourrais pas me déplacer pour des raisons professionnelles si ma vie personnelle m’en empêchait, et vice versa. Heureusement, il n’y a plus simplement un ou deux centres mondiaux d’art contemporain, il n’y a plus d’hégémonie d’un lieu spécifique. Vous n’êtes plus obligé d’être à Paris, comme au début du XXe siècle. De nos jours, on peut être à peu près partout, tant qu’il s’agit d’une ville. Le contexte a radicalement changé depuis l’époque où j’étais étudiant, alors que New York commençait à peine à perdre cette hégémonie dans le monde de l’art. Maintenant, si vous dites aux étudiants en art que New York est le seul endroit qui compte, ça les fait rire.

PB     Vous souvenez-vous du moment où vous avez décidé de devenir artiste ?

GK     Je ne pense pas qu’il y ait un moment précis où j’ai décidé de devenir artiste. Je n’ai pas eu de révélation et je n’ai pas d’histoire extraordinaire à raconter. Très jeune, je savais déjà que je voulais me consacrer à quelque chose de créatif. J’ai toujours été très inspiré par le travail d’autres artistes, que je l’aie vu exposé ou découvert dans des livres, et l’idée de voir le monde à travers les yeux de l’artiste me séduisait.

PB     En tant que jeune étudiant en art, vous n’étiez donc attiré par aucun métier particulier, aucune technique spécifique ?

Gabriel Kuri, sorted, resorted, vue d’exposition, WIELS–Contemporary Art Centre, Brussels, 2019.
Avec l’aimable autorisation de l’artiste et de : Sadie Coles HQ, Londres; kurimanzutto, Mexico, New York; Galleria Franco Noero, Turin; WIELS–Contemporary Art Centre, Bruxelles; Esther Schipper, Berlin.
Photographie © Andrea Rossetti

GK      Pas vraiment. Je pourrais dessiner et jouer de la batterie, mais pas aussi bien que des artistes plus talentueux. J’essaie encore de développer mes compétences et mon potentiel, qui consistent à générer un système d’idées rigoureux et à l’exprimer à travers la forme et la matière. Je me plais à croire que je peux distiller l’idée au point qu’elle conditionne la manière dont elle doit être concrétisée. Par exemple, si elle doit aboutir sous une forme industrielle ou sous une forme plus fragile et rustique. Au fil des ans, je me suis rendu compte que je me passionne pour les objets parfaitement conçus, mais cela ne veut pas dire qu’ils doivent être immaculés. Ils doivent plutôt permettre de comprendre comment ils sont censés être fabriqués et comment ils se manifestent. Ce sont une compétence et un métier spécifiques, quelque chose que j’essaie de cultiver depuis le début. Je ne suis peut-être pas le meilleur dessinateur, ni le meilleur fabricant de moules, mais j’essaie de tendre vers une manière parfaite de réaliser mes œuvres.

PB      Vous avez mentionné que Gabriel Orozco vous avait inspiré par l’utilisation de carnets de croquis pour structurer votre travail pratique, en y notant des tâches quotidiennes ou les grandes lignes des œuvres. Pourriez-vous parler un peu de leur contenu ?

GK      Je pense que mes carnets de croquis ressemblent beaucoup à ceux de mes collègues. J’y dessine des croquis/note des projets et des impressions. Parfois, ils m’aident à revenir sur d’anciennes idées ou à les mettre simplement par écrit. Parfois, j’écris en espagnol, parfois en anglais. Dans mes carnets figurent l’évolution de mes pièces en progression et des idées de titres pour des expositions. Parfois, j’aime juste lire les mots que j’écris. Je les utilise également pour des études sur les objets auxquels je m’intéresse, par exemple des croquis des signes trouvés au-dessus des distributeurs automatiques de billets. J’aime lire des livres d’économie comportementale ou de science amateur et m’en inspirer dans mes carnets de croquis, par exemple « intervalle de confiance », qui relève du domaine des statistiques. Gabriel Orozco m’a appris qu’il fallait toujours utiliser des carnets à croquis. J’emporte le mien partout, cela évite qu’il s’use trop. Mon sac est toujours très lourd. Contrairement à beaucoup de mes contemporains qui se servent de leur téléphone pour tout, je dois en permanence porter mon carnet de croquis, mon appareil photo et mon ordinateur portable.

PB      Les critiques et les conservateurs de musées semblent apprécier placer votre œuvre dans le contexte des tendances historiques de l’art. De la tradition du ready-made au pop-art, on trouve dans vos textes et vos œuvres des similitudes avec d’autres artistes. Pensez-vous que l’histoire de l’art joue un rôle dans votre pratique d’artiste ?

GK      Bien sûr. J’étudie l’histoire de l’art, je vais voir des expositions en pensant à la continuité historique. Mais cette démarche n’implique pas une volonté d’écrire ma propre histoire ou de m’inscrire dans une histoire de l’art. Je ne cite jamais d’autres artistes, et je n’y pense jamais pendant que je travaille. En fait, ce n’est que récemment que je me suis habitué à ce qu’on intègre mes œuvres dans une mode historique. Auparavant, je ne voulais faire référence à l’histoire de l’art dans aucun texte, car j’avais peur que cela soit interprété comme de l’auto-louange.

PB      Vous dites à propos de votre pratique qu’il s’agit d’un voyage dans la vie, dans lequel vous zoomez sur certains aspects, en les isolant puis en les incorporant dans votre travail. Vous semblez très attentif au quotidien, au banal, au quelconque, avant de le traduire dans votre travail. Comment décidez-vous de vous concentrer sur un objet plutôt qu’un autre dans cet immense champ ? Est-ce plutôt un choix intuitif ou une quête motivée par certaines préoccupations ?

GK      Je ne suis pas sûr de pouvoir répondre à cette question, car je ne cherche rien en particulier. J’aime être ouvert à ce qui m’arrive, je me nourris de surprises. Naturellement, j’ai un domaine d’intérêt, mais je ne me contente pas de filmer partout pour voir ce qui va sortir des images. Ce genre de relativisme ne fait bien sûr pas partie de mes recherches. C’est peut-être une sorte de « quoi », une spécificité de l’objet qui m’attire, une confluence entre de nombreux aspects présents dans cet objet ou dans une situation qui transmet l’expérience de l’objet lui-même, ce qui se rattache bien sûr au contexte dans lequel il existe.

PB      Pouvez-vous citer quelques exemples de ce domaine d’intérêt que vous mentionnez ?

GK      J’aime le monde des échanges, compris comme le lieu où les individus établissent des conventions et des accords afin que les choses circulent en tant que biens et activités, où on établit la valeur. Le lieu où le désir a un prix, et où on vous le revend. Les objets qui m’attirent sont très souvent des témoignages de ce monde, par exemple les reçus ou les imitations de produits de luxe.

PB      Quels sont les objets qui ne vous intéressent pas, ceux dont vous avez dit dans le passé qu’ils « sont allés trop loin », ceux auxquels vous ne pouvez plus rien ajouter et que vous ne pouvez pas transformer en œuvres d’art ?

Gabriel Kuri, sorted, resorted, vue d’exposition, WIELS–Contemporary Art Centre, Brussels, 2019.
Avec l’aimable autorisation de l’artiste et de : Sadie Coles HQ, Londres; kurimanzutto, Mexico, New York; Galleria Franco Noero, Turin; WIELS-Contemporary Art Centre, Bruxelles; Esther Schipper, Berlin.
Photographie © Andrea Rossetti

Gabriel Kuri, sorted, resorted, vue d’exposition, WIELS–Contemporary Art Centre, Brussels, 2019.
Avec l’aimable autorisation de l’artiste et de : Sadie Coles HQ, Londres; kurimanzutto, Mexico, New York; Galleria Franco Noero, Turin; WIELS-Contemporary Art Centre, Bruxelles; Esther Schipper, Berlin.
Photographie © Andrea Rossetti

GK      Vous ne verrez par exemple pratiquement aucune partie du corps dans mon travail, ni certains aspects de la technologie. J’estime que tout ce que je considérerais aujourd’hui sans intérêt aura l’air ennuyeux. De plus, je ne suis pas anthropologue. Dans mon travail, vous ne trouverez pas d’objets qui ont leur place dans des livres d’histoire.

PB      Vous avez mentionné que vous trouviez l’inspiration dans des situations inconfortables lors de vos voyages, par exemple dans les aéroports et les hôtels. Pouvez-vous nous en dire un peu plus sur cet inconfort et sur la manière dont il nourrit votre art ?

GK     Les toilettes publiques ou les chambres d’hôtel sont supposées être des lieux d’intimité, mais ce n’est pas le cas. Elles sont à la fois privées et publiques. Je pense qu’on peut créer à partir de ce genre d’endroit. Je prends souvent des photos de dispositifs et d’équipements, en me concentrant sur leurs propriétés ergonomiques et sur la manière dont elles sont conçues pour fonctionner, la manière dont elles sont censées survivre à une utilisation intensive.

PB      L’essai de Cathleen Chaffee dans le catalogue de votre récente exposition au WIELS soulève la question des messages qu’on peut deviner dans votre travail. Par exemple, elle associe votre utilisation des comptoirs de cuisine mis au rebut à une critique de l’obsession bourgeoise d’avoir une belle maison. Quelle est votre relation avec ce type de messages, presque politiques, qu’on pourrait percevoir dans votre travail ? 

GK      Je ne peux pas empêcher les gens d’y trouver ces messages, mais je ne rencontre pas ce genre d’interprétation très souvent. Je pense que mon travail comporte plus de subtilités que l’art qui propose un commentaire sur des questions politiques. J’aime apprendre de ce que les autres voient dans mon travail, même s’il s’agit souvent d’une projectionde leurs propres idées, de ce qu’ils comprennent et de ce qu’ils veulent être. J’aime que mes œuvres soient ouvertes et que le public y réagisse, mais cela ne signifie pas pour autant qu’elles sont relativistes, qu’il peut les interpréter comme il lui plaît. Elles ne devraient pas non plus transmettre de message littéral. Je pense que l’art a plus de succès lorsque les pièces, quelle que soit leur forme, établissent clairement une sorte de contrat avec le public pour ce qu’elles lui fournissent dans la limite de l’utilisation qu’on peut en faire. Lorsque les œuvres sont trop ouvertes, elles n’attirent plus. Quand elles imposent une interprétation, elles deviennent un art de prescription, qui ne me plaît pas. La magie se produit lorsque les règles du jeu de l’œuvre sont claires, même quand elles sont très abstraites, comme les peintures monochromes par exemple. Lorsque ces règles sont claires, il y a un véritable échange et un plaisir partagé avec le public.

Gabriel Kuri, Self-portrait as a basic symmetrical distribution loop, 2014.
Avec l’aimable autorisation de l’artiste — Photographie de Brian Forrest

East end of Europe

Dans East End of Europe, Patrick Bienert dresse le portrait d’une nouvelle Géorgie et de sa capitale, Tbilissi. Installée au point où l’Asie rencontre l’Europe de l’Est, la captivante Géorgie résonne dans l’ombre de l’époque Soviétique.

Dystopie

Collection de moments suspendus entre absences et prises de conscience, les images de Benjamin Lennox semblent cristalliser ce moment où le réel bascule dans le fantasmagorique.

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Savoir. Se souvenir. Devenir.

Nina Bouraoui

Nina Bouraoui m’a donné rendez-vous dans un café Place des Vosges. En l’attendant, je me demande ce que cet endroit peut dire d’elle  — entouré de quelques touristes qui prennent leur petit déjeuner, les indices sont minces. Surtout pour celle que son dernier livre, Tous les hommes désirent naturellement savoir, raconte : son enfance, sa jeunesse, et la découverte de son homosexualité. Née à Rennes, Nina Bouraoui a passé son enfance en Algérie avant de s’installer de nouveau en France. Aujourd’hui, elle préfère être écrivain plutôt qu’écrivaine : « Ce n’est pas du tout une question de genre, de féminité, de masculinité, de virilité, ou de manque de virilité… Pour moi, les écrivains sont tous à égalité, et je trouve que ce mot est tellement sublime… Pourquoi le modifier ? » Elle est déjà arrivée : nous parlons des livres qui prolongent sa vie, ou l’inverse.

Florian Champagne    
Nina Bouraoui, si vous deviez vous définir sans parler de vos fonctions professionnelles, que diriez-vous ? 

Nina Bouraoui
Avant d’être écrivain, je me sens profondément artiste. Dès mon enfance, la création a toujours été un devoir, un rêve, et une identité. Je dessinais beaucoup, puis, quand j’ai vraiment maîtrisé l’écriture, j’ai commencé à écrire. Non pas pour remplir le vide, mais pour traduire le monde que je voyais, avec le plus de beauté et de poésie possibles : c’est ça aussi, la définition d’un artiste. J’ai construit ma vie autour de mes livres. Non pas que le réel ne me suffise pas, mais j’ai toujours besoin de le réinterpréter, de le restituer, peut-être de lui donner une forme d’infini qui m’échappe. Est-ce que c’est en avançant dans l’âge ? Mais j’ai toujours le sentiment qu’il y a une marche du temps qui m’entraîne, et que finalement, la seule façon — illusoire —  de l’arrêter, c’est de créer.

Florian Champagne    
Qu’est-ce qui vous fait rêver en ce moment ? 

Nina Bouraoui          
Mon prochain roman. L’amour, aussi, me fait rêver — parce que je suis une femme amoureuse. L’avenir me fait rêver, toujours.

Florian Champagne  
Quand vous dites « une femme amoureuse » , cela signifie-t-il que c’est un état que vous cherchez à perpétuer ? 

Nina Bouraoui          
Non, je suis amoureuse de quelqu’un qui est amoureux de moi, depuis quelques années déjà… Je trouve que l’amour est une sorte de château que l’on construit. Et c’est bien d’y inviter les livres… Je rêve d’un avenir de plus en plus serein. J’ai souvent dit qu’il me manquait une paroi entre le monde et moi. Je trouve que plus le monde va vers la violence, plus j’essaie de rêver pour moi de douceur, de tranquillité, et de livres… Une foison de livres, une foison de création… Ne jamais s’arrêter d’écrire. J’arrive à un instant de mon travail où la peur s’est levée. J’ai souvent eu peur, j’ai souvent eu des années de page blanche, mais aujourd’hui, il me semble que l’écriture ne s’arrête jamais. Je tiens une chronique pour Têtu, j’ai des commandes auxquelles je réponds plutôt vite, j’ai une pièce de théâtre qui a été transformée en monologue et qui sortira en janvier ; en septembre suivant, mon nouveau livre sortira…

Mon rêve est, non pas d’amour et d’eau fraîche, mais d’amour et d’écriture.

Florian Champagne    
Y-a-t-il a un rêve que vous avez abandonné ? 

Nina Bouraoui        
Je n’ai pas l’impression que je suis quelqu’un qui abandonne… Il y a un rêve, quand j’étais enfant, c’était de partir très loin, de faire partie d’un cirque, de voyager encore plus loin… J’aime voyager… J’ai souvent eu un rêve de disparition positive : me retrouver sur une île, dans la nature… J’étais fascinée par Paul-Émile Victor. C’était un rêve assez enfantin, mais que je garde quand même au creux du cœur. Je suis persuadée qu’un jour, la nature sera au centre de ma vie. J’aime la ville, mais un jour, je m’en éloignerai. La nature, c’est aussi mes racines. J’ai grandi près de la mer. Plus je vieillis, plus mes racines surgissent — alors si, je poursuis ce rêve de voyage, c’est certainement de retourner à Alger, dans cette résidence où j’ai grandi, dans le quartier où j’ai joué, où j’ai passé  les quatorze premières années de ma vie — ces moments qui construisent et fondent un être. Ce rêve de retourner à Alger, je ne l’abandonne pas, mais, pour l’instant, il est mis de côté. J’ai peur de mettre fin à une légende, à une fiction, que je n’ai cessé de raconter, de réinventer. Je pense que je me suis beaucoup menti sur l’Algérie. Un écrivain n’est pas sommé de raconter la vérité, il raconte sa propre vérité. Je n’ai retenu que la poésie, la pureté, la beauté de mon enfance, où il y avait pourtant de la brutalité. 

Florian Champagne    
Êtes-vous déjà retournée en Algérie, sur ces lieux de votre enfance ?

Nina Bouraoui      
Jamais. Je suis partie en 1981, de façon assez précipitée et imprévue. Ma mère, qui avait une sorte de vision politique, a commencé à craindre pour ce pays, à juste titre — puisque, huit ans plus tard, l’Algérie sombrait, comme elle disait, dans un bain de sang. J’étais en vacances en France, et finalement j’ai rejoint ma mère à Paris. On a vécu toutes les deux un an rue Saint Charles, dans un petit appartement, avant que mon père trouve un travail à Zurich. J’ai laissé en Algérie tous mes carnets, mes dessins, mes lettres, mes amis, mes premières amours… une part de moi-même. Je n’ai pas fermé la porte de ma chambre d’enfant  — elle est restée longtemps ouverte. J’ai mis du temps à devenir une femme mÛre et mature. Et puis, j’ai nourri cette espèce de fantasme étrange, que j’avais laissé là-bas une part de moi, qui avait grandi à mon insu.

Florian Champagne    
Savez-vous ce que sont devenus cet appartement, cet immeuble ?

Nina Bouraoui      
Il est toujours là. Mon père y est, en ce moment ; mais on l’a totalement vidé, les choses se sont dispersées dans la nature. Cet appartement a été occupé longtemps par un de mes oncles qui avait des petites filles — je pense qu’elles se sont réappropriées ma chambre d’enfant, et tant mieux. C’est un appartement que nous louions, que mon père après a acheté… Je pense que, pour lui, c’est l’origine de notre famille. C’est un immeuble construit sur les hauteurs d’Hydra, assez étrange… Il a été construit dans les années 50, selon l’école du Corbusier — sur pilotis, un grand ensemble, plutôt moderne, qui a très mal vieilli, mais qui était très fonctionnel. Cet appartement est devenu le cadre fantasmagorique de beaucoup de mes romans. L’architecture m’a toujours fascinée. J’ai toujours beaucoup écrit sur l’architecture. D’ailleurs, je pense que ce n’est pas pour rien si la femme que j’aime est architecte. Ce cadre algérien m’a échappé, et m’a hantée. Il fait partie de mon schéma inconscient, et conscient. Toute la lumière qui éclaire mes livres de l’intérieur, toutes les structures, toutes les portes de sortie ou les portes d’entrée, souvent, dans mes romans, ont le canevas de cet appartement. Mon enfance, les histoires de cette famille, de l’amour, de la violence, et de l’écriture… L’écriture est née là. Alger était déjà une ville assez dangereuse, notamment pour les enfants… L’appartement était à la fois la protection, le lieu du fantasme et de la liberté. Cette liberté que nous n’avions pas, nous, enfants. Nous n’allions jamais à l’école toutes seules. Cet appartement était la tranchée ouverte de la création. C’est là où j’ai compris qu’écrire, c’était réinventer sa vie, que l’écriture est un espace de liberté hallucinant — pourtant, bizarrement, l’objet-livre est lui-même une petite prison.

Florian Champagne     
Pourquoi avoir choisi de vous installer à Paris, plutôt qu’ailleurs ?

Nina Bouraoui      
Je crois que Paris a été la première ville à m’avoir accueillie. Lorsque j’ai quatorze ans, que je vis avec ma mère rue Saint-Charles, j’apprends la liberté la plus simple : aller au collège seule, prendre le métro seule. La jeune fille que j’étais ne se sentait plus entravée. À seize ans, je pars à Zurich, à dix-huit ans, j’ai mon bac dans les Émirats, puis je reviens à Paris, qui m’a toujours fait rêver. Je lis Sagan, Colette, je découvre Sartre, et Camus — même si, pour moi, Camus est aussi un algérien. Les idées, l’écriture, la création, les arts, c’est Paris. Il y a aussi ce défi de se dire : je veux exister et publier à Paris. Ce sont des rêves de jeunesse. En 1985, j’ai dix-huit ans, Paris est la terre promise. Quand je suis à Alger, je suis comblée par la nature, mais je ne suis pas comblée par la ville que je ne connais pas très bien, elle me fait un peu peur… La force de l’Algérie, c’est sa nature, son désert, sa montagne, ses plages… Je n’ai pas une histoire avec la ville algérienne. Mon histoire est parisienne. Quand j’arrive à dix-huit ans, Paris me fascine parce que c’est aussi une ville de liberté. C’est là où je vais pouvoir vivre mon homosexualité. C’est la ville où je suis persuadée que l’on va entendre mes écrits — je n’ai pas tort, pourtant je ne connais strictement personne. C’est aussi la ville où je vais vivre ce qu’au début je pressens être à la fois un grand bonheur — l’amour est un grand bonheur, qui nous instruit sur les autres, sur nous-mêmes — et un grand malheur — en 1985, il m’est très difficile d’assumer l’homosexuelle que je suis. Mais je ne suis pas lâche, et surtout je ne suis pas hypocrite, comme parfois certaines femmes ou certains garçons que je rencontre : je veux vivre ce que je nomme « ma nature ». C’est à Paris qu’un jour j’achète le Pariscope, et en regardant la rubrique « spectacles », je tombe sur le Katmandou, et je me dis « Mais c’est incroyable, un club réservé aux femmes, il faut que j’y aille ». J’habitais rue Notre Dame-des-Champs, je passais devant cette porte noire, qui était la porte de toutes les promesses, mais de toutes les peurs. Un soir, je décide d’y aller, puis je fréquente ce lieu assidûment. J’y vais seule — personne ne me connaît. Je suis la plus jeune de cet endroit fascinant, enivrant, et souvent assez sombre… Ce n’est pas dans la nuit qu’on trouve forcément l’amour.

Florian Champagne    
Pensez-vous qu’on peut dire que vos livres sont liés au moment où vous les avez écrits — autrement dit, que vous écrivez aujourd’hui des livres que vous n’auriez pas pu écrire plus jeune ?

Nina Bouraoui      
Il y a un mélange de deux dimensions. Je pense que les livres que je suis en train d’écrire sont vraiment le cadre intellectuel ou cérébral d’aujourd’hui, mais qu’ils sont contaminés par une histoire qu’il a fallu mettre à distance, comprendre, parfois même oublier. Je pense qu’il y a toujours des espaces entre ce qui a été vécu, puis ce que l’on écrit. Mais l’adulte que je suis a écrit l’adolescente que j’ai été. L’adolescente que j’ai été ne pouvait pas l’écrire. Il fallait une rupture temporelle. Mais c’est quand même la trame de ce que je suis aujourd’hui, avec le regard, le jugement, l’acuité, l’analyse, qui écrit, commente, transforme, et réinvente son passé. J’aurais adoré écrire en 1991 le livre que j’ai publié il y a un an. J’ai mis tant de temps à assumer l’homosexuelle que j’étais. Je commence à parler d’homosexualité à 32 ans. Je trouve que c’est tard. Quand j’ai 24 ans, je publie La Voyeuse interdite — c’est l’histoire d’une jeune fille enfermée dans une espèce de tourment culturel, sexuel, enferrée par une culture maghrébine très forte, très virile… Si je décode aujourd’hui, c’est la jeune adolescente enfermée au Katmandou. Mais personne ne peut le voir, ni le comprendre. Toute la violence de ce livre, c’est toute celle qui me traversait, à l’époque, parce que je ne m’aimais pas, je souffrais de ma propre homophobie. Avec une certaine fierté, j’avais l’impression que j’avais pris de la vitesse par rapport aux autres . La nuit, je fréquentais des femmes qui étaient plus âgées que moi, que je n’aurais peut-être pas rencontrées dans la vie réelle — même si la nuit avait une certaine réalité. Et puis, il y avait cette espèce de mentor, Elula Perrin. Elle a été une figure assez emblématique du milieu lesbien de ces années-là, une féministe à sa façon, parfois un peu triviale, mais qui avait, je trouve, un courage et une force admirables. Elle m’a pris sous son aile, et m’a montré le chemin de la liberté. 

Florian Champagne     
Diriez-vous que le processus d’évolution de votre écriture se produit de lui-même, sans que vous y réfléchissiez ; ou bien au contraire, est-ce un processus très conscientisé, entre vos débuts et main-tenant ?

Nina Bouraoui      
Lorsque j’écris, je sais exactement où je vais ; mais les livres naissent, et l’écriture naît… Je crois beau-coup aux forces de l’inconscient, et à la part de magie. Ça, je ne le calcule pas du tout, je ne le contrôle pas du tout. Je garde heureusement cette fraîcheur, j’espère que je la garderai toujours.

Je crois vraiment en la grâce, au magnétisme d’un monde irréel, qui s’ouvre sur ma réalité. Lorsque j’écris, je sais que j’ouvre une porte sur un monde.

Est-ce que c’est l’inconscient, l’imaginaire, la mémoire, les souvenirs refoulés ? Depuis que je suis enfant, la pensée magique ne m’a jamais quittée. Je crois que l’art est dans cette part de magie, mais j’aime ça. Je vois la création, le dessin, la peinture ainsi : quelque chose que l’on ne doit pas maîtriser. On doit la maîtriser pour l’intelligibilité du propos, puisque lorsque l’on publie, c’est pour être lu. Mais à mon sens, le processus de création appartient à une sorte de bouillonnement intérieur  — une marmite qui bouillonne avec des ingrédients étranges, des amulettes, des potions magiques… Nous ne sommes pas des fonctionnaires de l’écriture, nous ne sommes pas des artistes fonctionnaires. Je trouve le mot carrière horrible pour un écrivain. Rien ne doit être prévu ou établi. La création est quelque chose qui vous kidnappe, vous happe, vous envahit — c’est une invasion charnelle, sensuelle, c’est de l’ordre du désir. C’est toujours un rendez-vous amoureux, d’écrire — et ça doit le rester.

Florian Champagne     
Est-ce que la vie d’écrivain serait, à votre sens, une vie de rêve ? 

Nina Bouraoui      
Je crois, même si elle est difficile — il faut les mériter, ses rêves. Parfois, c’est une vie qui peut générer de l’angoisse, des grands vides, quand l’écriture ne vient pas. Je crois que l’écriture est bienveillante. Mon dix-septième livre arrive, je crois que maintenant je sais : l’écriture me rend ce que je lui ai donné. J’ai sacrifié parfois des histoires d’amour, de ma jeunesse, ou de ma vie de femme, parce qu’écrire est très sérieux et demande parfois un investissement total, mais redonne tant de bonheur. Aujourd’hui, j’ai appris à l’appri-voiser, ce n’est plus elle qui commande. J’ai compris qu’elle était aussi du côté de la vie, que l’écriture n’est pas forcément une image de la souffrance, mais l’image de beaucoup de bonheur. Aujourd’hui, justement, elle fait partie du rêve : j’ai compris qu’elle était mon salut et ma grâce. Je crois que l’écriture est l’écriture du plaisir de la vie. Alors, peut-être qu’il faut aussi être un vivant de plus en plus heureux pour être un écrivain de plus en plus heureux. Mais l’écriture est mon rêve principal : j’avais toujours dit : « J’écrirai, je serai publiée. » Ils étaient très peu à me croire. C’est un rêve accompli, et qui doit s’accomplir à nouveau — puisqu’il y a ça aussi, qui est assez magique et vertigineux, c’est que chaque nouveau livre est un premier.

Florian Champagne    
Vous ne diriez pas qu’il y a de la confiance que l’on acquiert au fil des années ?

Nina Bouraoui      
Oui, parce que ça marche main dans la main… Écrire et vivre, c’est la même chose. Il n’y a pas de séparation. Alors, l’un nourrit l’autre. Même si je trouve que les écrivains sont souvent des enfants et des ados… pas attardés, mais il y a en eux une part de jeunesse. Quand j’écris, j’ai l’impression que je refais exactement ce que je faisais enfant : je suis dans ma chambre et je fais des bêtises. C’est ça qui est fantastique. Alors la prochaine nouvelle bêtise, elle est toujours très excitante. Mais cette bêtise, on la maîtrise mieux avec l’âge, avec la maturité. 

Florian Champagne    
Aujourd’hui, quand vous écrivez, est-ce que vous avez toujours besoin de la solitude de cette chambre d’enfant dont vous parlez ? 

Nina Bouraoui      
Oui, mais maintenant j’arrive à être seule parmi les autres. Je ne veux plus m’isoler,  je l’ai compris, aussi, pendant Mes mauvaises pensées : j’ai écrit ce livre en pleins travaux, donc toutes les cloisons tombaient… C’était fantastique : je voyais tous ces ouvriers avec des marteaux-piqueurs, qui toutes les cinq minutes me disaient : «Mademoiselle Nina ! Mademoiselle Nina !» C’était drôle, je me disais : moi aussi, je suis en plein chantier. En fait, le bruit, c’est la vie, l’écriture n’est pas forcément dans cette espèce de silence qui sépare, qui enclave. Alors, bien sûr qu’elle naît seule dans la chambre ; mais après, une fois que la grâce a commencé, tout peut arriver, mêmes des cloisons qui s’effondrent. Parce qu’il faut inviter le livre dans la vie. Puisque lui invite la vie chez lui. Cloisonner ou séparer a longtemps été pour moi une forme d’angoisse. J’avais l’impression que je me retirais de la vie pour pouvoir écrire. En fait non, tout se mélange. On revient à mon principe de la marmite qui bouillonne : elle est là, la création, elle doit être ainsi, et elle doit être multiple. Je ne m’arrête plus d’écrire : je note tout, toujours, tout ce qui arrive. Ce n’est pas un journal intime, mais c’est une forme de journal ; si on me demande d’écrire, je dis oui à tout.

Je pense qu’écrire, ce n’est pas qu’une forme d’expression : c’est se dire que l’on est en vie.

Parenthèse Personnelle

X—Y—Z

Image Group rend hommage à l’histoire de la sculpture et de la photographie en mariant les techniques et les savoir-faire, tirant un trait d’union de la camera obscura à la création digitale.

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L'aventure des formes

Odile Decq

In 1993, l’agence d’architecture d’Odile Decq déménage entre les stations de métro parisiennes Saint-Sébastien-Froissart et Chemin Vert. Elle n’a pas bougé depuis : c’est là où l’on a proposé de m’accueillir. Pour y arriver, je dois traverser un certain nombre d’espaces — le dernier est à gravir. Il est occupé par un escalier en bois qui craque, encadré de murs décrépits. Avant de monter, en essayant de rester discret, je photographie ce hall marqué par l’Histoire — non la modernité. Sur YouTube, Odile Decq parle de son studio en disant « Il est complètement vieux, totalement déformé. Les assemblages sont un peu invraisemblables pour certains, donc c’est drôle ». Vingt-six ans après, tout tient encore sur pied, et il reste évidemment de nouvelles choses à assembler. J’arrive. il faut attendre. Elle arrive, et demande une eau chaude — sans rien y faire infuser d’autre.

Entretien avec Florian Champagne

Odile Decq, vous êtes architecte, urbaniste, designer, artiste. Si vous deviez vous définir sans parler de vos fonctions professionnelles, comment est-ce que vous le feriez ?

Je dirais que je suis quelqu’un qui part à l’aventure.

Quel genre d’aventures ?

Toutes aventures possibles. L’aventure, ça veut dire la découverte, la rencontre. Partir à l’aventure pour découvrir ce qui est différent de ce que je connais.

D’après vous, quel serait le meilleur moyen de découvrir votre travail ?

D’aller voir certains de mes bâtiments… Mais c’est compliqué, parce qu’ils sont un peu partout dans le monde. Rentrer dans mes bâtiments, ça fait comprendre des choses. En même temps, ça ne fait comprendre que l’état d’un moment de mon travail. Même si une architecture dure longtemps, c’est comme tous les projets créatifs : la chose une fois finie n’est jamais que l’état d’un moment. Je ne suis pas quelqu’un de figé, de dogmatique, qui aurait une idéologie qui se serait arrêtée quelque part. Chaque projet peut être différent du précédent.

 

Odile Decq, FRAC Bretagne, sanitaires, Rennes, France.
© Odile Decq — Roland Halbe

Justement, sauriez-vous expliquer comment votre architecture a évolué entre le moment où vous avez commencé à travailler dans les années 80, et aujourd’hui ?

C’est compliqué, parce que le métier d’architecte s’apprend en même temps que l’on travaille. Les études d’architecture ne fabriquent pas un métier figé, arrêté, défini : c’est une façon de raisonner, de comprendre, d’agir, de synthétiser des problèmes complexes… Chaque projet peut aussi bien être un musée, un bâtiment de bureaux, un immeuble de logements… À chaque fois, ce sont des sujets totalement différents, qui ont leur propre complexité intrinsèque — notamment du fait du lieu où ils sont situés. À chaque fois, il faut faire des synthèses. Pour cela, il faut convoquer beaucoup d’autres disciplines, car l’archi-tecture les intègre quasiment toutes : il y a une composante artistique, économique, juridique, géographique, environnementale, sociologique, philosophique… Il faut aussi prendre en compte le fait que vous ayez à travailler avec des gens que vous devez, d’une certaine façon, manager : le client, l’entreprise, l’ingénieur… C’est à cause de cette complexité qu’on dit souvent que les architectes atteignent leur maturité après dix ou quinze ans de leur activité. En même temps, je ne me suis pas arrêtée à la fin de ces dix ou quinze premières années en disant : c’est comme ça que je sais faire, et c’est comme ça que je vais faire maintenant. J’ai continué à avancer, à chercher. La possibilité d’intervenir dans l’art contemporain m’a aussi nourrie, donné d’autres visions, d’autres façons de faire, d’approcher le design, parfois même la technique. J’ai une curiosité permanente pour tout ce qui se passe dans le monde, dans les sciences, dans les nouvelles technologies, dans l’évolution politique du monde, la façon dont aujourd’hui il se restreint, alors que je pensais qu’il s’agrandissait… Tous ces éléments ont une incidence sur la façon dont je fais mes projets. C’est vaste ce que je raconte — c’est le monde, en fait. Mais c’est ça l’architecture. C’est pour ça que c’est complexe. Ça n’est pas compliqué, c’est juste complexe. Et ça prend du temps.

Avez-vous besoin de réunir des conditions particulières pour travailler ?

Ça dépend ce qu’on appelle « travailler ». Je travaille tout le temps. Toute minute, chaque seconde, c’est travailler. Je voyage beaucoup. Donc je ne peux pas dire que j’ai besoin d’être dans mon studio pour travailler. Par contre, j’ai besoin qu’on me pose des questions, et à un moment, de laisser mon esprit travailler seul. Le cerveau est une machine extraordinaire, il emmagasine énormément de choses. Quand vous faites des actes basiques qui laissent votre esprit libre, comme vous brosser les dents, il peut faire des connexions. Mon travail est très intuitif. C’est pour ça que je ne sais jamais à l’avance quel projet je suis en train de faire, et qu’est-ce que ça va donner.

Vous dites que ce qui compte pour vous, c’est de créer des espaces où les gens se sentent bien. Comment faites-vous pour y parvenir ? 

Odile Decq, Museo d’Arte Contemporanea Roma, Javelot (luminaire réalisé avec Luceplan), Rome, Italie.
© Odile Decq — Georges Fessy

Pour moi, l’architecture n’est pas simplement un objet que l’on voit de l’extérieur. C’est d’abord un espace dans lequel on vit, dans lequel on fait ce que l’on doit y faire, qu’il s’agisse d’un musée, d’une bibliothèque… Il faut que les personnes qui rentrent dans ce bâtiment aient la possibilité de le parcourir — parcourir un espace, ça vous donne du temps, et le temps vous permet de réfléchir, de vous déconditionner par rapport à la vie que vous aviez à l’extérieur. Le temps, c’est un parcours. C’est des choses, des sensations que l’on va expérimenter. Petit à petit, en prenant du temps, ceux qui rentrent dans le bâtiment vont oublier la vie qu’ils ont à l’extérieur. En se plongeant dans le bâtiment, j’espère qu’ils se sentiront mieux. Et que quand ils en ressortiront, ils en ressortiront transformés. Moi, ça m’est arrivé, ce genre de choses avec des bâtiments. Donc c’est ça que j’espère.

Quels sont ces bâtiments qui vous ont marqué intimement ?

Il y en a deux. Alors que j’étais à Paris, une amie qui habitait Lyon m’a proposé d’aller visiter le couvent de La Tourette par le Corbusier. Le Corbusier, ce n’est pas forcément ma tasse de thé, mais je ne l’avais jamais vu. Donc elle me dit : je t’emmène. On est arrivées là-bas, et le premier endroit vers lequel on s’est dirigées, c’est la chapelle. Quand j’y suis entrée, ça m’a estomaquée. Je me suis arrêtée, quelques minutes. J’ai regardé cette boîte totalement parallélépipédique, très haute, dont la lumière arrivait par une fente raccord entre le toit et le mur. Ça donnait une dimension encore plus grande à l’espace : j’avais l’impression qu’il était gigantesque. Je me suis sentie minuscule. Je suis revenue plusieurs fois à La Tourette, mais je n’ai jamais voulu retourner dans la chapelle, pour ne pas perdre cette émotion. Pour ne pas perdre ce sentiment. Il y a une deuxième expérience, c’est le musée juif de Libeskind à Berlin, que j’ai visité avant qu’il soit fini, quand il n’était encore qu’une coque de béton. Le bâtiment construit un parcours en son intérieur, mais au centre, il y a des vides connectés aux espaces du parcours. Vous faites le parcours, et régulièrement vous avez la possibilité d’aller regarder le vide. Ce vide exprime l’arrêt de la vie des juifs pendant la guerre, cette idée de la rupture dans le temps. C’est très fort. Dans ce musée, il y a d’autres choses comme ça, qui vous laissent des impressions extrêmement fortes, qui vous amènent à réfléchir. C’est ça qui m’intéresse.

Vous parlez de l’importance, pour vous, de la mer, en particulier de la ligne d’horizon. Quelle est la relation que vous entretenez aux environnements sur lesquels l’humain n’a pas bâti, qu’il n’a pas paysagés ? 

La mer, ce n’est que de l’énergie — un peu comme la couleur rouge, que j’utilise souvent pour souligner certains éléments importants de mes bâtiments. Je la vois de chez moi quand je suis à Saint-Malo. Je peux rester toute la journée à la regarder, parce que c’est une nature vivante, tout le temps changeante : la couleur de la mer change, sa forme, avec la marée, change, les lumières aussi. En même temps, au fond de la mer, il y a l’horizon, et lui aussi change. Selon la marée, la distance que vous avez avec lui n’est pas la même. Vous voyez des choses différentes au bout. Parfois des rochers émergent, alors que le reste du temps ils sont cachés par la mer… En même temps, la ligne d’horizon, c’est un voyage. Pour naviguer à voile — ce que j’ai fait quand j’étais plus jeune, et qu’il m’arrive encore de faire de temps en temps — vous devez évidemment aller vers une direction. Sauf que sur la mer, il n’y a pas forcément de repères. Donc vous vous dirigez vers un point sur l’horizon. Mais, comme il y a du vent et du soleil, vous ne pouvez pas naviguer tout droit. Il faut négocier avec la mer, avec le vent, avec les courants, avec le soleil qui change. Vous cherchez le meilleur chemin en navigant. Et quand vous avez avancé vers votre ligne d’horizon de départ, elle est repartie plus loin… Elle va toujours plus loin. Alors, vous savez que vous devez aller au-delà : vous ne pouvez qu’aller au-delà. C’est ça qui est intéressant. Et c’est ça pour moi l’architecture aussi. On navigue entre les contraintes que l’on a, que l’on trouve, par rapport au sujet, et on atteint un point qui ne peut être que dépassé. Et le prochain projet ne peut que le dépasser encore plus.

Qu’est-ce que votre parcours vous a appris et que vous aimeriez apprendre aux autres ?

Ce que je dis toujours à mes étudiants, c’est qu’il faut être curieux : c’est la curiosité du monde et des choses qui s’y passent qui vous permet de comprendre les projets que vous devez faire. Quand on fait un projet, c’est un temps très long. Entre le moment où vous démarrez, et le moment où il va être fini et livré, il peut se passer deux ans, cinq ans, dix ans, quinze ans quelquefois… Le temps fait que vous ne construisiez pas pour des gens qui vivaient hier — même si l’histoire est importante pour la base de ce que vous avez à faire. Vous ne construisez même pas pour aujourd’hui, puisque le bâtiment va être fini demain, parfois même après-demain. Il faut comprendre, de façon prospective, quel est le monde qui sera là le jour où votre bâtiment sera fini. Quand vous pensez qu’il y a douze ans, beaucoup de gens n’avaient pas de téléphone portable : vous commencez un projet sans téléphone portable ; vous livrez, les gens sont avec des téléphones portables, donc ils vont pratiquer le bâtiment différemment. En plus de ça, le bâtiment ne va pas s’arrêter de vivre le jour de son inauguration : il peut vivre dix ans, trente ans, cinquante ans, ou plus encore… Vous êtes obligé de penser demain. Je dis ça encore plus fort aujourd’hui, parce que,avec la robotique, l’intelligence artificielle, les humains vont perdre beaucoup de possibilités de travailler. Il va y avoir beaucoup de choses pour lesquelles on va nous aider, mais qu’est-ce qui va rester aux humains à faire ? Penser. Être capables de penser, pour permettre aux gens de vivre avec ces modalités-là, dont on ne connaît pas encore toutes les incidences, même si on en devine un certain nombre. Pour ça, vous devez avoir une curiosité insatiable sur ce qui se passe dans le monde, ce qui se passe autour de vous, ce qui se passe dans les technologies, pour comprendre comment vous allez pouvoir agir, pour continuer d’exister. Pas simplement être quelqu’un qui sait faire des plans : ça, le robot saura le faire. C’est pour réfléchir à tout ça que j’ai créé une école d’architecture. Mes étudiants d’aujourd’hui sont nés en 2000 ou 2001. Ils sont au XXIè siècle : ça veut dire quoi, le XXIè siècle ? Leur boulot, c’est de l’inventer, et c’est formidable ! 

Donc vous pensez tout le temps à l’architecture du futur ?

Pas à l’architecture du futur : au monde du futur. Peut-être que demain, des gens qui auront fait des études d’architecture n’en feront plus au sens où moi je le fais. Si vous regardez ce qui se passe avec les jeunes aujourd’hui, vous entendez parler de plateformes, de communautés, d’architectes qui vont travailler avec des gens en les aidant à s’organiser, sans forcément construire des bâtiments… Ce qui m’intéresse, ce n’est pas simplement la forme : c’est l’environnement et notre façon de vivre, qu’on doit aider à organiser. 

Vous racontez qu’à vos débuts, on vous expliquait qu’en tant que femme, vous seriezdouée pour dessiner des cuisines, des rangements : on mettait en avant votre côté pratique. Vous avez décidé de vous appuyer sur cette qualité pour l’appliquer plutôt à des immeubles de bureaux, des musées… Avec votre expérience et votre recul, est-ce qu’être une femme est quelque chose qui a influencé ou inspiré votre parcours ?

Je ne suis pas un homme, donc je ne peux pas penser comme un homme — ça c’est sûr. On n’est pas assez nombreuses, dans ce métier. Quand vous pensez que, dans le monde, on est moins de dix pour cent à la tête de nos agences, ce n’est vraiment rien. C’est un métier extrêmement masculin. Mon environnement, mes confrères, les gens avec qui je travaille — je suis toujours en face des hommes. Dans toutes les réunions où je vais, il n’y a jamais de femmes. Être une femme, c’est compliqué au début, et ça l’est toujours. C’est plein de chausse-trappes, pleins de trucs qu’on vous demande pour voir si vous êtes capable parce que vous êtes une fille… Alors que dans les écoles d’architecture, il y a plus de soixante pour cent d’étudiantes. Mais c’est comme ça : c’est tellement compliqué d’accéder, tellement compliqué de faire. Tellement compliqué de se confronter. Pour faire ce métier, quand on est une femme, il faut énormément de détermination. Ensuite, je ne saurais pas dire qu’il y a une architecture de femmes et une architecture d’hommes… Je sais qu’il y a des architectures qui sont faites par des architectes différents. Hommes, femmes, ou autres. Le genre n’a pas d’importance : c’est la personne qui a de l’importance. Son histoire et son parcours.

Odile Decq, Museo d’Arte Contemporanea Roma, auditorium, Rome, Italie.
© Odile Decq — Roland Halbe

Avez-vous renoncé à des choses pour être l’architecte que vous êtes aujourd’hui ?

Est-ce qu’être libre, c’est renoncer à des choses ? Je ne sais pas… 

Vous diriez que vous êtes libre ?

Oui, je suis totalement libre. Je n’ai pas de contraintes dans ma vie, hormis celles que l’on me donne pour mes projets. Et la liberté est quelque chose que j’ai payé cher. Une fois que vous l’avez, vous ne voulez plus qu’on vous l’enlève. Sans doute, qu’il y a des choses que j’ai perdues, mais je n’ai pas de regrets. Je ne regarde pas en arrière. 

Qu’est-ce que ce serait, la plus grande responsabilité dans votre travail ?

Aider les humains à vivre bien.

Quelle est la dernière chose que vous ayez faite qui vous a rendue fière ?

Je n’ai pas de notion « d’être fière ». Je suis heureuse quand je me  rends compte que les gens sont heureux dans les projets que j’ai faits, ou quand ça leur fait plaisir. Mais la fierté… La fierté de quoi ? D’avoir réussi ? Je n’ai pas réussi, je continue ! Non, il n’y a pas de fierté… Je crois savoir que je suis une bonne architecte, que je fais bien de l’architecture… Mais c’est peut-être demain ou après-demain que je découvrirai que je peux être fière de ce que j’ai fait. Pas tout de suite. J’ai encore le temps.

Si les lecteurs de Revue souhaitent prolonger cet entretien par un morceau de musique, qu’avez-vous à leur suggérer ?

Je vais en choisir deux extrêmement différents, qui me tiennent à cœur, et qui parlent de moi. Il y a la Symphonie en C de Stravinsky, le premier mouvement et il y a « Thunderstruck » de AC/DC. Parce que dans les deux  il y a de l’énergie, il y a de la vie, il y a de la variation… Ce n’est jamais pareil.

À contre-temps

La maîtrise équestre devient secondaire dans cette histoire de Steph Wilson où humanité et animalité entrent en symbiose.

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C.Q.F.D. de la technique dans la mode

Luca Marchetti

Quand on parle de technique à propos du design de mode, on fait spontanément référence à une production vestimentaire réalisée par des procédés traditionnels, tel le dessin, la coupe manuelle et bien évidemment la couture. Le terme « technologie », en revanche, évoque plutôt ces expérimentations contemporaines comme le tissu intelligent — mieux connu sous son nom anglophone de smart textile —  ou le vêtement robotisé — autrement dit wearable  — que l’on pourrait résumer sous la notion de « mode innovante ».
L’interrogation sur la justesse d’une telle opposition n’est pas banale. Elle est d’ailleurs à l’origine d’une longue tradition spéculative qui, en réfléchissant à la nature et aux enjeux de la production — du grec τέχνη, techné —, se soucie de mieux comprendre l’ontologie de l’être humain. Loin d’être une méthode, la technologie relève plutôt de cette galaxie réflexive et se définit comme la « théorie générale des techniques ou l’ensemble des savoirs, des pratiques et des termes propres à un domaine technique en particulier ». La technique est donc un savoir appliqué, la technologie reste abstraite.
Pour indiquer le travail de ces créateurs qui se servent de ressources de pointe, au sens industriel ou scientifique du terme, il vaudrait alors mieux parler de vêtement à haute technicité plutôt que de vêtement technologique. La proximité lexicale entre les deux expressions rend également plus simple d’envisager que la haute technicité du vêtement puisse aujourd’hui se retrouver parmi les savoir-faire qui qualifient, non seulement le prêt-à-porter (éternellement assoiffé de nouveautés en tout genre), mais aussi la haute couture, historiquement considérée responsable de « canoniser » l’excellence artisanale dans le domaine du vêtement.

A-POC

Lancée en 1999, en collaboration avec son assistante Dai Fujiwara, la désormais iconique ligne de vêtements A-POC d’Issey Miyake marque un point de non- retour dans l’histoire de la mode à haute technicité. La subversion dans la conception vestimentaire est ici totale. La première collection est entièrement réalisée en matières synthétiques et contient une seule forme tubulaire de nylon rouge reliant une série de 23 pièces, sans solution de continuité. Technologiquement complexe, le principe est pourtant simple : un processus de réalisation assistée par ordinateur permet à l’utilisateur de « finir » aux ciseaux le fourreau de tissu tricoté, en suivant des lignes d’assemblage qui permettent d’obtenir des formes différentes, en fonction des coupes opérées. Non seulement la science entre de plein pied dans le prêt-â-porter en remplaçant l’attrait du style par une forme d’aspiration intemporelle basée sur la technicité, mais le geste créatif de Miyake redéfinit l’idée même du « fait main » qui passe du côté du créateur à celui du consommateur.

« A-Poc Making, Issey Miyake and Dai Fujiwara », édité par Vitra Design Museum & Miyake Design Studio, Weil am Rhein, Allemagne, 2001.
Couverture du livre: graphisme de Thorsten Romanus, photographie d'Irving Penn © 1999
Bibliothèque Justin Morin

LOUIS VUITTON

Les plus jeunes adeptes de la mode trouvent aujourd’hui en Louis Vuitton une pleine expression de la culture pop et sophistiquée, globalisée et en même temps nourrie de références pointues, qui caractérise notre présent. Leurs aînés, en revanche, se souviennent peut-être d’un temps où la maison ne proposait pas encore de prêt-à-porter, étant plutôt connue pour être le fleuron français de l’artisanat du cuir. Les initiales LV monogrammées sur les articles de maroquinerie les plus vendus au monde étaient alors synonyme de savoir-faire patrimonial, de fait main et de métiers d’art. Dans cette perspective, il est intéressant de regarder de plus près les techniques utilisées pour les collections contemporaines, notamment celle du printemps-été 2019 par Nicolas Ghesquière. On y trouve notamment les manteaux « gommo » dont la base du tissu est une membrane souple de jersey recouverte de polyuréthane, coupée à l’ultrason et thermosoudée, procédés qui semblent contredire cette tradition manuelle. Mais ce n’est qu’une impression superficielle car, au contraire, ces solutions renouent avec la plus noble histoire du design. Il suffira de rappeler l’expérience italienne des années 1950 et 1960— époque à laquelle la machine inspirait le futur et ne faisait pas peur — où l’artisanat et la plus haute technicité se trouvaient naturellement alliés dans l’objectif commun de réinventer la création industrielle.

Louis Vuitton, Printemps Été 2019 © Avec l'aimable autorisation de Louis Vuitton

IRIS VAN HERPEN

La mode d’Iris Van Herpen puise dans la recherche scientifique autant pour l’imaginaire de ses créations que dans les processus de production des pièces. La collection « Shift Souls » du printemps-été 2019, par exemple, tire son esthétique des recherches sur l’ingénierie de l’ADN. Les silhouettes qui la composent ont été conçues pour révéler des visages anamorphiques par le simple mouvement du corps qui le porte, symboles des identités possibles qui se cachent dans notre patrimoine génétique. Si leur réalisation renvoie à des processus sophistiqués tels le termo-pliage de la soie sur du mylar et la découpe de dentelles au laser, c’est le contexte dans lequel la collection a été présentée qui détermine sa valeur culturelle. En tant que membre invité de la Chambre Syndicale de la Haute Couture, Van Herpen institutionnalise la compatibilité de la haute technicité avec le domaine le plus conservateur de tout l’univers de la mode qui, depuis le XIXe century, en écrit la tradition institutionnelle.

Iris Van Herpen, Printemps Été 2019, © Avec l'aimable autorisation d'Iris Van Herpen

Une affaire de famille

La famille Ashley se met en scène dans ce récit de Michael Hauptman. Jusque dans leur maison, leurs relations sont bouleversées par l’attente d’une rencontre venue d’ailleurs.

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Il y a des fleurs partout pour qui veut bien les voir

Kris Van AsscheBen Sledsens

Alors qu’il fait souffler sur Berluti un vent de modernité, Kris Van Assche, directeur artistique de la Maison depuis mars 2018, ne cesse de surprendre. Toujours aussi méticuleux dans l’art de la coupe, il se révèle fin coloriste et modernise le patrimoine de la marque. Pour Revue, il s’entretient avec Ben Sledsens, jeune peintre Belge dont le travail semble être aux antipodes de l’esthétique qu’il développe depuis plus d’une quinzaine d’années. Grandes toiles figuratives aux traits naïfs, les œuvres de Sledsens semblent être à contre-courant et hors du temps. Si le premier collectionne le second, les deux Anversois échangent pour la première fois et partagent leur amour commun pour les fleurs.

Kris Van Assche              C’est étrange car nous ne nous sommes jamais rencontrés, mais j’ai une peinture représentant ta petite amie chez moi ! J’ai découvert ton travail par l’intermédiaire de la galerie Tim Van Laere car je suivais un autre de leur artiste, Rinus Van De Velde. Si je ne me trompe pas, c’est même Rinus qui a parlé de toi à Tim. Tu as étudié à l’Académie Royale d’Anvers n’est-ce pas ?

Ben Sledsens              Tout à fait. Pendant ma scolarité, j’ai fait une exposition dans un petit espace indépendant de la ville. Rinus est tombé sur le flyer alors que le projet était fini. Il y avait dessus une image de mon travail. Il a fait une recherche sur Internet et a ensuite parlé de moi à Tim, qui est venu visiter mon atelier. La galerie m’a dit qu’elle envisageait de travailler avec moi et nous avons commencé notre collaboration une fois mon diplôme obtenu.

KVA              Tu es rentré directement dans l’une des meilleures galeries de Belgique ! Quand as-tu terminé tes études ?

BS              Il n’y a pas si longtemps, il y a quatre ou cinq ans.

KVA            C’est sur Instagram que j’ai vu une de tes peintures. Elle représentait un garçon dans un magasin de fleurs. J’aurais vraiment aimé l’acquérir et j’étais très énervé contre la galerie car elle était déjà vendue. J’ai longtemps insisté, ils m’ont répondu : « Kris, elle a déjà été vendue, il n’y a pas de deuxième exemplaire ! » C’est la première de tes toiles que j’ai découverte.

Je pense que certaines personnes peuvent être surprises d’apprendre que j’apprécie ton travail. Venant de chez Dior et étant un « designer belge », une grande partie de mon travail s’est longtemps déclinée en noir avec des touches de blanc, et si vraiment il y avait besoin de couleurs, j’y ajoutais un peu de rouge. Une attitude très belge 

Les premières œuvres qui m’ont attiré étaient aussi en noir et blanc. Je pense notamment aux photographies de Robert Mapplethorpe, plus précisément à ses fleurs. Mais je crois qu’il est important de se confronter à des choses qui sont différentes de son propre monde. Ce qui m’a immédiatement plu dans cette peinture avec ce garçon fleuriste, c’est que j’ai pensé que j’aurais pu être lui. J’ai toujours dit que si je n’étais pas devenu créateur de mode, je serai devenu fleuriste. La poésie et la narration un peu naïve qui se dégagent de cette toile m’ont tout de suite touché.

BS            C’est une pièce importante également pour moi car je crois que c’est cette peinture qui a convaincu Tim de travailler avec moi. Quand il est venu visiter mon atelier et a vu cette toile, il m’a dit que j’étais prêt.

KVA            Mais malheureusement je ne l’ai pas ! J’ai réussi à avoir cette œuvre qui s’intitule De Bloemenplukster. C’est bien ta petite amie qui y est représentée ?

BS            Oui ! Et c’est aussi une autre de mes peintures favorites. J’aime beaucoup peindre la nature, particulièrement les fleurs, ce sont deux sujets que j’aime peindre. Et sur les deux toiles que l’on vient d’évoquer, on retrouve un jardinde fleurs et un magasin de fleurs.

KVA        À quel rythme peins-tu?

BS           Je travaille lentement mais beaucoup. J’aime être quotidiennement à l’atelier. Je passe généralement trois ou quatre semaines sur une toile, parfois plus longtemps. Je ne produis pas énormément, ce qui, d’une certaine manière, rend mon travail plus précieux.

KVA        Je crois que tu connais un peu le milieu de la mode grâce à ta petite amie ?

BS            Oui. Nous nous sommes rencontrés alors que j’étais encore à l’Académie. Elle y était également, dans le même département que toi d’ailleurs, puisqu’elle a étudié la mode. Je ne connaissais pas grand-chose à ce monde et c’est elle qui m’a initié. Son travail est assez proche du mien car elle est aussitrès intéressée par la nature. Elle a lancé sa propre marque qui s’appelle « Bernadette » et qui commence à rencontrer un joli succès.

KVA        Est-ce que tu as déjà essayé de créer des imprimés, pour elle ou d’autres designers ?

BS           J’ai essayé mais c’est un processus tellement différent, avec une technique bien précise. Je ne suis arrivé à rien. Je devrais m’y consacrer plus sérieusement… Peut-être dans le futur

KVA        La nature a toujours été ton sujet de prédilection ?

BS            C’est une bonne question ! J’ai toujours été intéressé par la nature. Mais quand j’ai commencé mes études, j’étais très attiré par les portraits, surtout ceux de la peinture classique. C’est pour cela que j’ai décidé d’aller à l’Académie d’Anvers. À force de peindre, tu commences à chercher ce qui te définit vraiment. C’est ainsi que j’ai commencé à incorporer de plus en plus de paysage et de nature dans mes peintures. Ce que je recherchais, c’était la liberté

KVA        Est-ce qu’il t’est difficile de te séparer de tes toiles ? Tu passes tellement de temps à travailler dessus, j’imagine que tu entretiens une relation particulière avec chacune d’entre elles.

BS            Ce n’est pas simple, mais depuis que je travaille avec Tim, je sais que je vais devoir dire au revoir à mes peintures. C’était plus compliqué quand j’étais étudiant car je ne peignais que pour moi. Maintenant je sais que les peintures seront placées. Cela fait également partie de mon processus, les pièces doivent quitter mon atelier pour créer de l’espace pour de nouvelles productions. C’est important de libérer mon espace mental. Et je peux toujours regardermes précédentes toiles grâce aux images prises. J’ai hâte aussi de les revoir toutes ensemble lors de ma première rétrospective.

KVA       Est-ce que tu archives ton travail ?

BS            La galerie s’en occupe ! Je suis très chanceux car je ne suis pas très doué pour cet exercice.

Ben Sledsens, « Girl in the Yellow Flower Dress », 2018.
Huile, acrylique et peinture à la bombe, 200 × 150 cm.
Avec l’aimable autorisation de Tim Van Laere Gallery, Anvers.

KVA        Je me demandais si tu savais qui possédait tes peintures ?

BS            Je ne connais pas tous les collectionneurs personnellement, mais je sais dans quelles collections elles se trouvent.

KVA       Tu sais donc quelles toiles je possède !

BS            Exactement !

KVA       Est-ce que ton succès te met sous pression ?

BS            Il y a une pression mais je crois que c’est très normal. Si tu t’engages dans ce genre de carrière et travailles avec des galeries comme Tim Van Laere, qui est mon galeriste principal, ou Nino Mier — avec qui je travaille à Los Angeles, alors tu sais que tu devras faire face à une certaine pression. Mais elle est positive. Ce qui est le plus difficile pour moi est de trouver une idée et une image à peindre. La toile blanche est toujours une épreuve.

KVA       Comment travailles-tu ? Est-ce que tu travailles à partir de quelque chose que tu vois ? As-tu un modèle face à toi ou tout provient de ton imagination ?

BS            C’est principalement mon imagination.

Je fais mes recherches et lorsque je trouve une image qui m’inspire, je l’utilise pour construire ma composition. Cela évolue ensuite dans mon propre univers et devient totalement différent. Je trouve l’inspiration partout, que ce soit sur Internet ou en regardant de vieilles peintures. Je suis toujours à la recherche d’inspiration.

 

 J’imagine que c’est la même chose pour toi ?

KVA        Oui. Je crois que la grande différence entre ton travail et le mien est que je dois faire face à un calendrier très serré. Je dois réaliser quatre collections — deux qui défilent et deux autres intermédiaires mais qui n’en demandent pas moins de travail — par an, je suis un rythme constant et si je ne suis pas prêt, je ne peux pas dire : « J’ai besoin d’un mois supplémentaire ». C’est la partie la plus difficile : respecter l’agenda tout en préservant le niveau de créativité et d’exigence que je me suis fixé. Un autre point différent est qu’en travaillant pour Berluti, je peux toujours partir de quelque chose d’existant, que ce soit une technique artisanale ou une paire de chaussures. Je peux toujours trouver un point de départ, ça facilite la création. Et une collection évolue pour devenir la suivante.

BS            Ce que je trouve difficile avec la mode, c’est que tu conçois une pièce que tu dois ensuite donner à l’usine qui va la réaliser, et tu dois être satisfait avec le résultat. Alors que moi, lorsque je peins, je suis le seul maître à bord, je peux toujours contrôler. Être dans ta position ne doit pas être simple.

KVA        Oui mais il peut aussi y avoir de belles surprises ! Ça fait partie du jeu : je travaille avec des artisans incroyables, des personnes qui ont un savoir-faire que je n’ai pas. Particulièrement ici, chez Berluti, où la couleur est un aspect très important. Désormais, lorsque je pense à une nouvelle collection, c’est à la couleur que je me confronte en premier, alors que c’est le point que j’abordais en dernier lorsque j’étais chez Dior. C’est devenu un élément essentiel de ma vie professionnelle. Dans ma vie personnelle, je m’habille souvent en noir, quasiment jamais en couleurs. Mais en vieillissant, je me suis distancié de plus en plus de mon travail : je ne fais pas de vêtements pour moi mais pour des personnes imaginaires, bien plus jeunes et cool que moi ! Je crois que c’est très important, car sans cela la marque risquerait de vieillir en même temps que moi… C’est passionnant de travailler avec ces artisans. Nous avons de grandes conversations. Ils ont des idées précises sur la manière dont les choses doivent être faites car ils maîtrisent ces techniques depuis de nombreuses années. Et je fais irruption dans leur monde, sans le connaître, et leur dis : « Pourquoi ne pas faireles choses dans cet ordre, ou de cette manière ? » C’est lors de ces dialogues créatifs que les meilleures choses surgissent. Je crois que mon travail est meilleur lorsque j’ai en face de moi des personnes de caractère.

BS            Je comprends ! Mais alors, que fais-tu quand tu travailles sur une veste et que la couture n’est pas parfaite ?

KVA        Je hurle et ils doivent la faire à nouveau !

BS            Ah ah !

Joseph Albers, « L’interaction des couleurs », Librairie Hachette, Paris, 1974.
Publié originellement en 1963 par Yale University Press, New Haven.
Bibliothèque Magali Lahely

KVA        Chaque croquis est réalisé dans une multitude de couleurs et de matières. Ça n’est pas comme une peinture. Si ça n’est pas fait correctement, nous y travaillons, et quelques jours plus tard, une nouvelle version arrive. Il y a toujours des moyens d’améliorer le résultat. C’est ce que nous faisons durant toute la saison. Nous avons un mannequin cabine, nous essayons le vêtement sur lui, nous faisons les fittings, ce qui veut dire que nous corrigeons, nous refaisons, nous ajustons. Ce processus est très différent du tien. Et aussi, si une de ces pièces me plaît, que ce soit une veste ou une paire de baskets, je peux toujours en avoir une et vendre les autres !

BS            C’est vrai !

KVA        Tout comme toi, je suis assez mauvais avec les archives. Je ne garde pas mes anciennes collections. Mais je le fais volontairement car je n’aime pas trop regarder en arrière. J’espère toujours que ma nouvelle collection sera meilleure que la précédente. Quand je regarde ce que j’ai réalisé auparavant, je me focalise sur les erreurs. Je préfère garder dans mon esprit l’image de l’histoire que je cherche à raconter avec chaque défilé, notamment avec la musique et les mannequins choisis. Pour moi, chaque show est un peu comme un personnage ou un court-métrage.

BS            C’est drôle car c’est l’opposé pour moi ! Quand je suis sur une peinture, je ne vois que les défauts. Mais si je mets la toile de côté pendant quelques semaines et que je la reprends, je ne vois plus ces erreurs !

KVA        Est-ce que tu montres ton travail en cours à tes amis ou tu attends que la toile soit terminée avant de la partager avec ton entourage ?

BS            Je ne publie pas sur Internet les étapes de travail mais ça ne me gêne pas que mes amis les voient lorsqu’ils passent à l’atelier.

KVA        Est-ce que tu te concentres sur une seule peinture ou tu arrives à travailler sur plusieurs toiles en même temps ?

BS            Cela dépend. Parfois une, parfois quatre ! Mais la plupart du temps, je fais de longues sessions sur une seule toile. Quand je ne peux plus la voir, que tout devient flou, alors je travaille sur une autre.Et toi, est-ce que tu dessines pour faire tes collections ?

KVA        Un peu mais pas tellement. Je fais des mood boards. Beaucoup de collages également. Mon travail naît en grande partie des discussions que je peux avoir avec mon équipe. Puisque je fais quatre collections par an, je peux toujours dire « tu te souviens de ce modèle que nous avons fait il y a trois saisons ? Nous devrions essayer d’y ajouter ceci et de transformer cela, avec ce genre de couleurs ». Il s’agit vraiment plus de conversations que de croquis. Parfois j’aimerais en faire plus, mais je n’ai pas vraiment le temps de faire ça. En plus, notre travail est très industrialisé. Tous nos dessins techniques sont faits sur ordinateur, un peu comme ceux des architectes. Si je faisais des croquis très élaborés, très précis, ils ne seraient pas assez techniques, ça serait une perte de temps. Est-ce que tu prépares une nouvelle exposition ?

BS            Oui, mais ça sera en 2020, ça n’est pas pour tout de suite. Mais j’ai finalement peu de temps car il y aura deux expositions, une à la Kunsthalle de Lucerne et une autre chez Tim. Et il y a aussi les expositions collectives et les foires, j’ai toujours quelque chose à faire !

KVA        Est-ce que tu écoutes de la musique en travaillant ou tu es dans le silence ?

BS           J’écoute de la musique et des podcasts ou la radio. J’aime entendre des gens parler car ma pratique est tellement solitaire que j’ai l’impression de participer à une conversation. La radio me permet aussi de savoir ce qui se passe dans le monde, moi qui suis isolé dans ma bulle. Et toi ?

KVA        J’ai très peu de moments où je travaille seul. Lorsque cela arrive, je m’isole dans mon bureau et demande à mes collaborateurs de me laisser seul pour digérer ce sur quoi nous sommes en train de travailler. Parfois je vais mettre de la musique un peu forte pour faire comprendre que ça n’est pas le moment de me déranger. Mais à part ces rares moments, j’aime travailler en silence car j’ai généralement tellement de choses à considérer. Nous avons tellement de deadlines et de rendez-vous ! Parfois, quand je suis en rendez-vous avec une personne, je sais déjà que vingt-cinq minutes plus tard, je serai avec une autre personne. Je deviens nerveux quand il y a trop de bruit, cela me distrait. Je suis toujours celui qui va se lever en milieu d’une réunion pour fermer une fenêtre, pour ne plus entendre les bruits de l’extérieur. Je pourrais tuer pour un téléphone qui sonne au milieu d’un rendez-vous ! J’ai du mal à me concentrer car j’ai beaucoup à gérer. Évidemment, mon entourage se moque parfois de moi pour cela car c’est devenu un peu une obsession. C’est vraiment tout le contraire de toi !
Je pourrais payer très cher juste pour ne voir personne !

BS            Ah ah ! C’est drôle, moi je suis toujours jaloux des personnes qui ont plein de collègues. On désire toujours ce que l’on n’a pas.

KVA        Exactement…

Instant d’Inflexion

À travers ces images numériques, Lucy Hardcastle explore les tensions entre physicalité et virtualité dans une atmosphère de pureté onirique. 

Performance du geste

Entre rugby, athlétisme et lutte gréco-romaine, Laura Coulson met en place un lexique de mouvements hybrides où les corps s’entremêlent.

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Prétextes

Claes Oldenburg

À l’occasion de la rétrospective de l’artiste Pop Claes Oldenburg en 1969 au MoMa, et en guise d’introduction à son œuvre, la critique d’art Barbara Rose inaugure le catalogue d’exposition sous forme de charade :

“WHAT IS BOTH HARD AND SOFT? WHAT CHANGES, MELTS, LIQUEFIES, YET IS SOLID? WHAT IS BOTH FORMED AND UNCONFORMABLE? STRUCTURED AND LOOSE? PRESENT AND POTENTIAL?” 

La bonne réponse s’ensuit sur près de 200 pages, donnant lieu à l’un des premiers essais critique d’Oldenburg. Identifié, avec Andy Warhol ou Roy Lichtenstein, comme l’un des représentants essentiels du pop art américain, Claes Oldenburg est aujourd’hui un artiste reconnu et apprécié. Pourtant, si ses œuvres sont immédiatement identifiables  — cerises géantes et autres tartes à la crème cyclopéennes réalisées en collaboration avec son épouse Coosje Van Bruggen — ses pièces d’une efficacité visuelle redoutable s’inscrivent dans un discours complexe. En convoquant à la fois le détachement laconique et l’humour caractéristique au pop art, Oldenburg aurait-il inventé un art grand public, cet « art conceptuel pour les masses » dont parle David Robbins ? Retour sur le parcours non-exhaustif d’un artiste à la fois héros et bouffon de sa propre farce.

Subjuguer le quotidien

« I am the art of underwear and the art of taxicabs. I am for the art of ice-cream cones dropped on concrete. I am for the majestic art of dog-turds, rising like cathedrals. » déclare Claes Oldenburg dans son manifeste « Je suis pour un art » (1961). Cette allégation ne surprendra pas les promeneurs tombés par hasard nez à nez avec la Bicyclette ensevelie (1990), bien connue des parisiens du parc de la Villette. Chaque rencontre avec l’une de ses œuvres est réjouissante : c’est une même simplicité, un même impact immédiat qui s’imposent dans un premier temps. Mais des années avant de se tourner vers l’acier et l’aluminium, l’artiste, âgé aujourd’hui de 90 ans, innovait avec des matériaux davantage évolutifs et créait des installations basées sur des environnements réels, allant du carton froissé à la toile imbibée de plâtre et peinture. Ces premières œuvres sont concomitantes avec son arrivée dans le Lower East Side des années 55. Dans le journal qu’il tient régulièrement, Oldenburg décrypte à la fois la fascination pour la nouveauté de ses sujets pop et l’incompréhension de la spécificité de leur forme, face à un expressionnisme abstrait encore en vogue. Il se consacre alors à observer l’environnement qui l’entoure, dominé à l’époque par la pauvreté, le trafic, le travail, et l’économie monétaire. Et tandis que des artistes tels Warhol ou Lichtenstein s’inspirent des médias populaires, l’ancien illustrateur du City News Bureau de Chicago élève au rang de muse les objets délaissés du quotidien : hamburgers, ventilateurs électriques ou autres ustensiles défraichis qu’il assemble à partir de cartons et de bois collés, grossièrement peints. Mug (1960) ou Two Girl dresses (1961) en sont symptomatiques. Au même moment en Europe, Jean Fautrier ou Jean Dubuffet explorent eux aussi un style à rebours des valeurs esthétiques traditionnelles.
Côté imagerie, la nouveauté du pop est de représenter le monde tel qu’il est. Si Oldenburg tient sur lui un discours parfois critique, il est aussi fasciné par l’énergie de ces formes nouvelles simplifiées, efficaces, voire agressives, développées par une société publicitaire du tout-image. Ayant rejeté toutes formes d’abstraction pourtant en vogue à ce moment, Oldenburg cherche une alternative à la peinture figurative. Il la trouve en la figure incarnée de Ray Gun, sorte d’alter ego de l’artiste. Né de l’imaginaire des anti-héros de ses contemporains — ceux, pathétiques, de Samuel Beckett ou renouant avec l’acceptation pessimiste de Jean-Paul Sartre ou Alain Robbe-Grillet — Ray Gun (littéralement « pistolet à rayon ») ne semble guère menaçant. Sa forme boursouflée, composée de fragile papier mâché, ressemble davantage à un sèche-cheveux fossilisé qu’à une arme.

Claes Oldenburg « catalogus nr. 472 », édité à l'occasion de l'exposition monographique « Claes Oldenburg » au Stedelijk Museum, janvier 1970, Amsterdam
Typographie Wim Crouwel

Claes Oldenburg, « catalogus nr. 472 », édité à l'occasion de l'exposition monographique « Claes Oldenburg » au Stedelijk Museum, janvier 1970, Amsterdam

Il a toutefois été conçu dans un esprit d’assaut, parodie des épopées de série B d’aliens zigouillés à coup de canon laser. Ray Gun va tout d’abord être utilisé dans les nombreux happenings auxquels Claes Oldenburg participe et qui se multiplient à cette époque à New York. George Brecht, Jim Dine, Dick Higgins et Allan Kaprow, des artistes de la même génération qu’Oldenburg, éprouvent alors le besoin de sortir du contexte d’un cadre artistique connoté (ateliers, galeries, musées) pour se réapproprier la vie urbaine. Les Environmentsnaissent, à mi-chemin entre le ready-made et l’intervention plastique, dans lesquels les matériaux éphémères (carton, papier, tissu, cellophane, etc.) sont les composants essentiels de cette réflexion autour de l’espace d’art total.
Début 1960, Ray Gun fait partie d’un environnement plus ambitieux intitulé The Street (1959). Le visiteur, invité à déambuler entre les sculptures en plâtre du clochard de Big Man (1960), ou des visages grimaçants de Big Head ou Gong, (1959), découvre pêle-mêle cartons, journaux et autres vrai-faux détritus en toile de jute, recouverts de suie et de peinture. Oldenburg tente ici de dépeindre le panorama immersif d’une ville agitée et l’existence marginale des classes dépressives. À la sortie de cette installation qui jette les fondements d’un art baptisé plus tard « Pop urbain » par l’artiste, les spectateurs se voyaient attribuer un million de dollars en devise Ray Gun pour acquérir les œuvres en plâtre qui la composent. Des rues défraîchies d’une ville chaotique, Oldenburg se replie en 1961 sur l’espace semi-privé du magasin. Tandis que The Street fonctionnait comme une alternative à l’espace de la galerie traditionnelle, en éliminant la distinction entre grand art et art mineur, galerie et brocante, The Store est composé de sculptures peintes de couleurs vives et de reliefs en mousseline plâtrée conçus pour évoquer une économie d’abondance, saturée de produits commerciaux alléchants et d’aliments dégoulinants. Placées sous le signe de l’assemblage, les sculptures bariolées deviennent des versions appauvries des choses désirées par le grand public : paquet de cigarettes, paire de bas rouge, hamburger-frites couvert de peinture brillante et criarde de style clairement expressionniste.

On dénote déjà le caractère théâtral de ces pièces, dans une relation qui s’établira par la suite de facto entre le spectateur et les sculptures dites soft de l’artiste: 

 «  LES SCULPTURES SONT LITTÉRALEMENT SORTIES DES ENVIRONMENTS. LES PIÈCES AVAIENT CETTE PRÉSENCE DRAMATIQUE, CETTE QUALITÉ THÉÂTRALE QU’ELLES PROJETAIENT VERS LE DEHORS »

Côté forme, structure et abstraction : l’insistance d’Oldenburg, dès les années 1960 et ce jusqu’à aujourd’hui, sur l’objectif d’unification de l’œuvre, place non seulement le sujet au second plan, mais le fait immédiatement disparaître à la fois comme prétexte (« ce que je fais, c’est donner une forme ») et dans le temps (« Les significations du pop art sont instantanées et ne sont pas supposées durer pour détourner du contenu formel »). Ainsi, le Pop art d’Oldenburg se définirait comme une stratégie dissimulant derrière son sujet le travail formel, proche des recherches de ses contemporains et notamment des minimalistes. Pool chapes (1964) ou Giant Pool Balls (1967) sont symptomatiques de cette recherche de Gestalt, tout comme The Bedroom Ensemble (1963), où l’artiste délaisse le plâtre et la peinture pour explorer les modalités du vinyle. A contrario de l’expressivité des sculptures de The Street ou The Store, les objets de Bedroom Ensemble provoquent des sensations de distance ou d’étrangeté. Conçue comme une chambre kitsch de motel et décorée d’une parodie de tableau moderne à la Pollock, l’installation anticipe le Furniture art de Richard Artschwager ou John Armleder, avec son mobilier faussé par une perspective à point de fuite unique. S’inspirant de l’intimité et du caractère privé du foyer, Oldenburg en reconstitue un fragment dont le décor figé, statique, témoigne d’une projection de l’artifice et du narcissisme inhérent à l’American Way of Life.

Poétique du Mou

      Si les œuvres de Claes Oldenburg sont immédiatement reconnaissables et d’une efficacité visuelle redoutable, celui qui ressent le besoin de creuser un peu s’apercevra assez vite que l’efficacité Pop n’est pas la seule donnée en jeu, et que sa démarche réunit en une savante alchimie des directions multiples, entre valorisation esthétique de ce qui, a priori, ne le mérite guère et dévaluation réglée des emblèmes du Bel Art. Son œuvre repose ainsi sur une logique de curseur, oscillant entre la construction d’une image-signe hyperpuissante et sa dégradation, autorisant ainsi un large spectre de lectures.
La première technique d’épuisement de l’image réside dans les matériaux employés : c’est à partir des années 1960 qu’Oldenburg tourne sa pratique vers des matériaux mous et malléables (tissu, mousse, toile, vinyle) pour représenter des objets « en dur », issus du quotidien. Si, dans l’histoire de l’art, la première apparition d’une sculpture molle est le Pliant de Voyage de Marcel Duchamp en 19161, Oldenburg s’est davantage inspiré d’éléments plus concrets. Alors invité à exposer à la Green Gallery de New York à l’automne 1962, un problème apparait : comment remplir les centaines de mètres cubes de la galerie avec la maigre production de sculptures plâtrées de The Store ? C’est en découvrant les concessions automobiles et la façon dont elles sont présentées dans les vitrines de la 57ème avenue qu’il décide d’agrandir les pièces de The Store à l’échelle de voitures. Le plâtre ne permettant pas de sculptures aussi grandes, l’artiste se tourne vers d’autres matériaux industriels, économiques et proches de l’esthétique pop : la mousse et le tissu rempli de Kapok. À l’agrandissement de ses œuvres s’ajoute donc un changement de matière première. Les premières sculptures dites soft dont Floor Cone, Floor Cake, Soft Calendar sont des formes pleines et moelleuses, aux couleurs criardes et à la planéité affichée. Le réel auquel il fait référence est immanquablement reconnaissable et l’effet comique résulte de l’inadéquation totale de l’objet à sa fonction, en raison de sa déstructuration et son aspect mou — l’artiste gardant généralement quelques parties solides par contraste et pour accentuer l’effet de désarticulation (paradoxalement, le beurre dur de Soft Baked Potato, Open and Thrown, 1970) ou démontrer l’affaissement par la suspension (Soft Viola, 2002).

    Si Barbara Rose parle de « physicality, concreteness, presence » de la sculpture soft, cela est peu perceptible sur les reproductions. Il faut alors imaginer la sensualité, l’aspect théâtral dû aux dimensions gigantesques et l’accrochage spécifique des œuvres, pour comprendre à quel point leur confrontation avec le spectateur est volontairement heuristique, de façon immédiate et globale par la tentative de l’atteindre dans sa présence corporelle. On remarque d’ailleurs chez Oldenburg un effet d’élévation dans de nombreuses sculptures : les quilles de bowling de Flying Pins (2000), ou encore les clubs et balles de golf de Golf/Typhoon (1996). Cependant, ce désir de lévitation n’est jamais pleinement vécu, et apparaît fréquemment contrarié, soit par la présence d’un élément (faussement) à moitié enfoui (la boule de bowling de Flying Pins) ; soit par un effet d’inversion qui amarre irrémédiablement l’action au sol : c’est la cravate renversée de Francfort, c’est le cornet de glace écrasé sur le toit d’un immeuble de Cologne (Dropped Cone, 2001), c’est encore la flèche pointée vers le sol de Cupid’s Span (2002). Si le deuxième facteur d’épuisement du sujet réside dans la remise en question de sa présentation, c’est que, traditionnellement, la sculpture dans l’histoire de l’art tend à souligner sa résistance à la gravitation. La notion de structure interne, d’une ossature sous-jacente à laquelle se rattache la musculature demeure liée à la représentation du corps humain. Ici, nulle évocation de ce dernier. Dans la mesure où il est saisissable, le corps humain d’Oldenburg (imaginé sous la forme d’objet — le Giant Ice Bag ne se gonfle et dégonfle-t-il pas comme un gigantesque poumon à l’aide d’un système hydraulique sophistiqué ?) se propose toujours de façon fragmentaire, abandonné, vulnérable par la déstructuration, ou par le choix de la partie du corps, sexuelle (les bourses du Dormeyer Mixer, 1965) ou viscérale (les boyaux du Giant Soft Fan, 1966). De la même manière les appétissants gâteaux de The Store se cachent derrière une vitre et le glaçage douteux en vinyle de Floor Cake (1962) annule toute gourmandise. Entre frustration et mise à distance du contact, l’œuvre d’Oldenburg apparaît continuellement écartelée entre la lévitation et la flaccidité, entre l’envol et la chute.
Peu connues du grand public, les œuvres qui découlent de la dernière stratégie d’épuisement de l’image sont issues de la série Le Foyer, que Claes Oldenburg entreprend lors d’un séjour à Los Angeles en 1963.

Claes Oldenburg, Soft Washstand, 1966.
Extrait de Claes Oldenburg, catalogus nr. 472, Stedelijk Museum, janvier 1970, Amsterdam.

Claes Oldenburg, catalogus nr. 472, édité à l’occasion de l’exposition monographique Claes Oldenburg au Stedelijk Museum, janvier 1970, Amsterdam.
Mise en page de Wim Crouwel & Jolijn van de Wouw.
Bibliothèque Thibaud Meltz

Apparaît une transition thématique de The Street à la sphère privée du Foyer en passant par l’espace semi-public de The Store. Il commence à s’emparer d’objets caractéristiques de la vie moderne, téléphone, W.-C., ventilateur, ou interrupteur, qu’il décline ensuite en plusieurs échelles, couleurs et différentes versions : celle « dure » ou hard, évoque des maquettes d’objets et des formes ébauchées ; la version « molle » ou soft en vinyle, imitant les matériaux froids des objets tels que la porcelaine, la bakélite ou encore le métal ; et enfin la version « fantomatique » ou ghost soit le patron de l’objet dévidé, comme une peau de St Barthélémy s’abandonnant à son propre poids. L’expérience de ces différentes versions est autant visuelle que parcellaire, et les vues se succèdent : faces, plongées, contre-plongées sur des objets mous sans structure, sans cohérence apparente et fuyantes, mais en réalité parfaitement pensées pour disperser leurs échos. Dans la version soft de Pay Téléphone (1963), les coutures et orifices sont soulignés et mettent en évidence l’apparence érotisée de l’objet mais également sa mise à distance par l’aspect brillant et lisse du vinyle. Le froissement de sa version ghost lui confère quant à lui une grande vulnérabilité, comme si l’on atteignait l’ultime enveloppe, la plus fragile. À travers cette série, Oldenburg parcourt un cycle d’ordre vital des objets de consommation : après une première phase d’énergie et d’activité représentée par une version dure, le sujet se dégrade en s’amollissant, et ce jusqu’à sa mort, pour achever son cycle dans une phase de décomposition où sa matière s’efface au profit de l’idée2. Ces versions d’un seul et même objet contribuent à l’effacement du sujet et à une forme d’abstraction, chacun de ces états correspondant à l’évolution de la matière vers l’entropie finale.

Paradoxe et humour

Il lui a fallu aller jusqu’au paradoxe pour démontrer à la fois la prégnance et la fragilité des archétypes de l’American Way of Life. Prouver à la fois son incroyable présence visuelle et le vide sidérant qu’elle recouvre. Aller jusqu’au paradoxe, et en démontrer enfin le comique dans des projets monumentaux. C’est pendant la gestation de ses sculptures « molles » qu’Oldenburg commence à entrevoir la possibilité d’exposer ses objets de consommation dans des espaces publics. Il tire ses sources des ballons gigantesques des défilés de Macy’s lors de Thanksgiving mais également des travaux d’architectes de la fin du XVIIIe siècle tels qu’Étienne Boullée, Claude-Nicolas Ledoux ou encore Jean-Jacques Lequeu, dont il a étudié les dessins en travaillant à la bibliothèque de Cooper Union. De ses voyages fréquents en avion également, il imagine des objets hors d’échelle et des angles surprenants :

« Le monde lui-même est maintenant un objet du point de vue des voyageurs de l’espace. Je me suis dit qu’il serait bon d’avoir un grand lapin de la taille d’un gratte-ciel en centre-ville, dont on apercevrait les oreilles depuis la banlieue. »

Malheureusement, ce projet n’a jamais vu le jour, le site initialement choisi par Oldenburg ayant été racheté par le Playboy Club, empêchant ainsi toute érection de léporidé géant à cet endroit précis. À la suite de cette anecdote, il conçoit dès 1965 ses premiers projets utopiques pour l’espace public : apparaît une série d’esquisses de monuments imaginés pour New York, Londres et Los Angeles tels que Giant Teddy Bear (1965) au beau milieu de Central Park ou Ball (1967) sur la Tamise. Les premières commandes se manifestent alors. L’occasion pour l’artiste de mettre en pratique son adage : « l’humour est la seule arme de survie ». Car si le banal est la matière de prédilection d’Oldenburg, c’est en refaçonnant les bribes de notre quotidien qu’il leur confère un sens nouveau et une relation inattendue avec l’espace. Avec un sens unique de la transgression, il extrait ses objets triviaux de leur contexte pour les convertir en sculptures monumentales installées au sein des paysages urbains et auxquelles le public peut librement se confronter. L’exagération des dimensions et la banalité des sujets amènent le visiteur à réfléchir sur les rapports qu’il entretient avec eux, mais également à son environnement direct. Déterminé à imprégner ses sculptures d’un contenu social et politique (plus ou moins masqué), Oldenburg conçoit ses monuments comme une satire de la banalité de la vie quotidienne et son absurdité. C’est le cas de Lipstick (Ascending) on Caterpillar Tracks (1969) gigantesque tube de rouge à lèvres dressé sur des chenilles de pelleteuse érigé à l’université de Yale à la polarité douteuse. À la fois machine de guerre ensanglantée et symbole de féminité, ce mariage de l’érotisme et de la guerre tourne en dérision la puissance des États-Unis, au sein de l’un de ses plus prestigieux établissements, tout en dénonçant l’éducation paritaire dudit établissement, les femmes n’étant admises à Yale qu’en 1969. Pourtant, si l’ordinaire devient critique dans ses œuvres monumentales, les sculptures ne s’en tiennent jamais à un simple diagnostic négatif sur les sociétés contemporaines. L’objet quotidien et utilitaire à grande échelle acquiert une richesse sémantique, dont la forme transfigure la banalité de l’objet.

Texte par Joy Des Horts

Chercher en vain la nuit

Thomas Lohr rend hommage à l’agilité de la chauve-souris en transformant son modèle en créature nocturne, équilibriste et ultra-sensible.

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Coulisses et défilés

OMA/AMO

Débutée il y a quasiment vingt ans, à l’occasion de la création du Prada Epicenter de New York (finalisé en 2001) — à la fois boutique, galerie et laboratoire — la collaboration entre la marque italienne et OMA / AMO, le studio multifacette fondé par l’architecte et urbaniste Rem Koolhaas, ne cesse de questionner les formes et les attentes. Des espaces de vente à l’emblématique Fondation Prada, ce dialogue se réinvente également de manière chronique à chaque nouveau défilé. Par leur fréquence, ces derniers sont autant d’opportunités d’explorer des obsessions inattendues ou de revenir sur certains motifs. Un ballet conceptuel et formel savamment orchestré par une équipe à géométrie variable qui livre à Revue les secrets émanant des coulisses.

Les défilés qui unissent OMA / AMO à Prada sont gérés au quotidien par les architectes Giacomo Ardesio et Giulio Margheri, sous l’égide d’Ippolito Pestellini Laparelli et de Rem Koolhaas, deux des neuf partenaires de la firme néerlandaise. Le binôme évolue dans les bureaux de Rotterdam et explique : « Notre équipe varie selon les projets, cela nous permet notamment de renouveler nos inspirations. Les discussions autour des défilés ont débuté en 2006, mais à cette époque, le rôle d’AMO se limitait à quelques conseils. La manière dont nous travaillons aujourd’hui a été instaurée par Ippolito quelques années plus tard. C’est lui qui a mis en place la méthodologie appliquée à ces projets. Il y a une procédure à suivre pour chaque nouveau défilé, cependant puisqu’ils diffèrent tous du précédent, notre processus de création n’est jamais linéaire. Tout comme Prada n’est jamais linéaire dans son rapport à la créativité ! » En effet, un regard en arrière permet de voir à quel point la maison italienne aime jouer avec les extrêmes et proposer des décors variés pour présenter ses collections, que ce soit des mises en scène aux inspirations figuratives, comme l’intimité d’une chambre — forcément surréaliste car démultipliée dans l’espace — de l’automne-hiver 2017, ou des images beaucoup plus abstraites comme le sol ponctué d’ampoules  de l’automne-hiver 2019.

« Continuous Interior »défilé RAda Automne-Hiver 2017, collections homme & femme, 2017
Photographie par Agostino Osio, avec l'aimable autorisation d'OMA

Giacomo Ardesio ajoute : « Nous avons un serveur qui regroupe nos productions pour chaque défilé et qui agit comme archive, nous nous y référons pour voir ce que nous avons déjà fait. Avant d’investir la Fondation Prada, tous les défilés avaient lieu Via Antonio Fogazzaro, là où sont basés les studios de la maison. Pour être plus exact, cet espace a accueilli les premiers projets d’exposition de la Fondation, avant que celle-ci ne soit finalisée. Aujourd’hui, la situation est inversée puisque c’est l’espace d’exposition qui héberge les défilés ! Cette gymnastique, ces allers-retours reflètent la manière de penser de Prada ». Giacomo Ardesio et Giulio Margheri, sous l’égide d’Ippolito Pestellini Laparelli et de Rem Koolhaas, deux des neuf partenaires de la firme néerlandaise. Le binôme évolue dans les bureaux de Rotterdam et explique : « Notre équipe varie selon les projets, cela nous permet notamment de renouveler nos inspirations. Les discussions autour des défilés ont débuté en 2006, mais à cette époque, le rôle d’AMO se limitait à quelques conseils. La manière dont nous travaillons aujourd’hui a été instaurée par Ippolito quelques années plus tard. C’est lui qui a mis en place la méthodologie appliquée à ces projets. Il y a une procédure à suivre pour chaque nouveau défilé, cependant puisqu’ils diffèrent tous du précédent, notre processus de création n’est jamais linéaire. Tout comme Prada n’est jamais linéaire dans son rapport à la créativité ! » En effet, un regard en arrière permet de voir à quel point la maison italienne aime jouer avec les extrêmes et proposer des décors variés pour présenter ses collections, que ce soit des mises en scène aux inspirations figuratives, comme l’intimité d’une chambre — forcément surréaliste car démultipliée dans l’espace — de l’automne-hiver 2017, ou des images beaucoup plus abstraites comme le sol ponctué d’ampoules de l’automne-hiver 2019. Giacomo Ardesio ajoute : « Nous avons un serveur qui regroupe nos productions pour chaque défilé et qui agit comme archive, nous nous y référons pour voir ce que nous avons déjà fait. Avant d’investir la Fondation Prada, tous les défilés avaient lieu Via Antonio Fogazzaro, là où sont basés les studios de la maison. Pour être plus exact, cet espace a accueilli les premiers projets d’exposition de la Fondation, avant que celle-ci ne soit finalisée. Aujourd’hui, la situation est inversée puisque c’est l’espace d’exposition qui héberge les défilés ! Cette gymnastique, ces allers-retours reflètent  la manière de penser de Prada ».

Présentés chaque saison lors de la semaine  de la mode milanaise, aussi bien lors  des collections femme qu’homme, la mise en œuvre de ces défilés est une course contre la montre.  Giulio Margheri précise : « Nous essayons de respecter un calendrier idéal, durant lequel nous présentons nos idées, attendons les validations, testons les matériaux… Mais ce planning est le plus souvent  là pour nous rappeler que nous manquons de temps ! En général, tout commence avec une réunion  de lancement pour laquelle nous préparons un document avec des idées très différentes. Nous y présentons des concepts et des propositions  de traduction dans l’espace, mais à cette étape, rien n’est très défini.   La relation qu’entretient le décor à la collection n’est pas forcément  en résonance, elle peut être décalée. Si la collection a des inspirations  de science-fiction, le décor ne le sera pas forcément, et inversement.  Nous construisons cet environnement pour un personnage bien particulier, mais nous ne développons pas ce personnage. Nous  n’avons accès qu’à un aspect de l’histoire, si bien que nous découvrons  la cohérence de l’ensemble lors du défilé ». Le rythme des collections étant soumis aux calendriers des différentes fédérations, il dicte  le tempo à suivre et renseigne sur le planning idéal : « Il est difficile de dire précisément quand cette première réunion a lieu, cela varie notamment selon les disponibilités de nos interlocuteurs, mais elle précède le plus souvent le défilé de dix semaines. Lors de cette discussion sont présents Miuccia Prada, ainsi que Fabio Zambernardi, directeur  de la création pour Prada et Miu Miu. Nous essayons d’identifier  tous ensemble un concept, que nous développons généralement  à l’aide de croquis, de photographies extraites de films, ou des images  de référence qui vont de l’art aux urgences contemporaines.  Nous utilisons aussi beaucoup de collages, mais sans vocation à être réalistes. Est également présente l’équipe interne d’ingénierie, avec  qui nous échangeons ensuite plusieurs fois par semaine lors de la mise  en place du projet. » Ardesio précise : « Comme de nombreuses marques, Prada a des architectes au sein de son équipe. Nos échanges sont importants car ils agissent toujours comme des reality check : ils nous aident à matérialiser le concept, en trouvant les meilleures stratégies  pour produire le set. Ils suivent la production à travers les différentes phases du projet. Ils jouent le rôle d’interface avec les constructeurs impliqués dans la mise en œuvre des différents éléments de scénographie. Le fait qu’ils soient basés à Milan et que nous soyons nous même italiens facilite grandement les échanges. »

Les impératifs sont toujours les mêmes et l’équipe doit donc trouver des manières d’y répondre tout en se renouvelant.  Il faut pouvoir gérer environ mille deux cents invitations, entre journalistes, égéries, acheteurs et autres professionnels (environ neuf  cents places assises, les seating, le restant debout, les standing ; un casse- tête spatial et diplomatique). À ces personnes s’ajoutent les photographes  qui vont documenter le défilé, ainsi que l’équipe vidéo qui gère  la captation, de plus en plus souvent retransmise en direct sur Internet. Composer l’espace n’est pas juste une affaire de cases à remplir,  puisqu’il faut également maîtriser le rythme auquel les modèles vont défiler sur le parcours établi, de manière à ce que tout le monde puisse les suivre du regard avec aisance. Pour se rendre compte de la technicité de ce dernier point, il suffit de regarder le final de chaque défilé,  où tout ce jeu de circulation se rejoue et se concentre en l’espace d’une minute, quintessence du spectacle que sont devenues ces présentations. Giacomo Ardesio précise qu’au-delà de ses exigences techniques,  le rôle d’AMO est de proposer une vision singulière : « Pour cela, nous avons différents moyens. Nous pouvons par exemple accentuer certains éléments établis, comme le rapport au premier rang et la hiérarchie traditionnelle des seating. Nous pouvons jouer avec les proportions  et proposer une version maximale de la piste ou une version totalement épurée. Nous pouvons nous baser sur une image qui va définir l’ambiance du défilé et décliner le set autour d’elle. Nous avons beaucoup d’éléments que nous pouvons déformer pour créer une expérience nouvelle. Je crois que ce que Prada et OMA/AMO partagent, c’est ce goût pour le collage, que ce soit des images, des références, des atmosphères. Cela créée des clashs, des moments inattendus . »

La collaboration Prada — AMO se décline dans d’autres champs, puisque les deux compagnies rédigent ensemble le com-muniqué de presse relatif à l’espace du défilé et déterminent le titre. Quelques exemples : « Terrain of light » (automne hiver 2019), « Suspended Ensemble » (resort 2018), « Total Space » (printemps été 2017) ou encore « Indefinite Hangar » (printemps été 2016). L’agence crée également  les campagnes destinées aux réseaux sociaux qui annoncent les défilés. Appelées Premonition, ces courtes vidéos présentent des indices de manière très abstraite de ce qui sera visible sur le défilé et agissent comme des visions. Ces objets digitaux résonnent avec la physicalité des défilés. Ces projets ont une influence directe sur le nombre d’interlocuteurs  en échange avec OMA. Les deux architectes précisent : « Pour tout ce  qui concerne le concept, nous échangeons principalement avec Miuccia Prada et Fabio. En parallèle, nous sommes en contact avec l’équipe interne d’ingénieurs de Prada, mais aussi avec celle en charge du digital  et celle de la communication. Il nous est parfois demandé de réaliser  des visuels qui peuvent être intégrer aux vêtements.

« Indefinite Hangar » défilé Prada, Printemps-Été 2016, collection homme & femme, 2015.
Photographie par Alberto Moncada, avec l'aimable autorisation d'OMA.

Tout dépend du type de projet sur lequel nous travaillons. Nous ne développons pas les lumières, mais sur certains défilés où cette dimension est présente, nous faisons partie de la discussion. La finalisation du set coïncide avec la finalisation de la collection. Lorsque les défilés avaient lieu dans les quartiers généraux de Prada, Via Antonio Fogazzaro, il arrivait que Miuccia Prada passe entre deux essayages pour voir le décor. Cette proximité physique permettait ses visites impromptues, ce qui n’est plus le cas du fait de la distance entre la Fondation et le studio. »

Entre les collections homme, femme et les plus occasionnelles croisière et Miu Miu — AMO ne travaille pas systématiquement sur ces deux dernières —, l’équipe travaille en moyenne sur six défilés par an. La collection homme précède celle de la femme, ce qui fait que certains éléments peuvent se retrouver d’un défilé à l’autre sous certaines variations. L’exemple parfait pour comprendre ce jeu d’influences est sans doute la collection « Prada Warehouse » (homme, automne hiver 2018), présentée dans les hangars de stockage de la maison. Le décor consistait en un dédale de caisses de transports qui venaient rythmer l’espace. En bois, en métal réfléchissant ou cellophané, ces volumes étaient décorés de logos, créés par AMO, détournant l’identité visuelle de la marque. Plus de cinquante visuels ont ainsi été réalisés. Ils ont ensuite été revisités et transformés en enseignes néon pour la collection « Nocturne » (femme, automne hiver 2018) , dont voici le communiqué de presse :

La collection Prada automne/hiver 2018 de prêt-à-porter féminin prend place dans la tour de la Fondation Prada, dont les travaux sont sur le point de s’achever, marquant l’achèvement du complexe situé à Milan et pensé par OMA. Nouveau repère architectural, la tour offre un point de vue unique sur les bâtiments de la ville.

Le décor signé AMO consiste en un simple tracé géométrique de tribunes orientées vers le nord, en direction du centre de Milan, créant un spectacle sophistiqué et un dialogue entre mode, architecture et la ville. Les volumes nets du set sont accentués par une résine à la finition noire qui scintille comme par magie dans la lumière et imite le panorama extérieur nocturne.

En plus d’avoir façonné les espaces intérieurs, AMO est également intervenu sur la vue depuis la tour. La perspective sur le Scalo di Porta Romana et la ville s’enrichit d’imposantes enseignes néon Prada qui renforcent le caractère postindustriel de la région. La manifestation physique de l’évènement au sein d’un paysage urbain customisé réaffirme la relation entre Prada et la ville de ses origines.

Les néons se réfléchissaient à travers les baies vitrées et venaient donc habiller le ciel Milanais, créant un dialogue entre espace intérieur, celui du défilé, et extérieur, celui de la ville. Ces logos se sont retrouvés déclinés sur certains accessoires de la collection et à travers une série de tee-shirts. Visuellement très marquants, ces signes lumineux ponctuent la campagne publicitaire correspondante, intitulée « Prada Neon Dream ». Ainsi, le dialogue créatif entre Prada et OMA/AMO se décline au gré des projets, libre de tout format préétabli, prêt à saisir chaque opportunité à même de fasciner, surprendre et bousculer. Comme tout ballet, nous assistons à un spectacle qui semble évident et qui pourtant, en coulisse, nécessite des heures de travail et de communication, des années d’expériences et une passion certaine. Autour d’une complicité artistique et d’une vision commune rares, Prada et OMA/AMO contribuent à redéfinir ce que sont la mode et ses espaces, et plus globalement, la manière dont l’individu se meut dans le monde qui l’entoure.

« Nocturne » défilé Prada Automne-Hiver 2018, collection femme, 2018.
Photographie par Agostino Osio, avec l'aimable autorisation d'OMA.

Texte par Muriel Stevenson

La paupière du jour

En Iran, Olgaç Bozalp réalise une série de portraits de femmes dans un entre-deux ; du désert à la ville, de la nature à l’architecture, de la tradition à la modernité.

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L'art culinaire

Quatre chefs de la scène française partagent une de leurs recettes, étape par étape. Cocktail, entrée, plat et dessert composent un menu parfait. 

Cocktail par Amaury Guyot

30ml de Saké Californien
15ml de Gin
20ml de Sirop de kiwi

20/25ml de Citron jaune
Poivre noir

Ce cocktail a été pensé pour accompagner le premier plat de notre menu dégustation au restaurant Dersou(ceviche de maigre et de coques). L’idée était de venirjouer sur les textures et l’épicé du poivre en gardantune légère pointe d’acidité et de fraîcheur.

Concrètement, le cocktail est réalisé au shaker en mélangeant tous les ingrédients et servi sur un groscube de glace transparente taillé main et garni de quelques pétales et pistils de fleur de tagette. Le saké est la base principale en alcool de ce cocktail renforcé par un peu de gin qui vient apporter un petit côté herbal et une note d’agrumes ; le kiwi vient avec toute sa chair et son croquant de par ses graines. L’ensemble donne un breuvage relativement bas en alcool avec un certain corps en bouche et une acidité agréable. Techniquement cela reste simple, le travail principal est fait sur le sirop de kiwi, les fruits sont pris entiers, pelés et passés au Blender avec du poivre noir puis sucrés. Le plus difficile est de trouver l’équilibre entre le fruit et le poivre puis celui de l’acidité globale pour que cela ne soit pas trop prenant. Enfin le choix de servir ce cocktail sur un gros cube de glace permet de maintenir une température de dégustation idéale sans ajouter trop de dilution. Les pétales et pistils de tagette apportent une touche finale olfactive et visuelle avant de se laisser emporter par le liquide.

Entrée – Pizza soufflée par Jean-François Piège

La Pâte Pizza
500 g de farine T55
50 g d’huile d’olive
140 g d’eau
60 g de blanc d’œufs
La Garniture
1 petite aubergine
15 cl d’huile d’olive
125 g de riquette fine
vinaigre balsamique
2 boules de 250 g de mozzarella fumée
125 g de tapenade
1/4 de botte d’origan
125 g de parmesan en bloc
100 g de soubressade
L’huile à pizza
15 cl d’huile d’olive
1/2 tête d’ail
1 branche de romarin
1/4 de botte de thym
15 g de piment d’Espelette

 

 

Preparation 45 min
Cuisson 20 min

Séparer les gousses d’ail, ne pas les éplucher mais les écraser. Effeuiller le romarin et le thym. Verser l’huile d’olive dans une casserole, ajouter les gousses d’ail en chemise écrasées, le thym, le romarin et le piment d’Espelette. Faire chauffer le tout sans ébullition. Couvrir et faire infuser pendant 2 heures. Passer au chinois étamine et conserver à température ambiante.

Pâte à pizza
Préchauffer le four à 280˚C (th. 10) et mettre une plaque à chauffer. Mettre la farine dans un saladier et ajouter l’huile d’olive, l’eau et les blancs d’œufs. Réaliser une pâte homogène. Abaisser la pâte très finement. Replier et étaler la pâte à nouveau. À l’aide d’un emporte-pièce, ou d’un cercle de 18 cm, couper environ 14 disques de pâte. Recouvrir chaque disque de pâte d’un second puis pincer les bords de la pâte avec précision afin de les souder. Déposer immédiatement les disques de pâte sur la plaque chaude du four. Enfourner pour quelques minutes. La pâte va immédiatement se mettre à gonfler.

La plaque de cuisson doit être très chaude, c’est le contact de la pâte à pizza sur cette plaque qui produit le gonflement.

Garniture
Tailler des rouelles d’aubergine d’1 cm d’épaisseur et saler. Faire cuire à la vapeur pendant 15 minutes environ. Faire ensuite griller à la poêle avec un filet d’huile d’olive. Égoutter puis tailler en quatre.
 Équeuter, laver et essorer la riquette. Assaisonner d’huile d’olive et de vinaigre balsamique. Placer dans le cœur de la pizza, en creusant le dessous de la pâte cuite. Retourner ensuite la pizza.
Tailler finement les tranches de mozzarella fumée puis disposer sur la totalité de la surface du dessus. Assaisonner la tapenade avec l’huile d’olive et l’origan haché. Parsemer sur la mozzarella. Disposer des quartiers d’aubergines et des morceaux de soubressade sur la mozzarella fumée et assaisonner. Passer la pizza au grill pendant une minute.

Placer la pizza au milieu d’une assiette plate. Râper généreusement de parmesan en bloc. Assaisonner d’huile à pizza, ajoutez une bonne pincée de piment d’Espelette et décorer d’une petite poignée de riquette assaisonnée.

Plat – Choux farci par Pierre Touitou

1 choux vert frisé
2 poireaux
2 oignons doux des Cévennes
1 beau morceau de gingembre
1 oignon rouge
6 branches de thym
5 gousses d’ail rose de Lautrec
5 branches de Marjolaine
500 g de viande de bœuf haché
100 g de foie gras (frais)
1 carotte
1 conserve de tomate pelée  Datterino
Fleur de sel
Huile d’olive
Poivre du Moulin
Poivre vert
Poivre des Cimes
Fond de veau
Rhum brun

Rincer et ciseler le poireau, ciseler l’oignon, éplucher et hacher les gousses d’ail, effeuiller la marjolaine.
Dans une cocotte avec un beau filet d’huile d’olive, faire suer le poireaux, l’oignon doux, l’ail et la marjolaine. Ajouter une petite pincée de fleur de sel et assaisonner très généreusement de poivre du moulin, de poivre vert concassé et de poivre des cimes concassé également. Déglacer au rhum.
Une fois les légumes translucides et l’eau de végétation évaporée réserver hors du feu dans un saladier, au frigo.
Tailler le foie gras en petits cubes (0,5cm x 0,5cm).
Mélanger les légumes réservés à la viande hachée et au foie gras dans un saladier. Saler légèrement et vérifier l’assaisonnement.
Bien laver le chou et le faire cuire à la vapeur ou à l’eau jusqu’à ce qu’il soit bien tendre. Laisser refroidir le chou et effeuiller.
Dans les plus jolies feuilles, placer au centre l’équivalent d’une cuillère à soupe de votre farce et rouler la feuille de choux (racine vers soi) sur les deux premiers tiers autour de la viande, replier les bords de la feuille de l’extérieur vers l’intérieur puis tourner le dernier tiers afin de réaliser un petit rouleau hermétique (bien serré).
Dans un plat à gratin préalablement beurré, disposer harmonieusement les petits rouleaux de chou et combler les espaces en jouant avec la forme des légumes, par exemple : un tronçon de poireau, un morceau de gingembre, une carotte entière, un quartier d’oignon rouge. Combler les derniers espaces et angles par les tomates sans leur jus.
Mélanger le jus des tomates à deux belles cuillères à soupe d’huile d’olive (ou 30 g de beurre fondu) et 50 cl de bouillon de viande (fond de veau) versez uniformément sur les choux et légumes dans le plat.
Disposer quelques branches de thym (dans le même esprit que les légumes) recouvrir le plat d’un papier sulfurisé puis d’une feuille d’aluminium et enfourner dans un four préchauffé à 180˚ pendant 30 minutes. Au bout de 30 minutes enlever le papier aluminium et le papier sulfurisé et laisser dans le four jusqu’à coloration uniforme des feuilles de choux (bien dorées).
Pour le dressage, les légumes comblant les espaces vous serviront de garniture donc ne pas hésiter à retailler ces derniers avant le service.

Dessert – Comme une meringue chantilly par Sébastien Gaudard

Meringue Française
4 blancs d’œufs (120 g) à température ambiante
120 g de sucre semoule première pesée
120 g de sucre semoule deuxième pesée
1 gousse de vanille de Madagascar
Crème Mousseline
crème pâtissière
37 cl de lait
1 gousse de vanille de Madagascar
50 g de sucre semoule
50 g d’amidon de maïs ou maïzena
12 cl de lait froid
6 jaunes d’œufs ou 120 g
50 g de beurre frais
crème fouettée
100 g de crème fleurette liquide 32 % de matière grasse

 

Meringue française
Préchauffer votre four à 130˚C (th. 4/5). Badigeonner une plaque de cuisson de beurre avec un pinceau ou un chiffon. Battre les blancs d’œufs à température ambiante et ajouter petit à petit la moitié de la première pesée du sucre semoule. Fendre la gousse de vanille en deux dans le sens de la longueur pour en retirer les petites graines noires que vous ajouterez aux blancs. Ajouter petit à petit la deuxième moitié de la première pesée de sucre semoule. Une fois la meringue montée au bec d’oiseau, ajouter la deuxième pesée de sucre en vous aidant d’une spatule.

Meringue chantilly
Dresser les disques de 6 cm de diamètre avec une douille cannelée ou réaliser un dessin de fleurs. S’il vous reste de la chantilly, faire des petites rosaces en plus. Glisser au four pour 1h30 pour la meringue Chantilly à 130˚C (th. 4/5). Entrouvrir légèrement la porte de votre four toutes les 15 minutes afin de permettre à l’humidité de s’échapper. Vérifier la cuisson des meringues à cœur.

Coulis de fruits
Écraser 1/2 barquette de framboises. Assaisonner d’un trait de citron jaune et de 2 cuillerées à soupe d’eau.

Crème mousseline
La crème pâtissière
Faire bouillir les 37 cl de lait avec la gousse de vanille fendue et gratter pour en extraire les petites graines noires. Laisser infuser une heure à couvert. Retirer la gousse de vanille.
Porter le lait à ébullition avec les 50 g de sucre.
  Dissoudre l’amidon de maïs dans les 12 cl de lait froid et lier le lait bouilli avec ce mélange. Verser un quart de cette préparation dans les jaunes d’œuf — sucre blanchis ensemble. Rassembler le tout dans la casserole en fouettant énergiquement. Porter à ébullition en lissant la crème au fouet. Verser dans un saladier la crème tiède, ajouter le beurre en mélangeant énergiquement.
 Poser un film étirable au contact de la crème, glisser  au réfrigérateur pour la refroidir rapidement.

La crème fouettée
Dans un saladier passé au congélateur, battre la crème avec un fouet jusqu’à obtenir une texture aérienne. Mélanger la crème pâtissière froide avec un fouet de manière à la rendre lisse. Incorporer délicatement la crème fouettée. Réserver au réfrigérateur.

Tours de mains
À l’aide d’une poche à douille, répartir la crème mousseline sur le disque de meringue. Disposer harmonieusement les fruits, badigeonner, en s’aidant d’une fourchette, d’un filet de miel de châtaigner liquide, et ajouter un trait de coulis sur l’assiette.

Le conseil du chef
Préférer des fruits plutôt acidulés pour contrebalancer le côté sucré de la meringue.

Nouveau départ

Trier. Empaqueter. Transmettre. Ronan Gallagher assiste à un déménagement familial, témoin du passage de relais entre deux générations.

Le souffle du dragon

Au Japon, Tom de Peyret fait dialoguer les lois de la nature, le rôle de la technique et la tradition artistique et questionne leur hiérarchie.

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Des attractions des astres

Étienne DahoDamien Jalet

Creusant inlassablement le sillon d’une pop mélodique, parfois mélancolique, parfois embrasée, Étienne Daho a su traverser les époques et les cœurs. Blitz, son treizième album studio sorti en 2017, fait preuve d’une richesse galvanisante, témoignant une nouvelle fois de ses talents. Il s’entretient ici avec Damien Jalet, chorégraphe franco-belge, avec qui il a collaboré pour le clip du titre « Le Jardin ». De passage à Paris,au Théâtre National de la Danse de Chaillot, le prolifique danseur présente Skid, impressionnante création pour la GöteborgsOperans Danskompani. Sur un plateau à la pente vertigineuse, dix-sept danseurs se confrontent à la gravité dans un ballet aussi technique que symbolique. La discussion entre les deux artistes a lieu à l’issue de l’ultime représentation parisienne de la pièce.

Étienne Daho
La performance des danseurs semble tellement physique ! Un peu comme une ascension constante de dunes à toute vitesse !

Damien Jalet
C’est drôle que tu penses à cela car nous avons fait une série de photographies de promotion au Japon, à Tottori, où l’on trouve des dunes gigantesques, qui vont jusqu’à cinquante mètres de haut. C’est notamment là qu’a été tourné ce film que j’adore, Woman in the Dunes de Hiroshi Teshigahara (1964).  Un homme se retrouve piégé dans une maison.  Il n’arrive pas à s’en échapper car elle est située  dans la dune. Dès qu’il tente de s’en extraire,  elle se défait. C’est très angoissant, le sable envahit progressivement la maison. Ça m’a beaucoup inspiré pour Skid.

ÉD   Ta pièce a effectivement quelque chose d’angoissant.

DJ   Comme elle est assez abstraite, le public y voit beaucoup de choses différentes. C’est sûr  qu’il y a un rapport à la mort, à la peur de tomber,  à la chute, mais à côté de ça, il y a quelque chose  de l’ordre de l’élévation et du lâcher prise.  Dans la première séquence, que l’on appelle sleepers, il est question de cela. Lorsque quand tu t’endors et que tu t’abandonnes à la gravité… Quand tu fais de l’hypnose, la première chose que tu fais c’est de relâcher tes muscles.

Piano en panneaux de particules, vers 1950
© Office de Diffusion des Panneaux de Particules
« matériau/technologie/forme » catalogue édité par le Centre de Création Industrielle, Établissement Public du Centre Beaubourg, à l'occasion de l'exposition éponyme au Musée des Arts Décoratifs, juin, 1974.
Bibliotheque Alexandru Balgiu

ÉD   Comment les danseurs arrivent à gérer leur vitesse ?

DJ   Cette pièce a été très compliquée à mettre en place. Cinq jours avant les premiers filages, les danseurs transpiraient tellement qu’on avait l’impression que la scène avait été savonnée. Nous avions répété sur une scène de cinq mètres et nous n’avons eu que dix jours pour l’adapter sur le plateau final qui est deux fois plus grand. La question des costumes a été décisive. Nous avons trouvé ces chaussures de jardinier japonais, avec ces semelles souples, qui facilitent l’adhérence des danseurs.

ÉD   Chaque geste est chorégraphié ? On a parfois l’impression qu’il y a des choses qui sont de l’ordre de l’accident, comme par exemple lorsqu’ils se télescopent ou lorsqu’ils tombent.

DJ   Effectivement tout est chorégraphié ! On a travaillé beaucoup pour que ce côté accidentel semble réel. La scène devait être inclinée à quarante-cinq degrés. Avec Aimilios Arapoglou, qui m’a assisté sur le projet et qui est également sur scène, nous nous sommes rendu compte que c’était ingérable. La scène est donc inclinée à trente-quatre degrés. Initialement les corps des danseurs devaient tomber dans la fosse d’orchestre. C’est pour cela qu’il y a ces références symphoniques dans la musique qu’a fait Christian Fennesz, qui a notamment remixé des compositions de Mahler.

ÉD   La musique est superbe, elle est oppressante mais elle emporte.

DJ   Je voulais montrer comment notre corps est une machine anti gravitationnelle.

ÉD   Cette idée d’élévation, c’est quand même quelque chose qui est constant dans tes recherches. C’est d’ailleurs pour cela que nous nous sommes rencon-trés. Nous avons cet ami commun, le metteur en scène Arthur Nauzyciel. J’avais envie de danse pour le clip du « Jardin », j’avais envie de quelque chose de très joyeux. Je lui en ai parlé et c’est lui qui m’a conseillé de te voir. Je t’avais déjà vu danser, justement dans une pièce d’Arthur, L’image, d’après une nouvelle de Samuel Beckett. Il y avait aussi Lou Doillon sur scène, qui faisait ses premiers pas au théâtre. C’est drôle car à ce moment-là, on commençait à travailler  sur son premier album. Tout était déjà lié.

DJ   Moi j’ai toujours été fan. Je t’ai vu chanter sur la Grand Place à Bruxelles quand j’avais 14 ans. J’ai tout de suite été en connexion ! Ce clip qu’on a fait ensemble, c’était une super occasion de matérialiser toutes ces histoires et connexions communes. Le processus de création, c’est aussi ça : tu rencontres véritablement les gens quand tu travailles avec eux.

ÉD   De toute façon, on ne voit vraiment que les gens avec lesquels on travaille. Et après on les perd de vue, c’est malheureusement souvent comme ça. On travaille en famille, avec les gens que l’on aime, ça nous permet de nous retrouver.…

DJ   D’autant plus que lorsque tu es fidèle à tes collaborateurs, tu peux aller un peu plus loin à chaque nouveau projet. La création devient un point de rencontre. Quand tu fais une pièce, tu es rarement seul. C’est la différence entre ton travail et le mien. Toi, tu es dans un rapport plus introspectif.

ÉD   Tout à fait, c’est vraiment un métier de solitaire. C’est l’isolement qui m’apporte toute la matière dont j’ai besoin. C’est pour cela que je pars pour écrire, comme j’ai pu le faire récemment en Angleterre. Je suis parti pendant deux ans, uniquement pour cela, dans un petit endroit où je n’avais ni affaires, ni amis. C’est ce qu’il me faut pour que je sois en état de recevoir des choses.

DJ   Tu t’isoles complètement au point de ne voir personne ?

ÉD   Non. Mais les gens que je rencontre sont des personnes que je ne connais pas. J’aime beaucoup Londres. Pendant longtemps je suis allé à Ibiza, pour des tas de raisons. Et depuis quelques années, j’aime Londres. Je suis vraiment un citadin et c’est une ville parfaite pour marcher, pour prendre des photos, pour se laisser envahir par des images, par des choses inattendues. Le fait d’être anonyme dans un endroit, c’est très bien. La célébrité isole forcément, elle coupe.

DJ   Quand tu commences un album, tu as une idée de départ ou tu laisses les choses se développer par elles-mêmes ?

ÉD   Je laisse venir les choses. Je ne sais pas comment l’expliquer. J’ai confiance. C’est comme une intuition. Pour chaque album, il y a des muses, qu’elles soient réelles ou fictives, ou des fantômes.

DJ   Je suis très fantôme aussi !

ÉD   Il faut vraiment convoquer les fantômes, il faut que ça parle.

DJ   Je t’ai vu récemment en concert à Bruxelles, c’était incroyable, le public était déchaîné. Il y avait une forme d’amour, c’était dingue. J’étais vraiment impressionné. J’ai pu voir à quel point la musique t’habite.

ÉD   Mon corps et ma tête sont faits pour ça.

DJ   Tu préfères être en studio ou sur scène ?

ÉD   Ça n’a tellement rien à voir, les deux sont complémentaires. J’ai besoin de cette phase d’écriture pour ensuite rentrer dans un moment de laboratoire. Je parlais d’isolement et de solitude, mais c’est la première étape de travail, car dans les suivantes, on ne fait rien tout seul. On réussit avec les autres.

DJ Pour moi cette notion de collectif est tellement importante ! Je pars d’une idée et ce qui m’angoisse toujours, c’est de trouver la bonne ! Comment est-ce que je peux mettre tout le monde sur le même diapason ? Si tu mets tes danseurs sur une pente, ils seront obligés de trouver une manière de danser inédite. Et c’est super beau car chacun a une manière différente de le faire. Je ne fais que des choses qui relèvent de la collaboration, que ce soit avec un plasticien ou un musicien. Je ne crée pas la chorégraphie seule dans ma tête pour l’enseigner ensuite aux danseurs. Je suis tout le temps dépendant des interprètes avec qui je travaille. Tout ça est très social car tu dois constamment composer avec cet aspect, ce ne sont pas des objets que tu déplaces, ce sont des gens ! Du coup quand tu édites, quand tu commences à couper, à mettre les choses en place, tu ne peux pas t’empêcher de faire mal à certains ego.

ÉD  Pour moi, ça a été très intéressant de te voir travailler sur le clip, de voir comment tu dirigeais les danseuses. Et tu as même réussi à me faire danser, ce qui n’est pas rien !

DJ  Mais j’ai toujours trouvé que tu étais un super danseur. À chaque fois que je t’ai vu en concert, je l’ai constaté.

Trisha Brown, « Untitled & Untitled », dessins au crayon à mine de graphite sur papier, 1973. © Trisha Brown
Trisha Brown « So That The Audience Does Not Know Whether I Have Stopped Dancing » édité par Peter Eleey, Pamela Johnson & Kathleen Mclean, Walker Art Center, Minneapolis, 2008.
Bibliothèque Alexandru Balgiu

ÉD  Quand la musique t’envahit, ton corps bouge de manière innée. Par contre, faire quatre gestes chorégraphiés sur le clip, pour moi ça a été très dur ! J’avais l’impression d’être incapable de coordonner mes mouvements.

DJ  Je ne sais pas comment tu as rencontré Arthur.

ÉD  C’était en 1986, à l’aéroport de Nice. J’étais allé au festival de Cannes, je ne sais plus vraiment à quelle occasion, certainement pour faire une télé stupide. Sur le retour, le vol avait plusieurs heures de retard et c’est comme ça que l’on a fait connaissance.

DJ  Quelle a été ta première collaboration avec lui ?

ÉD  Je suis intervenu dans Kadish, une lecture d’un poème d’Allen Ginsberg, qu’il a présenté en 2013. J’ai enregistré quelques lignes…

DJ  Ah oui, vous avez quand même pris 25 ans pour faire quelque chose ensemble ! Alors que nous avons commencé à travailler ensemble un an après notre rencontre, qui a eu lieu dans un ascenseur d’hôtel, à Buenos Aires ! On est tout de suite devenus amis. C’est quelqu’un d’extrêmement important car il m’a permis de prendre énormément confiance en moi. Ça a toujours été un échange, je l’ai aussi beaucoup soutenu. On collabore depuis 2006 et je pense avoir travaillé sur toutes ses pièces depuis. C’est beau quand ça se passe comme ça. On revient sur ce que tu disais sur le fait de collaborer avec des amis… C’est important car c’est très difficile de créer. Je ne sais pas quel est ton rapport face à la création. Ça t’emporte mais ça peut être complètement anxiogène aussi. C’est pour ça que je suis très admiratif des gens comme toi qui sont depuis longtemps sous l’œil public. Cela demande un certain centrage pour continuer de garder son cap.

ÉD  C’est comme une intuition, comme une lanterne que tu suis. Moi je ne me pose pas la question. J’ai confiance, tout le temps. Je sais que ça va arriver. C’est plus fort que tout le reste.

DJ  Le désir doit être plus fort que la peur.

ÉD  Oui ! La peur se matérialise en obstacles. Quand j’ai un projet, je n’imagine jamais que je ne vais pas pouvoir le faire. Il faut transcender la gravité, on peut parler de choses graves légèrement. La gravité fait partie de notre quotidien. Qu’est-ce que tu en fais ? Une chanson, c’est très court, c’est trois minutes. Ça se promène, ça se ballade partout, ça sort de la radio pour sauter dans la cuisine ou dans un casque. C’est ça qui est fou avec les chansons.

DJ  C’est quelque chose qui est vraiment spécifique aux musiciens ! Le tube, c’est de la magie totale.

ÉD  Oui ! Ça a le pouvoir de créer un lien avec les autres. Une chanson va rappeler à son auditeur qui il a embrassé, quand, où… Mes chansons, souvent je m’en rends compte, ont accompagné des moments extrêmement intimes. Je connais des personnes qui se sont mariées sur une de mes chansons qui s’appellent « Ouverture ». Choisir ce titre pour un moment si intense et important, c’est fou. Pénétrer l’intimité de cette manière…

DJ  Je suis hyper jaloux ! Personne ne va se marier avec une pièce de danse ! Mais il est vrai que la danse et la musique ont une relation très spéciale, elles sont liées. Je ne sais pas comment expliquer, mais la danse matérialise le son. À chaque fois que je dois travailler sur des clips vidéos, je me demande comment faire pour retranscrire, suivre les contours sans pour autant illustrer. Lorsque j’ai travaillé sur Suspiria de Luca Guadagnino, où je me suis occupé des séquences dansées, j’ai donné mes partitions rythmiques à Tom Yorke qui faisait la musique du film. Il m’a dit « tu rigoles, je ne travaille pas comme ça ».

ÉD  La chorégraphie a été faite avant la musique ?

DJ  Tout à fait. Tom a passé six mois à essayer de remettre de la musique sur quelque chose qui avait déjà été dansé, ça a été un vrai casse-tête chinois.

ÉD  Mais c’est très dur.

DJ  Je sais ! À un moment, il était tellement coincé qu’il s’est plongé dans les règles mathématiques de ce que je lui avais transmis presque un an auparavant. Il a fait une séance de méditation, il a ensuite joué sur ces chiffres, et c’est comme ça qu’il a débloqué la situation. Il a dû se mettre dans une situation de lâcher prise. C’est ce que nous avons fait, Sidi Larbi Cherkaoui et moi, sur notre version du Boléro, en 2013 à l’Opéra de Paris. Nous avons travaillé sans musique pendant trois semaines, nous nous basions uniquement sur les structures rythmiques parce qu’on ne voulait pas se laisser écraser par la puissance de l’œuvre. Il nous fallait une certaine résistance. Pour Skid, la musique a été créée dans des conditions particulières. Fennesz, avec qui je travaille depuis 10 ans, n’a eu que deux semaines pour ajouter la musique sur la pièce. Il m’a proposé des choses qui collaient trop à ce qui se passait sur scène, ça ne me satisfaisait pas totalement. Ce qui nous a sauvé, c’est qu’il avait sorti un album quelques mois auparavant. J’ai essayé quelques uns de ses morceaux, et c’est comme si cela avait été créé pour. Il a réajusté certains titres pour la pièce.

ÉD  Comment ça se passe dans la tête d’un danseur ? Il danse sur la musique ou il compte ?

DJ  Ça dépend des pièces. Pour Skid, toute la partie centrale est hyper comptée. J’aime bien mettre les danseurs dans des rapports très mathématiques car ça les met en transe. Ils sont dans des comptes qui font six-huit, six-deux, deux-deux… Ça n’est que ça. C’est douze pages de partition rythmique dans la tête. Tu ne peux pas lâcher une seconde sinon tu es perdu. Tu es amateur de danse ?

ÉD  Oui mais je connais peu de choses. J’ai vu pas mal de pièces d’Angelin Preljocaj. Quelques ballets à l’Opéra Garnier également. Mais pour moi, ce lieu, c’est avant tout le Fantôme de l’Opéra, c’est plein de fantasmes. C’est le premier livre de poche que j’ai lu, vers 8 ou 9 ans. Cette histoire d’amour, sous l’Opéra, m’a marqué ! J’ai pu visiter les sous-sols de Garnier, c’est fascinant de découvrir ce lac artificiel.

DJ L’eau est un élément important pour moi, notamment pour sa connexion avec l’inconscient. Pour la prochaine pièce que l’on jouera à Chaillot en mars 2020, on va recouvrir le plateau d’eau pour créer un lac noir. Moi j’adore ce théâtre car c’est notam-ment ici que se passe La Jetée de Chris Marker, dans les sous-terrains de Chaillot. Je suis obsédé par ce film et son rapport au temps. D’ailleurs, ce qui me fascine avec la musique, c’est qu’elle a le pouvoir de re-convoquer le temps.

ÉD  Tout à fait. Et si c’est le cas pour le public, ça l’est aussi pour moi ! Quand je rechante une chanson, je me retrouve dans l’émotion qui me traversait au moment où je l’ai écrite. Ce qui fait qu’il y a certaines chansons que je ne peux pas chanter…

DJ  Lesquelles ?

ÉD  « La baie » par exemple. Il y en a quelques unes comme ça, des histoires d’amour brisé… Ça me remet toujours dans cet état, alors j’essaie d’éviter ! Il y a suffisamment de choses compliquées à gérer par ailleurs ! Tu ne trouves pas que le XXIe siècle est très décevant ? Toutes les choses qui ont été mises en place, qui étaient pleines de promesses, ne se concrétisent pas. Les libertés régressent… Des choses que l’on pensait acquises ne le sont pas.

DJ  Ou sont remises en question. De voir qu’on se retrouve de nouveau avec des personnes qui pensent que la terre est plate me désole ! Mais malgré ça, je garde espoir.

Manford L. Eaton, « Bio-Music » Something Else Press, Barton, 1974.
Bibliothèque Alexandru Balgiu

ÉD  Exactement. C’est pour cela qu’on est là. C’est notre fonction d’artiste. On est dans l’art de la transformation. On transforme. On lutte contre la gravité.

Vestiaire

Entre introspection et mise en scène, Hugo Comte imagine le vestiaire de demain le temps d’une séance d’essayage.

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C.Q.F.D. de la nature relationnelle mode

Luca Marchetti

Depuis quelques années déjà, les programmes d’études supérieures consacrés aux dites fashion studies proposent une variété toujours grandissante d’enseignements sur les aspects les plus abstraits et conceptuels de la mode. On y trouve des cours qui en dissèquent l’imaginaire, qui analysent sa mise en image, qui étudient la psychosociologie ou la sémiotique du vêtement, ou qui explorent la pratique naissante du fashion curating… jusqu’à s’aventurer sur le sujet — toujours très polémique — de la mise à mort culturelle et industrielle de la mode-même.
Comme si la simple matérialité du vêtement n’était plus une pré-occupation pour les intellectuels de la mode de nos jours, la plupart des publications dans ce domaine, de l’éclairant Critical Fashion Practices qui analyse le travail des créateurs les plus ouvertement conceptuels de ces dernières décennies, jusqu’à Fashion Tales consacré au potentiel de la mode à inventer des imaginaires de fiction, semblent aussi suivre ce virage. Parmi les titres les plus inspirants, Thinking through Fashion mérite d’être considéré avec une attention particulière, car ce livre ne propose pas uniquement une lecture philosophique de la mode de ces trente dernières années, mais il démontre également que la plupart de la production vestimentaire contemporaine a comme effet principal de nous connecter à des expériences auxquelles nous n’aurions pas accès sans l’intermédiaire du vêtement. 

La mode y est présentée comme un agent relationnel qui nous permet d’appréhender “autrement” le corps, l’espace, nos semblables ou encore notre capacité d’imagination.

L’artiste anglais Leigh Bowery, performeur et créateur de vêtements, décédé dans les années 1990, avait été un pionnier dans cette exploration. En concevant ses tenues pour des performances présentées au sein de clubs ou lieux d’art londoniens, il veillait toujours à entraver la perception des cinq sens plutôt qu’à la favoriser. Par le dépaysement proprioceptif et la déformation de l’apparence, il souhaitait réécrire les codes de notre présence dans le monde. Si une telle approche radicale est envisageable de la part d’un artiste, on en retrouve aussi des traces dans le travail de créateurs de vêtements tout à fait tournés vers le prêt-à-porter.

Il suffit de citer Hussein Chalayan pour lequel la mode a toujours été un outil pour définir les mécanismes de construction de l’identité individuelle et collective. Dans son projet Place to Passage, par exemple, le vêtement est métaphorisé par un véhicule spatio-temporel susceptible d’accompagner l’individu dans les métamorphoses intérieures toutcomme dans ses déplacements géographiques.

Hussien Chalayan, Place to Passage, 2003.
Extrait de film, avec l'aimable autorisation d'Hussein Chalayan/Neutral.

L’écho des question-nements de Bowery et de Chalayan se ressent également dans l’approche au vêtement de Rick Owens, dont le sujet plus récurrent est notre relation à l’altérité, autant celle que l’on peut trouver à l’intérieur de nous-mêmes que celle dérivée d’une apparence physique plutôt humanoïde qu’humaine, ou alors, par une provocante reconfiguration du rapport à l’autre qu’il a même utilisé en tant qu’accessoire à même le corps des mannequins, lors d’un défilé.

La liste des designers de vêtement impliqués dans une relecture des codes de la représentation et de la construction du genre compte aujourd’hui un nombre impressionnant de noms. Parmi les moins connus et les plus originaux, le canado-jordanien Rad Hourani — basé entre Montréal et New York — a choisi l’axe de la neutralité, investiguée en tant qu’aspect inhérent à l’espèce humaine qui détermine autant l’émergence des traits de genre dans l’individu que nos relations de séduction et de communication avec l’autre.

Toutes ces problématiques sont visiblement proches de celles que l’on retrouve au cœur des disciplines artistiques parallèles à la mode, de la danse contemporaine jusqu’à l’architecture ou la performance. L’hybridation des approches artistiques est d’ailleurs un autre signe typique de notre époque et les fondations ouvertes par nombre de grandes maisons de luxe présentant une programmation à cheval entre mode et arts en sont une confirmation indiscutable. Certainement la Fondazione Prada de Milan, plus que d’autres, a saisi la nature relationnelle de la marque de mode dans le contexte de la culture de nos jours. Contrairement à plusieurs de ses homologues qui ont souhaité s’installer dans une création architecturale “monolithique” posée comme un objet urbain dans le tissu métropolitain, elle a plutôt choisi une approche plus fragmentaire et éclatée. La Fondazione n’a pas investi « un édifice », mais toute une série de micro et macro-structures déjà existantes, cousues les une aux autres par des interventions telles des passerelles, des tunnels ou des rampes inclinées. Considérée par le prisme de sa programmation, la forme de la Fondazione fonctionne tout à fait comme un miroir architectural d’un contenu artistique qui se veut aussi « relationnel ». Là où l’opération de l’archistar Rem Koolhaas a souhaité créer un réseau de sites indépendants et connectés entre eux par des interventions de raccord, le chef d’orchestre artistique du projet, Germano Celant, a imaginé une programmation essentiellement faite de projets collaboratifs, de performances, d’activités participatives et de commandes artistiques où le rôle joué par l’exposition d’œuvres en tant qu’objets est sensiblement secondaire vis-à-vis de l’importance accordée à la mise en relation entre artistes, publics et genres créatifs.

Bien que l’orientation relationnelle de la culture vestimentaire puisse paraître d’un premier abord surprenante, le phénomène paraît quasiment une évidence si l’on suit la perspective de Lucas Mascatello, artiste et stratège de marque vivant à New York. En dehors de tout contexte académique, dans un article publié sur la plateforme éditoriale SSense en septembre, il appliquait à la mode la notion d’« aposématisme », ou bien la stratégie qui permet aux organismes vivants de s’adapter à leur contexte de vie en émettant des signaux relationnels destinés à leurs semblables. La mode, matériau d’expression de l’individualité par excellence, serait alors utilisée par les individus pour mettre dans une relation logique la surabondance de stimuli identitaires véhiculés par l’environnement médiatique dans lequel ils vivent et par conséquent, pour maximiser leurs possibilités d’être compris et d’établir des relations avec leur contexte de vie.

En élargissant la visée d’une telle analyse au contexte de toute la culture dans son ensemble, le rapport relationnel que le vêtement nous aide à établir avec le monde pourrait bien façonner le futur proche de tout l’univers de la mode. Demain, la mise en relation entre les innombrables diversités que le monde globalisé a généré en vue d’une cohabitation heureuse risque de s’imposer à nous davantage comme une obligation que comme une opportunité.

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Fille d'aujourd'hui, femme de demain

Sigrid BouazizNatacha Ramsay-Levi

Après avoir officié aux côtés de Nicolas Ghesquière chez Balenciaga et Louis Vuitton, Natacha Ramsay-Levi est devenue la directrice artistique de Chloé en avril 2017. Une poignée de collections lui ont suffi à mettre en place une mode plurielle, teintée de romantisme et d’évasion. Il s’en dégage une décontraction spontanée, un chic qui se définit par une élégance naturelle, en opposition à une sophistication trop étudiée. Une qualité que l’on pourrait attribuer à la comédienne Sigrid Bouaziz : entre théâtre, cinéma d’auteur et rôles pour la télévision, la jeune femme incarne par sa capacité de déplacement une certaine idée de la modernité. Si Natacha et Sigrid ont déjà eu l’occasion de se croiser, elles n’avaient pourtant jamais pu s’entretenir l’une avec l’autre. Pour Revue, elles racontent leurs intuitions et leurs besoins de création.

Photographe Mélanie + Ramon
 Styliste Jack Borkett

Natacha Ramsay-Levi  Je t’ai découverte Sigrid à travers ton rôle dans Personal Shopper, le film d’Olivier Assayas. Ce que tu joues, tes choix, ta beauté très française m’ont donné envie de te rencontrer. C’est pour cela que je t’ai invitée à venir assister à nos défilés !

Sigrid Bouaziz    Nous avons des amis en commun mais nous n’avions jamais eu l’occasion de nous croiser. Je sais que ça peut sembler un peu superficiel de l’affirmer en introduction de cette discussion, mais la mode que tu proposes chez Chloé, c’est vraiment tout ce que j’aime, que ce soit dans les inspirations, les imprimés, la coupe. Il y a vraiment quelque chose qui touche à « une vraie personne ». Ça réconcilie avec la mode je trouve.

NRL  Tu es parisienne, n’est-ce pas?

SB  Tout à fait.

NRL  Il n’y a pas tellement de gens qui ont cette culture parisienne, qui habitent là depuis longtemps, connaissent bien les différents quartiers. Je crois qu’entre nous, il y a cette reconnaissance là également. Je retrouve une énergie qui est celle de Paris.

SB  Même si toutes les parisiennes ne sont pas pareilles.

NRL  Exactement. Mais il se dégage de toi quelque chose que je trouve très singulier, une sorte d’aisance naturelle.  J’ai l’impression qu’on peut te croiser autant à Saint-Germain que dans le 20e. 

SB  J’ai l’impression que l’on parle toutes les deux de cette même femme qui se nourrit culturellement de beaucoup de choses,qui est vivante dans la ville. 

NRL  Dès que tu commences à être un tout petit peu publique, il y a ce phénomène de personnes qui se reconnaissent. Je le vois maintenant avec Chloé et j’imagine que c’est aussi ton cas avec ta carrière. J’avoue que c’est un des aspects qui me plaît le plus. Les choses se font assez naturellement. Il se forme une communauté de points de vue, de façons de regarder le monde, de centres d’intérêt. Ce qui fait que lorsque l’on se rencontre pour la première fois, on a souvent l’impression que l’on se connaît déjà !

SB  Mais c’est une vraie question, de comprendre pourquoi et comment on se reconnaît. C’est comme une rencontre avec un metteur en scène. Il va reconnaître quelque chose en toi, et c’est presque inconscient. C’est ce qui s’est passé avec Olivier Assayas, avec lequel je n’ai pas passé d’essai. On s’est reconnus à un endroit. C’est assez mystérieux.

NRL  Oui ! C’est vrai que les filles que nous invitons au défilé, c’est parce que j’ai envie de les découvrir. Moi je suis obsédée par les femmes, sinon je ne ferais pas ce métier-là ! Le féminin est un sujet génial, et c’est également celui de Chloé. J’aimerais te demander quel est ton rapport à la mode ?

SB  J’ai un rapport amour/ haine avec ce milieu car je suis née dedans, mais je ne l’assume pas trop. Mon père a créé une marque qui s’appelle Ventilo et qui n’existe plus aujourd’hui.

NRL  C’est drôle, j’ai fait référence à cette marque il y a quelques jours ! Elle a fait partie de cette époque où le prêt-à-porter français était encore très créatif.

SB  J’ai donc grandi là-dedans. Ma mère, qui a été mannequin dans sa jeunesse, était la muse de mon père. J’ai commencé  à faire moi-aussi du mannequinat, un peu malgré moi. Mais j’ai toujours eu un rapport de défiance par rapport à ce monde-là. J’ai rencontré des gens biens et des gens moins bien. J’ai fait quelques campagnes, pour Vanessa Bruno ou APC. Je me souviens d’une série d’images géniales faites par Mark Borthwick. C’était les belles années où les photographes étaient libres de réaliser des campagnes créatives. Même si j’ai vécu des belles choses, j’ai décidé d’arrêter ça pour me consacrer au métier d’actrice  en passant le conservatoire et en refoulant la mode. Mais malgré moi, elle revient !

NRL  Oui mais désormais tu peux choisir, c’est une autre position.

SB  La mode, c’est toujours un peu compliqué quand tu es comédienne. Je ne voulais pas non plus qu’on m’identifie comme la « it-girl », je ne voulais pas qu’on m’enferme dans le cliché de la branchée parisienne : on ne sait plus ce que tu peux jouer car on te voit trop dans des images de mode… L’image ne doit pas primer sur ton travail d’actrice.

NRL Tu inities beaucoup de projets je crois ?

SB  Oui, j’essaie de dire des choses, que ce soit en mettant en scène
un spectacle ou en réalisant des courts-métrages ou des clips.Ce sont des outils différents, de la même manière que toi aussi dans la mode tu as à ta disposition différents moyens pour communiquer
un message.

NRL  Ça te permet également de ne pas être dans l’attente.

SB  C’est sûr que tu subis le désir — ou non — de quelqu’un. Tu passes ton temps à être choisi ou à ne pas être choisi. Il faut savoir que l’on t’adresse une majorité de « non » pour une poignée de « oui ». Ce sont des refus que l’on oublie sinon on deviendrait fou. Ce n’est pas toujours évident. Du coup, pour moi, faire les choses par soi-même est indispensable. Quand on est actrice, on a souvent un besoin d’expression qui est inaliénable. Monter ses propres projets est aussi parfois compliqué car dans le regard des autres, cela peut être interprété par : « Ah, elle ne travaille pas donc elle s’occupe en faisant ses propres trucs. » Mais ça n’est pas que ça. Je pense que si je travaillais beaucoup, j’aurais malgré tout ce besoin de m’exprimer à travers mes projets personnels. Ça part d’un vrai désir. Et toi, qu’est-ce que ça a changé dans ta manière de créer de te retrouver à la tête de Chloé ?

NRL  Cela n’a rien à voir. Jusqu’ici j’ai travaillé pour Nicolas (Ghesquière) pendant quinze ans. Et j’aurais pu continuer quinze années supplémentaires car il a un univers tellement étonnant, toujours en mouvement, qu’il est impossible de s’ennuyer. Mais j’ai passé mon temps à créer en essayant de mettre les lunettes de quelqu’un. Bien sûr, il y avait beaucoup de moi dans ce que je lui proposais, mais c’était pour la marque et pour lui. Aujourd’hui, il s’agit de définir ce en quoi, moi, je crois pour Chloé. Il n’y a pas d’autre filtre que le mien. Tout est différent, tout est pensé. Il y a la partie instinctive, que je connaisbien pour l’avoir pratiquée, et la partie réflexive où j’essaie de comprendre comment les choses s’assemblent, ce qu’elles véhiculent, comment elles se transforment en matière. Cela reste des messages de mode, mais quand même, il y a des messages qui passent. J’ai lu tel livre, mis tel artiste ou telle musique en avant, et tout cela parle. C’est génial de pouvoir s’exprimer ainsi, à la fois de pouvoir sortir ses obsessions et leur donner du sens. C’est quelque chose qui se nourrit et qui est très inspirant.

SB  Je retrouve chez toi un plaisir de la mise en scène de quelqu’un de vrai, tu sculptes des vêtements à partir de tout ce qui t’a nourri. C’est là où je trouve que la mode devient vraiment intéressante.

NRL  Avant les défilés, j’écris le texte de présentation avec Thierry, l’un de mes collaborateurs, et Pauline Klein, une amie écrivaine. La collection printemps-été 2019 s’intitule « Hippie modernism », titre emprunté à un catalogue qui regroupe les travaux de plusieurs architectes, artistes et réalisateurs. C’est après-coup que j’ai réalisé qu’il y avait dans ma vie, dans les objets et les livres qui m’entourent, plein de liens avec ces différents penseurs. Quand tu commences à tirer sur un fil, tu comprends que tout est lié et produit du sens. 

SB  Est-ce qu’il y a des motifs qui t’inspirent de manière récurrente ?

NRL  La mode a pour principe d’être changeante, j’adore ce media car il ne pose pas de limites sur les zones où tu peux poser ton œil. Par exemple, j’adore prendre un élément ringard pour le transformer en autre chose. C’est notre chance de faire ce métier, qui n’est pas vraiment de l’art et qui joue sur les références : pouvoir tout regarder. Il y a des leitmotivs qui reviennent, mais je ne regarde jamais la même chose. L’antiquité par exemple, pour ses formes simples. Les bijoux, avec leur charge émotionnelle, qui portent en eux une trace, un souvenir. D’ailleurs cette dernière collection — printemps-été 2019 —était très inspirée par les souvenirs de vacances. 

SB  Ça se ressentait énormément, c’était un vrai plaisir. Il y avait quelque chose de solaire, de jouissif, de très généreux, et ça fait du bien. 

NRL  Le corps et le vêtement doivent parler ensemble.

SB D’ailleurs, je tiens à te dire que ça m’a fait plaisir de voir ces mannequins avec ces fesses voluptueuses! Ça change de ce que l’on voit habituellement ! J’aime ce côté généreux et pas sage. Prendre les inspirations à plein d’endroits différents pour les faire siennes. On sent que tout est chargé de références, même si on a pas besoin de les re-connaître pour apprécier le résultat. Je viens de réaliser un film en 16mm, je suis actuellement en train de le monter. J’ai filmé ma maison d’enfance et son jardin. On retrouve cette question des symboles. Il y a énormément d’objets dans cette maison, c’est extrêmement chargé. J’ai repris toutes les poupées de ma mère, qui en possédait une centaine, et je les ai filmées une par une. Il y a également beaucoup de reliques de mon adolescence. J’ai adoré les utiliser. Tout le monde ne verra pas ce qu’il y a derrière, mais je suis sûre que leur charge d’histoire se sent.

NRL  Cette capacité à sentir, je crois que c’est un truc très féminin, quelque chose qui ramène à la figure de la sorcière. J’ai d’ailleurs lu cet été un livre qui s’appelle Rêver l’obscur, sous-titré femmes, magie et politique, écrit par Starhawk. Cette question-là est un peu à la mode aujourd’hui, mais je crois vraiment à la différenciation entre les hommes et les femmes. On a chacun un pouvoir un peu magique. Le notre est à un endroit assez spécial, dans l’émotion. C’est là-dessus que j’ai envie de travailler, parce que c’est ça que je ressens. C’est pour ça que j’ai des obsessions sur des femmes comme toi ! Pour moi, il y a quelque chose d’un peu magique à être une femme. Et qui dit magie, dit symbolisme. 

SB  J’ai beaucoup d’amies femmes, beaucoup de tribus, et c’est la chose la plus importante dans ma vie. Je suis émerveillée et bouleversée par ces amitiés féminines, toutes ces femmes guerrières qu’il y a autour de moi et qui sont toutes porteuses de quelque chose de très fort et puissant.

NRL  Pour le premier défilé, j’ai parlé de l’idée de « travailler avec les faiblesses ». Les années 80, cette idée de femme indépendante à épaulettes, ça n’a plus beaucoup de sens aujourd’hui. Nous sommes complètes avec nos forces et nos faiblesses. Il y a cette transparence, cette acceptation de montrer les deux faces, chez toutes les femmes que j’aime. Je crois que tu as mis en scène un spectacle autour de Sylvia Plath ?

SB  Oui, elle a une histoire tragique, elle s’est suicidée à l’âge de 30 ans, et pour autant, je me suis beaucoup reconnue en elle car elle était aussi une midinette. Elle n’était pas torturée comme pouvait l’être Sarah Kane. Quand tu lis son journal, tu la découvres en train de se regarder dans le miroir, à se demander si elle est bien habillée, à parler des nouvelles chaussures qu’elle a achetées. Je me reconnais en elle car moi aussi je suis parfois légère, obsédée par ces petits détails, et ça n’est pas pour autant que je n’ai pas des choses plus profondes à dire.

NRL  Toutes les femmes artistes que l’on admire travaillent sur ces oppositions. Il y a cette œuvre de Chantal Akerman que j’adore  : In the Mirror. C’est juste une femme qui se regarde dans le miroir d’une armoire et qui décrit son corps. C’est d’une simplicité extraordinaire et c’est très fort.

SB  Est-ce que le futur est un sujet qui te parle ?

NRL  Je suis très sur le présent. Pour moi, la seule question liée à celle du futur concerne la Terre. Le rapport à la technologie, c’est bien, mais je n’arrive pas à me concentrer dessus car il y a des choses plus préoccupantes. Je me demande s’il y a surtout des moyens de faire quelque chose maintenant pour notre planète car c’est extrêmement urgent. 

SB  Je suis complètement d’accord avec toi. 

NRL Il faut se poser les bonnes questions : qui on est, comment on vit, qu’est-ce qu’on fait. 

SB  J’ajouterais qu’il faut recréer du sens. Du lien.

NRL  De l’intelligence. 

SB  Dans ma génération, je ressens cette perte de sens. On traverse une crise identitaire.

NRL  Pour moi le vrai futur est de revenir à des problèmes très simples. Je pense notamment au texte de la céramiste Valentine Schlegel, qui a écrit ces phrases très simples dans l’un de ses catalogues. Cela s’appelle « notes pour un scénario d’un film autobiographique » : 

Je bats la terre
Je pose du plâtre
Je pioche un mur
Je pioche la terre
Je cloue du cuir
Je coupe du bois
Je rame
Je tourne un pot
Je fais des confitures
Je sculpte du bois
Je rame
Je mets mes godillots
Je roule pieds nus à la plage un cordage
Je plante
Je coupe les arbres
J’épluche
Je ramasse tout à la plage
Je brode

C’est très simple, c’est réduit à presque rien, et pourtant, je pense que le futur se rapporte peut-être à ça. Tout le reste abîme la planète. Comment faire que ces quelques lignes aient de la valeur ? C’est ça qui est important.

SB  Face à l’immobilisme, il faut revenir à des choses essentielles.

NRL  Un peu d’idéalisme, un idéalisme simple et courageux,
serait bien.

Sororité absolue

Face à un patriarcat déclinant et ravageur, Laura Coulson prône un futur féminin aux valeurs salvatrices, entre solidarité, compassion et transmission.

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Généalogies du futur

Kapwani Kiwanga

Il est toujours intéressant de voir comment circulent et évoluent les concepts, les appellations, les labels. La destinée fascinante des mots. Ainsi va du terme afrofuturiste qui depuis son apparition sous la plumede Mark Dery en 1994, a vécu déjà plusieurs vies. Sun Ra fait résonner les cuivres de la diaspora électronique des années 2000, basse en avant, des ruines de Detroit aux radios pirates de Londres. Sam Delany cruise dans les cinéma new-yorkais et invente avec Octavia Butler des mondes où d’autres genres et sexualités sont possibles. Et l’Europe danse sur les rythmes techno de l’Underground Resistance. Fin de la première bobine.

Un concept c’est un outil utile, unificateur, prenez le terme diaspora par exemple, mais l’outil est de sable, il ne tient que le temps de se dire et s’effrite aussi vite qu’il a été assemblé. L’espace culturel de l’Atlantique Noir est né au bord des plaques tectoniques et se nourrit des séismes successifs des vagues divergentes du cool, de l’adoubement par les milieux culturels et académiques qui ne savent trop quoi faire de ces Noirs et de leurs expressions que de les mettre en cage pour pouvoir mieux les étudier, les appréhender, les classer. Les rendre réels tout en s’efforçant de les effacer. Parce que les Noirs n’existent pas dans cette société. L’afrofuturisme est au cœur de l’expérience Noire, il est le point nodal qui relie tous les fils de la toile diasporique. 

Tu es Noir et tu regardes vers le ciel : afrofuturiste. Tu fais de la techno à Soweto. Afrofuturiste. Tu tries les déchets informatiques dans un dépotoir de Lagos : afrofuturiste. La seconde bobine s’effrite. Mais la force de la diaspora afroplanétaire c’est cette capacité au recyclage, à l’hybridation, à pouvoir sentir le sens du vent et s’en servir pour renvoyer les préjugés par l’ascenseur par lequel ils sont arrivés. Hollywood vomit un Black Panther américain jusqu’au cliché, alors que du Togo au Nigéria, de Dakar à Kinshasha, on entame une troisième bobine afrofuturiste, entre réalisme magique et spéculations, entre culture de masse et mondes de l’art contemporain. 

Afrogalactica, le projet proprement labellisé afrofuturiste en trois volets de Kapwani Kiwanga, naît au cœur de cette histoire, en 2012. Artiste, formée à l’anthropologie, Kapwani Kiwanga dessine, dans son travail aux contours multiples, une véritable phénoménologie Noire, celle de peuples dispersés mais toujours en lien, traversés par des savoirs qui sont communs et divergents en même temps. Elle cultive avec exigence et minutie, au fil de ses recherches et expositions, la fragilité et la nuance qui s’exprimait déjà dans Bon voyage, son film de 2005, réalisé pour la BBC. Déjà, il s’agissait de récit, de diaspora, de mythes, de corps déplacés, broyés par la machine travail. Notre discussion s’ouvre sur le deuxième volet du projet, The black star chronicles.

Peggy Pierrot          Pouvez-vous m’expliquer ce qui a motivé Afrogalactica II ? 

Kapwani Kiwanga  C’est la suite d’une série de trois conférences performées où j’incarne un scientifique du futur. C’est un projet qui a commencé en 2012, donc ça date un peu. Ces performances, je les réactive lorsque l’on m’invite à en livrer une interprétation, mais je ne les retravaille pas. Le premier volet, qui devait être le seul au départ, c’est un peu « afro-futurisme 1.01 ». Je parle de certains artistes afro-américains. En travaillant sur ce premier volet, j’ai pris conscience qu’il n’y avait pas de place pour les questions et points de vue féminins et les questions de genre dans ce que j’explorais et en même temps je n’arrivais pas à tout faire rentrer de ce que j’avais amassé. deuxième volet, parce qu’il ne servait à rien de forcer, d’essayer de tout faire entrer dans une seule performance. J’ai fait comme un abécédaire de l’afrofuturisme. Du coup, j’ai construit le second volet en prenant Octavia Butler comme point de départ. Il y a certains de ses livres que j’aime plus que d’autres, et plus que la forme ou certaines phrases, ce sont
ses idées que j’adore. 

Peggy Pierrot            Quel était votre point
de départ dans l’œuvre d’Octavia Butler ?

Kapwani Kiwanga Le point de départ c’était le premier tome de la Xenogenesis, Dawn et cette idée qu’après la séparation d’avec la terre, inhabitable, le fait de se retrouver dans un vaisseau perdu dans l’espace est l’occasion de  se repenser un peu, de repenser la société. Je pars d’une situation fictive et je retrace l’histoire avec des archives populaires qui montrent la création de races et de genres comme un processus intentionnel, que la création des hommes et des femmes résulte d’une intention. Je puise des exemples chez différents penseurs, je refais la généalogie des catégories. Par exemple,  je mentionne le cyborg et
le travail de Donna Harraway. J’explore aussi le concept américain de miscegenation, qui n’existe pas vraiment en français — on dirait amalgamation ce qui n’est pas très joli. C’est le mélange des races qui est exposé dans ce cadre.

Kapwani Kiwanga, Jalousie, 2018.
Avec l’aimable autorisation de l’artiste et de la Galerie Jérôme Poggi, Paris.

Kapwani Kiwanga, Vumbi, 2012.
Photographie numérique, tirage pigmentaire couleur.
Avec l’aimable autorisation de l’artiste et de la Galerie Jérôme Poggi, Paris.

l’Europe et l’Afrique, où on se projette dans un futur. Je pense que c’est afrofuturiste même si la technologie n’est pas mise en avant, car il y a la question du temps, celui avant et celui après nous, ce temps qu’on ne voit pas à l’œil nu.

La plaque européenne avance vers la plaque continentale africaine. On pense qu’elle passera en dessous à terme. On parle de temps géologiques ici. De centaines de milliers d’années. Cette question des continents tels qu’on les connaît est temporaire, cela changera comme cela a déjà changé.

Peggy Pierrot            Le lien entre la géologie et les minéraux est intéressant. On sait qu’on se tourne pour l’archivage longue durée vers le minéral. La relation à la pierre et à la transmission. On a reçu beaucoup d’archives gravées dans la pierre, que ça soit la pierre de Rosette ou les Tables de la Loi, pour en revenir aux questions mythologiques et religieuses. On sait aujourd’hui que les supports d’archivage numérique sont limités dans le temps et on cherche du coté des minéraux des façons de transmettre à plus long terme que sur les disques durs sur lesquels nous basons toute notre mémoire aujourd’hui.

Kapwani Kiwanga  La transmission orale persiste plus que par exemple les manuscrits de Tombouctou qui peuvent brûler, les informations sont peut être codées dans les histoires, mais sont plus sûrement gardées dans les coffres-forts du langage.

Peggy Pierrot            Évoquons le Sun Ra Repatriation Project. D’où vient l’idée du portrait-robot et l’idée de l’envoyer dans l’espace par radio transmission ?

Kapwani Kiwanga  L’idée a été de recom-poser un portrait de Sun Ra à partir du souvenir des gens qui ont travaillé avec lui. C’est le portrait qui ressort de ces souvenirs, un portrait- robot qui ne lui ressemble pas physiquement mais qui est le fruit fidèle de ces souvenirs, et qui nous renvoie à des thématiques qu’il a creusé, ce qu’est l’essence, la représentation au delà de l’image. La limite de l’image qui représente l’humanité et qu’on envoie à travers l’espace. On a peut-être quelque chose de plus juste avec quelque chose qui n’est qu’un collage de souvenirs qu’avec une vraie photographie. C’est de là qu’est partie l’idée du portrait-robot, avec l’idée aussi de questionner cette façon de représenter les gens qui est aussi une partie du système de violence de l’image et de la représentation dans un contexte sécuritaire.
La radioastronomie est venue quant à elle parce que c’est un des moyens les plus faciles pour faire voyager des données à travers l’espace et le temps. Ça m’a semblé être le meilleur moyen de communiquer sur de longues distances. C’est aussi un clin d’œil à la période de la guerre froide où beaucoup d’argent a été mis dans la conquête spatiale. C’était le vecteur qui permettait de lier ma pratique et tous ces travaux de recherche de vie extra- terrestre, et les thématiques abordées par Sun Ra lui-même.

 

Le troisième volet, qui date de 2014, s’appelle Deep space scrolls, (les manuscrits des confins de l’espace). Il fait la même durée mais effectue une sorte de retour au continent africain pour puiser dans les connaissances astrales et astronomiques anciennes, dans les runes et les ruines de l’empire zimbabwéen. Le contexte fictif de cette partie ce sont des relations qu’il y aurait eu entre des nations extra-stellaires et des humains dans le passé. Je creuse cette idée que la connaissance, la vie, vient d’ailleurs…

Peggy Pierrot            Vous avez évoqué plusieurs fois le rapport au savoir, à l’académie.

Kapwani Kiwanga  J’essaye toujours d’avoir différentes tonalités : académiques, des histoires du folkore, de la mythologie, des chansons traditionnelles ou populaires, mes mots, mes notes personnelles surtout. Je travaille toujours différents types de textualité pour garder un coté polyforme et une multivocale. J’ai une formation en religions comparées, et j’ai été vers l’art parce que ça m’intéressait, c’est pas anodin, cette dimension philosophique et spirituelle. Elle s’exprime au travers de langages codés, je continue à creuser cela dans mon travail sur les croyances au sens large, juste la force de croire m’intéresse, que ça soit une croyance spirituelle ou politique.
J’ai un autre corpus qui parle du futur, à travers le rapport géologique entre

Peggy Pierrot            Dans votre travail, il y a aussi les archives qui dénotent d’un intérêt fort pour la relation passé/présent/futur. Je pense à votre travail sur les Maji Maji.

Kapwani Kiwanga  Ma relation aux archives… Au départ ce ne sont pas tant les archives en tant que telles qui me motivent, mais d’abord l’envie de regarder, de poser des questions sur les événements, d’explorer ce qui a pu se passer. Ma recherche sur les Maji Maji commence d’abord par des histoires racontées par des personnes, oralement, un autre type d’archive en quelque sorte. D’une certaine façon, je pose la question du document : qu’est-ce qu’un document qui a valeur d’archive ? Quels matériaux sont reconnus comme témoins ? Et quelle place laisse-t-on à l’invisible ? À ce qui n’est pas écrit, pas calligraphié, pas photographié — la matérialité entre l’oral et l’écrit. La matérialité de manière générale, celle de la société occidentale dans laquelle j’ai grandi et j’évolue, dans laquelle ce qui existe doit être tangible parce que si c’est là physiquement ça existe et si ça n’est pas là, matériellement, ça n’existe pas. 
C’est la question de ce qui est occulté et effacé, dans les archives, qui m’intéresse. Du coup, pour rester dans cette thématique du futur, ce sont des archives accessibles avec lesquelles je travaille, des images que parfois on connaît déjà. C’est un processus de comprendre comment on en arrive à maintenant. Mais les archives ne sont pas quelque chose de sacré, d’hyper protégé. Pour moi les archives doivent être ça, manipulées, usées, vivantes. Dans mes installations lorsqu’elles sont présentes, quand elles existent, je fais de façon à ce que les personnes puissent les manipuler, ou moi-même je les manipule, je les plie, afin que les archives ne deviennent pas trop autoritaires, trop figées.

Peggy Pierrot            Autoritaires ?

Kapwani Kiwanga, White Gold Morogoro, 2016.
Vue de l’exposition « Ujaama » à la Ferme du Buisson, 2016.
Avec l’aimable autorisation de l’artiste et de la Ferme du Buisson. © Emile Ouroumov

Kapwani Kiwanga  Qu’elles ne parlent que d’une seule voix, hégémonique, qu’elles ne laissent pas de place à l’interprétation. Je fais référence aussi à l’autorité de celui qui peut dire, à l’autorité des faits. Derrière l’idée de faire ces conférences- performances, il y aussi une idée d’investir cet endroit de savoir qu’est la conférence, qui est aussi un de ces espaces autoritaires et espace de transmission comme l’archive. J’ai aussi envisagé cette forme car j’étais agacée d’entendre des gens parler avec autorité, avec un manque d’humilité dans leur relation à la transmission.

Peggy Pierrot            Est-ce que ça veut dire que vous n’avez pas de passion particulière pour les récits spéculatifs, la science-fiction  ou d’autres genres…

Kapwani Kiwanga  J’aime tout ce qui est fantastique, j’ai toujours été intéressée par le cinéma de zombies, par les vampires. La spéculation vient plus de la lecture de Butler. La spéculation comme méthode ou stratégie m’intéresse politiquement. C’est devenu plus clair au fur et à mesure que je formulais ce projet.
Mais le pouvoir de lutte et le pouvoir du récit ont toujours été en moi, la narration est au cœur de ce que je fais même si c’est de manière éclatée, que ce n’est pas toujours mis en avant. Les récits spéculatifs ou fantastiques, c’est une autre façon de regarder les mythes ou plutôt, je devraisdire les langages codés, les langages symboliques que je trouve assez forts. Ils travaillent sur différents niveauxde conscience et c’est ce qui m’intéresse.  Après cette période afrofuturiste et de science-fiction entre guillemets, je continuemais autrement, pas forcément en traversant mes spéculations ou récits personnels, à suivre et creuser des spéculations faites par d’autres personnes en ce qu’elles permettent de créer quelque chose de nouveau. La spéculation a une force politique. On voit les effets de pouvoir du récit dans nos sociétés, dans les familles. On le voit dans les chances qu’on se donne et que l’on donne aux autres.

Kapwani Kiwanga, vue de l’exposition « The sum and its parts », Reva and David Logan Center for the Arts, Chicago (États-Unis), 2017.
Avec l’aimable autorisation de l’artiste et de la Galerie Jérôme Poggi, Paris.

Le langage performe, on le voit, alors la spéculation c’est se donner la possibilité de voir les choses différemment, c’est nous autoriser à penser que d’autres choses peuvent exister, que l’on est pas si loin que ça de voir nos pensées se matérialiser. La spéculation peut-être de tout ordre. Puisque que je performe dans le registre universitaire, ce n’est pas de la narration littérairecomme peut le faire un écrivain. Je me plonge dans les termes et tournures de phrases universitaires. Mais il y a d’autres spéculations dans le politique, le Black Panther Party dansses choses bien ou moins bien tenait de ce type de tentative. C’était aussi une spéculation : et si on prenait les armes et on s’occupait de nous-même ? La spéculation c’est partir de cet état présent et se projeter dans un futur imaginé qui soit autre. De manière générale, il y a une obsession du futur auquel s’ajoute une angoisse. On peut regarder à quel moment de l’histoire sortent le plus de films apocalyptiques, l’angoisse du futur c’est d’abord l’angoisse du présent.

Présence à l’instant

Le futur n’est qu’anticipation. Marton Perlaki connecte ce temps en suspens avec la danse, entre instantané et improvisation.

De la Terre à la Lune

Fondée en 1958, la NASA — l’agence spatiale des États-Unis —  est l’une des organisations mondiales la plus investie dans la conquête de l’espace, comme en témoigne cette iconographie historique.

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Nouvelles de demain

Rirkrit Tiravanija

L’artiste thaïlandais Rirkrit Tiravanija est volontiers reconnu comme l’un des plus influents de sa génération.
  Ses travaux défient les descriptions traditionnelles car sa pratique associe la créationclassique d’objets, les perfor-mances, publiques ou privées, l’enseignement ainsi que d’autres formes de services publics et d’actions sociales. Il invite le spectateur à prendre part à l’expérience en temps réel et à l’échange dans la création artistique.
Participer et faire participer sont des éléments-clés dans la pratique de Tiravanija. Comme il le dit lui-même, le terme « relationnel » peut s’appliquer à la majeure partie de ses travaux. Ses œuvres, qui explorent le rôle social de l’artiste sont, pour le curateur Nicolas Bourriaud qui les a régulièrement citées, représentatives de sa conception de l’art relationnel.

 

 

Hamid Amini             Votre dernière exposition à la galerie Gavin Brown’s Entreprise présente une série de tableaux inspirés par Philip Guston, représentant un mur et faisant clairement référence à l’autorité. Selon vous quels changements sont apparus dans l’art depuis l’investiture de Trump ?

Rikrit Tiravanija      L’opinion s’est beaucoup divisée. Il y a davantage d’ignorance, de peur, et avec l’investiture de Trump, les nationalistes (blancs) se sont enhardis. Le monde de l’art est pris au piège du mondialisme et des profits de l’économie de marché. L’art devient hors de propos, il se met à genoux et se voit réduit à un simple produit décoratif.     

Hamid Amini             Pensez-vous qu’il existe une différence entre les artistes occidentaux et les artistes des pays d’Asie ? Dans une interview, vous déclarez que les artistes asiatiques n’ont rien d’autre qu’eux-mêmes comme point de départ… Comment avez-vous débuté ? Étiez-vous déjà bien familiarisé avec l’histoire de l’art ? Comment vous frayiez-vous un chemin dans l’histoire de l’art occidental en tant que thaïlandais ? Et ces questions sont-elles même pertinentes ? 

Rikrit Tiravanija      Selon moi, l’amnésie de l’histoire (du passé) résultede la modification des lieux de création, et de la nature de l’art et de son univers. Je pense donc qu’il est important de comprendre vraiment l’histoire, les traditions, les intentions et les combats, de trouver comment on peut appliquer ses idées dans le monde actuel et d’avancer vers l’avenir.   

Hamid Amini             Vous travaillez souvent à partir de l’absence d’objets ou d’actes. Vos cours s’intitulent en général « Comment ne pas travailler » ou « Créer sans objets ». Pensez-vous qu’il existe une présence dans l’absence ? Comment traitez-vous la notion de manque ? 

Rikrit Tiravanija      Le manque est la peur de l’absence, mais là encore je pense qu’il s’agit de la perspective culturelle que chacun de nous entretient avec la valeur de la vie. Nous naissons nus et nous quitterons ce monde sans objets, c’est inévitable, et le fait de bâtir son existence sur de faux postulats est au cœur des problèmes du monde dans lequel nous vivons. Je pense que les objets n’ont pas de valeur à moins qu’on les utilise, et c’est à travers leur utilisation qu’ils trouvent leur signification, que les relations apparaissent.

Hamid Amini             La cuisine est essentielle dans votre pratique. En 1992 vous avez mis en place une exposition baptisée Untitled (free) à la 303 Gallery, à New York, convertie pour l’occasion en cuisine où vous avez servi gratuitement du riz au curry thaï. Cuisinez-vous parfois seul, pour vous ? 

Rikrit Tiravanija      Tout le temps.

Hamid Amini             Quelle est votre boisson préférée ?

Rikrit Tiravanija      Le Negroni.

Hamid Amini             Vous semblez beaucoup apprécier le rôle d’enseignant. Que vous apporte l’enseignement ? Pensez-vous que tous les artistes devraient enseigner au cours de leur carrière ? Comment définiriez-vous le terme de générosité dans votre pratique ?

Rikrit Tiravanija      J’enseigne parce que j’aime rencontrer des gens, ça me permet de rester en contact avec les autres. Mais c’est aussi un acte d’opposition, car je n’adhère pas à l’idée d’ « apprendre » aux autres comment devenir artiste. Je trouve que l’institution de l’enseignement et l’étude (de l’art) relèvent d’une démarche erronée. On professionnalise quelque chose qui devrait être entre les mains d’amateurs. Je ne pense pas que les artistes doivent devenir des professionnels, je suis devenu artiste parce que je ne voulais pas être un professionnel. C’est contre-intuitif.

Rirkrit Tiravanija, « Une rétrospective (tomorrow is another fine day) », Paris-Musées, Paris, février 2005.
Conception graphique de M/M (Paris).

Rirkrit Tiravanija, « Une rétrospective (tomorrow is another fine day) », Paris-Musées, Paris, février 2005.
Conception graphique de M/M (Paris).

La vie en noir

Profondes et noires comme le cosmos, les images de Liam Warwick se lisent autant comme une allégorie monochrome du futur que comme un espace mental en expansion.

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Le secret des oasis

Loïc HenryGolgotha

Note: Cette nouvelle est écrite en forme de spirale : le premier chapitre est au centre puis le récit ondule d’avant en arrière pour atteindre ses deux extrémités, le début et la fin.

STANCE 4

Le char à voile glissait dans le désert sans se soucier des pierres qu’il projetait au loin. Son ombre vespérale se dilatait ou se condensait sur la rocaille au gré de la topographie et du cap choisi par le navigateur. Le sol irrégulier sous les larges roues et la colère du vent dans le grand hunier inquiétaient un peu Hegazti, qui craignait qu’une rafale fourbe ou qu’une roche ne déséquilibrât leur embarcation. Les deux autres passagers ne semblaient guère s’émouvoir des embardées et des accélérations subites ; aucun d’eux ne doutait des talents de l’homme qui s’affairait près de la poupe. Le char serpentait dans les canyons, contournait les amas rocheux et se jouait du dénivelé pour rejoindre l’oasis de l’Arlequin, située à plus de trois cents kilomètres de leur point de départ.

Personne ne parlait ; la plainte des voiles, le claquement des haubans et l’entrechoquement des pierres rendaient toute conversation vaine. Chacun contemplait le désert : les falaises fauves illuminées par le crépuscule, les champs de cailloux acérés à tribord, les sommets asymétriques à l’horizon. Combien de fois ses compagnons avaient-ils accompli ce voyage ? Yahto se trouvait à la lisière de l’âge mûr ; quelques traces blanches parsemaient sa chevelure ébène et de fines ridules s’invitaient sur son visage glabre. S’il était un peu jeune pour exercer de telles responsabilités, que dire de Kiyoe ? À peine sortie de l’adolescence, elle promenait sa silhouette éthérée sur le pont tandis que ses yeux en amande voletaient sans cesse, comme pour lamper les paysages jusqu’à plus soif.

Images par Golgotha

« Drôle de binôme », pensa Hegazti.

D’habitude, ses interlocuteurs observaient à la dérobée sa longue crinière blanche et les sillons que le temps avait creusés sur son visage pendant plus de neuf décennies. Pourtant, depuis son arrivée trois jours plus tôt, personne n’y prêtait attention. Dans les regards furtifs et les moues éphémères, elle ne lisait ni incrédulité ni doute, comme si tout le monde se moquait de son apparence.

Au loin, les premières flèches transperçaient l’horizon. Hegazti comprit vite que les distances étaient aussi trompeuses dans le désert qu’en mer :
il leur faudrait encore plus d’une heure pour atteindre leur destination. Elle avait choisi ce lieu le matin même pour échapper à l’emprise doucereuse de la capitale et pour quérir des tranches de vie plus naturelles, moins scénarisées.

« Ils n’auront pas le temps de tout préparer, cette fois », songea-t-elle.

STANCE 5

« Qui voulez-vous rencontrer ? »
La question de Kiyoe surprit Hegazti.
« Le chef de cet endroit. Je ne sais pas comment vous l’appelez… »
Yahto et Kiyoe échangèrent des regards gênés, comme pour laisser l’autre trouver une réponse appropriée. L’homme se lança enfin :
« Dans quel domaine ?
– En général… Qui coordonne la gestion de l’oasis de l’Arlequin ? »
Recroquevillée sur elle-même, Kiyoe souffla, d’une voix à peine audible :
« Personne. »

Hegazti s’efforça de ne pas laisser transparaître son agacement, car elle sentait ses interlocuteurs sincères. « Dans une situation où les pouvoirs sont partagés, cherche celui qui choisit la répartition des richesses et celui qui détient l’usage de la force ; s’il s’agit de la même personne, tu auras trouvé le chef, quel que soit son titre », lui avait dit un de ses premiers professeurs.

« Qui prend les décisions budgétaires ?
– Personne, répéta la jeune femme.
– Qui dirige l’armée, la police ?
– Il n’y a pas de militaires ou d’unités de maintien de l’ordre ici. »
D’un sourire, Hegazti balaya l’instant, comme si le sujet n’avait pas d’importance :
                 « Nous pouvons nous promener à notre guise ?
– Oui, bien sûr, répondit Yahto. Souhaitez-vous que nousvous accompagnions ?
– Avec plaisir, vous me guiderez… »

L’oasis se composait de plusieurs niveaux autour des trois bassins. Les réservoirs supérieurs, situés aux deux extrémités de la cité et distants d’à peine trois kilomètres, couvraient chacun une surface proche de deux hectares. Les abords n’étaient pas aménagés, et les rares bâtiments qui les ceignaient semblaient remplir une fonction utile plutôt qu’esthétique ou d’habitation, peut-être pour récolter l’eau potable. En contrebas, la ville s’étirait autour d’un large étang elliptique, alimenté par des canaux qui ondulaient le long de la roche. Au vu de la superficie et de la densité de construction, Hegazti estimait la population à environ quarante mille âmes. Le trio chemina sans but réel dans la cité pendant une heure. À chaque carrefour, Hegazti choisissait l’artère la plus peuplée : l’humain était sa matière première, et elle n’avait pas besoin d’échanger avec les habitants pour déceler les signes non verbaux, plus révélateurs et plus fiables que les paroles. Elle exerçait ses talents de pyscho-éthologue pour la Ligue depuis plus de sept décennies, sur la base d’un concept fondateur : personne ne pouvait comprendre les interactions humaines en profondeur sans intégrer leur part d’animalité. Comme tout groupe de mammifères, femmes et hommes répondaient à des codes sociaux façonnés par des millénaires d’évolution. Les sociétés humaines étaient plus complexes que celles des singes ou des cétacés, mais il s’agissaitd’une différence de degré et non d’état.

Plus le temps passait, plus Hegazti se sentait mal à l’aise. À moins d’une comédie collective, la multitude d’individus croisés aurait dû lui permettre d’esquisser une carte liminaire de cette micro-société et de déceler les premières émotions récurrentes. Dans les échanges qu’elle avait observés lors de leur balade, elle n’avait pas discerné les indices habituels : le jeu subliminal d’un mâle dominant au milieu d’un groupe, le regard acerbe des femmes quand une vénus locale attirait l’attention des hommes alentour, les tics de communication des marchands face à leurs clients. Tout était à la fois plus neutre et plus dense, comme lors de ces rares moments de magie avec un ami où l’on abandonne les masques conscients et inconscients.

Un instant, elle oublia les habitants pour se concentrer sur le lieu. S’ils n’affichaient pas de richesses ostentatoires, les bâtiments et la voirie semblaient propres et en bon état ; aucune trace de pauvreté ne parsemait les quartiers. Bien entendu, quelques heures étaient suffisantes pour écarter les mendiants et enfermer les fauteurs de troubles, mais pas pour rénover les routes et les murs ou pour s’occuper de l’apparence de toute une population.

STANCE 3

Accompagnée de Kiyoe et Yahto, Hegazti avait l’impression de déambuler dans un gigantesque parc d’attractions à l’échelle d’une ville. Chaque habitant de l’oasis de la noix vaquait à ses occupations — réelles ou factices ? — sans se soucier des dignitaires ou de l’étrangère à leurs côtés. Personne ne les apostrophait, ne les félicitait, ne les critiquait ou ne leur soumettait une quelconque requête. Ce simple fait sonnait faux : dans quel monde les symboles du pouvoir passaient-ils inaperçus lorsqu’ils se promenaient dans les rues sans escorte ?

En connaisseuse, elle apprécia le travail nécessaire à une telle perfection : pas un geste ou un mot ne venait troubler le tableau idyllique, pas même une œillade involontaire ou un éclat de voix au loin. Certes, la visite de l’émissaire de la Ligue était annoncée depuis des mois, mais une telle organisation révélait que cette planète souhaitait à tout prix cacher un lourd secret.

Elle décida de tester un habitant au hasard, autant pour étudier ses réactions que celles de ses deux compagnons de marche. Elle s’approcha d’un homme seul, assis sur un banc :
« Bonjour, je m’appelle Hegazti. »
Nullement surpris, l’inconnu se tourna vers elle.
« C’est un nom étrange, je ne l’avais jamais entendu avant. De quelle oasis venez-vous ?
– Aucune, je viens d’ailleurs.
– Vraiment ? »

Il se redressa, soudain intéressé.
« Nous sommes d’habitude à l’écart des traces commerciales, touristiques ou militaires.
                 – Et pourquoi, à votre avis ?
– Makhtesh n’offre aucune utilité géopolitique et n’est pas riche de minerais ou de matières premières. Et peu de Seuils sont en lien    avec notre planète.
– Vous êtes tranquilles, en somme. »

L’homme sourit de ce résumé.
« Oui, c’est un peu cela…
– Et vous n’avez pas envie d’aller voir ailleurs ?
– La situation est tendue en ce moment, non ?
– Cela dépend où… Il y a en effet quelques différences de vues sur la souveraineté de plusieurs planètes. »

Hegazti s’en voulut un peu de son euphémisme : un tiers des mondes étaient en conflit ouvert avec un autre, sans compter les guerres civiles. L’homme enchaîna aussitôt sans argumenter :
« Et d’où venez-vous ?
– De Johor.
– C’est une planète de la Ligue, non ?
– Oui.
– La Ligue… murmura-t-il. J’espère que vous n’amenez as la mort avec vous… »

Malgré la force des paroles, le ton était candide, presque désinvolte. Hegazti s’apprêtait à nier, mais ces décisions ne dépendaient pas d’elle ; elle s’en tira avec une pirouette.
« Vous croyez que la Ligue écoute les conseils d’une vieille femme peur ses choix militaires ? »

Ils continuèrent à deviser quelques minutes : l’homme se comportait de manière naturelle. « Apparemment naturelle, presque trop… », pensa la psycho-éthologue.

Elle rejoignit Yahto et Kioye pour poursuivre leur flânerie dans la cité ; Hegazti s’adressait aux habitants de temps à autre et recevait en retour des réponses directes, naïves parfois. Enfin lassée, elle se dit qu’il fallait mettre un terme à cette mascarade.

« J’aimerais visiter une autre oasis.
– Oui, si vous voulez, murmura Kiyoe. Laquelle ? »
Hegazti s’attendait à une suggestion. Elle savait que ses hôtes imaginaient un déplacement en aéronef ; aussi, elle biaisa :
« Vous avez une carte ? »
Yahto lui tendit une console dont l’image était centrée sur leur position. Hegazti joua un instant avec les fonctionnalités du logiciel avant de leur montrer un point plus à l’est.
« Là. »

De concert, Yahto et Kiyoe se penchèrent pour lire le nom du lieu. La jeune femme fut la plus prompte à réagir.
« L’oasis de l’Arlequin ? Il n’y a pas d’astroport là-bas : le trajet se fait généralement en char à voile. Quand voulez-vous partir ?
– Dès que possible.
– Cet après-midi ?
– Parfait. »
Habituée aux échanges diplomatiques, Hegazti masqua sans peine sa surprise : elle s’attendait pourtant à une litanie de motifs fallacieux pour la détourner de son choix ou pour retarder leur départ, et non à un accord aussi rapide et inconditionnel.

STANCE 6

« D’après ce que j’ai compris, vous gérez l’approvisionnement  en céréales de la cité… », souffla Hegazti.

Genos, un petit homme rondelet au visage d’ange, hocha la tête de droite à gauche, à mi-chemin entre l’approbation et le rejet.

« Oui et non. J’importe en effet des céréales, mais aussi des fruits,    des légumes, du poisson, de la viande : tout ce qui est alimentaire et non raffiné, non traité. Toutefois, je ne suis pas seul : nous sommes    quatre dans ce cas, plus d’autres intervenants mineurs pour lesquels    cela représente une activité annexe.
– D’accord. Et qui dirige cette activité au niveau de la ville ? »

Genos se figea comme si la question n’avait aucun sens puis finit
par murmurer :

« Personne. Je suis libre de commander ce que je veux
et de le vendre ensuite.
– Les autres aussi ?
– Oui, bien sûr. »

Avec une pointe d’amusement, Hegazti songea que cela plairait aux dirigeants de la Ligue, qui s’était d’abord façonnée comme une alliance commerciale de planètes à vaste potentiel marchand.

Dans l’histoire de l’expansion spatiale, l’économie de marché n’était pas le système majoritaire, non par manque d’efficacité, mais parce qu’il était intrinsèquement fragile. Les guerres, les révolutions, les religions, la fracture de la société en communautés polarisées, les injustices et les inégalités — réelles ou perçues — lui portaient en général un coup fatal avec l’arrivée aux commandes d’un homme fort, qui choisissait souvent de consolider son pouvoir en encadrant la sphère économique.

« Le système est le même pour toutes les oasis de Makhtesh ?
– Oui.
– Et les règles sont fixées à l’échelle planétaire ou locale ? »

À nouveau, Genos oscilla, indécis, avant de répondre :
« Il n’y a pas de règles…
– Pour les contrats par exemple, comment…
– Il n’y a pas de contrats, l’interrompit-il.
– Pardon ?
– Nous nous mettons d’accord, voilà tout.
– Et en cas de problème ? »

L’homme haussa les épaules, comme pour signifier que le sujet ne revêtait pas la moindre importance pour lui. Son attitude reflétait pourtant une franchise absolue, sans aucun signe usuel de mensonge. Ils discutèrent encore quelques minutes puis elle rejoignit Yahto pour lui soumettre la question qu’elle rechignait d’ordinaire à poser, préférant déduire la réponse elle-même à partir de ses observations.

« Quel est le système politique de Makhtesh ? »
Yahto lui décocha un sourire solaire.
« Aucun.
                 – Qui gouverne les oasis ? Et la planète ? »

Avant même qu’il ne réplique, Hegazti savait quel mot il allait prononcer :
« Personne. »

Elle s’approcha de son interlocuteur pour ne pas perdre les signes verbaux ou corporels : le moindre détail pouvait livrer autant d’informations qu’un long discours. En articulant chacun de ses mots, Yahto expliqua :
« Ici, les systèmes politique et économique sont fractals : ils sont invariants par changement d’échelle. Les diverses activités ne sont pas régulées, pas plus dans les oasis que sur la planète elle-même. Notre seule concession est une capitale tournante parmi les cités en bord de mer pour les échanges avec l’extérieur. Cette année, c’est l’oasis de la noix qui tient ce rôle.
– Et comment Kiyoe et vous-même avez-vous été choisis ? Élus, désignés, nommés…
– Nous étions disponibles au moment de votre venue, c’est tout. »

Hegazti ne répondit pas ; elle avait besoin de réfléchir. Parmi la myriade de mondes qu’elle avait visités au cours de sa vie, elle avait observé de nombreux régimes politiques : monarchie, théocratie, démocratie, oligarchie sous maintes formes et systèmes autoritaires à foison — dictatoriaux, militaires, collectivistes. Quelle qu’en soit la variante, jamais elle n’avait rencontré d’anarchie fonctionnelle à l’échelle planétaire. Même les expériences en cercle plus restreint débouchaient tôt ou tard sur une voie plus classique, le plus souvent après un bain de sang. Les explications étaient multiples, mais Hegazti considérait que l’anarchie contredisait les normes éthologiques que l’évolution avait imprimées en l’homme. Les sociétés, comme la nature, avaient horreur du vide : in fine, quelqu’un détenait le pouvoir, prenait les décisions pour le groupe, accumulait plus de richesses que son voisin ou connaissait plus de succès avec le sexe opposé — ou le même, c’était selon. Les chimpanzés mâles se battaient parfois à mort pour occuper le sommet de la pyramide afin de bénéficier des faveurs des femelles les plus séduisantes ; les rats développaient une organisation exploiteurs, exploités, autonomes, souffre-douleurs ; dans une meute de hyènes tachetées, les femelles étaient toujours dominantes, et ce trait héréditaire condamnait ainsi à mort toutes les sœurs de la portée.

Le monde décrit par Yahto n’était pas crédible pour une psycho-éthologue expérimentée comme Hegazti.

STANCE 2

Le Seuil reliait une planète mineure en cours d’affiliation à la Ligue avec Makhtesh. Il s’ouvrait au fond d’un abysse de presque douze kilomètres de profondeur, à mi-chemin entre le tropique et le pôle Nord. Hegazti connaissait déjà le pilote, Nuz, un ancien Explo qui avait abandonné la topographie et la recherche des Seuils à l’aube de son demi-siècle pour une place plus tranquille au service de la Ligue. Bien que taciturne, son compagnon de voyage ne lui déplaisait pas ; leurs conversations étaient rares, mais denses, sans passage obligépar de stériles discussions visant seulement à meubler le silence.

Elle avait appris la veille que Nuz avait participé à la découverte de deux Seuils au cours de sa carrière, dont l’un reliait l’immense mer intérieure de Johor à un monde emmailloté par des océans colériques, riches d’hydrocarbures. Au vu des profondeurs, l’exploitation était trop coûteuse, mais disposer de telles réserves pouvait s’avérer utile, notamment en cas d’embargo.

Une fois amarrée à l’astroport, la navette s’ouvrit enfin pour libérer Hegazti. Un homme d’une trentaine d’années et une jeune femme patientaient au milieu du quai, sans escorte, immobiles malgré le vent qui se jouait de leur chevelure.

« Plutôt minimal comme accueil diplomatique », pensa la psycho-éthologue.

Lorsqu’elle posa le pied sur la marche, elle ne put réprimer un frisson. Malgré son ample expérience, fouler un nouveau sol l’affectait toujours autant. Makhtesh portait la référence deux cent quarante-sept, et la première exploration datait de presque un millénaire. Au début de la colonisation spatiale, la multitude de planètes offrait aux hommes une promesse de paix. La plupart des conflits sur l’ancienne Terre étaient liés aux ressources : territoires, sources d’énergie et, surtout, eau potable. La découverte du premier Seuil dans la fosse des Mariannes appartenaità l’histoire : elle avait ouvert la voie vers une kyrielle de mondes au moins partiellement océaniques. Puisque les ressources devenaient soudain presque infinies, il n’était plus utile de se disputer pour les partager, et une vague d’espérance avait submergé la Terre.

Pourtant, après une courte période calme, les guerres avaient repris. Seule l’échelle avait changé : au lieu de se battre entre pays, on s’affrontait maintenant entre planètes. Le logiciel humain s’était adapté sans vraiment modifier son fonctionnement. Aucun monde n’avait échappé aux conflits — internes ou externes — au cours du siècle dernier ; tous avaient connu les affres de la guerre.

À l’exception de Makhtesh, en paix depuis plus de cinq cents ans.

STANCE 7

La description de Yahto n’avait aucun sens.

Makhtesh n’abritait ni organisation centrale ni gouvernement planétaire ;à l’échelle locale, il n’y avait ni chef, ni groupe de décision, ni processusdémocratique. Aucune loi ne régissait les sphères privées ou profession-nelles ; les juges et les tribunaux n’existaient pas, pas plus que les prisons ou les unités de maintien de l’ordre. La propriété individuelle était présente sans être codifiée ; les impôts étaient payés sur une base volontaire, sans règles ni contraintes. Une force armée moderne était affectée à un seul but : la défense des trois Seuils éparpillés dans les océans. Conquérir Makhtesh coûterait cher en temps, en matériel et en soldats, alors que l’intérêt de la planète demeurait très limité en raison de ses faibles ressources énergétiques et de ses rares Seuils. Cela expliquait sans doute le peu d’entrain des chefs de guerre : certains avaient bien essayé de percer la protection de Makhtesh, mais ils avaient vite deviné que la conquête épuiserait leurs capacités militaires, sans leur apporter de contrepartie notable. 

Toutefois, si le comportement extérieur se comprenait, cela ne justifiait pas qu’un système contre-nature de l’avis de Hegazti eût pu perdurer aussi longtemps. Certes, la vie semblait douce et plutôt égalitaire dans les quatre oasis que Hegazti avait visitées, sans pauvreté visible, mais certains paraissaient mieux lotis que d’autres. Un orateur plus adroit que les autres, un putsch militaire, une révolution populaire, une alliance de circonstance auraient pu — auraient dû ? — chambouler cette incongruité politique. 

Il manquait une pièce au puzzle…

Si les rencontres diplomatiques n’avaient pas toujours de durée définie, le standard se chiffrait en journées. Comme ses hôtes ne manifestaient pas le moindre agacement, elle visita six oasis, proches de son point d’amarrage ou plus éloignées ; elle discuta avec des éleveurs, des industriels, des soldats, des artisans, des professeurs, des pêcheurs, des médecins ; elle écouta les leçons dans les écoles, les chansons sur les écrans collectifs, les blagues sur les marchés. Aucun instant ne sonnait faux en lui-même : il aurait pu se produire sur Johor ou ailleurs. C’est l’impression d’ensemble qui induisait un malaise, une sensation de feinte ou de trucage.

Au bout d’une vingtaine de jours, elle comprit ce qui la chiffonnait : l’absence. 

L’absence de disputes pour des broutilles, de remarques acerbes dans un couple, de remontrances d’un parent à son enfant, de sous-entendus teintés de poison. Il ne s’agissait pas seulement d’un vernis culturel puisque les visages comme les gestes confirmaient cette quiétude ambiante.

La lumière vint du troisième hôpital qu’elle visita dans l’oasis du croissant, l’une des plus grandes du continent sud. Au détour d’une conversation avec la directrice qui lui fournissait moult données chiffrées, l’esprit de Hegazti s’égara dans des calculs de ratios pour ne pas lui montrer qu’elle aurait préféré vagabonder sans notice explicative à ses côtés, les sens en éveil. Puis ils déboulèrent dans la salle où quatre infirmières prenaient une pause avant de retourner au chevet des malades. Si les soignantes avaient toujours émoustillé les sens des hommes, peut-être aussi grâce à l’attention qu’elles leur prodiguaient dans des moments difficiles, ces quatre jeunes femmes auraient attiré le regard dans n’importe quelle situation, même vêtues d’un simple sac de jute. Leur peau, leur chevelure et leurs yeux usaient de toute la palette de couleurs que la nature offrait, et chacune tutoyait la quintessence de la splendeur féminine.

« C’est vrai que le personnel est beau dans cet hôpital, les femmes comme les hommes », songea Hegazti.

Comme dans ce quartier.

Comme dans cette oasis.

Comme sur toute la planète…

STANCE 1

« Et comment s’appelle cette anomalie ? » demanda Hegazti.

Avant de répondre, Marco laissa filer quelques secondes.
« Makhtesh.
– Quel est l’intérêt pour vous ?
– Vous ne trouvez pas curieux qu’une planète n’ait connu aucun conflit depuis plusieurs siècles ?
– Si, bien sûr. Cela me passionne, mais vous ? Vous êtes l’un des sept membres du Collège de la Ligue, et vos décisions affectent des dizaines de mondes et des milliards de personnes.  Quelle importance revêt Makhtesh à vos yeux ? »

Marco se leva pour arpenter son bureau sans prononcer un mot. Soudain, il agrippa une simple chaise et s’assit très près de la vieille femme.
« Pourquoi la Ligue grossit-elle sans cesse depuis des siècles à votre avis ?
– Parce qu’elle est l’une des premières puissances militaires dans l’univers.
– Oui, mais encore ?
– Parce qu’elle est riche et qu’elle peut financer son expansion.
– Juste. Et pourquoi est-elle si riche ?
– Pour trois raisons : elle est développée technologiquement, elle a créé un système juridique fiable et elle laisse une liberté économique à ses sujets.
– Précisément. Le Collège n’intervient pas dans les affaires ou si peu ; il se contente de fixer des règles simples et de collecter des impôts auprès de ceux qui réussissent.
– Cela paraît facile.
– Pas tant que cela : il faut éviter de concentrer le pouvoir en une seule main, lutter contre la corruption, s’assurer que le peuple n’est pas trop grognon.
– Certaines personnes vivent dans une misère noire…
– Je sais.
– Vous vous en moquez ?
– Je le regrette… En toute franchise, ce n’est pas ma priorité. »

Hegazti se pencha vers son interlocuteur, presque à le toucher.
« Quelle est votre priorité, Marco ?
– Je veux que la Ligue croisse. Notre système est le meilleur : plus nous fédérerons de planètes, plus les conflits diminueront et plus nous pourrons dévier nos moyens financiers vers le bien-être général.
– En somme, vous voulez faire la guerre pour obtenir la paix ? »

La saillie arracha un sourire à Marco ; il ne paraissait pas blessé par la remarque de la psycho-éthologue. Il n’était pas dupe : tant que sa soif de pouvoir était alignée avec les intérêts de la Ligue, il se sentait en cohérence avec lui-même.
« Et Makhtesh dans tout cela ? demanda-t-elle.
– Combien de planètes conquises par la Ligue ont-elles fait sécession ensuite ?
– Je ne suis pas spécialiste, mais un faible nombre, je présume.
– Deux.
– Pourquoi ?
– Au début, parce que notre puissance militaire est supérieure, puis parce que les habitants eux-mêmes y trouvent leur compte. Dans la plupart des cas, nous les avons libérés d’un tyran, et la Ligue leur offre des opportunités bien meilleures pour  eux-mêmes et leurs enfants.
                 – Pour une partie d’entre eux…
– Quand la proportion est suffisante, c’est déjà gagné pour nous. »

Hegazti s’autorisa un court temps de réflexion :
« D’accord. Si Makhtesh vous apprenait comment pacifier encore plus les relations, cela vous permettrait d’intégrer les nouveaux mondes plus rapidement…
– … Puis d’affecter nos forces militaires ailleurs.
– Vous n’avez aucune envie de conquérir cette planète…
– Je savais que vous comprendriez vite, vous êtes la meilleure psycho-éthologue de la Ligue !
– Et, à ce titre, vous me croyez sensible à la flatterie ? »

STANCE 8

Dans les océans de Makhtesh, Hegazti restait silencieuse avant de rejoindre le Seuil. Nuz ne cherchait pas à engager la conversation, la laissant rêvasser dans sa cabine, et elle lui en était reconnaissante. 

Elle savait.

Sans détenir la moindre preuve, elle ne doutait pas une seconde de ses conclusions. Kiyoe et Yahto avaient deviné qu’elle avait percé leur secret à jour ; ils avaient aussi pressenti qu’elle ne le révélerait pas. Pourquoi déchaîner un torrent de feu sur un monde si pacifique ? Son rapport ne mentionnerait que des faits déjà connus et expliquerait l’absence de conflits par les spécificités géographiques de ce pays et sa faible densité de population. Quant au système politique, plus ou moins compris à l’extérieur, les mêmes arguments serviraient de paravent. En conclusion, Makhtesh serait présentée comme une incongruité vouée à se déliter, sur des années, des décennies voire des siècles. Il existait deux moyens de fédérer tout le monde contre vous. Le premier consistait à utiliser l’atome dans une guerre, y compris à faible échelle ; votre arrêt de mort était alors signé, peut-être même aussi celui de votre planète. L’empereur autoproclamé de Rebun avait tenté sa chance, et le lieu n’abritait plus que des cadavres en décomposition en lieu et place des centaines de millions d’âmes qui avaient peuplé les continents jumeaux. 

En temps de paix, une civilisation développée offrait entre deux et douze lits d’hôpital pour mille habitants, en fonction de la pyramide des âges et de l’efficacité des programmes de prévention.

Un ratio inférieur à un signifiait des lacunes dans le système de santé. Rien ne permettait de ranger Makhtesh dans cette classe, alors qu’elle affichait un rapport d’environ zéro virgule quatorze. Comme Hegazti n’imaginait pas qu’une catégorie de population — les anciens ou les malades — pût être condamnée à mort dans une telle société, cela suggérait que la solution se trouvait dans les origines. 

Dans les gènes.

Plus encore que le nucléaire, les manipulations génétiques vous assureraient le courroux de l’humanité entière, a fortiori si elles étaient généralisées et que leurs conséquences induisaient des comportements divergents par rapport à la norme humaine. Les craintes étaient presque irrationnelles : personne ne voulait affronter des surhommes ou des chimères homme-animal en combat. D’autres avançaient des motifs religieux ou moraux pour exclure la génétique, et il n’existait guère de terme plus incandescent que celui de transhumanisme.

Hegazti renversa un peu de sucre sur la table de sa cabine. De la pointe de son stylet, elle écrivit :
« Makhtesh est si paisible. Femmes et hommes sont si beaux et doux. Ils ne sont plus complètement humains peut-être… Dois-je pleurer leur sort ou le nôtre ? »

Puis ses doigts dansèrent sur le sucre pour effacer les lettres éphémères.

Note de l’auteur : Makhtesh est une planète du même univers que Les Océans stellaires, roman publié en 2016 aux éditions Scrineo et à paraître au format poche en novembre 2018 aux éditions Gallimard Folio SF. Cette nouvelle se situe quelques siècles ou millénaires plus tôt et elle est indépendante du roman.

Futur Antérieur

Entre réalité et utopie, Stefanie Moshammer installe un trouble temporel en photographiant des édifices futuristiques bâtis au siècle dernier.

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Coup d'Éclat

Lucia Pica

Depuis janvier 2015, Lucia Pica est en charge de la beauté au sein de la maison Chanel. Nommée « Global creative make-up and colour director », un titre difficile à traduire tant l’étendue des recherches stylistiques dans la cosmétologie est complexe, elle incarne une vision moderne, à la fois respectueuse d’une certaine tradition mais n’hésitant pas à bouleverser les codes établis. À travers quelques images que nous lui avons soumises, elle revient sur son parcours et les fondements de sa pratique.

DE L’ITALIE ET DE SA PASSION POUR LE MAQUILLAGE

Sur cette photographie de 1988, on voit  la chanteuse italienne Mina. Elle a rasé ses sourcils, on peut dire qu’elle était avant-gardiste. Elle a cette voix incroyable, puissante, et a su la mettre en scène à travers des images très fortes. Pour moi, le maquillage sert à cela : il s’agit d’exprimer sa personnalité en s’assumant totalement. Même si mes inspirations viennent de partout, je me sens profondément italienne dans tout ce que je fais. Je vis à Londres depuis vingt ans, et malgré cela, mes amis disent de moi que je suis très italienne. Je crois que cela m’a un peu transformée : lorsque je retourne voir ma famille à Naples, je suis devenue un peu plus réservée que la moyenne des napolitains ! Londres a été une étape importante dans ma carrière. C’est en arrivant ici que j’ai commencé à me dire que le maquillage pouvait être un métier. Avant cela, c’était quelque chose qui me plaisait et m’attirait mais je n’avais aucune idée que cela pouvait être mon quotidien. Une amie a repéré un cours de maquillage et me l’a conseillé. J’ai donc suivi un stage d’un mois au Greasepaint Makeup College. J’ai ensuite travaillé pendant un long moment en tant qu’assistante de maquilleur. Puis j’ai été la première assistante de Charlotte Tilbury pendant quelques années. Tout cela constitue un processus assez long. Il faut du temps pour réussir à dialoguer avec les créatifs impliqués dans la création d’une image. Il faut du temps pour comprendre comment marier les influences qui nous traversent aux requêtes que nous recevons. Je crois qu’il faut savoir rester curieux et regarder ce qui nous entoure.

Ridi Pagliaccio, Mina, album sorti le 20 octobre 1988, PDU, Lugano.
Coiffeur : Gino Sgarbi
Maquillage : Stefano Anselmo
Aérographe : Gianni Ronco
Gâteau : William
Photographie & design : Mauro Balletti

 

DE L’EXPRESSION

Cindy Sherman utilise le maquillage, entre autres artifices,pour se transformer et créer différents personnages. Elle n’hésite pas à aller dans l’absurde et le grotesque, il n’y a pas de bon ou de mauvais goût. J’envisage le maquillage comme un support pour exprimer sa personnalité. Il permet de formuler comment on souhaite se montrer au monde. Je crois qu’il peut aussi transformer notre état d’esprit. Le maquillage a ce pouvoir ! Il peut vous faire sentir plus en confiance, plus heureux ou plus mystérieux. Parfois, lorsque je mets du mascara, j’ai l’impression de me sentir plus alerte, comme si je déployais mes antennes ! Cependant, je suis très attentive à ce que les produits que je crée produisent un effet sans pour autant être démonstratifs : je ne veux pas que le résultat final soit trop lourd, ni pour la peau ni pour le style. J’aime quand le maquillage, aussi sophistiqué soit-il, a l’air naturel.

Cindy Sherman, « Untitled # 359, 2000 ».
Photographie couleur, 76,2 × 50,8 cm — 101,6 × 76,2 × 3,81 cm (encadrée) © Cindy Sherman
Avec l’aimable autorisation de l’artiste, de Sprüth Magers, et Metro Pictures.

DE L’INSPIRATION

J’ai été surprise de l’accueil incroyable qu’a reçu la première collection de fards à paupières que j’ai imaginée pour Chanel. J’avais mis au point une gamme de rouge, une couleur inattendue pour les yeux, que l’on pouvait porter vif ou atténué en la mélangeant avec d’autres teintes. À ma surprise, il s’est passé quelque chose, une tendance ; j’ai pu voir des femmes dans la rue porter ce rouge à paupières. Bien évidemment, je n’ai pas inventé le fait de mettre du rouge sur les yeux, c’est quelque chose qui a déjà été à la mode. Mais je crois que c’était le bon moment pour que cela redevienne une tendance. Le fait que Kristen Stewart ait été l’égérie du produit, le désir des femmes pour quelque chose de moins conventionnel, toutes ces circonstances ont fait que c’était la bonne proposition au bon moment. Mon rôle est d’être attentive à cela. D’un point de vue concret, toutes les couleurs existent déjà. Et pourtant, vous ne pouvez pas imaginer le nombre de nuances de rouge à lèvres que j’ai créé depuis que je suis arrivée chez Chanel. Il m’arrive parfois de me demander s’il est possible de compléter cette gamme chromatique et pourtant… Il y a toujours une nouvelle nuance ou une texture inédite à mettre au point. Je crois qu’il faut rester sensible à ses intuitions et ne pas chercher à suivre la tendance. J’aime voyager pour trouver l’inspiration, ça me permet de découvrir de nouvelles combinaisons de couleurs, des émotions, des ambiances. Pour ma première collection, je savais très bien ce que je voulais, c’était très clair. Pour la suivante, c’était différent ! Je me suis volontairement mise dans une position où je ne savais pas ce que j’allais faire. Je suis partie en road trip à Big Sur, en Californie. J’y ai trouvé une palette de couleurs qui n’était, comment dire, pas si inspirante : le bleu de l’océan, la végétation verdoyante, le sable de la plage… J’étais un peu nerveuse à l’idée de rester sur ces images si littérales. Mais la Californie a cette lumière si particulière ; elle change tout au long de la journée et transforme l’environnement. Le ciel a commencé à se teinter de couleurs glorieuses, la lumière des phares de la voiture s’y est mélangée en créant des lignes horizontales… Je sentais que je tenais quelque chose ! Nous avons pris des photographies. Pour contraster avec cette nature, nous nous sommes rendus dans le centre ville de Los Angeles pour y faire des natures mortes, en pleine nuit, et capturer la lumière des néons, les formes de l’architecture. J’avais trouvé de quoi travailler et développer ma nouvelle collection. Mais pour en arriver là, il a fallu accepter de ne pas contrôler. Rester libre peut être effrayant car rien ne garantit le résultat. Je considère le maquillage comme une forme d’art, et pour repousser ces limites, il faut oser prendre des risques.

DE LA SENSORALITÉ

Karla Black est une artiste dont les installations utilisent différents matériaux, que ce soit des produits de beauté ou des produits utilisés dans la construction de bâtiments. Ses palettes de couleurs sont très étudiées, il en résulte des sculptures où la sensorialité est très forte. C’est un aspect qui m’intéresse énormément. Même si je ne vais pas en profondeur dans les formules chimiques de mes créations, c’est un travail que je mène en collaboration avec notre laboratoire. Mon rôle est de venir avec une idée et de chercher comment faire se rencontrer la couleur et la texture que j’ai en tête. C’est un travail technique que je suis de près même si mon rôle est de me consacrer sur les aspects visuels et sensuels. Pour obtenir la meilleure performance d’une certaine couleur, il faut trouver la texture la plus appropriée. Pour le Rouge Allure Velvet, je voulais un résultat très rouge et très mat en même temps. Quelque chose d’osé, de présent, mais qui reste agréable à porter. Une autre de mes préoccupations est le rituel qui entoure l’acte de se maquiller. J’aime quand les gestes sont simples. Par exemple, nous avons mis au point le Liquid Powder.

Karla Black, « Verb », 2012, (detail), carton, peinture, papier cartonné, craie, revêtement par poudre, 107 × 200 × 72 cm. © Karla Black
Avec l’aimable autorisation de la Galerie Gisela Capitain, Cologne et Capitain Petzel, Berlin. Photo : Ronnie Black.

Cette appellation est presque un oxymore et pourtant : quand on l’applique, il a cette sensation liquide qui se transforme en effet de voile avec un résultat mat. C’est une texture un peu étrange, surprenante. Mais elle reste très facile à appliquer. Je cherche à mettre au point des produits qui peuvent aider les femmes à avoir un bon résultat sans être trop compliqués à utiliser. Tout le monde n’est pas make-up artist. Certaines personnes ne savent pas comment faire, d’autres peuvent être intimidées à l’idée de porter une couleur audacieuse. C’est là que réside mon défi : faire en sorte qu’une personne qui soit attirée par une couleur ne se sente pas mal à l’aise en la portant.

Causalité inversée

Benjamin Vnuk court-circuite la frise chronologique en faisant coexister la modernité d’une jeune femme de son temps et un environnement figé dans le passé.

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Les lignes de demain

Nouvelle Génération

Si les géants industriels ont permis de démocratiser le design d’objet,ils ont aussi banalisé certaines formes, les rendant aussi efficientes que tristement familières. Face à cette homogénéisation, des studiosindépendants proposent des alternatives inspirantes. Flirter avec l’art contemporain. Insuffler une touche de surréalisme. Marier artisanat et techniques industrielles. Ces jeunes designers réinvestissent les formes arché-typales et proposent des univers à même de réinventer le quotidien.

OS ∆ OOS

Alternance de formes géomé-triques, du rond au triangle en passant par les courbes du « S », le nom du label OS ∆ OOS ressemble à une énigme qu’il faudrait déchiffrer. Ce sont aussi les lignes qui caractérisent la première version de « Syzygy », la lampe qui l’a révélé au public : un socle en béton triangulaire ornéde disques de verre. En astro-nomie, la syzygie correspond à l’alignement de trois corps célestes dans le système gravitationnel. Les éclipses solaires et lunaires apparaissent alors. La création de OS ∆ OOS reproduit ce phénomène à l’aide de verre polarisant. En tournant les disques, la lumière est plus ou moins filtrée et dessine une éclipse, permettant ainsi de moduler l’intensité de l’éclairage. Ce parfait mélange d’abstraction et de fonctionnalité caractérise la pratique de OS ∆ OOS. Constitué d’Oskar Peet (« Os ») et de Sophie Mensen (« Oos », pour « Oosje », son surnom), le duo s’est rencontré en 2009 alors qu’ils étudiaient à l’Académie de Design d’Eindhoven, où leur studio est aujourd’hui basé. En 2017, le couple a conçu l’aménagement de la boutique du lunetier Ace & Tate. L’espace est une brillante démonstration de la modularité de leur projet « Matrix » : une simple structure de grille qui peut à la fois prendre la forme d’un banc, d’une cloison ou de support pour luminaire. Son esthétique minimale, entre prévisualisation filaire de logiciel 3D et matériaux de construction, est un clin d’œilaux architectures industrielles présentes à Eindhoven. Lorsque l’on questionne le duo quant à son souhait pour l’avenir, celui-ci répond : « Nous aimerions collaborer avec un architecte pour dessiner une maison et ensuite concevoir son intérieur, en prenant en compte tous les détails, des matériaux aux couleurs en passant par les formes du mobilier. »

OS ∆ OOS, projet Matrix, banc 30 × 140 × 42 cm
& luminaire 24 × 60 × 125 cm, 2017.

SOFT BAROQUE

Les créations de Soft Baroque sont irrévérencieuses, dans le sens où elles ne cherchent pas à se conformer aux canons esthétiques ou aux tendances dictées par le marché. Le binôme, formé en 2013, est composé de l’artiste slovène Saša Štucin et du designer australien Nicholas Gardner, et est basé à Londres depuis la fin de leurs études au Royal College of Art. Le marbre, généralement employé pour sa magnificence, est ici en morceaux réagencés comme un vase brisé que l’on aurait maladroitement recollé et devient pot, luminaire ou table avec la série « Corporate Marble ». Le duo cherche à redéfinir les frontières du design : en jouant sur les contradictions du système, il opère à l’intersection de l’artisanat et des logiques fonctionnelles inhérentes à chaque objet. Pour autant, les propositions de Soft Baroque ne sacrifient pas la beauté sur l’autel de la réflexion. Leurs objets séduisent par leur incongruité. Ils diffusent une douce poésie, un soupçon de surréalisme qui les rend aussi intrigants que désirables. Ainsi les « Pearl screws » sont la rencontre de l’accessoire le plus banal et économique de la construction, la vis, et d’une perle de nacre, pierre précieuse dont la valeur culturelle reste inégalée. Habituellement cachées ou recouvertes, les têtes de vis sont donc serties de perles, comme autant de petites sphères laiteuses qui viennent décorer la surface plane d’un miroir ou briser la géométrie d’une tablette à la Donald Judd. Plus surprenante encore, la « Primitive Progressive Plinth » est une étagère dont la structure est recouverte de terre glaise. Automatisée, elle se met en mouvement pour danser sur elle-même dans un mouvement cinétique, répétitif et hypnotique. Cherchant à éclater les espaces préconçus où l’on segmente art et design, Soft Baroque développe une pensée transversale. Leur projet rêvé est à l’image de leur fantaisie et de leur ingéniosité  : « Nous aimerions réaliser une fontaine, bien réelle et fonctionnelle ! »

Soft Baroque, « étagère murale », 52 × 26 × 106 cm, 2018.

ARANDA / LASCH

Duo basé entre New York et Tucson, Benjamin Aranda et Chris Lasch dessinent aussi bien des immeubles que du mobilier. Inspirés par les volumes géométriques engendrés par la nature, leurscréations sont faites de polygones et de structures filaires, convoquant aussi bien les formes primitives que les symboles cosmogoniques. Si la rigueur mathématique est bien présente, leur esthétique cultive un goût pour l’asymétrie. Ainsi la série « Quasi » (débutée en 2007), déclinée en table, console, miroir et cabinet, se base sur le quasi-cristal, état de la matière découvert en 1982 dont la qualité distinctive est que son motif structurel ne se répète jamais deux fois de la même manière. Il en résulte des formes qui semblent s’échapper ou se propager. Cette idée d’un design modulaire se manifeste d’une manière encore plus surprenante avec la série « Railing » (2015). Ici, chaque pièce de mobilier (deux chaises et un tabouret composent la collection) est une boucle composée de plusieurs arcs de cercle. 

Aranda/Lash, « Railing », 2015.

Au lieu de dessiner une circonférence parfaite, la ligne serpente et se fige dans une forme convulsée. Sculpturales, ces boucles offrent assise et dossier dans un jeu de tension entre vide et plein. Habillés de mousse de silicone ou de cuir, les tubes deviennent d’intrigantes volutes colorées. Au-delà de son projet esthétique, le binôme souhaite réduire les inégalités. Benjamin Aranda développe : « En ces temps perturbés, la tendance est que les riches le deviennent encore plus et les pauvres de plus en plus démunis. Le design et l’architecture ne font que participer à ce problème, ils ne le réduisent pas. Et je suis certainement coupable, de par le genre de travail que je fais, mais je ne suis pas pour autant riche. J’espère changer le monde d’une manière positive. On m’a appris à croire que le design pouvait rendre le monde meilleur mais il semble que la promesse du modernisme, du design pour les masses, n’était qu’un rêve brumeux, perdu sur le chemin de ce moment laid de marché capitaliste. Mon projet rêvé n’est pas de concevoir un musée ou une tour, mais quelque chose de modeste, comme une maison que quelqu’un avec peu d’argent pourrait acquérir et ainsi réduire les inégalités qui font basculer l’équilibre de notre planète. »

SABINE MERCELIS

La transformation des matériaux est au cœur de la pratique de la designer néerlandaise Sabine Marcelis. Privilégiant les techniques artisanales aux technologies de pointe, les objets qu’elle crée témoignent d’une sensibilité accrue pour le toucher. Ses cubes en résine, à la fois tables basses et assises, joliment nommées « Candycube », présentent des couleurs pastels nées d’une technique de polissage savamment exécutée, difficilement compatible avec la production de masse. Immaculé, chaque plan capte les reflets du décor environnant, plaçantles interactions entre objet, espace et personne au centre de la réflexion de Marcelis. Autre exemple caractéristique de sa recherche, ses miroirs sont des disques dont la surface unie se fragmente en plusieurs aplats géométriques colorés. Les couleurs se réverbèrent et se déploient selon l’intensitéde la lumière du jour. La composition puise dans les références modernistes, un courant que la designer maîtrise parfaitement, comme le prouve le PavillonNéerlandais qu’elle a imaginé à l’occasion du festival de Cannes, en 2017. Lieu de rencontre professionnel, cet espace est une interprétation en trois dimensions de la Composition en rouge, bleu et jaune de Mondrian. Des châssisnoirs déterminent les différentes zones et leur fonction, et encadrent les tables et autres luminaires monochromes de Marcelis. Fidèle à la philosophie De Stijl qui prônait la dissolution des frontières entre le design, l’architecture, le cinéma et les arts, Sabine Marcelis questionne l’expérience. Cela explique pourquoi elle ne ressent nullement l’envie de concevoir de manière industrielle. Ne souhaitant pas participer à la surenchère d’objets déjà produits, elle préfère se concentrer sur des petites séries afin de créer des objets uniques. D’ailleurs, son projet rêvé témoigne de cette volonté expérientielle : «J’aimerais créer une installation de land art. Quelque chose dans la nature, où mes matériaux et objets pourront interagir avec un décor naturel et jouer avec la lumière qui s’y déploiera ».

Brit van Nerven & Sabine Marcelis, « Seeing Glass »,
projet en cours depuis 2013. Photo : Lee Wei Swee

COIL + DRIFT

Avant de fonder Coil + Drift, John Sorensen-Jolink s’est illustré dans le domaine de la danse contemporaine, à la fois en tant qu’interprète (il a notamment participé à la reprise en 2012 du classique de Philip Glass, Robert Wilson et Lucinda Chid Einstein on the beach) et chorégraphe. Il n’est donc pas étonnant de déceler dans le mobilier qu’il crée un sens affirmé de l’espace. La chaise « Soren » présente un dossier réduit à sa plus simple abstraction : un demi arc de cercle circonscrit le plan, ellipse d’un disque parfait. On peut s’amuser à retrouver d’autres références au vocabulaire chorégraphique dans les créations du designer. Ainsi les luminaires de la gamme «Bishop» jouent sur la notion d’équilibre. L’étagère « Hover » est constituée de panneaux disposés en quinconce, faisant naître lignes et interruptions, à la manière d’une partition rythmique. Elle permet aussi de constater le soin qu’apporte Coil + Drift aux matériaux employés. Différentes essences de bois, du frêne au noyer, du laiton, du marbre ou encore de la résine transparente renforcent le raffinement des propositions. Un sentiment d’harmonie se dégage de l’univers imaginé par John Sorensen-Jolink. Il a mis en scène cette sensation à travers différentes propositions chorégraphiques, entre performances live et pièce vidéo, où différents danseurs évoluent dans un intérieur constitué de son mobilier. Ils les manipulent, les déplacent, s’y installent et se les échangent. Ainsi les surfaces de ces meubles, leurs échelles, leurs volumes s’inscrivent tangiblement dans une réalité poétique, une mini-mode en soi. D’ailleurs, cette idée de microcosme, cette envie de constituer sa sphère, semble logique quand on pense aux nombreux déplacements qu’a effectué le danseur lors de ses différentes tournées. Il explique également : « Aujourd’hui je rêvede concevoir un hôtel ; sonespace et tous ses objets. J’aime profondément les hôtels et suis excité par la possibilité qu’ils offrent d’échapper à son environnement domestique, ne serait-ce que pour une nuit, pour s’entourer d’une réalité différente. »

Coil +Drift, « miroir » June, 2016.
Photo : Sean Davidson

MULLER VAN SEVEREN

Dès le premier regard, la pureté des lignes se dégage des créations du duo Muller Van Severen. Pour Petit H, le projet d’Hermes visant à donner une seconde vie aux matériaux non utilisés, ils ont mis au point « Waves of leather » : des bandes de cuir bicolore sont disposées sur des patères et forment des étagères souples, successions de lignes horizontaleset de vagues, telles des calligra-phies en volume. On retrouve cette même utilisation du cuir dans leur série de fauteuils. Les formes sont réduites à l’essentiel : les structures sont matérialisées par les arêtes de parallélépipèdes qui accueillent les lés de tissus et autres peaux qui forment les dossiers. Les lignes perpendiculaires dialoguent avec les courbes tandis que les couleurs assurent les contrastes. Cette idée de discussion et de complémentaritéest inhérente au fonctionnement du couple.

Muller Van Severen, « wire s # », 2016.

Tous deux artistes — Fien Muller est photographe, Hannes Van Severen est sculpteur —, ils confrontent leur point de vue pour aboutir à des créations souvent hybrides. Les fauteuils se dédoublent tête-bêche pour devenir un module à partager à deux, les structures se prolongent en tablette ou luminaire, les étagères deviennent des tables… Plus récemment, Muller Van Severen a mis au point des éléments de mobilier à l’esthétique plus radicale. Les pièces de la série « wire s # » se résument à des volumes réalisés en grillage. Les formes sont archétypales et troublent par le sentiment d’immatérialité qu’elles dégagent. Bien présentes et pourtant laissant apparaîtrele décor environnant, elles semblent virtuelles. Un sentiment renforcé par les prouesses techniques qui voient certains de ces blocs se bomber pour devenir des méridiennes. Là aussi, les variations les transforment en mobilier hybride, décuplant leur aura sculpturale. À propos de son souhait professionnel pour l’avenir, le duo aimerait voir sa production distribuée à une autre échelle : « Nous aimerions créer une série spéciale pour une grande compagnie de design comme Vitra ou Flos ».

Texte de Muriel Stevenson

Vouloir être

De quoi la jeunesse rêve-t-elle pour demain ? Leon Mark dresse le portrait de ceux qui bâtiront notre avenir et partage leurs réponses. 

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Tout vous est aquilon ;
tout me semble zéphir

Mathieu Lindon

S’il est parmi les auteurs français les plus respectés, Mathieu Lindon reste très discret. Depuis le célébré Ce qu’aimer veut dire, Prix Médicis en 2011, qui raconte son amitié avec le philosophe Michel Foucault et, en écho, sa relation au père, l’écrivain n’a cessé de poursuivre son travail :
une exploration de la littérature comme matière intellectuelle sincère, stimulante, protéiforme et parfois déstabilisante. C’est le cas de son vingt-deuxième ouvrage paru aux éditions P.O.L. et intitulé Rages de chêne, rages de roseau. Sur plus de 650 pages, il remet en cause l’ordre établi des choses en multipliant les raisonnements et les contradictions. Ainsi, qu’adviendrait-il si le chêne et le roseau, protagonistes végétaux de la fable de La Fontaine, se rebellaient contre la morale de l’histoire ? Une expérience rare pour le lecteur, un souffle épique relevé par de nombreuses pointes d’humour et de trouvailles stylistiques. Justin Morin s’est entretenu avec Mathieu Lindon sur les origines de ce livre indéfinissable.

Justin Morin

Si l’on doit définir vos deux précédents ouvrages, Les hommes tremblent (2014) et Je ne me souviens pas (2016), on pourrait dire qu’ils sont respectivement une satire sociale et un récit autobiographique — inspiré par le recueil de Georges Perec. Votre dernier livre, Rages de chêne, rages de roseau (2018) est quant à lui insaisissable. Le texte est comme liquide, s’emportant dans ses propres vagues. Pouvez-vous me dire quelle est sa genèse ? Est-ce une réponse à vos précédents textes ?

Mathieu Lindon

Il n’est pas une réponse aux précédents, en tout cas pas dans mon esprit. Pour moi, ce livre est tout à fait spécial dans mon travail, je le vois d’une certaine manière comme un accomplissement, l’expression d’une liberté extrême. Après avoir fini Je ne me souviens pas, j’avais un problème : je ne voulais plus parler de moi ni non plus raconter des choses imaginaires. Ça ne m’intéressait pas d’inventer des histoires et ça ne m’intéressait pas de parler de moi, donc cela me laissait un champ très limité de possibilités ! Je me suis dit que j’allais suivre les conseils que je donne à mes proches qui m’en demandent sur l’écriture. Je préconise toujours d’écrire tout ce qui passe par la tête, même si on n’est pas sûr que ça vaut le coup, car il sera toujours temps d’enlever ensuite, alors qu’il est plus difficile de récupérer ce qui vous est passé par la tête si on ne l’a pas noté. On peut trouver soi-même ce qu’on écrit alors nul, mais puisque personne ne lira ces pages, il n’y a pas à avoir honte ! Et il ne faut pas avoir peur d’avoir honte quand on écrit. Rages de chêne, rages de roseau  est gros mais il représente moins de la moitié de la première version. Initialement, j’ai eu beaucoup de mal à l’écrire. Contrairement à ce que je fais d’habitude où j’abandonne quand je n’y arrive vraiment pas, j’ai persisté. Alors que j’avançais très lentement, très petitement, tout à coup quelque chose a pris, un flux plus important, et puis c’est parti de tous les côtés, si j’ose dire. Je me suis dit que si j’avais envie d’écrire des poèmes ou des formes théâtrales, il fallait le faire et il serait toujours temps de couper. Et de fait, j’ai beaucoup coupé.

« C’est une dimension politique qui ne va me faire aucun allié, qui ne m’intégrera à aucun parti et ne m’accordera le soutien de personne. »

Justin Morin

Dès les premières pages, il m’est venu l’envie de lire ce livre à haute voix car le travail sur le rythme est très impressionnant. D’ailleurs, sur YouTube, on peut voir une vidéo où vous lisez un extrait, et cela m’a conforté dans cette idée que l’oralité de ce texte est extrêmement importante.

Mathieu Lindon

À un moment, j’ai été pris par un rythme et le livre a suivi, à moins que ce soit le livre qui ait trouvé son rythme et moi qui ai suivi. Il y a quelque chose de musical même si je suis la dernière personne à pouvoir en juger car la musique n’est pas mon fort.

Ce rythme est allé avec le livre, et le livre avec le rythme. J’ai eu besoin de m’y mettre
et de m’y plonger tout le temps, de rester dans mon univers et de m’extraire de tout autre. Dès que je me levais, avant de faire quoi que ce soit, je me mettais à écrire, pour n’être dérangé, contaminé par rien. J’ai pris l’habitude de faire des siestes l’après-midi juste pour pouvoir me réveiller à nouveau et retrouver cet état coupé du monde, me retrouver dans mon monde à moi, indépendamment de tout, et attraper ce rythme. Il n’est pas toujours le même, on pourrait dire que c’est celui d’une pensée. Rages de chêne, rages de roseau est comme le roman d’une pensée, une pensée automatique, perpétuelle, dans l’instabilité propre à la pensée. Je trouve que dans le monde littéraire actuel, où j’aime cependant beaucoup d’écrivains, il y en a une partie considérable qui se contente d’écrire où elle se trouve. Quand j’étais petit, il n’y avait pas de téléphone portable et, pendant mes vacances, quand je partais en groupe, j’envoyais une carte postale à mes parents avec une croix indiquant « je suis là », comme ont dû faire les enfants de ma génération. J’ai le sentiment que beaucoup de livres aujourd’hui, en sciences humaines et en littérature, consistent juste à dire « je suis là ». Alors les gens qui sont là aussi trouvent ça magnifique. Mais c’est pour moi le contraire de ce qu’est la pensée et de ce qu’est la littérature. D’une certaine manière, j’ai toujours envie de dire : « je ne suis pas là ! »

Justin Morin

Une adaptation théâtrale, c’est quelque chose qui pourrait vous plaire ?

Mathieu Lindon

Vous pensez peut-être à 2666 , l’adaptation du roman de Roberto Bolano (ndrl : Présentée au festival d’Avignon en 2016, la pièce de Julien Gosselin dure 11h30). Je crois que ça n’est pas mon genre. Cela dit, certains amis qui ont aimé le livre m’ont dit en riant que l’on pouvait l’ouvrir et lire un passage au hasard, un peu comme la Bible ! Cela correspond à l’idée d’entrer et de sortir pendant une représentation.

Justin Morin

Le livre s’ouvre sur un dysfonctionnement : quelque chose ne fonctionne plus. Et dans cette description de l’inconfort, de l’insatisfaction, il y a quelque chose de politique, un rapport à la révolte qui est très fort.

Mathieu Lindon

Tout à fait. Même le titre exprime ça. Mais cette dimension politique ne dit pas explicitement « je suis là ». C’est une dimension politique qui ne va me faire aucun allié, qui ne m’intégrera à aucun parti et ne m’accordera le soutien de personne. Dans mon esprit, il y a quelque chose d’ironique. Je ne sais pas si c’est le mot juste. Quelque chose d’humoristique ? On le retrouve dès la première phrase du livre. « Tout à coup, le monde ne convient pas ». Pour moi il y a quelque chose de drôle dans ce « tout à coup », car tout le monde est d’accord pour dire que ça ne va pas, c’est un fait qui n’est pas une découverte.

Justin Morin

Ce passage est un des nombreux dialogues entre deux personnages nommés « un » et « autre ». Le lecteur bien consciencieux va aborder ces discussions en essayant d’identifier l’un et l’autre, pour se rendre compte que les rôles s’inversent subrepticement, ou que cela pourrait être une seule et même personne dont le cerveau droit dialogue avec le cerveau gauche.

Mathieu Lindon, Rages de chêne, rages de roseau, P.O.L, Paris, 2018.

Mathieu Lindon

Pour tout vous dire, au début j’avais simplement mis des tirets. Mais, sur mon ordinateur, tout revenait à la ligne, ça recomposait le texte depuis le début en dialogues, c’était un cauchemar de mise en page. Donc, exaspéré, j’ai mis « Un » et « Autre » en me disant que je l’enlèverais peut-être après et c’est resté.

Justin Morin

Tout un chapitre est consacré à l’enfance, sujet que vous avez déjà exploré dans vos précédents ouvrages. Est-ce que la littérature pour enfants est quelque chose qui pourrait vous intéresser ?

Mathieu Lindon

On m’a déjà proposé d’écrire pour les enfants et je ne l’ai jamais fait explicitement, sans doute parce que j’avais l’idée que certains de mes livres s’adressaient déjà aux enfants. Je pense notamment à l’un de mes tous premiers livres, Prince et Léonardours (1987), qui a eu des problèmes avec la censure. Un ami avait fait des illustrations, un peu comme dans les livres de la Comtesse de Ségur. À mon idée, le livre avait été interdit précisément pour ces dessins. Mon ambition était de faire un livre à l’image des illustrés à destination des adolescents plus que des enfants. Champion du monde (1994), je trouve également que c’est un livre pour adolescents. Merci (1996) qui vient juste après, tout en étant très différent, je crois l’est aussi.

Justin Morin

Vous écrivez actuellement ?

Mathieu Lindon

Oui. Et les histoires de temporalité avec mes livres n’ont pas grand sens. Celui-ci a mis un an à être publié. Je ne suis pas pressé. Qu’est-ce qui s’ouvre à moi pour la suite ? Je ne sais pas, mais j’y travaille depuis 18 mois maintenant et je commence peut-être à voir. De toute façon, écrire, c’est quand même ce que j’aime le plus, ce que ça devient n’est pas forcément le plus important. Je ne maîtrise pas ce texte pour l’instant, mais j’ai gardé cette liberté de me dire « avançons, il sera toujours temps de voir plus tard ».

Papiers

Maquettes éphémères de papiers, les images photographiques de Thomas Demand sont de minutieuses reconstitutions qui jouent sur notre perception du réel.

L’amour vache

Greta Ilieva suit les jeux décalés qui rythment le quotidien d’un couple, entre érotisme surréaliste, ironie sentimentale et absurdité domestique.

Tbilissi

Olgaç Bozalp dresse un double portrait : celui d’une communauté de femmes et de leur ville, Tbilissi, capitale méconnue de la République de Géorgie.

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Chaque jour, chaque instant, s’offre à mille hasards

Arp

Quelle place le hasard occupe-t-il dans l’œuvre de Jean Arp ? L’historienne Joy Des Horts explique comment l’aléatoire devient méthodologie chez l’artiste franco-allemand et révèle la poétique de l’errance.

Rêve d’une œuvre où « intérieur, extérieur, haut, bas, ici, là, aujourd’hui, demain se mélangent, se tissent, se dénouent  ». Autant de variations sur un même thème de formes rondes et lisses, sensuelle éloquence d’une vision synthétique issue du schème pur désiré par Brancusi et confondue avec des phénomènes terrestres. En observant lesdites formes, on ne saurait dire où commence l’abstraction et où finit la figuration. L’ensemble est autotélique, défiant la logique et toutes les lois de la gravité, sans heurts ni brusqueries. 

Si l’image semble familière, elle n’en décrit pas moins un corpus d’œuvres bien précis : les collages sur papier ou bois de la série Selon les lois du hasard de Jean Arp, initiée en 1916. Derrière les formes biomorphiques convoquant à la fois les règnes humain, végétal et minéral, c’est la question du hasard qui est posée. Celle d’une incertitude consubstantielle garante du mouvement dans l’œuvre, où perce une volonté de défier l’académisme et les lois strictes de l’art en cherchant dans ce nouvel auxiliaire à la création le relais de l’artiste. Si le hasard s’impose comme un enjeu de l’avant-garde et l’emblème de nouvelles esthétiques, l’artiste, à l’image d’un Protogène achevant sa toile en « jetant l’éponge  », fait état de pratiques esthétiques de l’informe associant étroitement contrôle et déprise.

L’aléa domestiqué : petite histoire du hasard comme méthode

Le topos du hasard comme méthode dans les pratiques artistiquesn’est certes pas l’apanage de Jean Arp. Déjà dans La Nouvelle méthode pour assister l’invention dans le dessin de compositions originales de paysages publié en 1758, Alexander Cozens enseigne l’art de réaliser des taches artificielles, en indiquant précisément ce qui relève de l’intention et ce qui doit être laissé au hasard. Parallèlement et à la même époque se multiplient en Europe plusieurs versions de jeux de dés musicaux, permettant à n’importe quel aficionado de composer valses, menuets et polonaises en assemblant des éléments pré-composés, par l’intermédiaire d’un lancer de dés et de tables combinatoires. Se déploient des exemples de méthodes d’utilisation du hasard parfaitement concertées et réfléchies, en peinture comme en musique, où l’effacement du geste et l’association hâtive entre hasard et radicalité seront définitivement mis à l’honneur quelques années plus tard chez les avant-gardes. Revendiquant ouvertement le hasard comme mode opératoire, Trois stoppages-étalon (1913) de Marcel Duchamp est sans doute l’œuvre la plus symptomatique de cet exercice. Le hasard, à fortiori Dada, apparaît alors comme une potentielle issue pour l’art lorsqu’il n’intervient plus simplement à la marge ni sous les traits occasionnels de la chance, mais comme un paramètre du processus de création parfaitement intégré à l’œuvre et revendiqué par l’artiste, à condition d’embrasser pleinement sa part automatique et méthodique. Et tandis que Francis Picabia exhume d’une tache d’encre renversée une hypothétique Sainte Vierge (1920), un numéro d’autobus ramassé par Tristan Tzara fait office de poème et Serner se livre à l’écriture automatique en déviant l’inconscient de la pensée. Dada proclame : l’œuvre littéraire et plastique s’émancipe, elle est a priori autarcique.

Arp, Gravure sur bois, Meudon, 1948. arp, On My Way, poetry and essays 1912…1947,
Jean Arp, The Documents of Modern Art, Wittenborn, Schultz, Inc., New York, 1948.
Mise en page de Paul Rand.
Bibliothèque Alexandru Balgiu

Arp, Lunar Armor, calcaire, 1938.
Photographie de Burckhardt

C’est dans ce contexte que Jean Arp, affranchit des contraintes d’antan, crée à l’aide de matériaux bruts des formes mi-géométrique mi-organiques et découvre le hasard « par hasard ». Telle est la légende : ayant déchiré un dessin dont il n’était pas satisfait puis en ayant jeté les morceaux, il fut si étonné par l’évidence de leur disposition accidentelle sur le sol qu’il les ramassa et en fit Collage avec carré disposés selon les lois du hasard (1916-1917). Arp, le nouveau Protogène ? En réitérant l’expérience d’un accident non souhaité, il établit alors une méthode qui donnera suite à toute une série intitulée Selon les lois du hasard, soit une absence quasi totale du contrôle du geste de l’artiste dans des compositions abstraites faites de carrés, formes organiques et autres taches colorées. Nul déterminisme n’intervient. Au contraire, la porosité intrinsèque oblige à des échanges métaboliques entre les formes. Si à propos du hasard, Jean Arp évoque une pratique s’accommodant à la fois des « yeux ouverts et yeux fermés » c’est pour déterminer à la fois l’occultation et la révélation que lui procure une telle méthode, tout en substituant à son système clos un réseau de signes ouverts, à l’image de la couverture de la Révolution surréaliste de décembre 1929 reproduisant 16 portraits d’artistes surréalistes encadrant une œuvre de Magritte et qui ne « voient pas la [femme nue] cachée dans la forêt ». 

Poétique de l’errance

Si, dans ses préfigurations antérieures, le hasard chez Arp est synonyme de compositions systématiques, une nouvelle esthétique se profile à partir des années 1920 : l’indéterminisme, encore résolument Dada, s’inscrit dans une visée volontairement démystificatrice qui engage plus largement une forme de dénaturation joyeuse, puisant dans des motifs organiques. Surgit tout un monde peuplé de Torse à la tête de fleur (1924), de Fleur-Marteau (1916) ou Bouteille-Oiseau (1925) mi-figuratif mi-abstrait, où la ligne se délie dans l’immanence d’une floraison luxuriante. Matériaux bruts, variations des agencements, formes végétales constituent un répertoire jubilatoire, que rien n’entrave dans ce dispositif ouvert à la surprise. 

Ces formes vont de paire avec la prolifération de commentaires et poèmes, inventifs et intempestifs, qu’il compose simultanément. Si Arp possède une plasticité et une légèreté qui lui sont propres, ses textes reflètent ce même caractère facétieux et onirique, véritables haïkus visuels mixant l’absurdité et l’humour propres à l’écriture automatique. On les retrouve pour la plupart dans On my way, anthologie publiée en 1948 et regroupant les écrits de l’artiste, de ses premières années Dada jusqu’à la fin des années 1950. On y laisse entrevoir alors le glissement de l’œuvre plastique à celle poétique en de véritable mélodies à voir dont le point de départ se trouve dans les objets de la nature : branches cassées, racines, herbes, pierres dont ne subsiste que le « tressaillement » — c’est par ce terme que Arp qualifiait les œuvres de Kandinsky, qui l’ont indéniablement marqué. Galets, bulles, feuilles, mains, formes et mots errent le long des pages. Arp joue de la souplesse que lui offre ce vocabulaire pour mettre au monde un peuple de figures qui attendent d’y germer. 

Si le surréalisme n’est pas loin, l’évolution de cette esthétique semble cependant être une déclinaison quasi naturelle : la simplification de ces objets le conduit à « unir leur essence dans des ovales mouvants », symbolisant « la métamorphose et le devenir des corps ». De fait, que ce soit dans son travail sculptural ou dans ses écrits, rien n’est stable mais rien n’est non plus hiérarchisé : la contre-forme devient forme, un même motif se décline et le thème du hasard s’incarne à la fois dans un fragment de bois évoquant une Femme-amphore (1929) que dans la mélancolie d’une ballade où les « nuages se démaquillent », où « une rose chantante » peut sortir d’un « œuf de lune », où l’on croise « des jets d’eau sur échasses » ou bien des hommes « dont les jambes / deviennent de plus en plus longues / de plus en plus molles ».

On assiste dans les poèmes de Jean Arp à un état momentané, mais aucunement arrêté. Le hasard chez l’artiste entame alors un processus de croissance et de métamorphose : il est mouvant, hésitant entre diverses formes dans l’espace immobile du dessin et du texte. Que la montre s’allonge un peu et une horloge surgit, laquelle n’est pas loin d’un buste. Le cercle devient nombril, puis soleil, avant de devenir œil. La genèse est continuelle et la ligne souple, puisque tout est autre chose. À l’instar de la photographie du nombril d’un Arp sans tête, l’homme est chosifié : loin d’être la mesure de toutes choses, il suit irrévocablement un processus naturel vers des formes nouvelles. Nul caprice d’artiste derrières les lignes tracées, nulle subjectivité à l’œuvre dans la prolifération des mots aléatoires, mais un hasard indissociable d’un système posé en amont, comme une règle de jeu cheminant vers l’infini. Ainsi le thème du hasard prend-il une coloration éminemment poétique chez Jean Arp dont l’ensemble des textes forme une constellation organisée autour de l’évocation d’un univers magique, dont l’empreinte est ici aussi vecteur de versatilité permanente. De ses collages issus de la série Selon les lois du hasard, l’artiste a gardé la conscience de l’autonomie des formes et des mots, comme échelon premier de la construction d’un monde potentiellement œcuménique : c’est l’Arpoétique, soit l’avènement chez l’artiste d’une nouvelle sensibilité. Le hasard nourrit son œuvre, à maints égards corrosive et joueuse.

Texte de Joy des Horts

Arp, Gravure sur bois, Meudon, 1948. D’après un croquis de 1923. arp, On My Way, poetry and essays 1912…1947, Jean Arp, The Documents of Modern Art, Wittenborn, Schultz, Inc., New York, 1948.
Mise en page de Paul Rand.
Bibliothèque Alexandru Balgiu

Arp, Papier bleu déchiré et redéchiré, 1947.

Arp, Concrétion humaine, 1936, quatre vues, collection Maja Sacher, Bâle, Photographie de Rolf Tietgens.
arp, On My Way, poetry and essays 1012…1947, Jean Arp , The Documents of Modern Art, Wittenborn, Schultz, Inc., New York, 1948.
Bibliothèque Alexandru Balgiu

Bon appétit

Tina Tyrell met en scène une femme seule dans un restaurant vide et anonyme. En s’emparant des éléments qui l’entourent, cette dernière laisse sa personnalité s’exprimer entre absurdité et singularité.

Rencontre fortuite

Auras colorées, présences magnétiques, Lea Colombo rend visible les champs d’énergie qui entourent chaque individu et sa confrontation à l’autre.

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À la lumière noire

Chloé Thévenin(La)Horde

Figure de proue de la nuit parisienne et depuis bien longtemps affranchie de cette étiquette, Chloé est à la fois DJ et musicienne. Ses aventures scéniques l’ont amenée à jouer à travers le monde et à de riches collaborations artistiques, qu’il s’agisse de bandes originales pour des films ou de projets avec des plasticiens. Son dernier album, Endless Revisions, confirme la finesse de son style et l’élégance de ses expérimentations. Elle rencontre (La)Horde, collectif à trois têtes  — formé par Jonathan Debrouwer, Marine Brutti et Arthur Harel — et aux nombreux corps. Ces derniers sont présents sur scène dans le cadre de spectacles, de films et de performances : autant de déflagrations chorégraphiques rythmées au son du jumpstyle, danse et courant musical popularisé sur internet. Toujours en mouvement, les quatre échangent autour de leur pratique et de leur histoire.

Chloé Depuis combien de temps êtes-vous en résidence à la Gaîté Lyrique ?

Arthur Harel  Nous y sommes depuis un an et y restons jusqu’en décembre prochain. On y développe notamment une plateforme web consacrée aux danses post-internet. L’idée est de rassembler les différents contenus que les danseurs autodidactes produisent et publient sur le réseau.

Jonathan Debrouwer On cherche aussi à questionner ces nouvelles formes de représentation, car avec Internet, la danse s’est adaptée à l’écran. Il y a aussi une manière particulière de la filmer. C’est un axe de recherche qui vient compléter notre travail artistique.

AH On souhaite ramener de la nuance. Internet est tellement vaste qu’on perd parfois l’origine des vidéos, c’est tellement partagé qu’on ne sait plus qui a fait quoi, d’où ça vient, qu’est-ce que ça raconte. Plus concrètement, on tente de mettre en place un lieu où différentes communautés avec différentes pratiques artistiques liées au corps pourront se rencontrer.

JD C’est en tombant par hasard sur une première vidéo de jumpstyle que l’on a essayé de comprendre ce qu’était ce mouvement. On a tenté de retrouver la source et c’est comme ça que nous avons initié ce cycle.

Chloé Et les utilisateurs pourront ensuite uploader leur propre contenu sur cette plateforme ?

AH Exactement. On travaille avec un développeur et le collectif de graphistes CCC. Ce projet, c’est vraiment un outil que l’on a souhaité développer en parallèle à notre travail artistique car on ressentait le besoin d’identifier les choses. On ne veut pas s’approprier les choses.

Marine Brutti  Il est aussi né du besoin d’avoir une définition que l’on puisse partager. Puisque nous travaillons en collectif, nous cherchons à mettre en place un vocabulaire commun. 

AH Chloé, si je ne me trompe pas, tu as fait des soirées qui s’appelaient : « I hate dancing » ? Pour quelqu’un qui fait danser les gens, c’est original !

Chloé  Un des morceaux de mon premier maxi, Erosoft, s’appelait ‹ I hate dancing ›. Ma première compilation mixée — à l’époque, en 2004, on faisait encore des compilations mixées, ça ne se fait plus aujourd’hui — portait le même titre. Quand j’ai commencé la musique électronique, c’est parce que j’aimais danser. Il n’y avait que quelques clubs à Paris, j’allais dans les raves… Personne ne cherchait à avoir un style en particulier, les gens venaient de milieux différents. Il y avait une ouverture, une tolérance que l’on ne trouvait pas forcément dans d’autres styles de musique, et que l’on ne retrouve plus forcément aujourd’hui dans le milieu électronique. Mais c’est cette idée-là que j’aimais au départ quand j’allais dans ces soirées. J’en suis venue à mixer car je voulais écouter cette musique dans ma vie, au quotidien. 

MB C’est drôle que ce soit la danse qui t’ait amenée à la musique ! Je crois qu’il faut d’ailleurs préciser que nous ne sommes pas danseurs !

Chloé Comment vous définissez-vous alors ?

MB  On est metteur en scène et on est chorégraphe : on met en scène de la danse. On aime bien les rapports très fonctionnalistes : que ce soit une danse qui illustre un beat ou un mouvement que l’on va voir émerger dans un geste quotidien.

JD D’ailleurs le DJ a sa propre gestuelle. Comment tu gères le fait qu’on te regarde jouer ta musique ?

Olivier Degorce, Le Queen, Paris, 1997.

Olivier Degorce, After à l’hôpital Saint Louis, Paris, 1992.

Olivier Degorce, Le Queen, Paris, 1995.

Chloé C’est une bonne question, car au départ, le DJ était plutôt dans l’ombre. Je me souviens qu’au début, les DJs n’avaient pas de style à proprement parler.

JD  Il y a une démocratisation de la représentation. Maintenant, avec un smartphone, tu te représentes tout le temps.

Chloé Avant de faire de la musique électronique, je faisais un peu de guitare, je jouais avec des quatre pistes, mais je ne me suis jamais vue en chanteuse, je n’ai jamais cherché à me mettre en avant. Ce qui me plaisait, c’était d’essayer des choses, d’expérimenter. Quand j’en suis venue à la musique électronique, j’ai compris que c’était comme un multipiste géant qui me permettait d’intégrer les sons que je venais d’enregistrer. Pour en revenir au côté performatif, le DJing n’est qu’une part de mes activités. J’aime aussi jouer en live la musique que je compose (alors qu’en tant que Dj, tu joues la musique des autres). Mon concert est moins fonctionnel, il n’est pas forcément fait pour danser. Le DJing me permet de m’amuser avec le public. Je le travaille en écoutant des choses nouvelles pour les mélanger avec des morceaux plus anciens, mais je ne le fixe pas, je veux réagir en fonction du public. C’est vraiment du spontané. En ce moment, je tourne beaucoup le live de mon dernier album et je suis amenée à faire des choses un peu différentes. Par exemple, le festival Sonar m’a invité à jouer… à 14 heures ! J’ai donc proposé un « Slow mo live », quelque chose de très lent, de l’ordre de l’hypnose, où les gens peuvent s’allonger. J’aimerais vous demander comment vous avez commencé à travailler ensemble ?

JD On s’est rencontré en 2011 et on a fondé le collectif en 2013. On sortait tous d’études artistiques. 

Chloé Le fait que vous alterniez les formats, que ce soit des spectacles, des films, des installations, c’est un choix ?

AH C’est naturel. On a une mémoire commune et plein d’idées. Quand il s’agit de les activer, on discute et on cherche la forme la plus appropriée. 

MB  Les formats s’enchaînent naturellement. Dans le cas du jumpstyle, on a fait une pièce pour le répertoire de l’école de danse contemporaine de Montréal en 2014 qui s’appelle Avant les gens mouraient. Dans la foulée, on a ensuite fait un film, Novaciéries. Suite à ce projet, on a fait une performance d’une heure qui mélangeait jumpstyle et ballet de machines là où nous avons tourné le film. Ce qui est beau avec ce décor d’usine, c’est qu’il re-situe cette danse dans un contexte post-industriel. C’est un point qui résonne avec le fait que les danseurs de jumpstyle sont souvent issus de classe populaire.

AH Il y a tellement de choses à dire, mais notre envie est de rester dans l’expérimentation. L’idée n’est pas de nous mettre en scène, mais de garder cette liberté de représentation en faisant plusieurs choses. J’imagine que c’est pour cette même raison que tu as fondé ton propre label ?

Chloé Oui, il s’appelle Lumière Noire. C’était initialement une soirée que j’organisais au Rex. Ce nom est à l’image de mes activités : opposées mais complémentaires. D’ailleurs pour l’anniversaire du label, nous allons faire un live avec Vassilena Sarafimova, une joueuse de marimbas avec qui je collabore depuis deux ans, au Centre Pompidou, et ensuite on quittera le musée pour aller en club, au Rex…

JD Tu as aussi travaillé avec Anri Sala, non ?

Chloé Oui, il représentait la France à la Biennale de Venise en 2013. C’était un projet compliqué mais très intéressant. L’exposition s’appelait Ravel Ravel Unravel, un jeu de mots entre le verbe to ravel (« emmêler » en français) et le nom de famille de Maurice Ravel. J’étais amenée à manipuler deux platines. Sur celle de droite, il y avait Concerto pour la main gauche de Ravel. Sur celle de gauche, le même morceau mais retravaillé avec l’aide d’un compositeur qui a décalé plusieurs notes. Anri Sala ne m’a pas demandé de composer mais d’essayer de recaler les deux disques. Il voulait faire une vidéo en plan séquence, donc il a fallu que j’apprenne ces variations, tous ces décalages. Le film capte ma gestuelle, les mouvements que je fais pour essayer de re-synchroniser les deux disques.

MB Est-ce que tu as des envies particulières pour tes visuels lorsque tu composes ?

Chloé Oui, mais ça dépend surtout des rencontres. Des budgets aussi ! En ce moment, sur le live, j’ai une scénographie qui a été réalisée par le collectif Scale. Ils ont imaginé un dispositif de modules sur lequel est réalisé un mapping vidéo. En DJ set, je viens avec mes clés usb, c’est encore autre chose ! Bien sûr j’ai plein d’envies, mais celles-ci sont vraiment bousculées et transformées par les rencontres. Je pense que c’est là que ça peut être créatif et intéressant. Ça fait très longtemps que je joue dans les clubs : parfois c’est compliqué car j’ai passé une semaine en studio à composer, la veille j’ai fait un live, et je dois être prête à jouer à 4 heures du matin. À priori sur le papier ça me fait peur, mais quand j’y suis je suis trop contente. Je me demandais comment vous aviez trouvé vos danseurs ?

JD Pour To da bone, par Internet. On les a contactés via leur chaine youtube. Ils ont un rapport particulier à l’anonymat et n’utilisent que des pseudonymes. Du coup, pour rentrer en contact, il faut user de stratégie : laisser un commentaire, récupérer leur contact Facebook, et réussir à obtenir une session Skype pour leur expliquer le projet.

Chloé Internet permet pas mal de choses. Ça me fait penser à la tecktonik qui a été un phénomène incroyable qui est arrivé aussi vite qu’il est reparti.

JD C’est une danse qui est née au Métropolis, une discothèque de Rungis, au tout début de Youtube. En terme de style, la tecktonik se joue dans les bras, alors que le jumpstyle est dans les jambes et s’est développé de manière très forte sur Internet à partir de 2006/2007.

Chloé Est-ce qu’on peut dire que la tecktonik c’est l’ancêtre du jumpstyle ?

JD C’est vraiment deux styles différents. La tecktonik existe encore mais a changé de nom, car le mot a été déposé comme marque. Les danseurs à l’origine de ce courant ont été obligés de se renommer car ils ne se retrouvaient pas dans l’utilisation marchande. On l’appelle aujourd’hui danse électro.

MB Ce que le grand public a pu percevoir de la tecktonik, c’était vraiment le pire car c’était lié à son exploitation commerciale. Les danseurs à l’origine de ce courant sont des virtuoses, c’est très beau. Ça n’a rien à voir avec un style vestimentaire… Le jump est vraiment né dans les clubs, entre la Belgique et la Hollande, à la fin des années 90.

Chloé Et le gabber ?

JD On le situe à la fin dans années 80, en Hollande.

MB Mais jump et gabber sont proches, ce sont des cousins. Le gabber c’est un style de musique, sa danse s’appelle hakken.

JD Techniquement, le gabber est plus rapide, on est sur du 190 à 210 BPM, le haken se danse entre 10 et 15 secondes. Le jumpstyle appartient au hardstyle. C’est une musique qui a un BPM de 140 à 160, les sessions de danse font entre 20 et 35 secondes maximum.

AH Le gabber a flirté avec un esthétisme extrême… On ne peut pas nier qu’il y a eu une grande bataille entre la communauté de ravers qui dansait sur du hakken et certaines personnes qui ont essayé de rentrer dans ce groupe avec des intentions politiques. Le jumpstyle est pratiqué par des danseurs beaucoup plus jeunes « soit-disant » apolitiques.

MB On précise ce « soit-disant » car être apolitique aujourd’hui n’est pas anodin. Ça dénonce pas mal de choses. En tout cas, ces danseurs n’ont pas de couleur politique.

JD Et c’est vraiment une communauté qui s’est créée via Internet. Le hardstyle est apparu dans les clubs, mais ces derniers ont fermé petit à petit et les danseurs se sont réfugiés sur le net. C’est comme ça qu’il y a eu un effet de propagation. Désormais tous les danseurs sont isolés, il n’y a pas de club avec des soirées spécifiques où ils vont tous pouvoir se rejoindre. Ils organisent un événement une fois par an dans une capitale européenne, le plus souvent Berlin. Aujourd’hui donc, ils apprennent le jumpstyle sur Internet. Tout arrive par l’écran. Ils commencent très jeune, dans leur chambre. Ils se filment car il n’y a pas de professeur, ils sont obligés de voir leurs vidéos pour comprendre leurs erreurs. Comme ils ne sont pas spécialistes, ils re-postent pour avoir des retours de danseurs expérimentés, à savoir les auteurs des vidéos à partir desquelles ils ont appris.

MB C’est quelque chose qui nous a beaucoup intéressé : ils n’ont pas posté ces vidéos pour la posture, ils l’ont fait parce qu’ils avaient besoin d’un miroir et qu’ils n’avaient personne qui les regardait. Après ça a créé une cooptation que l’on remet aussi en question : pourquoi est-ce majoritairement des garçons, principalement blancs et hétérosexuels ?

AH Est-ce que les outils ont aussi évolué pour toi ?

Chloé Oui, c’est vrai que l’accessibilité est très différente. Avant, faire un morceau de musique électronique, c’était très compliqué. J’ai commencé avec un Atari. À ce moment-là il n’y avait pas d’ordinateur ultra-puissant, il a fallu que j’achète des samplers, des synthétiseurs… Tout était très cher. Et ensuite, il fallait comprendre le fonctionnement de tous ces appareils. Il n’y avait pas de tutoriels avec des personnes sympas qui prennent une heure pour t’expliquer comment utiliser tout ça ! Quand j’étais plus jeune, tout le monde voulait faire partie d’un groupe de rock. Aujourd’hui, tous les jeunes qui veulent faire de la musique souhaitent avoir des platines chez eux. Ils peuvent faire plus facilement des compositions : quand tu achètes un ordinateur portable Mac, tu as le logiciel Garage Band qui est intégré dans le système. J’ai toutefois une réserve car j’ai l’impression que la qualité, ou plutôt l’exigence, n’est plus la même. Prenons l’exemple du mastering : c’est un vrai métier que d’être ingénieur du son. De nos jours, tu as des logiciels qui te permettent de faire toi-même ton master. La chaîne de production se réduit beaucoup et je sens vraiment la différence. En l’occurrence, je l’entends car j’ai aiguisé mon oreille et entends ses nuances. De la même façon qu’auparavant pour écouter de la musique, les gens investissaient dans des chaines hi-fi… Désormais, on achète un bon casque car on écoute des morceaux compressés en basse définition à partir de son téléphone. C’est marrant car j’ai investi pour la première fois de ma vie dans des bonnes enceintes pour écouter la musique chez moi, et c’est génial. Je ne peux que vous le recommander !

MD On va y penser !

Olivier Degorce, Lady B (FR), Rex Club, Paris, 1994.

Olivier Degorce, Rave à l’Aqualand de Gif-sur-Yvette, 1992.

Olivier Degorce, Jérôme Viger-Kohler et Gwenola Froment, American Center, Paris, 1995.

Photographies extraites du livre Plastic Dreams, publié par Headbanger Publishing.

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Notes sur l’ambiance

Pierre Paulin

À ne pas confondre avec son ainé et homonyme, Pierre Paulin est un artiste dont la pratique se partage entre œuvres visuelles et écrits. Son texte Notes sur l’ambiance analyse la notion de nostalgie à travers le prisme de la musique et de la mode. 

Point de fuite

Il y a des vestiges enfouis qui peuvent à tout moment réveiller une passion : un goût étonnant pas encore labellisé, une idée assez floue pour être réinvestie, un groupe de Cold Wave oublié dont le temps a poli la singularité et délavé les ressemblances. L’enthousiasme pour les restes de culture accompagne le changement technologique de notre siècle, comme si la circulation des documents sur le web avait impulsé une fouille généralisée des productions enregistrées. En même temps, il est possible que cet engouement, étrange et invasif, soit juste une couverture pour recycler l’ambivalente mélasse de la culture pop de ces cinq dernières décennies. Derrière chaque élan se cachent une exaltation et un doute. Ici, un balancement compulsif entre excitation et écœurement, qui semble creuser la pente du début de l’ère de l’Internet, et emporter l’art dans une glissade commémorative donnant l’impression de ne plus savoir vraiment ce qui est célébré, ni pourquoi. 

La mode aussi fouille son histoire pour alimenter son inclination pour l’exotisme et la fraîcheur. D’ailleurs, les pratiques artistiques actuelles partagent avec elle la même frénésie permanente et divinatoire.

Il ne s’agit plus de produire un présent, mais d’anticiper un futur où chaque proposition relègue la précédente à un présent désuet. Les dressings sont les lacs de cette mélancolie. Au XVIIIe siècle, la mode, comme l’ornement en architecture, avait pour fonction de distinguer les classes sociales et le pouvoir. Aujourd’hui, la mode puise aussi bien dans les tendances populaires que dans son histoire fantaisiste ; l’objectif n’étant plus d’asseoir un style vestimentaire pour redessiner les frontières du territoire conquis par la bourgeoisie, mais de détrôner le dernier coup d’éclat d’une collection ayant fait sensation. L’intensification du rythme des saisons, de deux à six pour certaines marques de haute couture, est la trace de cette dynamique conduisant le cycle de l’obsolescence. Il est possible que nous traversions une période d’un romantisme maniaque, les objets exhumés n’invitant plus à méditer sur la disparition des mondes d’autrefois, mais sur l’obsolescence produite par l’accélération des cycles de la culture excavant et recombinant monde après monde. Cet emportement du rythme laisse entrevoir la primauté symbolique du délire temporel sur celui d’une géographie réduite aux tristes mouvements des frontières. Peut-être que la fouille massive, entraînée par la diffusion sur le web, dessine le territoire d’une nouvelle colonie, à cheval sur l’histoire et la ruine de celle-ci. 

Bon, l’important c’est que l’on ait avancé… 

Ce gimmick de langage sonne comme un mantra destiné à calmer l’anxiété de celui ou celle qui le prononce. Il y a bien une angoisse commune à tous et à toutes les époques : celle de perdre le sens de ce qui est entrepris. Se prémunir contre la désorientation est une manière de conjurer un trop tard, aussi bien celui qui marque l’échec d’une course, que celui qui pleure une époque révolue… Je suis né trop tard… Que ce soit la fouille du passé ou l’accélération du cycle de l’obsolescence, l’accord inachevé de ces deux postures, dans le champ de la culture, témoigne certainement de la fuite du présent lui-même. Peut-être que l’excitation combinée à la confusion générale entraîne une oscillation lascive produisant une ambiance rassurante. Un présent comme un parfum des temps passés, comme le sifflement sourd d’un appareil en veille, comme l’excitation coupable que l’on ressent lorsque l’on théorise les effets néfastes des évolutions industrielles en ayant aussi le désir intime de participer à la frénésie que celles-ci génèrent. 

Ambiance rassurante

L’idée d’ambiance rassurante pourrait très bien caractériser l’intensification des appropriations d’images et de textes au sein des pratiques artistiques actuelles. On pourrait imaginer la circulation et la rediffusion de documents, d’origines et d’âges divers, comme la retombée de poussière de ruines suivant l’explosion numérique, et la frénésie adolescente induite par l’interactivité du web comme le souffle de la déflagration ; une sorte de futurisme nostalgique laissant dans son sillage un sentiment de déjà-vu. Il y a dans la combinaison de mots « futurisme nostalgique » autant d’excitation que de confusion, l’une stabilisant l’autre — c’est une charmante manière de cacher le flou par une affirmation, comme les paroles d’une chanson pop semblent cristalliser une effusion sentimentale et générationnelle en quelques mots.

Souvent, lorsque quelque chose nous échappe, on a plutôt tendance à désigner un point de fuite comme si l’on pouvait colmater une brèche de l’index. L’impressionnante litanie qui jalonne l’histoire de l’art moderne, en bégayant une suite de « ismes », évoque une régularité dans ce principe d’indexation. Cette étrange kyrielle reflète l’exercice d’une histoire de l’art à l’allure journalistique, qui aurait distingué les propositions artistiques au fur et à mesure de leurs tentatives. Peut-être que cette constellation de fuites dessine déjà les contours d’un monde paradoxal émergeant à la fois de mécanismes industriels et du désir de s’y confronter. D’un côté, il y a la nature invariable de la compulsion d’indexation qui a rythmé la marche incoercible de l’évolution, et de l’autre, il y a l’extraordinaire diversité des propositions artistiques qui ont cessé de surprendre et de dépasser la dernière tentative dans un jeu amoureux. Il semblerait qu’il y ait dans le mouvement trébuchant des avant-gardes modernes autant de délivrance que d’aliénation. 

D’ailleurs, on pourrait se demander dans quelle mesure les sites d’actualités artistiques en ligne ne sont pas à la fois une célébration d’une critique produite parallèlement à l’art, et la ruine de la proximité entre l’artiste et l’historien. L’intensification de l’indexation numérique semble réduire le temps dédié autrefois à l’interprétation, au profit du rapport immédiat au flux de l’actualité — il faut dire qu’une longue liste d’expositions, ou d’images, a quelque chose d’incroyablement plus rassurant qu’un discours. Mais attention, lorsqu’une invention industrielle trouve une application culturelle, plane toujours le sentiment que s’organise, dans l’ombre, le suicide arrangé de la subjectivité. Au danger de faire une hypothèse et d’imputer au web la responsabilité d’une fuite en avant définitive s’ajoute l’habituelle suspicion pointant d’un index réprobateur tout ce qui ressemble à une surface. Il est quand même curieux que ce qui habille un contenu doive toujours essuyer les postillons du débat opposant la surface au contenu ; ici les tabloïdes qui servent d’interface pour les images de l’actualité artistique. Pourtant, l’interface du web n’est pas une surface ; en réalité elle ne fait que hiérarchiser la visibilité et donner la priorité à la logique de la connexion. L’interface relègue les images et les textes à une condition d’éléments de seconde zone, de paysages à volonté, donnant ainsi le sentiment que la réception du contenu semble davantage liée à la plateforme qui le diffuse, plutôt qu’à la personne qui en est l’auteur. 

Il existe un dilemme similaire lorsque l’on souhaite décrire quelqu’un en s’appuyant sur son style vestimentaire. Parfois, il semble clair qu’une combinaison de vêtements figure un ensemble de choix singuliers. Mais il suffit de croiser une personne dans la rue avec une paire de baskets similaire à la nôtre pour que cette confrontation trahisse notre première conviction et réduise l’ensemble des choix que l’on pensait authentiques à de simples particularités. C’est la triste ritournelle à laquelle nous lie la répétition inhérente à la communication numérique et à la production d’objets industriels. Alors, lorsque l’image de soi se trouve continuellement fragilisée par le ravalement de l’authenticité de nos choix, il reste encore la possibilité d’une parade discursive, dont nous sommes aussi les seuls exégètes. 

Tu te rappelles de l’arrivée des Reebok Pump au collège ?

Je m’en suis payé une paire! Enfin, une sorte d’ellipse un peu étriquée qui influe sur la manière de considérer un objet, un vêtement, une idée en vogue ; proposant ainsi une résistance aux effets de la production sérielle et générique, par le biais d’un sentimentalisme fadement discursif. 

En tout cas, la relecture plate et sentimentale de l’actualité en ligne semble être le moteur qui génère la frivolité adolescente émergeant sur le web. Dans ce sens, les réseaux sociaux proposent une configuration personnelle du flux d’information. Et les pratiques artistiques influencées par le modèle du web corroborent cette logique interactive en raccordant un discours sentimental aux assemblages de documents hétéroclites mêlant snapshots, poèmes érotiques trouvés sur un blog, histoire du New Age, analogies à des maladies diverses : dépression, schizophrénie… C’est là toute l’ingénuité de ces combinaisons, elles sont suffisamment imprécises pour construire une présence à la manière d’un look  — en référence à l’assemblage de créations portées par un mannequin lors d’un défilé —  ou comme une suite de hits qui tournent en boucle dans les halles d’une grande surface pour habiller, ou couvrir, le caractère angoissant de ce type d’architecture. Cette excitation environnementale infuse de partout. Cependant, il me semble qu’il se cache derrière ce voile d’ambiance la seule idée qui ne repose pas sur une digression ou sur une spéculation de ma part. Le modèle du web, malgré sa candeur et sa frénésie interactive, est contraint aux modalités de l’enregistrement, dans le sens où le web diffuse uniquement un temps révolu, passé, achevé même si ce n’est que de quelques millisecondes. L’actualité en ligne produit sans conteste une ambiance vivifiante et anxiolytique, mais avec un arrière-goût diffus d’après-coup. Une sorte de présent juste un peu trop tard, comme si la nostalgie n’était plus seulement le hobby des sceptiques, mais aussi la condition, à peine perceptible, de la communication empruntant les techniques de l’enregistre-ment. 

Nostalgie de l’instant

Voici l’une des pentes d’aujourd’hui : ne jamais vraiment ressentir d’adéquation avec le présent de notre monde. Sentiment rimbaldien d’un nous ne sommes pas au monde, comme si l’on était continuellement éclipsé du présent par l’actualité. Même si l’actualité produit un fort sentiment de présent, il n’empêche que son flux est diffusé en différé. Moins le décalage est visible, plus il est pernicieux, car si infime qu’il se dérobe lorsque l’on cherche à s’y confronter. On le subit sans le voir, tout semble accessible sauf la mesure qui permettrait de s’en saisir. Cette latence invasive se diffuse comme un parfum. Il est impossible de refuser sa présence. C’est le coût symbolique pour accéder aux joies de l’enregistrement.

D’ailleurs, c’est le même deal que le voyeur passe avec la pornographie en ligne, il voit tout instantanément, mais l’effet de ce présent est simulé par l’accessibilité. Les plans, les positions des acteurs, les corps et les sexes rasés, tout est mis en scène pour faciliter la pénétration du regard, pourtant le présent du voyeur ne peut pas s’ajuster à la nature révolue de l’enregistrement. C’est le caractère déprimant de la pornographie en ligne ; la perversité du voyeurisme ne peut s’émanciper de la perversion du média qui la rend possible, et pèse sur le voyeur, le déprimant sous le poids mort, enfin révolu, de l’enregistrement. 

Mais même aux prises avec une nostalgie générique, il existe toujours un moyen de déstabiliser son influence anesthésiante. Au début des années 2010 apparaît une vague musicale principalement accessible sur le web, baptisée Vaporwave. De jeunes musiciens amateurs se sont mis à produire et diffuser une musique reposant principalement sur l’assemblage de samples de morceaux commerciaux glanés sur YouTube. Si les sources sont diverses, la Vaporwave profile une relecture de la production musicale industrielle des quatre dernières décennies. Les samples isolés sont ralentis, détunés, triturés, à l’aide des outils offerts par les logiciels d’édition musicale. Le sampling est ici poussé jusqu’à un écœurement jubilatoire reposant sur l’intensification du pathos des morceaux détournés. Plus étrangement émotionnelle que les pratiques de DJs éclairés, qui garantissent une réécriture savante de l’histoire de la musique, la Vaporwave fouille les hits produits à la chaîne, dans une interprétation vaporeuse et lascive qui semble relever en douceur le caractère grotesque de la pop industrielle. Il faut imaginer des lignes de synthé New Age trouvées dans les presets de l’ordinateur, mélangées à des samples de chansons mainstream, mal calés et ralentis, le tout disloqué par une reverb et un delay caricatural. 

Cette vaporisation des sources produit un son pleurant et ondulant. D’abord, l’hétérogénéité entre le présent et les fragments d’enregistrements nous étreint : synthétiseur rétro, flûte et cuivre synthétiques, voix excavées d’enregistrements… Puis, curieusement, nous encourage à renouveler le contact dans un grand écart pathétique, à la manière d’une agrafe rapiéçant les tissus temporels qui naturellement se déchirent. La répétition d’un enregistrement cicatrise le présent, en révoquant pour un temps la nature éphémère de celui-ci. C’est précisément ce qui est fascinant lorsqu’un sample est conduit en boucle, il se rafraîchit constamment du souvenir de lui-même, à la manière d’un logo qui s’impose à la mémoire par une surimpression continue. 

Si cette nostalgie savamment agencée produit une ivresse, son interruption menace aussi de dévoiler un paysage bien tragique, un présent nu laissant entrevoir la trivialité de l’engrenage répétitif. À chaque ivresse sa gueule de bois… Néanmoins, l’intensité de l’impression ne rend que plus précieuse cette expérience, car il est possible de la brandir sans trembler, de la porter comme lorsque l’on s’habille d’une paire de lunettes aux verres teintés, pour avoir le sentiment d’habiter un autre monde ou une autre époque. 

Nostalgie de l’obscurité

Un poème pour décorer une journée, un fredonnement pour changer la couleur de l’air, enfin quelque chose qui ne soit pas enregistré…

L’esquisse de cette radicalité est une suave ritournelle annonçant aussi sa trahison prochaine. Aujourd’hui, retrouver l’élégance espiègle et candide du début du XXe siècle signifie aussi s’extirper du corps social modélisé par l’évolution des médias. Et puis, l’industrie culturelle a produit la majorité des enregistrements sur lesquels sont indexées nos vies intérieures : une chanson sur laquelle nous avons éprouvé du désir pour quelqu’un, la série télévisée de notre adolescence fixant l’ambiance d’une époque, un morceau d’Eurodance fédérant sur la piste de danse des trentenaires, l’actrice ou l’acteur d’un film dont nous sommes tombés amoureux. Enfin l’industrie a produit les marqueurs qui permettent à chacun de se situer dans une généalogie culturelle. Et cette situation est probablement ce qui nous confronte à la difficulté d’entreprendre une lecture critique de la culture mainstream, car les sources de nos souvenirs intimes sont en proie à une mise en doute légitime. D’un côté, la culture de masse fonctionne à la manière d’un dispositif qui permet de communiquer et de nous localiser dans le temps. De l’autre, elle réduit l’expérience de la culture à de simples particularités, qui semblent restreindre notre histoire personnelle à un index ou à un catalogue de chansons, de films, enfin, de productions industrielles. Curieusement, les gestes de résistance capables de préserver notre subjectivité de cette promiscuité avec l’industrie semblent de même nature que ceux que l’on peut appliquer à notre corps : l’altération et le travestissement. Devant le miroir de la culture de masse, qui renvoie une image de soi indexée à son histoire, il est possible de grimer ses intentions en les formulant à l’envers. L’objectif de cette manipulation est de produire des gestes dans le bon sens pour soi-même en inversant la symbolique du reflet. Ce maquillage se traduit par une attitude paradoxale où feindre de ne pas travailler demande de travailler encore plus. C’est ne pas être critique pour engendrer la critique. C’est écrire un texte en évitant les oppositions, en évitant de cibler un problème. Et cette situation est probablement ce qui nous confronte à la difficulté d’entreprendre une lecture critique de la culture mainstream, car les sources de nos souvenirs intimes sont en proie à une mise en doute légitime. C’est ressentir de l’excitation à disparaître sachant que la culture de masse produit d’elle-même, et à ses dépens, l’illustration d’une mélancolie actuelle. C’est une posture habillée de contradictions : une indécision cosmétique, qui lorsqu’elle est formulée, ne conduit pas l’auteur, mais son masque, à obtempérer. 

 La Vaporwave produit ainsi une vapeur pastiche laissant les voix samplées relever le caractère mélancolique et pathogène de l’évolution culturelle dans une joie sans illusions. Mais, l’obsolescence cyclique sur laquelle repose l’industrie musicale ne peut pas être enrayée par des vapeurs ni ralentie par un logiciel de musique. C’est le destin tragique du masque qui devient à son tour le visage de l’échec qu’il recouvre. Voilà pourquoi cette musique, exorcisant une mélancolie actuelle, semble aussi pouvoir être la bande originale d’un trébuchement plus général. C’est peut-être cela, le post-modernisme. Ce n’est pas une période, c’est l’histoire qui chute continuellement, où chaque tentative impulsée par une mise en crise est avortée, déjà révolue, déjà « post » avant d’avoir pu prendre une forme originale. C’est l’histoire et la forme qui ne se rencontrent plus. C’est l’histoire qui se formalise uniquement suivant les modalités de l’industrie. C’est un morceau de Vaporwave mettant en crise la surproduction industrielle, qui se retrouve finalement diffusé sur YouTube suivant la nouvelle forme de l’industrie numérique. 

Mais quitte à ravaler indéfiniment l’espoir de nouvelles perspectives, un bon morceau de Vaporwave a suffisamment de délicatesse pour faire passer le goût de l’échec dans un cocktail de sensations. 

Aujourd’hui, les pratiques artistiques ne semblent plus vouloir, pouvoir, aimer, fournir de nouvelles formes, mais des sensations en agglomérant des formes disponibles. Un collage de formes déjà vues, comme un événement qui nous surprend et nous pousse hors du présent. C’est une soirée qui suspend le temps par la dépense de celui-ci; une célébration de la ruine qui produit une actualité vibrante. Alors, quelque chose rôde et entraîne la curieuse impression de c’est dans l’air… garantissant de pouvoir partager l’expérience de l’art avec d’autres, mais nous contraignant à être toujours au fait du rafraîchissement de l’actualité artistique. Mais faut-il être au parfum au risque de ne plus rien sentir d’autre ? Est-il possible de jouir de l’obscurité ? Enfin, de ne pas être poussé à tout voir et connaître ? 

Voici l’interrogation qui désarme toute velléité critique. Un désir d’obscurité contient sans doute une nostalgie pour les sociétés prémodernes, où le savoir se construisait de manière empirique, un avant les sciences, un avant l’idéologie des Lumières, un avant le développement industriel. C’est là un cercle vicieux : mettre en cause les effets délétères de l’industrie revient à faire état des bouleversements dus à son évolution, à sonder l’étendue de notre nostalgie. Un peu comme lorsque l’on quitte une soirée en ayant le sentiment d’avoir participé à un rite social d’une profonde vacuité, et que la seule satisfaction que l’on en retire est d’avoir, une nouvelle fois, pu mesurer à quel point ce sentiment (de ruines) peut être justifié.

Parfums

Souvent, en quittant une exposition, il reste une sensation à la fois floue et étrangement rassurante. Il y a quelque chose comme une douce menace électrisante, dont les vapeurs d’interrogations diffuses accompagnent malgré tout la renaissance d’un sentiment apaisant. Il faut dire que l’activité ardente des musées et des galeries a le pouvoir de solidifier et de présenter, comme continuité ou perspective,l’ambiance qui rôde sans que l’on puisse vraiment la nommer. Aujourd’hui, dans une exposition, un objet ou un événement est inévitablement relié à un discours. Généralement, celui-ci garantit à la fois sa nature orbitale à l’art et son attachement à une période historique : sortes de coordonnées en longitude et en latitude permettant de visualiser l’environnement culturel dans lequel on se doit d’accueillir l’expérience. Ce gimmick de médiation semble fondu dans une logique interactive infantilisante. Il schématise de façon excessive le protocole en le rapportant à une logique de communication. C’est la ruine de la syntaxe conceptuelle des années 70 restaurée à la manière d’une vieille église, c’est-à-dire sans ses couleurs originelles. Un peu comme lorsque l’on se retrouve nu dans son appartement, et que de sentir son corps libre nous donne la sensation à la fois excitante et téléphonée de célébrer un cliché culturel des années 60. Enfin, c’est l’aspect défigurant de la conservation, une sorte de nivellement qui indexe de manière systématique une œuvre à une origine didactique, détruisant du même coup la singularité et l’érotisme de la proposition. 

C’est peut-être pour pousser cette logique interactive jusqu’à l’écœurement que la présence d’objets dans une exposition semble aujourd’hui servir une autre perspective que l’élégance du déploiement d’une idée : une élégance vaporeuse. Alors quelque chose plane dans les expositions sans que l’on puisse trancher sur son origine ou sa composition, comme un parfum à chaque fois différent. Ainsi, les idées et les formes sont de petits points brillants dans un paysage flouté par l’ivresse de l’urgence. Mais comment ne pas être attiré par cette cosmologie éthérée ? Et même s’il existe un risque — celui de perdre le sens de lecture de l’histoire, ou de sombrer dans une profonde mélancolie emportée par une profusion d’accords nostalgiques… — et même si le premier contact est toujours un peu décevant, voire obscur, il ne faut pas avoir peur de persévérer. Les stimuli cachés dans les plis des œuvres sont capables de restaurer l’emphase musquée de l’âge du plâtre et de la peinture ; ou la note de tête d’un protocole prolongeant la fragrance vers une dérive poétique ; ou une rhétorique d’appropriation accordée à l’expression libre laissant dans son sillage encore un doute au sujet de l’auteur.

Toutes ces fragrances, relatives à des accents de notre histoire culturelle composent un langage fiévreux reposant nonchalamment sur l’élégance des accords. Et, si l’idée de parfum semble masquer la ruine du langage traditionnel de l’art derrière une nostalgie générique, il ne faut pas oublier que chaque évolution délivre aussi le synopsis d’une tragédie. 

C’est sans importance…

Le parfum semble déjà partout. Il n’y a qu’à être attentif à la manière dont il nous arrive de décrire le travail d’un artiste lors d’une discussion à la volée. Afin de ne pas couper le flux de l’échange ou pour le relancer, il est difficile de ne pas utiliser de qualificatifs relatifs au cheminement artistique et culturel du XXe siècle, allant jusqu’à employer certains néologismes pour aller plus vite, compressant de façon barbare les détails qu’un historien passe plusieurs années à distinguer. Mais un parfum n’est ni une réponse ni une solution, c’est un langage en formation brassant le déjà-vu, le déjà entendu. C’est l’oscillation entre une renaissance et une disparition annoncée, c’est le sillage odorant laissé par le déplacement d’un corps qui restaure, pour un temps, la présence d’une personne déjà loin. Un parfum est à la fois une sensation et une aliénation, une délivrance et une contrainte, une libération et un repli, la frivolité et la ruine. C’est un espoir emporté par la vitesse du défilement des propositions culturelles. 

C’est la présence synthétique et rassurante d’un langage qui continue malgré tout de se reformuler. Puis, il ne faut pas oublier qu’un parfum est capable d’habiller la nudité et de combler le vide. Les magasins de mode l’utilisent bien pour estampiller une identité, comme si cette permanence invisible contrastait malgré tout avec la violence du turn-over des saisons et des tendances. 

Un changement singulier avait eu lieu dans l’atmosphère ; de vagues teintes roses se mêlaient, par dégradations violettes, aux lueurs azurées de la lune ; le ciel s’éclaircissait sur les bords ; on eût dit que le jour allait apparaître…

Pourquoi cette phrase charnière d’un récit décrivant le passage d’un monde à un autre, d’une époque à une autre, semble-t-elle aussi douter de l’événement qu’elle annonce ? Au matin, un paysage émergeant de l’obscurité est toujours coloré des rêves et des cauchemars de la nuit. 

Y a-t-il plus déprimant que de réfléchir à la prochaine paire de baskets que nous voudrions acheter ?
Peut-être d’y réfléchir avec un tiers. 

Un effet collatéral du rafraîchissement continu de l’industrie culturelle : 

le sentiment, un peu honteux, d’avoir aimé. 

Quelquefois, il est plus facile de convaincre avec les mots de quelqu’un d’absent, car son évocation induit une présence évasive au discours.

Un poème glissé au cours d’une phrase est un peu comme un article de mode : il ne paraît pas vraiment ostentatoire lorsqu’il est porté avec assurance. 

Le danger ne vient pas véritablement du romantisme, mais de l’aspect historique associé à un tel sentiment. Mais on peut toujours l’utiliser comme un accessoire !

J’imagine qu’il vaut mieux ne pas complètement ravaler nos goûts passés… 

leur validité peut à tout moment redevenir actuelle. 

La tendance est un peu comme une suite de hits qui tourne en boucle dans une galerie marchande, elle est rassurante. 

Certaines personnes choisissent un sac plastique estampillé d’une grande marque pour transporter quelque chose d’un endroit à un autre. Peut-être qu’un logo peut couvrir le sentiment d’un présent en fuite. 

Être nu dans son appartement peut produire la sensation de vivre une célébration des années 60. 

Alchimie liquescente

Accidentelles, les images de Daisuke Yokota questionnent le principe même du médium photographique en multipliant les expérimentations et les passages entre argentique et numérique.

L’éclipse

Dans un environnement architectural brutaliste capturé par Maciek Pozoga, des formes sculpturales et surréalistes font irruption et bouleversent le quotidien.

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Deux vases

Marc-Camille Chaimowicz

Deux vases,

Le premier, le Vase Tulipe, est le plus grand mais, fait de plâtre habillé de
papier, il ne pouvait pas,
matériellement, servir de vase…
c’est un simple accessoire…
sa fonction est décorative…
et cette mascarade est accentuée par son rôle :
recueillir un bouquet d’images de fleurs… 

Le second, le Vase Rose,
peut légitimement exister,
mais il est fourbe, il œuvre,
vase et accessoire d’un petit scénario…
dans lequel
il tient le rôle principal
sur une photographie qui sera plus tard éditée…

Chaque vase aspire à une certaine autonomie…
ils semblent pourtant avoir vécu un événement qui les mène à se rendre volontairement
complices d’une histoire plus vaste, 

… toutefois, le Vase Rose bénéficie du potentiel de redevenir simplement un vase… 

Série photographique de Lise Queïnnec, invitée par Marc Camille Chaimowicz pour l’exposition One to One… Ketsner Gesellschaft, Hanovre, Allemagne 29 septembre 2017 — 7 janvier 2018.

Them that may believe

Une poignée d’églises américaines perpétuent une pratique controversée consistant  à tester sa foi en se confrontant à un serpent. Stef Mitchell s’inspire de ce rite entre mysticisme et communion.

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C.Q.F.D. de la couture

Luca MarchettiJules Julien

Le monde de la couture aime la surprise, le geste théâtral, le spectacle — ce n’est pas nouveau — et depuis ses origines la mode fait son cinéma à coups de scandales, de provocations, de statements et d’ultimatums. En l’espace d’un peu plus d’un siècle, on a vu passer en revue des concepts originaux comme la mode du nu (ou la mode sans vêtements), la mode de l’anti-mode (ou la mode sans mode), le luxe accessible (ou le luxe du non-luxe), jusqu’aux récentes déclarations de la prétendue mort de la mode.

Mais parmi toutes ces prises de position, le paradoxe vestimentaire d’une « couture sans coutures » occupe probablement la place d’honneur. Plus encore que la prouesse technique de réaliser un vêtement sans le coudre, celle de réaliser une silhouette donnant cette impression en raison du fait que les quelques coutures existantes  — réduites au minimum indispensable — ne sont quasiment pas visibles, paraît encore plus excitante.

Dans l’histoire de la mode moderne, cette chimère de style a été poursuivie par des grands couturiers tout comme par des marques de grande diffusion. Après avoir implanté son atelier multidisciplinaire à Venise, l’espagnol Mariano Fortuny réalise déjà en 1907 la robe Delphos, devenue « un classique » non seulement parce qu’ elle a été instantanément adoptée par le gynécée de l’intelligentsia artistique, mais aussi parce qu’elle était obtenue d’une seule coupe de soie plissée, sans coutures et ajustée sur le corps uniquement par des perles de verre de Murano au niveau des épaules. La même silhouette fuselée et plissetée a été ensuite reprise plus récemment par le champion incontesté de cette technique, le japonais Issey Miyake, peut-être moins connu pour ses collections A-Poc obtenues à partir d’un seul rouleau de tissu, lui aussi sans coutures, que les clients peuvent customiser au ciseaux. Quant à la France, il faut rappeler au moins certaines créations surnaturelles d’Azzedine Alaïa où la minimisation de coutures donne l’impression que ces robes fusionnent avec la peau de celles qui les portent. À la même époque, plus au sud, Gianni Versace expérimentait matières innovantes et tissus métalliques tricotés afin d’obtenir aussi un effet de « deuxième peau » grâce à un vêtement sans coutures apparentes. Pareillement, le marché de l’accessoire n’a pas échappé à cette passion. Si aujourd’hui les polémiques sur le nombre de peaux de crocodile ou de python nécessaires pour réaliser un sac à main ont touché des grands noms de la maroquinerie comme la maison Hermès, d’autres, telles que Bottega Veneta, vantent l’élégance de leurs sacs-cabas réalisés avec une seule peau afin d’obtenir une surface finie sans aucune discontinuité.

Ces dernières années, les progrès technologiques en termes de production ont également permis de démocratiser l’utopie pragmatique non-cousu. La collection de vêtements d’extérieurs seamless d’Uniqlo 2017-2018 en est un exemple tangible : elle associe à l’allure fluide de ses doudounes sans couturesl’intéressant atout d’augmenter considérablement l’imperméabilité des pièces tout à fait indifférentes à l’impact du vent et de la pluie. 

Le niveau de technicité de ces produits peut certainement en expliquer en partie le charme et le succès. Mais pour mieux comprendre, il n’est pas inutile de relire les notes que Roland Barthes, sémiologue et fin analyste de la culture « pop » naissante, publie à propos de la Citroën DS mise sur le marché en 19551. Aérodynamique, sinueuse, aux lignes fluides et aux formes qui dissimulent toute trace d’assemblage mécanique (vis, boulons clous, charnières…) cette voiture s’inscrit dans l’imaginaire culturel de l’époque non pas comme une machine qui aurait été construite, mais comme une créature qui aurait été créée. L’analyse de Barthes nous reconduit à la mode en nous rappelant que depuis bien longtemps le designer de vêtements n’est plus un tailleur ou un couturier, mais un « créateur ». L’aura de la création de mode tiendrait donc à ses connotations divines ? Peut-être, tout comme, en quelque sorte, l’apparence svelte de la Citroën 19 au nom explicite de dé-esse relève aussi du sacré. 

Le vêtement sans coutures nous aide alors à croire en cette part de magie de la mode que l’univers du luxe préfère appeler « le rêve », et en raison de laquelle on s’abandonne volontiers à l’irrationalité de désirs — et de bien des achats —  que l’on ne saurait justifier rationnellement. Et en marge de ces considérations intellectuelles, on n’oubliera pas que, si la mode est encore perçue aujourd’hui comme un lieu de la culture où peut exister une certaine liberté d’expression, c’est aussi parce que son imaginaire s’est construit — pour le meilleur et pour le pire — sur des fondations qui tolèrent et cultivent le paradoxe, l’invraisemblable, l’ambiguïté et la contradiction, tout en revendiquant le droit de montrer sans expliquer et d’expliquer sans dire.

Issey Miyake, Printemps Été 2016

Uniqlo, Automne Hiver 2017

Comme des Garçons, Automne Hiver 2017

Irruptions digitales

À la manière d’un enquêteur, Erik Kessels explore l’un des versants de la photographie vernaculaire : domestique, amateur, exposée à l’erreur et pourtant nimbée d’une qualité artistique.

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Sandwiches de réalité

Tom Burr

Le travail de Tom Burr a été associé à la création in situ, à la critique institutionnelle et contextuelle  et à l’exploration de la subjectivité homosexuelle et de l’espace. Qu’elles prennent la forme d’installations architecturales  et spatiales, de sculptures,  de photographies ou de collages, l’artiste américain a largement exposé ses œuvres depuis le début des années 90. Ses investigations conceptuelles interrogent la manière dont l’identité se construit ou existe, contrainte par la société et ses espaces matériels. Hamid Amini s’entretient avec  lui de ses sujets d’étude récurrents, de la politique du genre  à la sociologie.

Hamid Amini       On vous définit souvent comme un artiste conceptuel, je me demande quelle direction prend le conceptualisme aujourd’hui ? Y a-t-il des artistes conceptuels actuels qui vous inspirent ?

Tom Burr              La plupart du temps, le terme d’artiste conceptuel semble être une catégorie par défaut,  un compartiment dans lequel on range l’art  ou les artistes quand on ne peut pas les classer  dans la famille « peintre » ou « sculpteur », peut-être sans lien très net avec l’histoire du terme. Ceci dit, j’adhère au mot « concept ». C’est intéressant, d’avoir un élan, un terme, qui réponde au poids, à la densité et au volume d’un grand nombre de réalisations artistiques, y compris les miennes. Et de placer  en tête d’affiche les idées, ou la création artistique comme circulation d’idées, qu’on peut ou non révéler dans les objets physiques. Je pense que nous avons besoin de cette exigence. Et il y a de nombreux artistes actuels qui m’inspirent, que vous pourriez classer dans cette catégorie, (s’il vous fallait le faire). Adrian Piper me vient en premier à l’esprit, parce que son travail a toujours puisé dans la tradition spécifique de l’art conceptuel tout en l’enrichissant, elle l’a utilisé mais aussi transformé en une manière de concevoir et de pratiquer la création artistique comme une réflexion sur la nature de l’art et  sur le rôle de la nature de l’art et de l’artiste qui  évolue dans le cadre de la politique du monde réel  et des associations. C’est une pratique qui réfute toute appréhension solipsiste de l’art conceptuel. Je dois aussi beaucoup à Yvonne Rainer et j’ai récemment étudié la place conceptuelle du corps dans l’œuvre de Maria Hassabi et Park McArthur,  entre autres… dans laquelle la conceptualisation  des corps, et de la différence, entre en contact direct avec les réalités et les contraintes matérielles. Je suis rarement inspiré par des œuvres qui ressemblent  aux miennes en surface.

Hamid Amini       Vous avez une relation particulière au béton, pourriez-vous m’en dire un peu plus à ce sujet ? Pourquoi aimez-vous autant ce matériau ? 

Tom Burr              J’ai écrit un court texte à ce propos,  dans lequel j’évoquais la réalité physique du béton  en tant que matériau sensuel, voire sexualisé.  J’ai grandi dans une maison dont les murs enduits de crépi brossé étaient impossibles à distinguer  du béton, du moins dans mon esprit d’enfant.  Ce n’était pas une maison moderniste, mais  j’en trouvais la reproduction dans les nombreuses surfaces des bâtiments modernes et brutalistes, et ils sont nombreux dans la ville où je suis né,  et j’ai été instinctivement attiré vers eux.  J’ai développé une fascination pour le béton,  en tant que matériau de construction,  que matériau — à l’image du contreplaqué auquel  il est étroitement associé — humble et pratique,  et relativement ancien, bien qu’il ait gagné une place centrale nouvelle au XXe siècle. Il est devenu visible dans l’architecture moderniste, après Le Corbusier,  et d’autres. Il pouvait devenir une surface qui n’avait pas besoin d’être recouverte avec un autre matériau, qui méritait d’être exposée. Comme une sorte  de strip-tease architectural, d’effeuillage. Et le mot m’intéresse. Il devient un absolu, et se substitue  à celui plus fixe, plus concret, de condition physique factuelle : la réalité matérielle, par exemple

Hamid Amini       Je sais que vous êtes né à New Haven. Pouvez-vous nous parler un peu de votre récent travail là-bas dans l’usine Pirelli de Marcel Breuer.

Tom Burr, Dressage, 2013, Bortolami, New York, vue d’installation.
Avec l’aimable autorisation de l’artiste et de la galerie Bortolami, New York.

Tom Burr, Extrospective: Works 1994 — 2006, 2006. Vue d’installation, Musée cantonal des Beaux-Arts, Lausanne.
Avec l’aimable autorisation de l’artiste et du Musée cantonal des Beaux-Arts, Lausanne.

Tom Burr, endlessly repeated gesture, 2009. Bois, crochets métalliques et boulons, moquette, carreaux de miroir, 168.9 × 243.8 × 243.8 cm.
Avec l’aimable autorisation de l’artiste et de la galerie Bortolami, New York.

Tom Burr              Oui. Là encore, c’est lié à la question du béton, n’est-ce pas ? Au fait que j’ai grandi à New Haven et que j’ai été conditionné par cette ville. Il y a un an et demi j’ai eu l’occasion grâce à Bortolami, la galerie avec laquelle je travaille à New York, de réaliser un projet d’un an dans une ville. J’ai choisi New Haven pour ce projet après avoir réfléchi longtemps à ce que serait un site intéressant pour moi… New Haven était apparu dans mon travail avant, et dans mes écrits, et j’avais l’impression que c’était vraiment le bon moment de revisiter ce lien et de le développer considérablement. Nous avons envisagé plusieurs lieux pour le projet. Je gardais toujours à l’esprit ce bâtiment brutaliste en béton de Breuer sans jamais penser que ce serait possible. Mais ça l’a été. IKEA, le propriétaire actuel du bâtiment, laissé à l’abandon pendant quinze ans a accepté de nous louer le rez-de-chaussée pendant un an. Presqu’aussitôt, des inspecteurs de la sécurité des bâtiments de New Haven sont venus et ont exigé de nombreuses modifications de l’espace pour permettre l’ouverture au public. J’ai décidé de me servir des interventions exigées comme substance pour mon travail, en concevant les rampes nécessaires conformément au code, tout en les imprégnant d’autres significations, d’autres références qui reliaient le site du bâtiment et sa période de construction à l’époque actuelle. J’ai entremêlé dans l’installation plusieurs silhouettes susceptibles de démêler ces liens en créant des occurrences de simultanéité et de réalité qui se chevauchent. Jean Genet a été une figure centrale, ancré historiquement à New Haven par sa visite en 1970 — l’année de la fin de la construction du bâtiment — pour donner un discours de soutien aux Black Panther. Anni Albers, qui a vécu et travaillé dans les environs est présente elle aussi, à cause de ce lien à New Haven mais aussi parce qu’elle a participé au Bauhaus en même temps que Breuer, bien qu’avec un accès très limité au programme d’étude puisque c’était une femme. Et il y a aussi d’autres figures, qui fonctionnent toutes comme une sorte de constellation transhistorique proposant la notion de bâtiment comme témoin de contextes sociaux, esthétiques et politiques à la fois à l’époque de sa construction et aujourd’hui. Mais le projet a été baptisé Body/Building et a été conçu pour envisager le bâtiment de Breuer en tant que corps, qu’entité : une chose qu’on a rêvée, dessinée, moulée et érigée, utilisée un moment, abandonnée, en partie détruite, réparée, etc. tout une série d’états. Et je voulais aussi m’inscrire dans le processus, et dans le projet lui-même, mon corps et les coordonnées de ma biographie vus comme bâtiment, comme une construction eux aussi.

Hamid Amini       Au-delà des histoires que vous racontez à travers vos œuvres, êtes-vous un bon conteur dans la vie de tous les jours ?

Tom Burr             J’en doute. J’admire les gens qui le sont. Je perds le fil de ma pensée. C’est plus facile quand j’ai bu un verre, je m’ouvre davantage et je peux me lancer dans des récits.

Hamid Amini       Vous considérez-vous comme un artiste américain ? Quel effet les événements de 2017 ont-ils eu sur votre pratique ?

Tom Burr              Oui, je me considère comme un artiste américain. C’est à la fois un fait parce que je suis né aux États-Unis et que j’ai choisi d’y vivre et d’y travailler, et je crois que c’est aussi une attitude politique. J’ai souvent considéré que mon travail était engagé dans la scène américaine, s’intéressait au problème américain, et s’il a d’abord été reçu plus vigoureusement dans des contextes européens, c’est peut-être en fait à cause de son contexte américain. Je ne sais pas. Les réticences préalables de la culture américaine, le paradoxe qui entoure le divertissement, la violence, la sexualité et l’exposition, tout cela pèse sur moi et m’a servi de cadre, moi et ce que je fais. J’ai aussi puisé dans l’héritage largement — bien que pas exclusivement — de l’art américain, depuis les minimalistes. Je me demande si cette image de moi-même et cette auto-désignation se modifieraient si je quittais les États-Unis. J’ai le sentiment que je serais toujours un artiste américain, mais qui vivrait ailleurs. Et bien que le changement de gouvernement de 2017 ait d’une certaine manière tout bouleversé, de façon terrible, je ne peux pas dire que ma pratique s’en soit trouvée modifiée. Beaucoup des atrocités, des stupidités et des injustices auxquelles nous sommes confrontés sont là depuis le début, camouflées à des degrés plus ou moins importants, certaines radicalement diminuées pendant le mandat d’Obama, d’autres non. Mais c’est la raison pour laquelle je suis attiré par ce qu’on a nommé « pratique critique » — je suis toujours convaincu que c’est le profond questionnement systémique qui rend l’art pertinent. Et cela peut prendre de nombreuses formes, les créations n’ont pas besoin d’avoir un aspect particulier ou de coller à certaines stratégies visuelles plutôt qu’à d’autres. Il peut exister sous des myriades de formes. C’est le questionnement et la remise en cause qui sont essentiels.

Hamid Amini      Je me souviens que vous avez réalisé une série de découpages de barbes. Celle d’Allen Ginsberg, de Karl Marx et d’autres hommes… Pourquoi la barbe ? Diriez-vous que les thèmes de vos œuvres sont parfois queer ?

Tom Burr             Ces œuvres sont baptisées Beard Boards. Ce sont des images qui viennent de partout, vraiment, de visages barbus, dont une grande partie est supprimée, seules les barbes et des morceaux de visages subsistent. Elles sont ensuite montées sur du contreplaqué, dont la texture fournit des motifs prononcés, presque psychédéliques. J’ai voulu que ce soit une sélection démocratique, certains sont des visages célèbres, d’autres non, mais dans tous les cas ce sont des visages vers lesquels j’ai été attiré ou que j’ai trouvé beaux pour un certain nombre de raisons : pertinence historique, lien avec moi, coup de cœur. J’ai puisé dans la mode croissante à l’époque — et devenue mainstream aujourd’hui —  de la culture de la barbe qui s’est étendue au-delà des catégories historiques de l’homme barbu. Je les vois comme queer, oui, mais pas juste à cause de la raison la plus évidente, que les barbes sont un fétiche de la communauté gay. Je voulais réfléchir au concept de « naturalisme » — c’est là que le contreplaqué fonctionne si bien, avec ses torsades et ses nœuds, à la fois organiques et manufacturés — et au désir d’exprimer, physiquement, une idée de… masculinité ?

Tom Burr, extrait de Brutalist Bulletin Board, 2001. Bois, photographies, images, punaises, 300 × 45 cm.
Avec l’aimable autorisation de l’artiste et de la galerie Bortolami, New York.

Tom Burr, Fifteen Minutes with You, 2013. Chaises d’écolier en bois et métal, chemise d’homme, boulons, punaises sur planche de contreplaqué, 183 × 120 × 14 cm.
Avec l’aimable autorisation de l’artiste et de la galerie Bortolami, New York.

Une espèce de représentation de la « nature ». Dans l’exposition où je pense que vous avez vu ces œuvres, Hamid, elles étaient couplées à d’autres que j’appelle Wall Skirts : de longues découpes noires de rideaux de théâtre trouvés, la partie qu’on trouve en haut de la scène pour en masquer l’éclairage au public. Je les ai pendues près du sol de l’espace d’exposition, bien plus bas que les Beard Boards par exemple et je les ai considérées comme des jupes pour la salle ou des jupes pour certains murs en particulier. J’aurais pu appeler ça Body/Building. C’est aussi un geste queer.

Une main de fer dans un gant de velours

Documentant les concours de bras de fer entre l’Angleterre et la Roumanie, Sophie Green questionne la notion de puissance à travers ses portraits de champions extra-ordinaires. 

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Un fantôme que l’on décrit avec complaisance est un fantôme qui cesse d’agir

Céline SciammaFishbach

Scénariste et réalisatrice, Céline Sciamma s’est imposée avec ses trois premiers  films comme une auteur singulière, à même  de capturer les tourments  de ses personnages à travers une écriture aussi délicate qu’incisive. Naissance  des Pieuvres (2007), Tomboy (2011), Bande de filles (2014) suivent au plus près  des personnages aux destins contrariés pour lesquels  on ne peut que vibrer.  Cette mythologie moderne, faite de désir d’absolu et de passions, on la retrouve  dans le premier album de Fishbach. Mais si À ta merci résonne de manière universelle, il est aussi plein d’une envoûtante étrangeté. 

À l’occasion de cette rencontre inédite, les deux artistes reviennent sur leur parcours.

Céline Sciamma      J’aime bien le clip qui accompagne la chanson ‹ Y crois-tu ›,  celui où tu es éclairée par des écrans d’ordinateur ou de téléphone.  Le dispositif est simple mais fonctionne très bien. 

Fishbach                   C’est un clip qui a été fait dans des circonstances un peu particulières. Après les Transmusicales de Rennes, en décembre 2016, j’étais très fatiguée et ai fait de l’hyperacousie. Un tournage assez physique était prévu, je devais recevoir des litres d’eau, de la poussière… J’ai préféré annuler, cela n’était pas possible. Mon label attendait malgré tout un clip. J’ai eu cette idée et ai demandé à un ami de m’aider à la réaliser. On a fait ça dans ma chambre, silencieusement, tout doucement. Avec cette vidéo, je ne voulais pas donner trop d’informations, trop d’histoire. J’ai simplement suivi mon amour de l’esthétique du XIXe siècle et du clair-obscur, mais en essayant de la moderniser. Les visages ne sont plus éclairés à la bougie mais à l’iphone. 

CS         La première fois que je t’ai entendue, c’était avec le morceau ‹ Mortel ›. Je me suis sentie en intimité avec cette chanson, certainement comme plein de gens. C’est ce que j’aime dans la musique : ce principe d’intimité immédiate. Avec ton disque, il y a également une sorte de réminiscence temporelle car il me rappelle une époque particulière, certains sons des années 80. Dans mon travail, j’aime beaucoup cet aspect anachronique. Je fais des films sur la jeunesse mais ça n’est jamais la jeunesse d’aujourd’hui, c’est une jeunesse intemporelle. J’essaie de ne pas mettre de marqueur du temps. Par exemple, la façon dont les personnages sont habillés est plus liée à l’histoire qu’à une direction artistique stylistique. Il n’y a pas de téléphone portable — sauf dans Bande de filles, mais c’est le plus contemporain. Il y a cette idée d’une jeunesse de cinéma, fictionnelle, donc un peu mythologique aussi. Ta musique a aussi quelque chose de cet ordre-là. Quand j’ai écouté
tes paroles, j’ai vraiment été séduite. J’ai d’ailleurs des petites frustra-tions de mix, je me permets de te le dire ! Surtout sur ‹ Y crois-tu › :  on aura beau l’écouter plus fort, elle sonnera toujours pleine. C’est un vrai parti pris. 

F           Effectivement, c’était notre volonté sur ce morceau. C’est le seul qui est comme ça mais on voulait quelque chose de pop, qui prend toute la place. 

CS         Certaines phrases étaient comme des énigmes pour moi ! J’ai dû attendre le clip pour comprendre que tu disais les mots « je suis la plage ». De dire tout ça, cela fait un peu fan, mais j’avoue l’être ! Globalement, je trouve que c’est un moment très enthousiasmant pour la variété française, on se retrouve face à une génération talentueuse, et qui décide d’être une génération. C’est assez beau de voir les liens, la façon dont les choses circulent, entre des jeunes artistes qui ont des univers très différents, comme Cléa Vincent, Juliette Armanet ou les Pirouettes. C’est une espèce de conversation que l’on a envie de suivre. Moi j’ai donc entendu un de tes titres, j’ai attendu ton album, je suis même allée te voir en concert alors que je n’y vais pas très souvent. Je vais plutôt voir des artistes comme Madonna ou des vieilles lunes comme Tori Amos ! 

F           Je suis à côté de Madonna et Tori Amos, tu me flattes beaucoup trop !

CS         La musique pour moi, c’est le possible surgissement de l’émerveillement au quotidien. Bien plus que le cinéma ou la littérature qui demandent du temps. 

F           C’est vrai, la musique, tu tombes dessus. Ou alors elle te tombe dessus ! Quand tu entends quelque chose qui t’interpelle à la radio et que tu mets le volume plus fort pour mieux l’entendre, c’est un moment cool et unique. 

CS         Je passe mon temps seule, chez moi, avec mon clavier, entre six et sept heures par jour. La musique est un compagnon de route. Pour écrire, je choisis toujours une ou deux chansons qui vont m’accompagner sur tout le projet. C’est le programme stylistique qui sera également le programme politique du film. Sur mes trois premiers, c’était des chansons d’Abba. On verra si ce sera encore le cas sur le prochain ! 

F           Par exemple, sur Bande de filles, quel était le morceau ?

CS         ‹ The Winner takes it all › 

F           Je l’adore.

CS         Elle est très belle. J’ai entendu à la télévision Françoise Hardy dire que c’était une de ses chansons préférées. Abba a cette particularité : ils font danser les gens sur des chansons tristes, et c’est ça que j’aime. Moi aussi je souhaite transmettre quelque chose d’ultra-vivant, des envies d’être, une énergie avec des histoires qui ne sont pas forcément légères. Je me demandais comment tu avais travaillé sur ton disque ?

Abba, Arrival, 1976.
Logo et pochette : Rune Söderqvist.
Photographie : Ola Lager.

CS         Elle est très belle. J’ai entendu à la télévision Françoise Hardy dire que c’était une de ses chansons préférées. Abba a cette particularité : ils font danser les gens sur des chansons tristes, et c’est ça que j’aime. Moi aussi je souhaite transmettre quelque chose d’ultra-vivant, des envies d’être, une énergie avec des histoires qui ne sont pas forcément légères. Je me demandais comment tu avais travaillé sur ton disque ?

F           Cela peut sembler paradoxal, mais quand j’ai commencé à faire des chansons, ça n’était pas pour être écoutée. Il n’y avait pas de volonté particulière. J’ai débuté avec une tablette, avec le micro de la machine. C’est le meilleur des outils ! Sur ces appareils, les sons utilisés sont assez synthétiques, un peu cheap, ça explique aussi pourquoi beaucoup y entendent les années 80. Les textes qui ont été écrits, j’ai eu besoin de les sortir, c’était une nécessité. C’est complètement intime. Ce sont des choses de ma vie, romancées, réécrites pour que je n’en dise pas trop, ou alors avec des codes qu’une seule personne pourra comprendre, tandis que les autres se les approprieront avec leurs propres histoires. J’ai retranscrit mes malheurs de jeune femme à travers mes mélodies. Une fois que tu décides de les chanter face à un public, il y a quelque chose de l’ordre de l’impudeur et de l’exhibitionnisme. Et du sport aussi ! La scène, c’est un bonheur physique. J’ai deux espaces de liberté dans le monde : le sexe et la scène. Je suis un peu chien fou quand je chante face à un public, j’ai beaucoup de trous noirs. On me dit : « tu as fait ceci ou cela » et je ne m’en souviens pas. Il n’y a rien de plus pénible qu’un concert où on te rejoue l’album à l’identique. Moi je voulais offrir quelque chose d’unique aux gens, de partager un vrai moment. 

CS         Sur combien de temps as-tu écrit cet album ?

F           Autour de trois ans, même si certains morceaux sont plus anciens, et si j’ai fait d’autres choses pendant tout ce temps. Un morceau comme ‹ Un beau langage › ne ressemblait pas du tout à ce qu’il est aujourd’hui sur l’album. Je l’avais mis de côté et quand il a été question de faire un disque avec Entreprise, mon label, je l’ai retravaillé. J’ai fait le tour de tous mes morceaux, de toutes mes histoires. Certaines étaient vieilles mais elles me parlaient encore. C’est ce qui fait que certaines chansons sont assez universelles. Les interlocuteurs ont parfois changé. Ça permet aussi de relativiser : « j’ai aimé cette personne, maintenant je ne l’aime plus, et désormais j’en aime une autre ». Sur le prochain disque, il y a aura peut-être de nouveau des chansons que j’ai écrites il y a très longtemps. Mais j’avoue que je ne voulais pas faire de disque au début, j’avais très peur. 

CS         Parce que ça fige ?

F           Exactement. Il y a des morceaux que je ne joue plus pareil sur scène depuis la sortie de l’album. ‹ On me dit tu › change constamment, et je ne suis pas très contente de la version qui figure sur le disque. Si j’avais eu six mois de plus pour ce disque, je les aurais pris et refait ce que j’avais envie de refaire. En même temps, ça fait du bien de lâcher, c’est comme une délivrance. J’imagine que c’est la même chose pour un film. Mais je ne sais pas trop, j’ai l’impression que la durée entre deux films est plus courte ? 

CS         Moi en moyenne c’est trois ou quatre ans, mais ça dépend vraiment des réalisateurs. Il n’y a pas vraiment de règle. Je voulais te demander d’où venait ton nom de scène ?

F           C’est le nom de famille de ma mère que j’ai allégé d’une lettre. Je l’ai choisi au moment où j’ai dû créer un SoundCloud. Comme je n’osais pas écrire en français, j’ai travaillé avec un parolier. Je lui envoyais mes maquettes via Internet, d’où le compte. Je voulais mettre quelque chose de moi, mais qui en même temps ne soit pas moi… Fishbach, ça veut dire « rivière poissonneuse ».

J’ai un rapport à l’eau très particulier, c’est un lieu de méditation totale. Il y a plusieurs types d’eau. La mer est un sujet que j’ai pas mal exploité car c’est là que je suis née. C’est l’horizon le plus parfait, l’infini, l’imagination.

Et il y a aussi les eaux dormantes, les lacs, avec une tout autre symbolique que je trouve également passionnante. J’ai adoré lire L’eau et les Rêves de Gaston Bachelard. J’adore les sciences ! Je m’intéresse à plein de choses mais je ne suis pas une spécialiste. J’ai une piètre culture générale car j’adore m’émerveiller et découvrir par hasard. Par exemple, je suis fan de Balavoine et de Christophe, et je ne cherche pas à connaître tout ce qu’ils ont fait. Le jour où je découvre une nouvelle chanson, c’est un bonheur absolu ; je ne veux pas gâcher cela en écoutant toute leur discographie. Et toi, quel est ton rapport à la culture ? Es-tu à l’affût de ce qui se fait, de ce qui se dit ?

CS         Tout à fait. Mais mon rapport à la culture est un peu séquentiel. Jusqu’à mes vingt ans, j’étais un rat de bibliothèque. Je me disais que pour m’en sortir, il fallait que je sois un puits de science, je ne croyais pas suffisamment aux possibles. Même pour draguer les filles, je me disais qu’il allait falloir que je sache plein de trucs, que je sois une personnalité séduisante. Du coup j’ai eu une adolescence assez solitaire et très studieuse. Ce n’est pas forcément une bonne façon de faire, je ne comprenais pas tout ce que j’ingurgitais. J’avais un côté étudiante : étudions la vie, et après on vivra ! Et j’ai commencé tard à vivre ! J’ai fait des études rigoureuses — hypokhâgne, khâgne —  où l’on t’apprend justement à apprendre. Mais j’ai de la tendresse pour cette période-là, notamment car je serais incapable de faire ça aujourd’hui. Du coup, j’ai des espèces d’acquis sur lesquels je vis, ce qui est assez pratique ! J’ai ensuite procédé de façon un peu perverse polymorphe en suivant des fils, en fonctionnant par des associations d’idées, avec une certaine curiosité du présent, en regardant la télévision, en ayant un appétit pour tout. 

F           C’est drôle car moi j’ai arrêté tôt l’école, j’étais dans une forme de rébellion, j’ai eu très peur de tout ça. J’avais l’impression de ne rien apprendre, donc il a fallu que j’arrête pour faire mon propre apprentissage. Je me reconnais dans ce que tu dis car j’étais totalement l’inverse. Je me demandais si tu avais déjà fait des clips.

CS         Jamais. On m’en propose souvent, je l’envisage à chaque fois, mais je n’ai jamais réussi. Tout comme la publicité. Je vais aux réunions, mais soit c’est trop cadré, et je me dis « pourquoi moi plutôt qu’un autre », soit je n’y arrive pas. Mon métier de réalisatrice, je ne le fais pas souvent, je pourrais donc envisager la pub ou le clip comme un exercice. J’ai plein d’amis qui le font pour se faire la main, tester de nouvelles caméras, rencontrer de nouveaux collaborateurs. Mais je n’ai jamais réussi, même si ça n’est pas fermé. Fabriquer une image, c’est impliquant, engageant. Autant écrire, je peux le prendre à la légère. Par exemple, si on me proposait de faire de la science-fiction, je pourrais le faire, je peux écrire tout ce que je n’aurais pas l’intuition de faire, la légitimité de produire par moi-même.

F           Est-ce que tu travailles sur ton prochain film ?

CS         J’entame son écriture mais comme j’écris aussi pour d’autres au même moment, ça n’est pas évident. Mais je fonctionne beaucoup en mémoire tampon : quand je m’y mets, cela veut dire que j’ai bien processé, cela devrait aller vite. J’aimerais bien tourner l’année prochaine. 

F           Tu peux déjà nous en parler ?

CS         Je peux dire que ça ne sera pas un film sur la jeunesse, mais plutôt sur les 25-30 ans. Contrairement aux précédents, j’aimerais tourner avec des actrices professionnelles. Et ça ne sera pas un film contem-porain. Donc ça fait beaucoup de changement ! 

F           Tu as travaillé avec Para One sur la bande originale de tes films, tu aimes la musique électronique ?

CS         Oui, car c’est un genre musical qui te permet de travailler tous les sons. Tu peux faire des bruits de vent avec un synthétiseur. Je trouve ça cool de se demander quel est le son d’un parking ! Tu vas avoir une note pour l’humidité, une autre pour la lumière… Moi j’utilise énormément la sonothèque de David Lynch, toutes ses fréquences hautes et basses, que ce soit pour un son de tube néon ou d’un frigo. Le montage sonore, c’est quasiment la partie que je préfère, où je suis la plus heureuse, dans toute la fabrication du film. Tu es face à ce que tu as fait, que tu en sois satisfait ou non, et avec le son, tu vas au fond de ta pensée. Ça n’est pas un simple habillage. Il s’agit de trouver comment je vais parler au ventre des gens. 

F           Tu ne demandes pas à tes ingénieurs du son de capturer des ambiances ?

CS         Si bien sûr, mais ça ne fonctionne pas toujours. L’eau par exemple est très dure à attraper. Dans Naissance des pieuvres qui est en partie sous l’eau, on a été obligé de tout réinventer et c’est ça que j’ai trouvé génial. Ça n’est pas évident de parler de son, de musique. Il faut inventer sa grammaire et se faire confiance. 

F           Oui ! La musique est impalpable. C’est là où je me sens le plus libre, car ça n’existe pas physiquement… Tu parlais de David Lynch… Moi souvent, les films me marquent autant par leur histoire que par leur musique. J’adore les compositions de François de Roubaix mais aussi celles de Vladimir Cosma… Un thème musical qui revient dans un film modifié, joué différemment, peut me tirer les larmes. Le générique d’Angelo Badalamenti pour Twin Peaks est incroyable. Son travail a sublimé la série. D’ailleurs, tu pourrais développer une série, c’est un format qui t’intéresse ?

CS         J’ai travaillé un an et demi sur Les revenants, donc c’est quelque chose que je connais un peu. Mais pour faire une série, pour faire de la télé, il faut du pouvoir afin de signer véritablement le projet. Sinon tu es pris dans des logiques qui sont trop puissantes. Mais j’adorerais le faire. Plutôt une mini-série de six ou sept heures car je n’ai pas l’ambition de dépeindre un monde sur dix saisons. Cette année j’ai aimé Big Little Lies, j’ai trouvé ça marquant, notamment pour des questions de production et d’échelle. Les grandes séries des années 90, comme Les Sopranos ou Six Feet Under ce sont les scénaristes qui deviennent producteurs. Ils ont le pouvoir de raconter ce qu’ils veulent comme ils le veulent. Big Little Lies, ce sont les actrices qui deviennent productrices et qui disent : « On en a marre, on a entre 40 et 50 ans et on nous met à la poubelle. On va prendre le pouvoir, on va se produire et en plus on va faire une fiction qui parle de condition féminine. » Que ce soit à la télé ou de manière globale, il faut toujours regarder qui a le pouvoir — ça on le sait, c’est toujours la même chose — mais surtout qui le prend et comment !

La fille du boulanger

Dans le sud de la France, Greta Ilieva  dresse le portrait d’une jeune femme en constant décalage avec son environnement et pourtant résolument libre et hédoniste.

Pudeur

Entre superpositions et dévoilements, Thomas Hauser étudie la ligne qui sépare le vice de la vertu et entame une réflexion sur la pudeur.

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L’enquête

Sophie CalleMai Nguyen

Photographe, écrivain, réalisatrice, plasticienne : si Sophie Calle est tout cela à la fois, elle reste malgré tout une énigme. Son talent à restituer  les choses les plus intimes de manière fulgurante nous amènerait presque à l’envisager comme une personnalité familière, quelqu’un que l’on côtoie depuis plusieurs années. Mais pour vraiment la découvrir, et à travers  le jeu de l’interview, j’ai décidé de me faire enquêtrice. Je l’inviterai  à préciser et à creuser, à confirmer tout ce que je crois connaître d’elle  à travers son travail si particulier et prolifique. « Il faut durer. Pas juste faire des choses » me dit-elle.

 Des femmes

J’ai toujours trouvé le travail de Sophie Calle très féminin. Banalité et platitude. Pas tant que ça. Autour de moi, très peu d’hommes sont vraiment sensibles à son œuvre. C’est une artiste femme qui touche involontairement les femmes, avec qui les femmes se sentent connectées, et proches par les thèmes qu’elle aborde, par le ton qu’elle emploie pour les aborder, par la sensibilité qu’elle y déploie. Je l’interroge, je marche sur des œufs, délicat de nos jours de parler de « féminin », de parler de genre sans tomber dans des clichés. « Je ne vois pas pourquoi ça m’offusquerait. Je ne me pose pas ce genre de questions. Je ne me décrirais pas spontanément en disant je fais un travail de femme.» Je lui demande si elle ne trouve pas que les femmes ont beaucoup de pression aujourd’hui. L’obligation à la performance, la réussite professionnelle, sentimentale, familiale… Être indépendante et libre, mais en même temps sensible et aimante, difficile de tout concilier. « Je ne peux pas vous répondre car je ne trouve pas que ça soit si compliqué que ça d’être une femme. Je le vis c’est tout ! Oui, je suis indépendante. Oui, j’ai la chance d’arriver à faire ce que j’avais envie de faire. Mais dans mon travail je cherche ce qui présente un potentiel artistique, et non pas à résoudre mes problèmes personnels. Mes motifs ne sont pas d’ordre thérapeutique.»

De l’intimité

J’ai beau savoir que comme tout artiste ce que Sophie Calle nous donne à voir n’est que ce qu’elle choisit de nous donner à voir. J’aime cela dans son œuvre, ce que j’interprète comme une forme de pudeur et de retenue, qui va à l’encontre de cette injonction à rendre sa vie publique, révélée et transparente. « Ce n’est pas par pudeur mais pour des raisons artistiques. Je montre ce qui me semble intéressant sur un mur, dans les pages du livre, ce qui peut intéresser les autres, sans que ce soit uniquement mon histoire. Mon matériau c’est le récit, mais je ne parle pas toujours de moi. » Une question me taraude : comment réussir à se séparer d’une œuvre? Elles sont toutes tellement personnelles, privées même. Cela doit être un déchirement. « Ça n’est pas personnel pour moi, je raconte une histoire, je ne raconte pas ma vie, je ne tiens pas un blog. Ce que je raconte, ça n’est même pas intime, c’est arrivé à tout le monde, tout le monde a été quitté… Je n’ai même pas l’impression que c’est ma vie. Un moment de ma vie, oui, et même pas vraiment, car j’ai choisi cette minute-là plutôt que telle autre, cet événement plutôt que tel autre.»

Extrait de Sophie Calle, Ainsi de suite (Éditions Xavier Barral, 2016) Collateral Damage. Targets / Dommages collatéraux. Cœur de cible, 1990-2003
© Sophie Calle / ADAGP, Paris, 2017

Portraits de délinquants fichés, utilisés comme cibles pour l’entraînement des policiers du commissariat de la ville de M., États-Unis.

C’est donc la banalité quotidienne des situations et des émotions dépeintes par Sophie Calle qui me touche. Son universalité ni plus ni moins. « Une rupture, une mère qui meurt…c’est ma mère sur l’écran mais c’est une mère qui meurt avant tout. Et puis le même projet peut être terriblement impudique selon la personne et selon les mots qu’on choisit. Par exemple mon père était très discret, protestant : si je l’avais filmé en train de mourir, cela aurait été incroyablement impudique. Alors que ma mère le souhaitait ; elle était extravagante et voulait être le centre d’attention. Le même geste, la même idée peut être incroyablement agressive et violente pour l’un, amicale, amoureuse et un hommage pour l’autre. »

Du temps

À l’entendre, Sophie Calle sait suivre le cours naturel de sa pensée. L’idée doit mûrir, faire son chemin. Moi qui cours après le temps, la voir qui semble prendre son temps me rassure.

« Mais j’ai le temps. Je n’ai pas d’obligations. Je travaille seule. Je n’ai pas de studio, pas d’assistant. Le plus difficile c’est d’écrire, ce qui est le plus complexe. Mais je n’ai pas toujours été dans cette situation ; j’ai aussi le temps parce que j’ai un certain âge et que je n’ai rien à prouver. Ne pas faire d’expo pendant un an ça n’est pas très grave. À une certaine époque de ma vie, il fallait que je cons-truise quelque chose. Et parfois ça en prenait du temps ! Par exemple, pour le projet sur la banque, j’avais trouvé des images dont la beauté m’avait séduite. J’avais donc les images mais pas l’idée. Alors j’ai continué à chercher. Et il m’a fallu seize ans pour trouver. Certains projets sont une lutte ! En ce quiconcerne Douleur Exquise j’ai eu l’idée, j’ai accumulé tous les éléments, les textes, les images, mais je n’avais pas la forme adéquate. Je l’ai trouvée au bout d’une quinzaine d’années. » Je lui parle de mon angoisse du temps qui passe. Je viens d’avoir 40 ans, je suis à « mi-parcours », comme on dit : « Plus jeune, je ne m’inquiétais pas de ne pas avoir de temps. Je n’avais pas de temps parce que j’étais pressée.

 De l’amour et de l’absence

Je lui parle de moi, encore, de ce qui préoccupe les femmes de ma génération. Mais pas uniquement les femmes. Vivre sa vie et tomber amoureux, être et rester amoureux, aimer, être aimé, ne plus aimer ou ne plus être aimé. Sur sa vie amoureuse, finalement Sophie Calle n’aura consacré que deux œuvres Prenez Soin de vous et Douleur Exquise. Dans son film No Sex Last Night, elle exprimait la difficulté de la vie à deux. Le temps d’un road trip, les deux amants Sophie Calle et Greg Shephard se sont confiés à leur caméra pour tenter de dire ce qu’ils ne parvenaient pas à se dire l’un à l’autre. « Ce n’est pas le chagrin d’amour qui revient dans mon travail, c’est le manque, l’absence, et ça peut prendre des tas de formes.» Dans sa réflexion sur l’absence, le manque, la disparition, le deuil, Sophie Calle, loin de rester dans une démarche de gestion de crise, tente de stimuler la mémoire et l’imagination. Et de donner une présence positive à l’absence.

Extrait de Sophie Calle, Ainsi de suite (Éditions Xavier Barral, 2016)Collateral Damage.
Targets / Dommages collatéraux. Cœur de cible, 1990-2003
© Sophie Calle / ADAGP, Paris, 2017

De l’écriture et de l’image

Ni simple plasticienne, ni uniquement écrivain, le langage, les mots et l’écriture jouent un rôle primordial dans le travail de Sophie Calle. On lit Sophie Calle. Comme on lit un roman. Je lui demande si un jour elle aimerait écrire un vrai roman sans image. « Je crois que je n’y arriverais pas. Et puis pourquoi le faire ? J’ai trouvé une manière d’écrire qui m’appartient.»

Soixante-dix-neuf. C’est le nombre de publications, catalogues d’exposition et éditions limitées, parues entre 1980 et aujourd’hui. Je suis impatiente de pouvoir découvrir le livre qui sortira à l’occasion de « Beau Doublé Monsieur le Marquis ! », sa prochaine exposition au Musée de la Chasse et de la Nature à Paris. Elle m’explique avoir trouvé l’inspiration dans un ouvrage spécialisé. « Alors que je cherchais des idées, je suis allée à Belval, le domaine qui appartient aux propriétaires du Musée de la Chasse. Dans ma chambre, il y avait un livre sur la chasse que j’ai commencé à feuilleter. Il y avait un vocabulaire que je ne connaissais pas du tout : « le chien de rouge », « le beau revoir », « la recherche du sang ». Cela m’a fait penser à Valère Novarina, qui a écrit des textes dans lequel il énumérait tous les noms des fleuves et des vents dans le monde, c’était magnifique. Et là j’ai commencé à piocher toutes ces expressions que je ne comprenais pas ou qui avaient du mystère. C’est un livre fourrure, qui s’appellera Les Fanfares de Circonstance.

Extrait de Sophie Calle, Ainsi de suite (Éditions Xavier Barral, 2016)Collateral Damage.
Targets / Dommages collatéraux. Cœur de cible, 1990-2003
© Sophie Calle / ADAGP, Paris, 2017

Du langage et des petites annonces

Sophie Calle m’explique que Beau Doublé, Monsieur le Marquis ! parlera de la mort, de l’absence, des hommes et des bêtes. Elle a également invité l’artiste Serena Carone à venir présenter plusieurs de ses pièces, dans un dialogue inédit entre les deux artistes. On y retrouvera un médium qu’elle affectionne et qu’elle a déjà exploité précédemment : les petites annonces. « Cette fois-ci, je suis partie du Chasseur Français, le magazine, car ils m’ont ouvert leurs archives. Je ne voulais pas analyser un phénomène mais un langage. Comment on se décrit, qu’est ce qu’un homme recherche principalement chez une femme… Dans la plupart de ces annonces, le langage se doit d’être économique. Il faut dire les choses avec un minimum de mots, car ils sont payants, être le plus bref et efficace possible. Cette économie des mots, je m’y confronte également car mes textes étant principa-lement destinés aux murs des galeries, il a fallu que j’apprenne à écrire de façon concise, pour que les gens acceptent de lire debout, ce qui n’est pas rien ! Couper, ramasser, raccourcir, résumer, c’est quelque chose qui est mon souci à chaque fois que j’écris le moindre texte car je pense l’exposition avant le livre. Je relis mes textes parfois pendant un an jusqu’à ce que chaque mot me semble indispensable. »

 Du jeu et du hasard

Toute mon existence et en dépit du bon sens, j’ai été superstitieuse. Je ne pouvais m’empêcher de voir des signes dans ce qui m’arrivait dans la vie. «  Ce qui m’arrivait », comme si les événements me tombaient dessus. Evidemment, j’ai songé à consulter une voyante plus d’une fois. Mais par peur de la mauvaise aventure, je suis toujours restée entre deux eaux, entre fascination et crainte. Sophie Calle, elle, aime le jeu. Je lui parle du projet « Où et Quand ? », réalisé avec la complicité de la voyante Maud Kristen, en 2008, dans l’espace parisien de la galerie Perrotin. «  Paul Auster devait faire un film sur moi, à la demande d’un metteur en scène anglais. Il a bâti un scénario mais n’a jamais trouvé l’argent pour le réaliser. Alors il a écrit un roman Leviathan en se servant de certains éléments de son scénario. On y découvre donc, le temps d’un chapitre, un personnage qui me ressemble. Elle garde ses cadeaux d’anniversaire, suit des gens dans la rue, se fait suivre par un détective privé, devient femme de chambre et ensuite ce person-nage vit sa vie de personnage de roman sans se mélanger à la mienne. Mais il avait aussi glissé deux performances de son invention dans mon chapitre : il faisait suivre à son personnage un régime chromatique et vivre selon quatre lettres de l’alphabet. J’ai voulu jouer avec le roman, c’est venu tout seul, de fil en aiguille, l’envie d’obéir à un roman. Plus tard j’ai rencontré un peu par hasard cette voyante, dont j’aimais le langage, la manière de s’exprimer, l’intelligence. Je ne sais pas comment l’idée est venue de lui demander d’imaginer mon futur pour obéir à ses visions. Non pour démontrer quoique ce soit sur la voyance, mais pour suivre une trame, un scénario. Parce que j’aime les rituels, le jeu. »

Extrait de Sophie Calle, Ainsi de suite (Éditions Xavier Barral, 2016) Collateral Damage. Targets / Dommages collatéraux. Cœur de cible, 1990-2003
© Sophie Calle / ADAGP, Paris, 2017

De l’avenir

Avant de nous quitter, Sophie Calle partage avec moi ses projets à venir. Elle me parle notamment d’une collaboration prochaine avec le Süddeutsche Zeitung. Elle me présente toutes ses pistes de réflexion avec un enthousiasme sincère et une voix pétillante. Je perçois alors un peu, peut-être, qui est Sophie Calle. La plasticienne des mots m’est moins inconnue. « Le plus difficile c’est de durer. Durer. Jusqu’au jour où ça s’arrêtera. »

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C.Q.F.D. de la marque de mode contemporaine

Études Studio

À contre-courant des lois classiques du marketing qui prônent la cohérence absolue des codes et la lisibilité immédiate de toute expression institutionnelle, le collectif Études Studio anime à Paris une marque de mode d’un nouveau genre.Elle s’est construite par rencontres et affinités électives entre ses six membres, toujours en mettant à l’honneur la pluridiscipli-narité des métiers et de la production. Sa philosophie se lit en filigrane dans son nom qui, en juxtaposant deux mots signifiant la même chose en deux languesdifférentes, rappelle autant l’intelligence créative de l’étude que l’importance d’une signature collective et directement inspirée des dynamiques internes au studio d’artiste.

Études Studio a maintenant cinq ans. Inscrite depuis 2012 parmi les noms les plus suivis dans le panorama international, la marque de mode française y fait figure de paradigme de ce qu’est une enseigne de style contemporaine. Tout en étant connue principalement pour son prêt-à-porter, elle a habitué son public de clients, lecteurs et spectateurs à une panoplie d’expressions créatives qui s’étendent bien au-delà du vêtement. Si d’un côté cet éclectisme réfléchit celui de l’univers actuel du style (qui s’étend de la création et ses multiples mises-en-ambiance tous médias confondus, à l’interaction en temps réel avec les populations de clients et de followers), il parle aussi de la nature d’Études, née non pas d’un projet commercial, mais du partage d’une même sensibilité créative parmi les membres du collectif qui l’a créée.

Jérémie Egry et Aurélien Arbet, co-fondateurs de la marque, se rappellent : « C’est dans les suburbs grenoblois, où nous faisions à l’époque du graffiti ensemble qu’a vu le jour un premier projet de streetwear, intitulé Hixsept, correspondant clairement à l’époque et à l’âge que nous avions.» À partir de ce moment le groupe a commencé à s’agrandir, à l’instar d’un rhizome deleuzien, en intégrant d’autres têtes pensantes, d’autres savoir-faire et en s’ouvrant à d’autres finalités. Les dernières collections de Hixsept furent donc dessinées par José Lamali, commercialisées par Antoine Belekian et vendues dans la boutique grenobloise de Marc Bothorel. L’arrivée de Nicolas Poillot en 2006 correspond au moment de la création de la maison d’édition JSBJ — Je Suis une Bande de Jeunes. Jérémie poursuit : « Au fil des différents projets initiés en dix ans, nous avons pu expérimenter, apprendre, prendre conscience de ce qu’étaient les outils (la direction artistique, la publication de livres, la photographie, la création de mode) et de ce que nous avions envie de faire. Puis en 2012 nous avons senti la nécessité d’affirmer la cohérence de ces univers en les rassemblant sous une même entité qui serait plus en phase avec nos âges et notre époque». 

Cependant, dans Études Studio le livre a pris une place totalement complémentaire à la création de mode sans en devenir une déclinaison. Nicolas Poillot précise : « La ligne éditoriale se développe principalement autour de la photographie contemporaine tout en y intégrant des collaborations avec des artistes contemporains. Le positionnement reste de niche, les tirages limités et les publications se font aussi bien avec des noms émergents ou plus établis. Tous sont également susceptibles d’être impliqués dans des side project pluridisciplinaires et ponctuels. De toute façon, au départ de tout ce qu’Études fait, on retrouve la notion de collaboration, d’échange et de rencontre. » En regardant attentivement le fonctionnement de la marque, on peut même avoir l’impression que la réflexion menée autour du livre en est le pivot. Tel un incubateur, le livre est envisagé en interne comme un territoire de recherches et d’expérimentations. Un aspect confirmé par Jérémie : « Le livre fait sens car c’est un objet qui nous a beaucoup affectés. Étant une génération pré-Internet, c’est un objet physique qui a capté notre intérêt alors que nous étions très jeunes. La revalorisation de cet objet, dans une époque où il est amené à disparaître, est très intéressante. »

Dike Blair, Untitled, 1992.

La pertinence de cette approche se comprend encore mieux en considérant que la mode vit aujourd’hui une situation tout à fait similaire. C’est entre autre en réaction au phénomène fast-fashion, aux multiples scandales d’ordre éthique qui ont marqué nombre de marques internationales, et au galvaudage de la singularité que nous attachons à la notion de style par l’impressionnante entropie d’images produites, partagées et consommées en temps réel, que le marché du prêt-à-porter est en train de se muer en un univers complexe et fascinant de niches et de micro-niches, d’éditions limitées et de productions hybrides, toutes revendiquant à leur manière une qualité esthétique, matérielle ou culturelle accrue. Que l’on parle de vêtements ou de livres, le statut que ces deux artefacts ont dans la culture contemporaine les rend moins nécessaires, moins irremplaçables, et plus obsolètes, d’où le fait qu’on leur prête l’attention que l’on prête aux choses rares.

Études n’a pas vocation à être une marque intellectuelle, mais sa logique interne stimule l’intellect en suggérant qu’une marque de mode aujourd’hui est avant toute autre chose un « point de vue ». Sa pertinence tient donc au choix d’une posture, à savoir d’une manière qui lui soit propre d’interpréter notre socio-culture et de la rendre plus intelligible par ce qu’elle crée. Compte tenu de la variété de phénomènes (matériels, visuels, performatifs, olfactifs, artistiques et conceptuels…) qui se retrouvent aujourd’hui compris dans la notion de mode, cette marque a tout intérêt à valoriser une production « transesthétique » qui nous accompagne à travers différentes esthétiques et modalités perceptives. « Le point de vue à la base de chaque projet est le même, [seule] sa traduction est différente, tout comme les enjeux et les contraintes », insiste Jérémie, « mais la réflexion est toujours commune à tout ce que l’on fait. En ce moment, par exemple, nous publions un livre qui retrace cinq années de travaux photographiques. Bien que ces images puissent sembler tout à fait détachées de ce que les gens voient et pensent d’Études, pour nous elles représentent notre ADN. Par elles on parle d’observer la ville et de l’influence que cet espace à sur l’individu. »

À la lumière de ces considérations on pourrait légitimement affirmer que la marque de mode a aujourd’hui la marge de manœuvre d’un discours traditionnellement réservé à l’art, à savoir celui d’une production capable de stimuler un éveil de la conscience dans son public, pour banal et quotidien qu’il puisse être. Nicolas indique :

« Art et mode sont indissociables pour nous, et ce n’est pas du tout un choix opportuniste, au contraire, c’est pour nous une manière assez naturelle de travailler. Le fait que l’art soit lié au mythe du détachement de tout propos fonctionnel ou de tout acte commercial, est quelque chose qui nous fascine. Le geste artistique, sa liberté, est inspirant d’où le fait que l’œuvre, l’image, la performance ou l’artiste même, soient toujours au départ de notre démarche »

Quand Jérémie affirme que l’expérience de l’art a été le déclencheur qui leur a donné l’envie de créer Études, on ressent dans ces propos la conscience que la phase de banalisation vécue par l’art de nos jours, en raison de son succès commercial et d’une audience de plus en plus populaire, n’est que la contrepartie de l’imprévisible moment d’« artisation » vécu par la mode — pour le dire avec les mot de Lipovetsky—  avec laquelle l’univers artistique aime se lier de complicité. L’art a certainement encore un rôle d’éclaireur dans notre culture. Mais parallèlement à cela, on soupçonne aujourd’hui la marque de pouvoir s’instaurer en tant que forme artistique nouvelle ou, du moins, comme un acteur culturel à part entière en effaçant le stéréotype désormais désuet entre commerce et création.

Texte par Luca Marchetti

Seraphim

Empreints de nostalgie estivale, les clichés de Stef Mitchell capturent les nuances de l’adolescence, entre candeur et simplicité.

Les conditions fondamentales

En collaboration avec le peintre danois Peter Ravn, Adrian Samson a méticuleusement recréé ses tableaux, illustrant les rapports de force inhérents à la technocratie et la violence qui en découle.

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La montagne magique

Aurélia Morali

1 TRAIN — INT. JOUR

Derrière des lunettes noires, Sarah, la trentaine, retient difficilement ses pleurs. Elle est assise en face d’un légionnaire. Les larmes, incontrôlables, coulent sur ses joues. 

Elle rédige un texto : « Je te déteste. Je voudrais que tu sois mort ». Elle croise alors le regard du légionnaire qui la fixe avec un air sévère, comme s’il devinait ce qu’elle venait d’écrire. Elle efface son texto au lieu de l’envoyer…

2 LIEUX DIVERS — INT. / EXT. JOUR (Flash-back)

Des personnes se succèdent face caméra, dans des lieux divers.

Marie, une amie de Sarah, dans son appartement :

MARIE
Non ? Comme ça ?! C’est dingue… Vous aviez l’air tellement amoureux… Édouard me l’a même dit encore l’autre soir… 

Édouard, face caméra, dans un café :

ÉDOUARD
Ça m’étonne pas… Je l’ai trouvé très absent l’autre soir…
D’ailleurs, je l’ai dit à Marie juste après que vous êtes partis…

La mère Sarah, la soixantaine, en larmes :

LA MÈRE
C’est terrible ! Il faut absolument que tu le retiennes…
Fais des compromis pour une fois… Il en vaut vraiment la peine…
Pas comme ton père…

Dans un autre appartement, le père de Sarah,
un homme d’une soixantaine d’années également, élégant :

LE PÈRE
Qu’est-ce que t’en as à faire ? S’il veut partir, qu’il parte…
Qu’il crève même… De toute façon, on n’est pas fait pour passer  sa vie avec une seule personne…

Dans un jardin, une autre amie de Sarah :

AMIE N°1
C’est pas le moment de te poser des questions ou d’analyser les choses… Prends ton temps… Et surtout, fais-toi du bien…

Dans un appartement, un autre ami de Sarah :

AMI N°1
C’est l’occasion de faire une bonne mise au point sur toi… Tu vas en chier pendant quelques temps… Autant en chier un bon coup, à fond, pour mieux ressortir la tête de l’eau après…

Dans l’appartement de Sarah, sa sœur :

SŒUR
Et pour l’appart, vous allez faire comment ? 

Dans un restaurant :

 AMIE N°2
Vends-le…

AMIE N°3
Garde-le, il est super…

AMIE N°4
T’inquiète, il va avoir un retour de bâton et il va revenir, c’est sûr…

Idem, face caméra, dans un bureau…

AMI N°3
Oublie-le et ne te dis surtout pas qu’il va revenir…

3 CAFÉ — INT. JOUR (Flash-back)

Sarah est dans un café avec un ami. 

Elle a les yeux creusés et très mauvaise mine.

SARAH
Je suis épuisée…

 L’AMI
Ça se voit, t’as vraiment une sale gueule… Tu devrais partir quelque part pour te reposer… Y’a un ami qui m’a parlé d’un spa en Suisse qui a l’air super…

SARAH (avec une grimace, pas convaincue)
En Suisse ?… 

L’AMI
Il m’a raconté qu’un jour, il s’est retrouvé juste à côté de Kirsten Dunst dans un jacuzzi… Elle a dû aller là-bas pendant sa dépression après sa rupture avec Jack Gylhenhall… Si c’est pas un gage…

Sarah esquisse un sourire, amusée. 

4 TRAIN — INT. JOUR

Retour au présent. Sarah, en sanglots, est au téléphone, entre deux wagons. Elle a le souffle coupé, respire mal. Elle fait visiblement une crise de panique.

SARAH
Je vais mourir, je te dis… Jamais j’arriverai jusque là-bas… 

LA SŒUR off
Respire…

SARAH
J’y arrive pas… J’ai l’impression de me désintégrer… Je vais mourir Alice… 

LA SŒUR off
Arrête de répéter ça. Calme-toi… Décris-moi le paysage…

SARAH le souffle court
(après un temps) Y’a des champs…

LA SŒUR off
Ok… Ils sont comment ?

SARAH
Ben vert… Enfin, non, jaunes… Enfin, entre les deux… 

 LA SŒUR
Y’a que des champs ? 

SARAH
Non, là on passe devant une forêt… 

LA SŒUR off
Y’a pas de maisons ?

SARAH
Non… Ah si, là j’en vois quelques-unes… Elles sont les unes à côté des autres… Comme ça, posées… Elles ont l’air connes…

LA SŒUR off
Respire… 

Sarah prend une grande inspiration. Elle arrive à nouveau à respirer peu à peu. Ses pleurs cessent… On entend sa respiration lente…

5 GARE DE CHÜR — EXT. JOUR

Toujours le bruit de sa respiration lente et contrôlée… 

Sarah descend du train à la gare de Chür, en Suisse allemande. L’endroit est moderne et plutôt vide. L’ambiance est différente : un peu flottante, cotonneuse, très calme. Un peu comme Sarah, fatiguée d’avoir trop pleuré.

Sarah regarde sur un panneau les correspondances… 

6 TRAIN CORAIL — INT./EXT JOUR

Sarah est assise dans un petit train corail qui sillonne les montagnes.  Le paysage est magnifique ; sapins, rivières…  C’est de plus en plus sauvage, de plus en plus calme… 

Le rythme se dilate… Sarah se laisse porter…

7 CAR — INT./EXT. JOUR

Sarah roule à présent dans un petit car, plus haut dans la montagne. Autour d’elle, des touristes de tous les pays : Australiens, japonais… Entre amis ou en couple… Elle est la seule à être seule. 

À travers la vitre, elle jette un coup d’œil au grand précipice, puis tourne la tête, prise d’un vertige. 

8 HÔTEL/LOBBY — INT JOUR

Sarah, sa valise à la main, s’avance dans le lobby de l’hôtel. C’est un endroit moderne et de bon goût. Les murs sont boisés, la moquette sombre. 

Une grande baie vitrée ouvre sur le paysage et… la montagne qui se dresse en face.

Au desk, Sarah discute avec une employée de l’hôtel. Tout en lui indiquant des informations sur un prospectus, l’employée lui explique le déroulement de son séjour. 

L’EMPLOYÉE (avec un accent allemand ou Suisse)
En plus du libre accès aux termes, vous avez donc choisi la formule « Restructuration profonde », en trois jours… C’est une série de soins qui vont agir sur votre corps, mais aussi sur votre esprit, afin de permettre aux cellules et aux énergies positives de refaire surface tout en évacuant les mauvaises… C’est notre soin le plus recommandé en période de stress… Ça commence après demain à 10h — le temps de faire connaissance avec le lieu — par un bain de pétales de roses du japon, suivi d’un massage detoxifiant à 13h, accompagné d’un masque corporel énergisant, pour finir sur un bain magnétisant ionique à 17h…

Sarah écoute en acquiescant, un peu sonnée.

L’EMPLOYÉE
…Ça, c’est pour le premier jour, la phase de sollicitation des cellules… Le lendemain, on passe à la face d’attaque… À 9h30, on casse les fibres supérieures de l’épiderme pour atteindre en profondeur les toxines…

SARAH avec une grimace
Ça va faire mal ?

9 HÔTEL / CHAMBRE SARAH — INT — NUIT

Dans sa chambre obscure, Sarah, tout habillée, dort sur son lit, la tête écrasée contre l’oreiller, comme une masse. Une grande baie vitrée laisse voir la montagne qui se dresse en face, imposante, éclairée par la lune.

10 HÔTEL / COULOIRS — INT. JOUR

Le lendemain, Sarah, vêtue de son peignoir blanc et de ses chaussons en éponge fournis par l’hôtel, serviette autour du cou, déambule dans les couloirs blancs et lumineux au style futuriste 70’S. Elle croise un couple, comme elle, en peignoirs blancs… Puis un autre qui sort de sa chambre, puis encore un autre qui sort de l’ascenseur… Que des couples, entre 30 et 80 ans… À chaque fois, et de façon un peu mécanique, les clients la saluent d’un petit signe de tête ou d’un « bonjour » qu’elle leur rend avec un sourire convenu, dans un défilé à la fois un peu grotesque et inquiétant…

11 HÔTEL / COULOIRS & VESTIAIRES TERMES INT. JOUR

Sarah sort d’un ascenseur et arrive dans un endroit aux murs noirs laqués. Elle avance dans les couloirs sombres, seule et hésitante quant au chemin à suivre, comme dans un labyrinthe. 

Elle arrive jusqu’à à un tourniquet. Elle regarde l’espèce de bracelet magnétique qu’elle porte autour du poignet et observe le tourniquet, perplexe. Elle tente de frotter son bracelet contre plusieurs endroits du tourniquet, mais rien ne se passe… Elle réessaie, en vain, puis regarde autour d’elle, cherchant quelqu’un pour l’aider. Personne… 

Un couple arrive alors. Avec aisance, l’homme et la femme passent leurs bracelets devant le tourniquet et l’ouvrent sans aucun problème. Sarah s’empresse de les imiter, puis les suit dans les couloirs. Elle n’entend pas ce que le couple se dit, mais ce sont de beaux quinquagénaires, qui semblent bien dans leur peau.

Dans les vestiaires, Sarah observe le couple et reproduit, de façon appliquée, exactement les mêmes gestes qu’eux : elle prend une serviette sur un tas, laisse son peignoir et ses chaussons dans un vestiaire… 

12 HÔTEL / TERMES — INT. JOURS

Toujours en suivant le couple, Sarah arrive dans les termes :
un ensemble de bassins, dans une pierre grise et moderne sur laquelle
se découpent de grandes fenêtres carrées donnant sur des sapins…

L’endroit semble vide, comme si le monde avait disparu. Sarah
cherche alors des yeux le couple qu’elle suivait, mais il a disparu…

Pas très à l’aise, Sarah s’aventure à travers les termes,
passe entre les bassins…

Elle arrive finalement dans un jacuzzi, une pièce à l’éclairage tamisé, aux murs en pierre sombre, très haute de plafond,
avec une musique contemporaine un peu new age et angoissante…
À l’intérieur, que des couples silencieux, côte à côte ou enlacés…
Ils observent Sarah qui arrive. 

Elle les salue d’un sourire et d’un signe de tête, mais personne ne répond, rendant son geste déplacé. L’atmosphère est peu engageante. Sarah hésite puis tente de se trouver une place parmi eux… 

13 HÔTEL / RESTAURANT — INT. NUIT

Le soir, elle entre dans la salle de restaurant pour le dîner. 

Un serveur l’accompagne jusqu’à une table et l’installe.

LE SERVEUR
Vous souhaitez commander un apéritif maintenant ou vous préférez attendre Monsieur ?

SARAH gênée
Non, je suis seule… 

LE SERVEUR
Ah, excusez-moi… (Il retire les couverts face à elle) Je vous apporte le menu…

Le serveur s’éloigne.

Sarah regarde alors les gens autour d’elle : des couples, des familles, des groupes… Souriant, discutant, s’animant… Autant d’images d’Épinal à la gloire du rapport humain…

Devant elle et à quelques tables sur sa gauche, deux femmes seules… et vieilles. Elle les observe un instant : l’une d’elle étudie le menu avec une attention excessive, entourant ou cochant les plats qu’elle choisit… L’autre dîne et se ressert un verre de vin d’une bouteille déjà bien entamée…

Sarah, angoissée, décroche alors son téléphone et compose un numéro.

SARAH
Al… Allô ?

RÉPONDEUR FEMME
Bonjour, vous pouvez me laisser un message après le bip sonore…

Sarah compose un autre numéro…

RÉPONDEUR HOMME
Je suis actuellement indisponible. Laissez un message et je vous rappellerai, si vous avez de la chance !

Marie soupire et raccroche. Elle compose encore un autre numéro…

SARAH 
(soulagée) Allô Marie ? Oui, ça va ? Oui… Je suis arrivée hier… Non, c’est très… Reposant… (puis déçue) Ah, tu sors… Tu vas dîner chez qui ? … Moi ? Heuu… Je sais pas, je vais voir… On peut se rappeler demain ?… Oui, ou plus tard, quand on veut… N’hésite pas… Je t’embrasse…

Sarah raccroche son téléphone, regarde autour d’elle, soupire, elle retient ses larmes qui lui montent aux yeux. 

14 HÔTEL  / CHAMBRE SARAH — INT. NUIT

Assise dans son lit, Sarah essaie de lire. On aperçoit le titre de son roman, La montagne magique de Thomas Mann. N’arrivant pas à se concentrer, elle fait défiler le numéro des pages, puis regarde l’heure sur son réveil : 8h30. Elle pose son livre, prend son portable, compose un texto : « Bonne nuit »… Puis l’efface.

Sarah éteint la lumière et se couche. 

L’obscurité fait alors apparaître, face à elle, par la baie vitrée, la montagne qui se dresse, majestueuse, noire et éclairée par la lune. Des nuages l’entourent et lui donnent un air un peu inquiétant.

Sarah fixe la montagne. Ses paupières se ferment peu à peu. Elle s’endort.

Sarah dort d’un sommeil agité, tandis que la montagne lui fait face… Comme si la montagne avait un effet sur le sommeil de Sarah…

15 HÔTEL / CHAMBRE SARAH — INT. JOUR

Le lendemain. Dans sa chambre ensoleillée, Sarah encore à moitié endormie, tâte la place dans le lit à côté d’elle… Constatant qu’elle est vide, elle se réveille en sursaut, en prenant une grande inspiration, comme sortant d’une apnée. Hagarde, elle regarde alors autour d’elle et revient peu à peu à la réalité.

Elle aperçoit alors face à elle la montagne maintenant verte et ensoleillée. 

16 HÔTEL / SALLES DE SOINS — INT. JOUR

Dans une petite pièce à la lumière tamisée, Sarah est dans un bain bouillonnant dans lequel se trouvent des pétales de roses. Son corps flotte, porté par les remous.

Puis dans une autre pièce, Sarah se fait masser. Des mains lui malaxent le dos, les bras, les jambes…

Dans une autre pièce encore, Sarah, assise dans un fauteuil, se fait couper les ongles des mains, puis des pieds… Puis, on les lui vernit…

Les soins se succèdent, s’accumulent, sur différentes parties de son corps inerte de poupée désarticulée. 

À chaque fois, une musique sirupeuse de détente accompagne le soin…

Puis, étendue sur une table, Sarah se fait méticuleusement enduire le corps d’argile, comme pour un rituel. On lui enduit ensuite le visage… Jusqu’à ce qu’elle soit entièrement recouverte, comme momifiée. L’esthéticienne saucissonne maintenant le corps de Sarah dans un film plastique.

Une fois Sarah emmaillotée, l’esthéticienne sort alors de la pièce et la laisse seule, avec en fond sonore des bruits de savane (ou des chants d’oiseaux…). 

Seuls les yeux de Sarah semblent encore vivants. Une larme coule sur son masque en argile. 

Un peu après… Sarah, oppressée, lutte pour tenter de se libérer du film plastique, perce des trous avec ses mains, en arrache des bouts…

17 HÔTEL / COULOIR SPA — INT. JOUR

Sarah, recouverte d’argile et de lambeaux de film plastique, erre dans le couloir, telle un zombie.

SARAH
Y’a quelqu’un ? 

18 HÔTEL / SAUNA — INT JOUR

Sarah est dans un petit sauna, seule. Couchée sur une banquette en bois, vêtue d’un maillot de bain, elle transpire beaucoup, rougie par la chaleur. 

Le couple de quinquagénaires croisé aux bains entre alors, complètement nu. Ils échangent quelques mots dans une langue Nordique, probablement du Suédois, puis saluent Sarah.

Comme l’espace est petit, ils sont obligés de s’installer près d’elle.  Ils semblent très à l’aise, tandis que Sarah, elle, est un peu plus gênée  par la proximité de ces corps inconnus et nus.

Silence et chaleur… Tandis que l’homme est assis dos au mur,  la femme commence alors à faire des exercices de yoga, écartant  puis levant les jambes… 

Sarah ferme les yeux, ne sachant où regarder, mais les entrouvre  malgré tout de temps en temps, pour observer le couple, curieuse…

19 HÔTEL / RESTAURANT — INT. NUIT

Le soir, Sarah est assise à sa table. Le même serveur que la veille arrive et retire les couverts face à elle, avec un petit sourire complice. Sarah lui rend son sourire, un peu crispée.

Sarah finit une entrée. Puis, elle prend son portable et commence à écrire un texto « Tu es mon amour, ma famille. Tu me manques trop. Je n’arrive pas à vivre sans toi ». Puis, elle efface le texto et recommence «  Tu me manques… »

Le serveur vient alors débarrasser son assiette.

LE SERVEUR
Pour la suite, vous préférez les ravioles de chevreuil au conté ou la souris d’agneau ?

SARAH
Rien, merci, ça ira.

Le serveur semble déçu.

LE SERVEUR
Vraiment ? Mais vous n’avez pris qu’une entrée… (avec un air entendu) Il faut manger… Les ravioles de chevreuil sont une spécialité de la région. Je vous les recommande…

SARAH
Non, merci, vraiment, je vais m’arrêter là.

Le serveur insiste.

LE SERVEUR
Vous arrêtez là ? Mais le menu comprend aussi une sélection de fromages et un dessert. Ce soir, c’est une tarte aux poires avec un caramel au beurre salé…

Sarah commence à être agacée, mais reste aimable.

SARAH
Oui, je sais, merci, mais je n’ai vraiment plus faim.

LE SERVEUR
Mais…

Sarah le coupe, plus ferme, en le regardant dans les yeux, sans sourire.

SARAH
Ça ira, merci. 

Le serveur part sans rajouter un mot, un peu vexé. 

Sarah regarde son texto resté en plan, l’efface et pose son portable. 

20 CHAMBRE / SALLE DE BAIN — INT. NUIT

Penchée sur la cuvette des toilettes, Sarah vomit.

Sarah se rince la bouche dans le lavabo.

21 CHAMBRE SARAH / BALCON — EXT. NUIT

Sarah, sur son balcon, observe la montagne face à elle, comme hypnotisée. La montagne semble la happer, magnétique…

22 HÔTEL / SALLES DE SOIN — INT. JOUR

Le lendemain, une nouvelle série de soins…

Sur le visage de Sarah, on applique un masque bleu, puis un masque vert, puis un jaune, on lui souffle de la vapeur, on le masse, on lui passe des produits avec un pinceau…

Sarah est enfermée dans une sorte de cocon dont ne sort que sa tête.

Une esthéticienne passe une machine bruyante pour masser les jambes de Sarah.

L’esthéticienne dépose maintenant des pierres fumantes à différents endroits du dos de Sarah.

L’ESTHÉTICIENNE
Attention, ça va être un peu chaud…

L’esthéticienne enroule à présent le corps de Sarah de bandelettes humides.

L’ESTHÉTICIENNE
Attention ça va être un peu froid…

Au fur et à mesure que les bandes recouvrent son corps, Sarah commence peu à peu à grelotter.

23 HÔTEL / SALLE DE REPOS — INT JOUR

Allongée sur un fauteuil, Sarah, dans un peignoir blanc, continue de grelotter.

Face à elle, une large fenêtre laisse voir des sapins. Sarah les fixe. Peu à peu, son regard se perd dans les sapins, comme s’ils étaient tout proches d’elle.

Elle cesse peu à peu de grelotter

24 HÔTEL / PISCINE TERMES — EXT — JOUR

Les branches des sapins tournoient à présent, se découpant sur le ciel, accompagnées par le son d’une respiration lente et comme étouffée, et par de légers et apaisants bruits d’eau…

…Sarah fait la planche dans la piscine découverte de l’hôtel. Ses oreilles sont sous, l’eau… 

De sa main, elle balaie doucement l’eau pour se mouvoir. Puis elle pose ses mains sur son ventre, sentant le mouvement de sa respiration en même temps qu’elle l’entend… 

Sarah ferme les yeux. … 

25 SALLE DE SPORT — INT. JOUR

Les yeux fermés de Sarah…

Dans une ambiance tamisée, elle est assise en tailleur, sur un tapis de sol, au milieu d’autres personnes. Un professeur passe parmi les élèves. Sa voix est berçante.

LE PROFESSEUR
Vous remontez progressivement la plante des pieds… Vous sentez la nuque de vos orteils… Puis plus haut les paupières de vos genoux…Les épaules de vos hanches…

Sarah ouvre les yeux et regarde l’inscription sur le devant du tee-shirt du professeur : « Ce qui ne tue pas »… Puis, la suite écrite derrière lorsqu’il se tourne « Rend plus fort ».

Le professeur est en tailleur assis face aux élèves.

LE PROFESSEUR
Et maintenant, riez !

Tous les élèves partent d’un rire artificiel et forcé, formant un spectacle presque effrayant. Sara fait doucement sortir des bruits de sa bouche en regardant autour d’elle, perplexe.

LE PROFESSEUR regardant Sarah
Plus fort…

Sarah se force à rire, de plus en plus nerveusement et bruyamment… Elle fait peur elle aussi.

26 HÔTEL / RESTAURANT — INT. NUIT

Le soir. Sarah arrive sur le seuil du restaurant. 

Apercevant les deux vieilles femmes seules qui entourent sa place, elle fait demi-tour.

27 HÔTEL / PIANO BAR — INT. NUIT

Sara passe devant la salle piano-bar où joue un pianiste.  Elle hésite, puis va s’assoire au bar.

SARAH au serveur
Une vodka s’il vous plaît.

LE SERVEUR
Sans rien ?

SARAH
Si, avec des glaçons… Et vous auriez des cacahuètes aussi ?

Le serveur la sert.

Plus tard. Sarah regarde le pianiste jouer en se gavant  de cacahuètes. Elle finit sa vodka.

SARAH au serveur
Une autre s’il vous plaît.

Plus tard. Sarah, accoudée au piano, chante pour accompagner  le pianiste qui joue « My way ». Elle est visiblement ivre,  chante à tue tête, sans inhibition. 

Elle n’a pas remarqué, assis un peu plus loin, le couple du sauna  qui la regarde en souriant. 

Un serveur s’approche d’elle.

LE SERVEUR
Excusez-moi Mademoiselle, mais vous dérangez les clients…

SARAH ivre et offusquée
Quoi, mais on est en train de chanter une chanson magnifique  (désignant le pianiste) Monsieur et moi… Et vous ne devriez pas m’interrompre pendant cette chanson… Vous savez qu’en Thaïlande, chaque année, des gens se font tuer dans les karaokés parce qu’ils  ont mal interprété « My way »… On ne rigole pas avec cette chanson…

LE SERVEUR gêné
Vous devriez rentrer dans votre chambre…

SARAH (faisant non de la tête)
Je suis une cliente, comme tout le monde et…

VOIX DE FEMME (en anglais)
Excusez-moi…

Sarah se retourne et découvre la femme du sauna devant elle,  avec son mari.

LA FEMME (en anglais)
Ce soir, les bains font nocturne. On s’apprêtait à y aller avec mon mari… Ça vous dirait de nous accompagner ?… (avec un sourire)  Moi c’est Siedsel…

L’HOMME
Et moi Jonas…

Sarah regarde autour d’elle. La pièce tourne. Elle acquiesce. 

28 HÔTEL / PISCINE TERMES — EXT. NUIT

Dans la nuit, Sarah se baigne avec Jonas et Siedsel dans la piscine extérieure. Ils sont entourés par la montagne et les sapins qui se découpent, noirs, sous la nuit claire. Au-dessus d’eux, le ciel est rempli d’étoiles…

Ils nagent un peu, se croisent, s’observent… L’ambiance est très sensuelle, mais aussi un peu magique à cause du cadre. 

Puis, peu à peu, Jonas et Siedsel se rapprochent de Sarah, tournant autour d’elle comme autour d’une proie, mais avec bienveillance. 

Ils se rapprochent de plus en plus, l’encerclent, elle se laisse faire… 

Sarah descend sous l’eau et y voit les corps du couple, sans têtes.

Sarah, Siedsel et Jonas ont quitté la piscine et passent entre les bassins. Ils en croisent un dans lequel flottent des gens entièrement recouverts de boue ce qui leur donnent des airs d’êtres un peu surnaturels, d’autant plus que Sarah est encore sous l’effet de l’alcool…

29 HÔTEL / CHAMBRE DANOIS — INT. NUIT

Dans leur chambre d’hôtel éclairée par la lune, Siedsel et Jonas, debout, entourent Sarah. Ils retirent leurs peignoirs, puis Siedsel ôte doucement celui de Sarah.

Jonas défait délicatement le nœud du haut de maillot de bain de Sarah qui tombe à ses pieds… Puis le bas glisse le long de ses jambes… La bouche de la femme embrasse le cou de Sarah, les mains de l’homme caressent son corps… 

Sarah se laisse faire, immobile, face à la fenêtre et fixe la montagne et la lune qui lui font face. On dirait une cérémonie, dans laquelle Sarah serait comme une offrande à cette montagne. 

Puis les mains de Siedsel et Jonas se rencontrent sur le corps de Sarah. Le couple se rapproche alors et s’embrasse. Peu à peu, Siedsel et Jonas semblent s’être retrouvés et avoir oublié Sarah. Sarah les observe un instant… 

Puis elle ramasse discrètement son peignoir et son maillot et quitte doucement la chambre.

30 HÔTEL / COULOIRS — INT. NUIT

Sarah, vêtue de son peignoir blanc, avance dans les couloirs vides et sombres de l’hôtel.

31 HÔTEL — EXT. NUIT

Sarah sort de l’hôtel. Elle s’arrête un instant et regarde la montagne.

32 MONTAGNE — EXT. NUIT

Sarah, toujours vêtue de son peignoir blanc et pieds nus, marche sur une petite route qui monte dans la montagne.

Sarah continue de gravir la montagne. La route est maintenant entourée de forêt. Sarah marche encore. La route est devenue un chemin. Ses pieds écrasent la terre, les branches, les pierres…

Sarah, marche, marche, marche, monte, monte, monte…

… Elle arrive enfin en haut de la montagne. Elle regarde la lune qui brille au-dessus d’elle et l’obscurité en bas. Epuisée, elle se laisse tomber sur l’herbe, s’allonge et s’endort… 

33 MONTAGNE — EXT. JOUR

Le lendemain, Sarah, endormie dans l’herbe est réveillée par une chèvre qui lui lèche le visage. Elle ouvre les yeux et tombe nez à nez avec la chèvre. Elle se redresse et en aperçoit alors une dizaine d’autres qui la fixent avec curiosité tout autour… Elle regarde autour d’elle, le temps de comprendre ce qu’elle fait là…

Son regard tombe sur la vallée, avec son hôtel, tout petit en bas.

Elle entend alors des voix d’hommes qui s’approchent. Elle constate qu’elle est débraillée et réajuste rapidement son peignoir tout en se relevant. Elle voit alors trois randonneurs qui arrivent vers elle et semblent un peu surpris de la voir là, en peignoir, les cheveux ébouriffés. 

Ils se font face, interdits.

UN RANDONNEUR (après un moment)
Tout va bien ?

Sarah hésite un instant.

L’un des randonneurs, séduisant, lui sourit, amusé et charmé par son allure. Sarah, un peu gênée, mais amusée et sous le charme elle aussi, lui sourit à son tour.

SARAH hésitante
Oui, je crois…

Seconde cristallisation

En plaçant son héroïne dans un décor entièrement factice, Nicole Maria Winkler s’interroge sur la véracité photographique et sa capacité à rendre compte du réel.

La vie sans horloge

« What happens in Vegas stays in Vegas ».
Tom de Peyret offre un point de vue inédit sur la cité du vice en la vidant de sa population, soulignant l’incongruité de cette ville perdue dans le désert de Mojave. 

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L’image miroir

Adam BroombergOlivier Chanarin

Depuis plus de vingt ans, le duo de photographes Oliver Chanarin et Adam Broomberg repousse les limites de la photographie. En combinant le photojournalisme et les arts visuels, ils présentent des séries photographiques de moments historiques importants, mais refusent d’attribuer à ces images une intention bien définie. En abordant les thèmes de la politique, de la religion, de la guerre et de l’Histoire, Broomberg et Chanarin tentent de mettre en évidence les lignes de fracture habituellement associées à cette imagerie et créent de nouvelles réponses, de nouveaux chemins pour conduire à une compréhension de la condition humaine. Le langage et la littérature jouent un rôle majeur comme matériau dans leurs travaux aux facettes multiples, depuis les principes philosophiques de l’ABC de la guerre de Bertolt Brecht jusqu’aux textes sacrés de la Bible, ouvrages revisités et recréés par les artistes dans le format de leur imagerie ambigüe et contradictoire.

Hamid Amini La politique, la religion et la guerre ont été les points centraux de votre travail, comment traitez-vous l’univers du populisme post-Trump dans vos œuvres récentes ?

Adam Broomberg & Olivier Chanarin  Juste après l’élection de Trump, nous avons consacré un certain temps à galvaniser les acteurs du monde de l’art qui partageaient notre révolte. Nous ne sommes pas certains que ce soit vraiment du travail, mais le mouvement que nous avons créé et nommé « Hands Off Our Revolution » en a demandé énormément. Il a commencé avec près de 250 signatures, pour la plupart de camarades artistes, de curateurs, de directeurs de musées. Il a aujourd’hui acquis une existence propre avec 5000 membres et des bases dans 6 villes tout autour du globe. Nous ne sommes plus directement impliqués, mais il semble remplir sa mission.

HA J’ai vu récemment votre œuvre Prestige of Terror à la « documenta ». Dans quelle mesure le message du Printemps arabe est-il pertinent dans l’exposition de cette année ?

AB & OC Notre travail a été intégré dans la « documenta » presque par accident. Ces œuvres sur papier, que nous avions imprimées dans un atelier d’impression du Caire sur un support fragile datant de la fin des années 1930, ont été achetées par un collectionneur privé, puis données au musée d’art moderne d’Athènes. Les curateurs de la « documenta » ont dû tomber dessus par hasard. C’est pertinent parce que le hasard est un thème de prédilection pour les surréalistes égyptiens. S’il y a un autre message, c’est peut-être le sentiment inné d’échec qui a imprégné toutes les entreprises des surréalistes égyptiens. Nous avons créé Prestige of Terror au Caire durant une résidence au Town House Gallery. C’était quelques mois avant le début du Printemps arabe. Mubarak était encore au pouvoir. La place Tahrir était calme ; des camions vert foncé remplis de membres de la police anti-émeutes qui semblaient affligés étaient tapis dans les ruelles environnantes. Les surréalistes égyptiens nous ont intrigués, à ce moment-là en particulier, parce que tout comme les policiers anti-émeutes ils craignaient de disparaître. Ils étaient suffisamment futés pour comprendre qu’un mouvement francophile tel que le surréalisme n’avait pas sa place en Egypte dans le sillage du nationalisme arabe. Et l’échec du Printemps arabe n’a fait qu’intensifier cette sensation de mélancholie.

HA Dans votre ouvrage, Holy Bible, dont nous publions certaines images dans ce numéro, vous développez la notion de manifestation de pouvoir à travers la catastrophe. Étant donné l’obsession des médias de masse pour ces images, quel est votre point de vue sur la manière dont nous recevons et déchiffrons l’information aujourd’hui ?

AB & OC Chaque catastrophe a pour contrepartie un miracle. Ce brin de chance qui sépare la victime qui périt dans un tremblement de terre, un tsunami, ou un acte de terrorisme gratuit et le survivant, qui par un coup de chance s’en sort indemne. Les images de catastrophe captent l’imagination du public parce qu’elles témoignent de notre fragilité face aux probabilités atroces, et nous rappellent que nous avons été épargnés. Dans notre exposition Divine Violence nous avons exploré la Bible à la recherche de phrases qui évoquent des images de catastrophes. Ces images ont été tirées d’Archive of Modern Conflict. Mais à chaque fois que nous rencontrions la phrase : « et cela se produisit » qui apparaît sans cesse aussi bien dans le Nouveau que dans l’Ancien testament, nous avons utilisé l’image d’un événement miraculeux. Toutes proviennent d’un carton de photographies étiqueté « magic ». Nous n’avons aucune idée de ce qu’il faisait sur les étagères d’Archive of Modern Conflict, mais il s’y trouvait et nous nous sommes en quelque sorte sentis obligés de les utiliser.

HA Vous avez plus de 20 ans de collaboration à votre actif, quelles sont les difficultés à surmonter pour continuer de travailler ensemble aussi longtemps en respectant une stricte discipline ? Pourriez-vous encore travailler séparément ? Ou le feriez-vous ? 

AB & OC C’est une question très personnelle. L’une des conséquences de cette collaboration c’est que nous disposons de moins d’espace, dans le travail du moins, pour les aspects intensément plus intimes. Nan Goldin n’aurait pas pu réaliser The Ballad of Sexual Dependency si elle avait travaillé au sein d’une équipe ! L’envie de travailler ensemble trouve sans doute sa source dans des forces profondément inconscientes, des doutes irréductibles. Ha ha, (rire nerveux). Mais il y a aussi un aspect pragmatique dans le travail collaboratif, une manière d’aborder le monde avec une conception partagée de l’indignation et de l’humour. C’est le côté agréable. Parfois cependant, la collaboration ressemble au personnage tourmenté de How to get ahead in advertising qui découvre un matin à son réveil qu’une seconde tête lui a poussé pendant la nuit ! 

HA Allez-vous voir beaucoup d’expositions ? Qui sont les photographes que vous admirez en ce moment ? Quels sont ceux qui vous ont particulièrement inspirés tout au long de votre carrière ?

AB & OC John Baldessari, pour nous avoir rappelé que l’art se doit de ne jamais être ennuyeux. Aujourd’hui, nous avons tous les deux de jeunes enfants, alors se rendre dans les musées et les galeries d’art ressemble plus à une chasse aux papillons qu’à la contemplation tranquille d’œuvres d’art ! À nos débuts, nous avons été beaucoup influencés par August Sanders qui réalisait de simples portraits sans concession de toutes sortes de civils durant la République de Weimar en Allemagne. Et le photographe italien Olivero Toscani a sans doute constitué une influence plus importante qu’aucun de nous deux ne veut bien l’admettre. Nous lui devons beaucoup.

Holy Bible (2013) d’Adam Broomberg & Oliver Chanarin est publié par MACK.
Toutes les images sont publiées avec l’aimable autorisation des artistes et de MACK.

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Goldfingers

Julien DossenaSurkin

Depuis 2013, saison après saison, Julien Dossena affirme sa vision de la femme Paco Rabanne. En se détachant du patrimoine futuriste de la maison, il a su déjouer les écueils rencontrés par ses prédécesseurs et mettre en place une mode contemporaine. Elle se révèle dans d’étonnants jeux de contraste : minimale mais chaleureuse, mariant technicité et fluidité, rigueur et sensualité. Ce goût de la pluralité, Julien Dossena le partage avec le musicien Benoit Heitz, plus connu sous le nom de Surkin. Digne représentant de la scène électronique française, celui que l’on a découvert à travers ses albums Action Replay (2007) et USA (2011) aime à multiplier les projets parallèles, faisant fi de toute étiquette. Collaborateurs et complices, les deux directeurs artistiques reviennent sur leur parcours commun.

Julien Dossena      Si je me souviens bien, c’est une amie commune qui nous a présentés l’un à l’autre il y a environ sept ans. À ce moment-là, on se croisait souvent mais on se connaissait assez peu. Ça a changé lorsque nous avons commencé à travailler ensemble, il y a maintenant deux ou trois ans. Pour la musique de mes défilés chez Paco Rabanne, j’avais l’habitude de travailler avec Michel Gaubert. Je t’ai invité en tant que consultant et Michel a tout de suite vu que nous nous comprenions parfaitement et nous a conseillé de travailler véritablement ensemble.

Surkin        Exactement ! La première collaboration sans Michel a eu lieu sur la collection automne hiver 2016-2017, où j’ai travaillé autour d’un morceau de Laurie Anderson. Il y a quatre ans, je n’avais jamais vu de défilé de mode, ma connais-sance de ce milieu était assez limitée. Tu m’as invité à en voir un, et ça a été une révélation. J’ai adoré le format ! Je suis assez impatient de nature, j’ai du mal à rester statique plus de trente minutes. Un show, c’est quelque chose de concentré ; les lumières s’allument et c’est parti pour une dizaine de minutes très construites, avec un début et une fin. Il y a une vraie émotion et je ne pensais pas que ça pouvait me toucher autant. Avant que l’on ne travaille ensemble, on se voyait pour discuter de musique, pour écouter des morceaux, mais nos conversations ne se limitaient pas à ça.

JD        C’est vrai que je m’y connais assez peu en musique. J’en écoute lorsque je travaille, mais c’est plutôt un fond sonore. C’est un médium que j’aborde plutôt à travers son pendant visuel, que ça soit les pochettes de disque ou les clips.

Evidemment, comme tout le monde, j’associe certains morceaux à des moments particuliers ; il y a aussi cette mémoire sentimentale…

Au final, nos discussions passent avant tout par les premières images que tu découvres sur les murs du studio.  C’est ce qui nourrit nos idées et nous permet de rebondir d’une idée à un morceau et ainsi de suite.

S       Très souvent, on parle ensemble d’une fille, on essaie d’imaginer ses occupations, la ville où elle habite, les gens qu’elle fréquente. Ça nous permet de poser un univers. Au-delà de cet aspect, la musique d’un show permet d’ajuster l’atmosphère globale. Si le défilé a une tonalité fun et que l’on souhaite l’atténuer, on va travailler autour d’une musique un peu plus austère. Ça permet de créer un décalage intéressant. On peut comparer la musique d’un défilé à celle d’un film : le spectateur peut s’en souvenir, mais le plus souvent, elle agit de manière presque inconsciente. Il faut donc comprendre et clarifier la collection avant d’appuyer dans telle ou telle direction, ou alors contrebalancer pour élargir l’univers. Ce sont des va-et-vient, des espaces de progressions et de tensions dans le temps.

JD       C’est comme une onde sonore. Il y a des mouvements à l’intérieur même d’un défilé. Avec nos discussions, tu me fais découvrir des artistes que je ne connais pas. Finalement, mon ignorance musicale m’offre beaucoup de possibilités. Je n’ai pas peur de grand-chose, je ne juge pas. 

S       Là où j’ai dû faire attention, c’est qu’au début, j’étais assez tenté de théâtraliser mon intervention, notamment en cherchant à synchroniser certains effets. J’ai vite réalisé que c’est souvent mieux que tout ne soit pas synchronisé, qu’il y ait des décalages. Quand le défilé est trop « scripté », il y a un côté premier degré souvent gênant. Et il ne faut pas oublier que les gens qui sont assis au début de la salle ne voient pas la même chose que ceux qui sont installés à l’autre bout. 

JD       Ce rapport à la temporalité et à l’espace est quelque chose que l’on a pu développer avec les environnements sonores des espaces de vente Paco Rabanne. 

S       Oui, c’est aussi ce que l’on peut découvrir à Las Vegas, avec ces faux ciels bleus que l’on voit dans les centres commerciaux. Il y a quelque chose d’assez magique et aussi d’étrange dans cette manière de recréer la nature avec des moyens si primaires. Pour les boutiques, j’ai travaillé sur un paysage sonore qui se compose de plusieurs types de sons : des oiseaux, des cigales, des orages… La difficulté a été de faire en sorte que les différentes combinaisons puissent fonctionner musicalement. Celles-ci sont activées par une application qui réagit en fonction de paramètres géographiques et météorologiques : la localisation de l’espace, le taux d’humidité, la force du vent, la température. Ce principe produit donc un environnement sonore différent s’il est activé à Hong Kong ou à Paris, et selon les heures de la journée.

JD       Ce que j’aime aussi dans cette forme de nature reconstituée, c’est qu’elle suggère une idée d’urgence ; il y a un petit peu d’anticipation. C’est comme un mini-glissement temporel où tous les oiseaux auraient disparu… C’est une image que je trouve très Paco Rabanne.

 

S       Tout à fait. Avant de travailler sur ce projet, je suis allé faire un tour dans différentes boutiques pour voir comment le son était traité. La musique est souvent le parent pauvre des magasins. Souvent, on entend des personnes dire : « Attends, je vais demander à mon cousin qui adore la musique de te faire une playlist. » La playlist, pourquoi pas… Si tu es une marque avec un imaginaire rock, tu peux t’en sortir en piochant dans le rock des années 60-70. Mais pour Paco Rabanne, que pouvait-on choisir ? On aurait pu mettre de la musique expérimentale, les débuts de la musique électronique, ou alors quelque chose d’ultra-contemporain. Mais très vite, on s’est rendu compte que ça n’apporterait rien.

JD       Je voulais quelque chose de vivant, une forme qui ne soit pas figée. Ma toute première idée était de travailler autour des sons que l’on peut entendre dans les spas : les clochettes, les gongs. Je sais que c’est assez étrange comme référence ! Ces bruits sont associés à la détente et je trouvais ça pertinent parce que je souhaitais que l’on envisage la boutique comme un endroit où l’on va passer un moment agréable. Les bruits de vagues, de pluie, tout ce registre sonore autour de la nature est quelque chose qui est très populaire. Il suffit de voir le nombre de vidéos de ce genre sur Youtube pour le constater. C’est intéressant de comprendre comment cela fonctionne esthétiquement et de l’emmener plus loin… C’est là que tu es venu avec cette idée de bruits d’oiseaux, ces gazouillis synthétiques, que tu avais entendus dans le métro au Japon.

CHRISTIAN MARCLAY, LE PHONOGUITAR, 1982.
© CHRISTIAN MARCLAY — GALERIE PAULA COOPER

S       Finalement, même si ce projet est très différent d’un défilé, le processus de création reste le même et passe de nouveau par le dialogue. Ce que je trouve fascinant, c’est que la mode a quelque chose d’intense dans sa temporalité. Le temps accordé à penser et produire une collection est tellement court, ça me dépasse. Pour les shows, je viens généralement deux ou trois fois voir les boards en studio et à chaque fois je suis toujours surpris de voir à quel point les choses évoluent rapidement. En musique, on peut passer plusieurs années sur un album, on se laisse parfois un peu aller : le projet est fini quand il est fini, le cadre est très souple. Dans le milieu de la mode, tu as un calendrier à respecter, et ça passe par la date du défilé.

JD       Mais c’est un travail d’équipe. C’est quelque chose qui se construit à plusieurs.

S       J’ai constaté que dans des villes comme Londres, tu peux te retrouver dans des groupes avec des gens d’horizons différents : du théâtre, de l’art, du cinéma. À Paris, j’ai passé des années à ne fréquenter que des musiciens, il y a quelque chose de très consanguin.

JD       Dans la mode aussi !

S       Mais c’est tellement important d’ouvrir son monde ! Si j’ai choisi de faire de la musique, ça n’est pas par vocation. C’est surtout parce que je me suis retrouvé avec un ordinateur et un logiciel. J’ai fait une école d’art, la Villa Arson, à Nice. Comment avoir des idées si tu n’échanges pas avec d’autres milieux que le tien ?

Je ne sais pas vraiment pourquoi les milieux artistiques sont si peu perméables à Paris. Les musiciens à qui je dis que je fais des musiques de défilé sont toujours surpris, ça leur semble inaccessible alors que c’est quelque chose qui potentiellement les attire.

Par contre, ce que je trouve bien, c’est qu’aujourd’hui les choses semblent plus fluides. J’ai l’impression qu’il n’y a pas si longtemps, tu choisissais un métier et tu le faisais toute ta vie. Désormais, tu peux en changer plus naturellement. J’ai fait de la musique et j’ai ensuite créé un magazine. Unite or Perish est une publication transversale qui réunit des contributeurs de milieux différents — de la mode, de la musique, du cinéma… — comme Romain Gavras, Jackson ou encore M.I.A… Mais c’est vrai que cette édition était aussi liée à la sortie d’un projet musical et à une exposition.

JD       Oui, c’est un projet global, et c’est ce que je cherche également à développer. Tu parlais d’idées et c’est là que se situent les enjeux aujourd’hui. Il s’agit plus d’idées que de médium. C’est ce qui permet de renouveler le système et de s’affranchir du marketing traditionnel. Pour moi, une réussite dans ce sens, c’est Blonde, le dernier projet de Frank Ocean. C’est à la fois un disque et un fanzine, des pop-up stores, des visuels produits avec des photographes et des graphistes… Il a mis en place tout un univers, et pour le faire, il s’est complètement affranchi des formules toutes faites que le système se contente trop souvent d’appliquer. Et toi, qu’est-ce qui t’a inspiré récemment ?

S       J’ai découvert le travail de la chorégraphe belge Anne Teresa de Keersmaeker avec la pièce Drumming, sur une partition de Steve Reich, un compositeur que j’adore. La combinaison des deux disciplines, danse et musique, est incroyable. Il y a quelque chose de l’ordre de l’hypnose qui se produit.

JD       J’ai aussi adoré cette pièce. J’ai découvert le travail d’Anne Teresa quand j’étais étudiant à la Cambre, à Bruxelles. La danse, l’opéra, ce sont des univers que j’explorais un petit peu plus à cette époque, sans doute parce que j’avais plus de temps. Ça faisait très longtemps que j’avais mis les arts scéniques de côté, et je m’y remets depuis peu. J’ai récemment vu une pièce de Joêl Pommerat, Cendrillon, et c’était assez dingue. J’aurais presque pu avoir un carnet pour noter toutes les petites choses qui m’ont inspiré pendant le spectacle, que ce soit les lumières ou la mise en scène.

S       À Paris, il y a une telle offre culturelle que ça demande un peu de rigueur et d’organisation pour ne pas passer à côté des choses ! Je n’ai toujours pas été voir l’exposition David Hockney au Centre Pompidou alors que c’est l’un de mes peintres préférés. Et il est fort probable que j’y aille à la dernière minute !

JD        Parmi les artistes que j’aime toujours autant et qui m’ont marqué à l’adolescence, il y a Donald Judd dont je prends toujours autant de plaisir àredécouvrir l’œuvre. J’ai visité la fondation à New York et je compte bien me rendre à Marfa un jour. Il y a aussi Sol LeWitt. Ce sont des classiques, leurs productions se révèlent toujours sous un nouvel angle dès lors qu’on les confronte à de nouvelles références. Ça se renouvelle constamment.

S        Quand j’étais lycéen j’ai été marqué par une exposition de Christian Marclay.

JD       Je l’aime beaucoup aussi.

S       Je ne sais pas s’il est très à la mode, je ressens une certaine critique à son encontre. C’est un peu le même dédain que les cinéphiles peuvent avoir pour Tarantino. Ce sont des artistes que l’on aime ne pas aimer ! Mais Marclay est quelqu’un qui m’a énormément influencé. Quand une idée est bonne, elle est bonne ! Il a réussi à créer des œuvres qui parlent à tout le monde, là où un artiste comme Sol LeWitt — que j’apprécie également — demande un peu plus de bagage artistique.

JD        Mais il y a chez LeWitt une qualité de l’espace pure, une certaine réalité graphique, qui est très directe et qui se ressent sans aucunement avoir besoin de la comprendre.

S       Tu as raison. En tout cas, c’est certain que les premières œuvres qui te marquent adolescent ont un attachement qui dépasse tout.

JD       Oui, elles sont fondatrices. Il y a un réalisateur pour qui j’ai eu énormément d’intérêt quand j’étais étudiant, c’est Michel Gondry. Ça peut paraître étonnant car personnellement, je n’aime pas vraiment ce qui s’apparente à du bricolage. Mais son univers est si singulier. Et dans sa sphère artistique, il y a évidemment Björk, qui m’a fait découvrir Chris Cunningham. Tout est lié.

S       Cunningham, c’est vraiment une référence qui a marqué tous les gens de notre génération. Il a défini une esthétique à laquelle on sera toujours sensible !

La fondation des opinions

Hill et Aubrey présentent une communauté de femmes pour qui la vertu s’illustre dans la quête d’un savoir spirituel, sensible et scientifique.

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Point et ligne sur plan

Barbara Kasten

Depuis plus de quarante ans, l’artiste américaine Barbara Kasten a développé une œuvre explorant la notion d’espace à travers un vocabulaire fait de couleurs et de formes. Hybridation de photographie, de sculptures et d’installations, son travail se déploie à travers une signature esthétique puissante, à la fois pure et narrative. Dans ce ballet abstrait, les énigmes spatiales sont autant de poésies visuelles. Si elle fut souvent copiée au fil des années, Barbara Kasten semble n’avoir jamais souffert des imitations, tant elle a su renouveler, constamment, ses expérimentations artistiques.

Justin Morin    J’ai été étonné de découvrir qu’un des premiers métiers que vous avez exercés a été celui  d’étalagiste pour un grand magasin. Étonné, parce qu’avec le recul, c’est tout à fait logique.  Même si c’est une brève expérience, pouvez-vous m’en dire un peu plus sur cette période ?

Barbara Kasten     C’était une époque extraordainaire. J’ai fait ce boulot dans les années soixante. Juste après ma licence, je suis allée  à San Francisco avec trois amis et j’ai vécu en colocation dans un grand appartement avec une vue magnifique  sur le Golden Gate ; c’était génial. Je me suis toujours intéressée à la mode, je suis moi-même une espèce de fashionista. Réaliser des installations sculpturales pour les vitrines, ça me convenait bien, c’était très intéressant. Mais je me suis vite lassée du monde de la mode, il n’était pas assez riche pour nourrir ma créativité et je me suis lancée dans une carrière artistique. Cependant, mon expérience d’étalagiste a été agréable parce que c’était très créatif. À cette époque, on ne faisait pas d’installations comme maintenant, mais il y a des points communs  entre les deux parce que cela revenait à créer un environnement dans chaque vitrine. Il y a un côté commercial, mais il laissait un peu de place à l’imaginaire. C’était aussi assez technique parce que quand on doit intégrer des accessoires dans des volumes réduits, il faut penser en termes de cadres et d’espaces. Tous les aspects de mon activité actuelle constituaient l’essentiel de mon travail d’alors.

Justin Morin     Je suis aussi curieux de savoir si vous avez vécu des expériences esthétiques déterminantes  pendant votre enfance.  

Barbara Kasten, Construct NYC 7, 1983.

Barbara Kasten     Je viens d’une famille de la classe moyenne sans aucun lien avec le monde de l’art. Mais j’ai eu une professeur  à l’école qui m’a prise sous son aile ; je suppose qu’elle a dû déceler du talent chez moi. J’ai visité l’Institut  d’art de Chicago avec elle quand j’avais dix ou douze ans. Je crois que cela a fait naître en moi le désir d’être artiste. Ma famille m’a beaucoup soutenue et m’a généreusement laissée faire ce que je voulais.

À l’époque les femmes n’étaient pas aussi libres de faire ce qu’elles voulaient que maintenant.

Ma famille était assez progressiste. Elle a compris et m’a permis de suivre une voie qui ne menait pas au mariage et à la maternité, même si elle s’attendait à ça. J’ai été mariée, mais je n’ai pas eu d’enfant. C’était un vrai choix.  Je ne suis pas froide de caractère, mais je n’avais aucune envie d’être mère. Je me suis toujours dit : « Peut-être  que plus tard, j’épouserai quelqu’un qui a des enfants. » Et il s’avère que maintenant, j’ai tellement de contacts avec de jeunes artistes, que ce sont des sortes d’enfants de substitution. Ma relation avec les jeunes est essentielle, ils me soutiennent. C’est pour cette raison que j’ai vraiment aimé enseigner.   

 

Justin Morin     Une de vos premières œuvres qui pourrait être importante pour comprendre votre relation  à l’espace est Carcass (1971). Au sujet de cette sculpture, vous avez écrit : « Plus les dimensions  de l’œuvre augmentent, plus l’implication du spectateur est grande. Avec sa capacité à faire l’expérience de l’œuvre sous tous les angles et de se sentir dans son orbite physique, l’observateur adopte un rôle de participant. » Je trouve que c’est une très bonne manière de présenter  vos travaux photographiques dans lesquels l’espace est un terrain de jeu sans limites.

Barbara Kasten     Ç’a été une période très intéressante pour moi. J’étudiais la fibre comme matériau avec une femme  très intéressante : Trude Guermonprez, une tisserande qui avait étudié au Bauhaus. Elle enseignait à Oakland  au California College of Arts and Crafts (CCAC). Ce programme proposait d’expérimenter le textile en relief.

C’était une époque où le textile relevait de l’artisanat mais tentait aussi d’être davantage reconnu comme une forme d’art. Pour mon exposition au Musée des beaux-arts de Boston,

j’ai présenté mes œuvresà côté de celles de huit autres artistes qui utilisaient ce medium comme forme  de sculpture. C’était la première fois que ces artistes internationaux exposaient leur travail aux États-Unis. Magdalena Abakanowicz, l’une des artistes invitées m’a beaucoup inspirée. En fait, j’ai passé neuf mois  en Pologne à travailler, non pas en tant qu’assistante, mais avec elle comme mentor. J’avais une bourse américaine — la Fulbright Hays Fellowship. L’idée qui sous-tendait Carcass, c’était de créer une forme  à trois dimensions à partir de plans en deux dimensions, ce qui ressemble à ce que je fais en photographie aujourd’hui. Mes plus récents travaux — exposés à la galerie Bortolami en septembre dernier à New York —  réintroduisent en fait ce procédé. Je faisais la même chose là-bas, j’utilise simplement un autre medium cinquante ans plus tard. J’ai toujours eu ça à l’esprit.

Barbara Kasten, Construct NYC 5, 1983.
Avec l’aimable autorisation de l’artiste, de la galerie Thomas Dane, Londres, et Bortolami, New York.

Justin Morin     Pouvez-vous m’expliquer comment vous procédez dans vos recherches ? Je sais que vous vous impliquez physiquement avec vos accessoires, mais je suis curieux de savoir si vous faites des croquis ou des maquettes. Êtes-vous en quête de nouveaux matériaux ? Quel genre de studio avez-vous ?

Barbara Kasten     Tout ça à la fois ! Je m’intéresse aussi beaucoup à la peinture et la sculpture classiques. Je mène ma recherche en allant au musée, en lisant des livres, des manuscrits, des articles, juste pour rester investie. Parfois je trouve les matériaux que j’utilise dans des endroits étranges. Je dispose maintenant d’un espace idéal, immense, ce qui n’a pas toujours été le cas. À Los Angeles, je vivais et travaillais dans un local industriel. Dans le studio, j’ai monté des installations sculpturales en trois dimensions, temporaires. Quand je me suis installée à New York, c’était quasiment impossible d’avoir un grand atelier, pour des questions de prix et de disponibilité. Alors je me suis mise à travailler in situ, dans des endroits où je faisais la même chose que dans les studios. J’ai travaillé directement dans les espaces architecturaux des bâtiments et je les ai photogra-phiés. Dans les années quatre-vingt-dix, j’ai voyagé et utilisé des collections provenant de divers endroits. Par exemple, je suis allée en Turquie, à Bodrum, et j’ai fait des photogrammes d’amphores dans le Musée d’archéologie sous-marine…

Justin Morin    L’échelle et le cadre ont une grande importance dans la construction de vos images. Qu’est-ce qui vous a poussée à explorer ces notions quand vous avez mis en œuvre Inside/Outside : Stages of Light. Pouvez-vous m’en dire un peu plus sur cette chorégraphie ?

Barbara Kasten     En 1985, j’ai réalisé un projet au Capp Street Project à San Francisco. C’était un bâtiment très intéressant, converti à la fois en résidence d’artistes et en espace d’exposition… C’était très novateur pour l’époque. J’ai été invitée à y séjourner et y travailler. J’ai transformé tout l’espace d’exposition en environnement sculptural et j’ai intégré le mouvement parce que j’étais vraiment — et je le suis toujours — passionnée par la conception de pluridisciplinarité du Bauhaus. J’ai invité la chorégraphe Margaret Jenkins à prendre part au projet. C’était une expérience très riche parce que j’ai pu me servir de l’univers que j’avais créé pour l’appareil photo et intégrer un personnage dans ce concept.

Barbara Kasten, Construct PC IX, 1982.

Justin Morin     Est-ce que cela a été votre seule expérience avec la danse ?

Barbara Kasten     Oui, mais je dois dire que je réfléchis en ce moment à une autre possibilité.  C’est un projet auquel j’espère travailler au printemps 2018.

Justin Morin     Dans le cadre de ce projet de danse, comment vous êtes-vous accommodée du fait qu’on ne peut pas contrôler le point de vue du spectateur ?

Barbara Kasten     J’ai, me semble-t-il, une approche différente de cette question : je ne considère pas qu’il s’agit de mon point  de vue. C’est intéressant de garder à l’esprit qu’on peut voir les choses sous différents angles. Je n’essaie pas  de tout contrôler, c’est plus ouvert à l’expérience et à l’interaction avec le public. Pour moi, le plus difficile  est de travailler avec une grosse équipe; il faut prévoir, planifier, concevoir de manière différente que lorsqu’on est seul dans le studio. Pour la chorégraphie — et les œuvres que j’ai créées pour l’exposition Parti Pris  à New York — je travaille avec une équipe qui doit donner corps à mes idées, alors il faut que j’ai une idée plus précise du résultat final. Mais ma pensée est si flexible que je n’arrive pas à imaginer m’en tenir à un programme que tout le monde suit. J’ai besoin d’avoir la possibilité de changer les éléments au fil de la réalisation.  Cela a été une sorte de réflexion inversée pour moi.

Mais finalement, je suis toujours en quête d’ambiguïtés spatiales.

Justin Morin     Même si ce n’est pas une manière habituelle de lire votre œuvre (surtout parce que cette approche pourrait facilement être considérée comme psychanalytique), je dois dire que l’absence de repré-sentation humaine dans vos photos est très intéressante. Il y a un véritable équilibre entre les formes  et les couleurs, le visible et l’invisible. En un sens, cet équilibre parfait accentue la notion d’absence.

Barbara Kasten   L’interaction humaine y est suggérée, insinuée, parce que les choses ne s’assemblent pas de la façon dont je les ai installées sans une intervention extérieure. Mais il ne me semble pas nécessaire de montrer quelqu’un dessus, ça dérive plus de l’expérience, je pense. Je veux que les gens y projettent leur propre conscience et leur propre mémoire. 

Justin Morin   Combien de jours vous faut-il pour réaliser vos photos ? 

Barbara Kasten   La plupart du temps, c’est long ! Mais, comme mon studio me le permet, je peux travailler à deux ou trois projets en même temps. Ils sont liés mais je ne me concentre pas sur chaque œuvre jusqu’à ce qu’elle soit terminée. J’y travaille, je m’en écarte et j’y retourne.

Justin Morin   Les gens vous présentent souvent comme une photographe, même si vous utilisez d’autres mediums. Est-ce que cela vous convient ?

Barbara Kasten   J’aimerais ne pas être toujours étiquetée photographe. Je ne me définis pas en ces termes. Bien sûr,  la photographie est présente dans le processus de création, mais c’est simplement un procédé intéressant supplémentaire, un outil. En ce sens, je suis très reconnaissante à Alex Klein, le curateur de l’exposition individuelle que j’ai présentée en 2015 au ICA à Philadelphie, qui a su restituer avec brio ma singularité en cernant ma personnalité et l’originalité de mon travail.

Barbara Kasten, Construct NYC 6, 1983.

Barbara Kasten, Construct PC VII, 1982.

Un cœur dans la poitrine et du sang dans les veines

La frontalité des images d’Antoine d’Agata renforce le sentiment d’intimité qui  s’en dégage. Ici, la passion se fait tour à tour écrasante, âpre, nerveuse.

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C.Q.F.D. à propos de l’Abstraction

Luca MarchettiFelipe Oliveira-Baptista

L’abstraction n’est pas un terme que l’on relie immédiatement à la création de mode, celle-ci étant plutôt associée à des univers d’images très identifiables ainsi qu’au rapport bien concret que l’on entretient avec nos vêtements. Pourtant, parallèlement à sa complexité grandissante, le panorama de la mode contemporaine semble ouvrir de nouvelles possibilités créatives. Des collections spéciales ou limitées de grandes marques proposent, par exemple, des produits où les traits identitaires du sportswear côtoient ceux du luxe et se mélangent à une esthétique habituellement considérée avant-gardiste. Le sportswear est un terrain privilégié pour l’observation de ces nouveaux phénomènes. C’est dans ce domaine qu’évolue Felipe Oliveira-Baptista. Son design subtil n’est pas resté confiné à une niche desophistication élitiste, mais a su prendre des proportions tout à fait monumentales au cœur d’une marque parmi les plus emblématiques.

Luca Marchetti                                                  On t’a souvent qualifié de « minimaliste » ou de « conceptuel », mais je vois dans ton travail beaucoup d’émotion et un jeu constant d’évocations qui ne me paraît pas compatible avec ces étiquettes. Je parlerais plutôt d’un goût prononcé pour l’abstraction. Avant même d’élaborer plus sur ce sujet, qu’est-ce que ce mot évoque en toi ?

Felipe Oliveira-Baptista                                 L’abstraction est pour moi liée à l’idée de minimalisme. Il ne s’agit pas uniquement de créer quelque chose de simple, mais aussi d’enlever le superflu. Je travaille sur des évocations. Ma toute première collection, présentée en 2002 lors du festival de la mode d’Hyères, était basée sur l’histoire d’une rencontre entre une robe à volants et un manteau queue-de-pie qui auraient passé une nuit ensemble à boire beaucoup d’absinthe, sans jamais se revoir. Les vêtements que j’ai réalisés correspondaient aux souvenirs que chacun avait de l’autre. En ce sens, ils étaient comme des abstractions de mémoire : le fait que cette mémoire ne corresponde pas vraiment à la réalité est en soi une abstraction d’une chose concrète. Le même processus se produit lorsque je travaille autour d’une thématique très narrative : j’aime pousser les motifs graphiques jusqu’à l’abstraction car il est souvent plus intéressant de ne pas pouvoir identifier la provenance des idées. 

Luca Marchetti                                                  Peut-être l’idée de « soustraction » est celle qui nous mettra d’accord. J’ai entendu l’artiste Robert Motherwell dire : « La fonction de l’abstraction est de retirer une grande partie de la réalité. On commence avec autant de substance que l’on veut et on soustrait » — comme tu viens de le préciser : « enlever le superflu ». C’est intéressant dans un domaine comme la mode qui vit de « figuration », de storytelling, de tentatives de créer le rêve, d’identifier des muses et femmes ou hommes idéaux… En revanche ton travail semble parler d’autre chose : (dés-)équilibres de volumes, de formes, de géométries, de couleurs ou alors de la compréhension que la mode nous donne du monde… Que comprend-on du monde par la mode ?

Felipe Oliveira-Baptista                                Quand j’ai décidé de faire de la mode, j’ai compris que c’était une discipline qui touchait à beaucoup d’autres domaines, que ce soit l’architecture, la photo ou même la mise en scène, si on pense à la conception des défilés. Cette variété me pousse à être curieux. Tout devient une excuse pour aller plus en profondeur et pour explorer un sujet qui m’intéresse. En ce sens, ma pratique est un work in progress constant. C’est vrai que la mode est devenue très formatée, pour ne pas dire « marketisée ». Le storytelling est appuyé car désormais le contact que l’on a avec la mode passe par un smartphone et cela reste en deux dimensions.

La mode aujourd’hui se regarde et se consomme souvent de manière assez banale. Si par le passé, elle a beaucoup dit sur certaines mouvances sociales, je pense que c’est moins le cas aujourd’hui. Elle n’a jamais été autant déconnectée de la réalité et c’est dommage. Lorsque je travaille, je cherche mes inspirations, mais aussi mes motivations, dans des sujets qui sont en dehors de la stricte sphère vestimentaire, au-delà d’une notion de lifestyle qui me paraît bien basique. Je fais beaucoup de choses pour alimenter ma curiosité. Je viens notamment de publier un livre de photos sur Lisbonne et sur l’idée de la mémoire qui est une notion que j’ai déjà traitée en mode. Je fais beaucoup de dessins, de corps notamment, et pour revenir au début de notre conversation, effectivement ils se rapprochent de l’abstraction. Il y a toujours de nouvelles manières de regarder le corps et lorsque je fais un vêtement, je garde ça en tête même si, évidemment, je le fais de manière cadrée car je travaille pour une marque de sportswear et je dois prendre en compte une dimension de fonctionnalité. Ce qui peut paraître une contrainte ouvre aussi beaucoup de possibilités. Je dois dire qu’il y a cette idée de mélange des genres (esthétiques, sociaux, sexuels…) qui m’intéresse particulièrement chez Lacoste. Les spectres sociaux sont brouillés, par exemple. Je déteste l’idée de la mode comme phénomène élitiste : Lacoste est porté à la fois par des bourgeois et des gamins de banlieue, par des chauffeurs de taxi et des branchés. Je mélange les codes de toutes ces tribus, car j’aime que les références soient un peu plus diffuses.

Luca Marchetti                                                  Cette fluidité, autant dans le mélange de genres que dans la recherche de suggestions très diverses, me paraît encore aujourd’hui une sorte d’invariant dans ta vision aussi bien du style masculin que féminin. Penses-tu que la mode sportswear impose d’emblée une esthétique où les genres se mélangent plus facilement ? Le sport masculiniserait-il la femme, en termes d’imaginaire (je pense à l’énergie, à la force, à l’effort) et la mode féminiserait l’homme ? D’après ce point de vue, la mode sportswear amène l’homme un peu plus vers la féminité et la femme un peu plus vers la masculinité, ce qui en fait un beau laboratoire d’expérimentations…

Felipe Oliveira-Baptista                                 Tout à fait, c’est une fluidité plurielle : de genre et de classe sociale. Le flirt entre la mode et le sport n’a jamais été aussi présent, mais c’est un phénomène qui trouve ses origines au-delà de la mode et du style. Aujourd’hui les gens bougent beaucoup plus, ils font plus de sport et ils « investissent » dans leur corps. Il y a dans cela un aspect très réel qui me parle. J’aime cette idée de rentrer dans la mode par l’angle du design et répondre à des besoins concrets. Cela me permet aussi de pousser les choses un peu plus loin comme tu l’évoquais : donner un peu plus de mode aux garçons, plus d’énergie et de pouvoir aux filles à travers la puissance du corps. Je travaille toujours les collections en parallèle et j’aime ces va-et-vient entre l’homme et la femme.

Luca Marchetti                                                  Après avoir vu ton exposition à Hyères en 2008 puis celle du Mudam 2008, je t’ai instinctivement situé dans le même imaginaire de la mode où je situe aussi Hussein Chalayan, Helmut Lang ou Raf Simons… Ils ont tous un rapport privilégié avec l’abstraction et on trouve dans leur travail l’écho de questionnements propres à l’art contemporain. Quel est ton rapport à l’art ?

Felipe Oliveira-Baptista                                 Je suis honnêtement très flatté par ces belles références. Quant à l’art, il a toujours été très présent dans mon approche de la mode, mais aussi dans ma vie. Il permet de poser des questions sur notre société, sur ce qui rend heureux ou pas, sur ce qui est universel. Récemment, j’ai vu l’exposition de Wolfgang Tillmans à la Tate Modern de Londres, où certaines photographies donnent l’impression qu’il a mis tout l’univers dans une seule image. Tout est là, c’est très fort, ça pousse les choses en avant, ça m’inspire. Ensuite, en tant que directeur artistique d’une entreprise, je dois gérer ces formes de créativités pour les rendre compatibles avec les fonctionnements de l’entreprise, avec le marketing notamment. Les choses se complexifient puisque à ce moment-là, ça dépasse le cadre personnel, mais je trouve intéressant de travailler ces mêmes idées à l’intérieur d’un système. C’est aussi pour cela que les projets que je mène en parallèle sont importants ; ils me permettent d’avoir un contrôle total et de me maintenir en contact avec moi-même. Certes, ce n’est pas toujours évident de passer de l’un à l’autre, mais pour moi il est important de sentir que je ne rentre pas dans une formule, que je ne donne pas des réponses convenues, faciles ou linéaires. C’est un exercice excitant et délicat car le studio comporte une quarantaine de personnes, la création est divisée par « univers » — la collection runway, sportswear, Lacoste Sport, Lacoste Life, Lacoste Kids et à ceci s’ajoute le consulting pour les licences. Certaines collections sont beaucoup plus importantes que d’autres, en termes de volume, comme le sportswear proprement dit. Cela fait beaucoup de travail.

Quand je suis arrivé chez Lacoste, j’ai continué ma ligne personnelle jusqu’au moment où j’ai réalisé que ça n’était plus possible. Mais quand j’ai décidé de l’arrêter, j’ai choisi de garder le temps que je lui consacrais pour mes projets personnels car je ne peux pas être dans l’opérationnel cinq jours sur cinq. C’est aussi comme ça que j’alimente créativement mon équipe et que je l’anime. Je dois sortir de mon bureau et voir des choses ! La créativité est comme un muscle : il faut le travailler mais en prendre soin aussi. Quand un créateur vit dans une surenchère de production, à un moment donné, ça s’assèche.

Luca Marchetti                                                  Il m’arrive de temps en temps de devoir parler de l’histoire de la mode du début du XXe siècle et en le faisant j’évoque souvent René Lacoste ou Fred Perry comme des individus qui ont tout à fait annoncé l’esprit de l’époque contemporaine. Bien avant qu’un Zygmunt Bauman n’écrive Liquid Modernity ils avaient déjà reconnu dans la fluidité le sens de leur présent et du futur proche : un principe abstrait et dynamique qui habite la société urbaine dans son ensemble et qui l’entraîne dans une transformation incessante par accélérations et décélérations… C’était la fluidité des nouveaux vêtements de sport, celle du geste comme « moment esthétique » du corps et celle de la performance comme principe de dépassement de soi… Mais j’y vois aussi une forme de fluidité plus conceptuelle qui consistait à vouloir rapprocher les extrêmes comme le raffinement esthétique de la couture et la dimension corporelle du travail physique, la mode et le sport… 

Felipe Oliveira-Baptista                                 Oui, René Lacoste se voyait comme un inventeur. Pour lui, ce qu’il faisait était vraiment du design : la manche de sa chemise, il l’a dessiné ainsi pour libérer le geste et le corps. Il a inventé la première raquette en métal. Ce qui est intéressant, c’est qu’il a fait tout ça tout en étant particulièrement élégant, c’est ce mélange entre son style et ses idées qui est unique. Une forme particulière d’élégance aristocratique sur laquelle tout cet imaginaire s’est construit. Le logo crocodile, d’ailleurs, n’a pas été pensé comme un élément identitaire de la marque ; c’était le surnom donné à René par un journaliste, puis Robert George — un de ses amis artistes — le lui a dessiné. Il a cependant été la première personne à mettre un logo à l’extérieur d’un vêtement, mais la véritable fonction de ce signe est venue après. C’est plutôt son fils Bernard qui a développé la marque. René Lacoste a été à la fois un sportif, un inventeur et un entrepreneur. Je trouve cette liberté très inspirante. Et je me donne le rôle de maintenir cette énergie vivante.

Luca Marchetti                                                  On entend souvent parler de l’actuelle situation « chaotique » au sein du marché de la mode. Celui-ci est de plus en plus exigent en termes de volumes de production et de rythmes de travail : est-ce une réelle difficulté ou plutôt un « friendly chaos » qui crée aussi des niches et des zones de liberté créative, sans doute improbables, mais quand bien même possibles ?

Felipe Oliveira-Baptista                                 Oui, le marché de la mode d’aujourd’hui crée des phénomènes qui semblent souvent inexplicables. Par exemple, en mars dernier, nous avons mis en vente une collection réalisée en collaboration avec Supreme : les 25 000 pièces sont parties en six minutes. J’ai eu du mal à y croire, mais c’est la réalité d’aujourd’hui… Et cela rejoint ce que j’évoquais plus tôt : pour travailler en restant créatif j’ai besoin de me nourrir et de développer mes idées. Oui, le monde va de plus en plus vite, oui, le marketing est de plus en plus important et demandeur, mais les créatifs sont le fuel pour ces machines donc il est important de trouver la manière de se protéger et de faire en sorte que chacun puisse trouver son propre rythme et sa propre manière d’aborder les choses. La mode reste un milieu qui est obsédé par le changement, la vitesse et la jeunesse. Mon avis pour se garder frais, est de prendre un peu de distance avec ça, de voir les choses venir… et d’y aller !

Mélodrame Tragédie Comédie

À travers cette galerie de jeunes premiers, Mark Kean présente un exercice théâtral autour de la sensibilité masculine où le jeu d’acteur se teinte à la fois d’assurance, de maladresse et de grâce. 

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Quatre Minutes Trente Fois Secondes

Jacques AudiardChristophe Chassol

Figure incontournable du cinéma français, le réalisateur Jacques Audiard cultive les récits ambitieux depuis plus d’une vingtaine d’années. Son dernier film, Dheepan, lui a valu la Palme d’or du Festival de Cannes en 2015. Il rencontre pour la première fois Christophe Chassol, dit Chassol, cinéphile accompli et musicien dont l’univers singulier tient autant du documentaire que de la création sonore. Alors que les deux hommes s’apprêtent à entamer leur nouveau projet, ils s’entretien-nent avec passion et humour de leur panthéon artistique.

Jacques Audiard                       Avant même d’entendre ton travail, j’ai beaucoup entendu ton nom à propos de tes musiques de film. C’est quelque chose que tu fais souvent ?

Christophe Chassol           Oui. Actuellement, je travaille sur celle du prochain film d’Yvan Attal. C’est une comédie, un genre auquel je n’ai pas trop l’habitude de me confronter. J’ai surtout fait des musiques de film d’horreur ! J’aime bien ce cinéma pour sa musique. C’est là que je trouve la plus grande palette orchestrale. Une de mes références est notamment le compositeur Jerry Goldsmith, qui a fait énormément de bandes originales, parmi lesquelles La Planète des Singes, Patton, The Boys from Brazil, Poltergeist. Je le considère vraiment comme l’avant-garde d’Hollywood, il sait tout écrire : aussi bien des thèmes tonals que des choses plus expérimentales. Je suis aussi un très grand fan d’Ennio Morricone. Hier soir, j’ai revu le dernier Tarantino, les Huit Salopards, pour lequel il a fait la musique.

JA       Et qu’est-ce que tu as pensé de ce film ?

CC     Je l’avais vu au cinéma, je sautais sur mon siège tellement j’aimais ce que je voyais ! La musique de Morricone est tellement parfaite sur ce film. Est-ce que tu l’as vu ?

JA       Oui mais je suis plus mitigé. J’aime beaucoup Tarantino, mais pour d’autres films. Il se saisit depuis longtemps maintenant de l’histoire de la ségrégation américaine, c’est quelque chose qu’il exprime de manière presque enfantine. Mais ce qui me fatigue, c’est plutôt le niveau d’ironie de son cinéma, cette stylisation de la forme. 

CC     As-tu une expérience du cinéma américain ?

JA       Elle commence ! Je dois faire un film au début de l’été, donc c’est quelque chose de relativement nouveau, même si j’ai affaire à eux depuis un petit moment. Je pense aux acteurs, aux producteurs. J’avais évidemment des soupçons sur ce milieu, et ils se sont révélés exacts, jusqu’à la caricature ! Dans l’ordre des coûts, le cinéma coûte plus cher à fabriquer que la musique, la musique coûte plus cher à fabriquer que la littérature, etc. C’est un domaine qui est assez unique, un mélange d’industrie et d’art, il faut donc savoir de quel côté placer le curseur. Le cinéma américain a connu une décennie extraordinaire dans les années 70, mais depuis quelques temps il est moins pertinent. Je crois que ce déclin qualitatif est notamment lié à l’arrivée du numérique. Depuis la numérisation, l’industrie et la finance ont pris complètement le pas sur l’artistique. 

CC     C’est marrant car tu dis la même chose que nous autres musiciens. Le numérique et l’arrivée du home-studio ont fait du bien à la musique mais aussi beaucoup de mal. Je n’écoute quasiment rien de ce qu’il se fait actuellement.

A       Aujourd’hui pour moi, la question de la musique se pose dans des choix de vie : comment l’éviter ? Comment éviter cette présence continuelle de la musique ?

CC     Il faut écouter John Cage ! 

JA       Tu pousses ton caddie, il y a de la musique, tu vas dans un café, il y a de la musique. De la musique que tu ne vas pas choisir ! De même que nous vivons dans un surcroit d’images, nous sommes désormais dans un monde où la musique est devenue banale. 

CC     Pour en revenir à ton projet américain, peux-tu m’en dire plus ?

Mauricio Kagel, Détour vers une plus haute sous-fidélité, réalisation : E. Struvay & J.-Y. Bosseur.
Revue VH101, Musique Contemporaine, numéro 4, Paris, 1970.

JA       C’est quelque chose qui m’a été proposé il y a longtemps par un acteur. C’est tiré du livre The Sisters Brothers de Patrick deWitt. C’est un western formidable, très drôle. Je l’ai donc adapté et on a commencé à faire des repérages aux Etats-Unis. Cela faisait sens, puisque l’histoire est un voyage d’Oregon City à San Francisco pendant la ruée vers l’or. Nous sommes allés en Alberta et aux alentours, et j’ai rapidement compris ce qu’une telle machine suppose : les devis y sont extravagants. À ceci s’est ajouté un sentiment plus étrange ; quand tu te rends en Alberta avec l’idée de faire un western, tout est là ! Les montagnes sont imposantes, le ciel est spectaculaire, les villages sont intacts, ceux-là mêmes que l’on vient de voir dans une série comme Deadwood, ou encore The revenant. Et en tant que réalisateur, tu es censé filmer tout ce fantastique décor de manière nouvelle. Je me suis donc dit que pour échapper aux coûts et surtout pour avoir un geste un peu inventif, il ne fallait pas rester là ! Donc on va faire ça un peu à l’italienne : entre l’Espagne et la Roumanie, le tout avec des acteurs américains. Je sens que je vais sortir de ce film sur les genoux !

CC     Mais ça se passe toujours un peu comme ça, non? Un tournage est toujours éprouvant…

JA       Je ne sais pas si tu as des rapports avec tes confrères musiciens, mais moi j’en ai très peu avec les réalisateurs, je ne sais pas comment ils font. J’apprends leurs manières de travailler par les techniciens. Un ingénieur du son, un chef opérateur, un machiniste fait deux ou trois films par an. Ce sont eux qui m’informent sur les tournages des autres. Je m’aperçois qu’ils ne font pas du tout les choses de la même façon! En ce qui me concerne, depuis un moment, si ce n’est depuis toujours, mon ressort majuscule est l’ennui. Les choses m’ennuient très vite !

CC     Tu parles du tournage ?

JA       Oui, mais également de l’écriture ! J’aimerais bien réussir à faire un film avec deux acteurs dans un salon. Mais comme j’ai peur de m’ennuyer, je pense tout d’un coup à faire sauter des mammifères marins. Mais pourquoi ce genre d’idée me vient ? C’est très compliqué quand même ! 

Je crois que si je n’avais pas le cinéma dans ma vie, je parlerais à moins de trois personnes par jour. Le cinéma, c’est le rapport que je veux entretenir avec le monde. 

CC     Est-ce que tu considères qu’il y a de l’humour dans ton cinéma ? Je te pose cette question car il m’est souvent arrivé de faire des tournées avec les différents artistes avec lesquels j’ai collaboré, comme Sébastien Tellier, Keren Ann ou Phoenix. Le tour bus, c’est la colonie de vacances, on enchaîne blague sur blague. On s’est rendu compte qu’il y avait deux sortes de personnes : celles qui cherchent le gag et les autres. Moi je sais que je fais partie de celles qui cherchent le gag. Je ne vais pas te dire que j’ai de l’humour, mais c’est un vrai sujet pour moi.

JA       Je ne dirais pas que je ne cherche pas le gag mais que je fabrique la situation ! C’est marrant parce que cette discussion sur l’humour, je l’ai eue il n’y a pas très longtemps et je me suis rendu compte au bout d’une demi-heure que mon interlocuteur et moi ne parlions pas du tout de la même chose. Nous parlions de la comédie. Pour lui, la fonction de la comédie est le rire alors que selon moi, la comédie est une écriture, une forme dramaturgique très particulière. Le Misanthrope est une comédie d’une rigueur extrême. Woody Allen est un véritable artiste dans ce domaine. Il a fait des comédies très avérées, comme Annie Hall et d’autres, très frontalières d’autres états, comme Husbands and Wives, ou encore Crimes et Délits, qui est son chef d’œuvre absolu. Le fond de la comédie c’est la morale ! Alors que dans un film dramatique, celle-ci n’est pas nécessaire. Les musiciens avec qui tu as tourné font une musique dont le format me semble plus accessible que la tienne. Est-ce que tu réfléchis en ces termes ?

CC     Pas vraiment. Toutes ces collaborations sont des rencontres ! Comme je suis plutôt quelqu’un de sociable, je rencontre plutôt des gens de ce milieu là, qui sont un peu plus accessibles que ceux de la musique contemporaine. La musique contemporaine, c’est compliqué non ? Je suis récemment allé à la Philharmonie voir Répons, une pièce de Pierre Boulez. C’est fantastique, c’est sophistiqué, le langage est incroyable, les musiciens sont virtuoses, c’est vraiment admirable comme musique. Mais j’ai malgré tout ressenti une impression d’exclusion : un refus de la tonalité, de la répétition, de la transe, de la rythmique, un peu comme si l’on nous disait : « Si tu danses, c’est vulgaire. » Je trouve ça dommage. 

JA       Je partage ton avis, je trouve que la musique contemporaine est très difficile. Mais il y a des choses que j’ai mis du temps à comprendre. Il y a des choses qui ne vont pas être très intelligibles, où des bouts vont nous manquer, où l’on manquera de culture, de patience ou d’attention. Je crois qu’il y a des créations qui ne servent qu’à fabriquer d’autres choses, qui ne sont que transitoires. Dans le champ du jazz, un musicien comme Albert Ayler sort des moments qui sont foudroyants, où l’on a l’impression que cela lui arrive comme une intuition, c’est la grâce même. Et il y a des pans où je ne sais même pas si l’artiste lui-même sait où il est. Mais ça sert à autre chose, ça sert au reste. Tout comme l’Art Ensemble of Chicago : tout n’est pas bien, mais certains moments incompréhensibles ont servi à d’autres musiciens.

CC     Lorsque j’ai eu 17 ans, mon père m’a offert Bitches Brew, l’album de Miles Davis qui change un peu toute la donne. J’ai dû mettre un an avant de l’aimer, je me suis forcé à l’écouter. 

Mauricio Kagel, Détour vers une plus haute sous-fidélité, réalisation : E. Struvay & J.-Y. Bosseur.
Revue VH101, Musique Contemporaine, numéro 4, Paris, 1970.

JA       Il faut voir tout cela avec un peu de perspective car c’est une histoire de l’art qui se construit. Il y a des choses que je ne comprenais pas, que je détestais, jusqu’au moment où cela s’est recalé. Le jazz est le genre à la fois le plus novateur et le plus classique, c’est la musique classique d’aujourd’hui. Et c’est tellement rare à l’échelle d’une vie, petite comme la mienne, d’avoir assisté à la création d’un pan de l’histoire de l’art. 

CC     Tu es né en quelle année ?

JA       Je suis vieux, en 52 ! La disparition du support physique me rend dingue… Avant j’avais des vinyles, on m’a dit qu’il fallait passer au Compact Disc, je suis passé au Compact Disc. Maintenant tout est dématérialisé et je n’ai plus rien. Ce que j’aimais, c’était les pochettes. Il y avait une image, et puis il y avait du texte, et à l’intérieur, il y avait de la musique. C’était autre chose car tout était transmis en même temps : dans tes mains, tu écoutais, tu retournais la pochette…

CC     Moi je suis né en 76, j’ai 40 ans. Quand j’ai commencé, j’écrivais toutes mes partitions à la main, à l’ancienne. Et en 2000, j’ai eu un ordinateur portable, et ma vie a changé. Avec les logiciels de partition, il me suffisait de faire « pomme c pomme v ».

JA       Mais qu’est-ce que ça a changé véritablement ?

CC     J’ai commencé à voir les waveforms, c’est à dire l’oscilloscope audio. Ça a changé mon rapport à la musique car je pouvais la visualiser. Ma notion du temps a changé : je peux désormais voir à quoi correspondent deux minutes trente secondes ou cinquante minutes. Ca m’a apporté une certaine acuité. Est-ce que le numérique a changé ton rapport au montage ? 

JA       Il l’a totalement changé. Cela a effectivement à voir avec le temps : sur les timeline, tu visualises ton film en termes de proportions, et désormais, avec les petits photogrammes, tu le visualises presque en couleurs. Auparavant, le montage analogique passait par la pellicule : on la coupe une première fois, une seconde fois, on rajoute du scotch, une troisième fois… Je suis convaincu qu’à un certain moment, le montage avait une fin car on n’en pouvait plus ! On n’en pouvait plus de chercher les bobines dans les boîtes, de l’extrême fragilité du support. Cette somme de fatigue faisait que l’on s’arrêtait. Aujourd’hui, avec le numérique, le montage est sans fin et je n’aime pas ça du tout. 

CC     En ce qui concerne la musique de film et le numérique, certains réalisateurs ont l’impression qu’on peut effacer et refaire à l’infini grâce au copier-coller, alors que ça ne se passe pas vraiment comme ça ! Donc oui, ça devient sans fin, mais au final, ça reste une question de décisions, de choix qui se déplacent.

JA       Effectivement, mais tu ne décides plus sur les mêmes critères. Dans le domaine de l’écriture, je serais vraiment curieux de savoir en quoi le traitement de texte informatique a influé sur le style. On est passé de la perception de la page à celle du paragraphe et de la ligne. Je n’ai plus ce sentiment d’un grand flot, d’un bazar qui évolue en se nourrissant de l’intérieur. CC     Ce qui me gêne dans le son à l’ère du numérique, c’est sa texture, trop propre, cette course au modernisme.

CC     Dans Un Prophète, il y a une scène qui m’a marqué avec un cerf dans un bois, et qui m’a fait penser au compositeur John Adams. C’est un musicien que j’adore, c’est un peu l’enfant de Philip Glass, Steve Reich, Terry Riley. 

JA       Je l’aime beaucoup, notamment Nixon in China. Je ressens quelque chose chez lui, mais aussi chez Jaar et chez toi, qui est de l’ordre du récit. Ce que vous faites, c’est du storytelling. C’est comme s’il y avait à chaque fois un scénario, qui n’est peut-être pas premier, mais qui va apparaître en cours de route. Ça crée une musique très singulière. Pour moi John Adams, c’est peut-être quelqu’un qui a commencé originellement à faire du récit. 

CC     Il a une pièce qui s’appelle Shaker Loops qui est géniale. C’est un septuor à cordes qui, si on la résume grossièrement, reproduit le vent. Un récit, ça peut être aussi simple que ça : du vent, juste un souffle, la forme d’une onde. 

JA       Ce que j’aime, c’est que ces récits ne sont pas signifiants. Ces histoires sont très larges, elles peuvent changer à chaque écoute. 

CC     C’est précisément pour cela que j’aime la musique de film. Tu ne sais jamais quel va être le format du morceau ; il pourra durer deux minutes comme neuf. 

JA       Plus jeune, j’enregistrais des films entiers sur cassette audio et je les écoutais dans ma voiture. J’avais des grands classiques comme Psychose ou La règle du jeu de Renoir. Un bon film, il faut certainement l’avoir vu, mais tu peux également l’écouter. De ma génération, nous sommes tous allés à la cinémathèque française. Henri Langlois faisait exactement l’inverse : il projetait les films sans le son. Ça me rendait fou !

CC     Je crois que si je réalisais un film, je ne prendrais pas de compositeur. Je ferais comme Kubrick qui utilise la musique Béla Bartók dans Shining. Il connaît tellement bien les pièces qu’il sait parfaitement où les placer.

JA       J’ai une théorie à propos de Kubrick ! À partir de 2001, l’Odyssée de l’espace, son projet est wagnérien ! Il est dans une recherche d’art total. Je pense que 2001 est le livret d’opéra le plus exceptionnel qu’a produit le 20e siècle. Il va notamment utiliser la musique de Richard Strauss et de Ligeti, il se place dans un horizon post-wagnérien !

CC     Tu trouves ça prétentieux d’avoir un projet d’art total ? 

JA       Non. Mais ce que je trouve incroyable avec Kubrick, c’est qu’il aura poussé le vieux système analogique jusqu’au bout. Tout tombe en miettes après, ça sera le dernier à procéder de cette manière, il aura tout donné. Par exemple, le ciel interstellaire de 2001, c’est ce qui servira ensuite de modèle à tous les réalisateurs. Je disais plus tôt que je me lançais dans des choses compliquées… lui, c’était simplement inimaginable, surtout sans le numérique ! C’était de l’artisanat. 

CC     En musique de film, il y a également un compositeur qui a servi de modèle à tous ceux qui ont suivi, c’est justement Goldsmith. En 1976, il fait la bande originale de The Omen, dans laquelle il place des chants gregoriens que tu retrouveras partout ensuite ! Cette année-là, il gagne l’oscar de la meilleure musique de film, face à ces concurrents : Bernard Herrmann pour Obsession de De Palma, Bernard Herrmann une seconde fois pour Taxi Driver de Scorsese, Lalo Schifrin pour Le voyage des damnés et enfin Jerry Fielding pour Josey Wales hors-la-loi. Le niveau était incroyable.

JA       Les images que tu utilises pour les films qui accompagnent ta musique, d’où viennent-elles ? 

CC     J’organise des tournages, j’exploite ensuite les images et le son. J’ai été marqué par des documentaristes comme Johan Van der Keuken, avec des films comme L’Œil au-dessus du puits.

JA       Ah oui, il a un rapport au son très particulier, je me souviens de Blind kind. 

CC     C’est marrant, je l’ai présenté l’année dernière au festival de films d’Alès où j’avais une carte blanche. J’y ai montré Le Bon, la Brute et le Truand et donc Hermann Slobbe, L’Enfant aveugle. Ce film m’a marqué car il a plein d’idées géniales de montage et d’inventivité avec la musique. Il y a une scène qui est géniale : la mère d’Hermann, un garçon aveugle, lui propose d’aller voir les courses automobiles. Tu les vois face aux voitures qui roulent à toute allure, avec les moteurs qui produisent un boucan terrible. Ensuite, tu le vois dans son salon avec un micro en train de faire le même vrombissement. Tu réalises que tous les sons que tu as entendus auparavant, plaqués sur les voitures, ce sont ceux-là. C’est ce que Van der Keuken fait : des allers-retours, il collecte de la matière, il a des idées de son, son son devient le son de ses images, et ainsi de suite, il construit comme ça. Quand je pars tourner, j’ai des idées en tête. Pour Indiamore, je voulais parler de la musique indienne. Je suis allé en repérage deux ans auparavant, j’y ai rencontré des gens qui m’ont en fait rencontrer d’autres. Je me laisse porter tout en organisant. Nous sommes partis deux semaines, et nous sommes rentrés avec beaucoup trop d’images par rapport au projet initial. Indiamore, c’est à la fois un film, un album et un concert. Et pour mon prochain projet, je veux faire quelque chose de… total ! 

JA       Tu veux faire ta tétralogie aussi !

CC     Je veux faire quelque chose qui se fabrique à partir de l’énoncé de sa fabrication. Tout est basé sur Le jeu des perles de verre, l’ouvrage d’Hermann Hesse. C’est une biographie fictive, qui présente notamment ce jeu qui réunit musique et mathématique. C’est assez compliqué à mettre en place car c’est une sorte de synthèse de la pensée et de la culture humaine. Mais pour résoudre cette équation, c’est finalement assez simple : il faut se lancer et commencer !

JA       Je vois ce que tu veux dire : j’ai travaillé avec Nicolas Jaar, un artiste que j’aime beaucoup. Il voyage énormément, il m’envoyait des morceaux de New York, de Tokyo, de Mexico. C’était très beau, difficilement exploitable en auditorium car il y rajoutait plein de bruits de fond.

CC     Pour un film, tu dois te débattre avec les dialogues, le son de source, et le sound design. Le sound design c’est assez pénible, c’est l’ensemble des sons organico-numériques que tu rajoutes. Dans les films d’horreur, il n’y a que ça souvent ! Personnellement j’aime quand les choses sont simples : les pas qui craquent dans un escalier, une porte qui grince. Je n’ai pas besoin d’un son créé numériquement pour avoir peur. J’aime l’utilisation que tu fais de la musique dans ton cinéma.

JA       J’ai compris que j’avais besoin de deux types de musique qui vont fonctionner différemment : d’un côté le score, et de l’autre, des morceaux que je qualifierais presque de musique de source, un peu banals, parfois vulgaires. Le premier prend en charge les personnages, le second le temps de l’histoire.

CC     Dans Un Prophète, il y a une scène qui m’a marqué avec un cerf dans un bois, et qui m’a fait penser au compositeur John Adams. C’est un musicien que j’adore, c’est un peu l’enfant de Philip Glass, Steve Reich, Terry Riley.

JA       Je l’aime beaucoup, notamment Nixon in China. Je ressens quelque chose chez lui, mais aussi chez Jaar et chez toi, qui est de l’ordre du récit. Ce que vous faites, c’est du storytelling. C’est comme s’il y avait à chaque fois un scénario, qui n’est peut-être pas premier, mais qui va apparaître en cours de route. Ça crée une musique très singulière. Pour moi John Adams, c’est peut-être quelqu’un qui a commencé originellement à faire du récit.

Entretien entre Jean-Yves Bosseur et Pierre Boulez.
Revue VH101, Musique Contemporaine, numéro 4, Paris, 1970.

CC     Il a une pièce qui s’appelle Shaker Loops qui est géniale. C’est un septuor à cordes qui, si on la résume grossièrement, reproduit le vent. Un récit, ça peut être aussi simple que ça : du vent, juste un souffle, la forme d’une onde.

JA       Ce que j’aime, c’est que ces récits ne sont pas signifiants. Ces histoires sont très larges, elles peuvent changer à chaque écoute.

CC     C’est précisément pour cela que j’aime la musique de film. Tu ne sais jamais quel va être le format du morceau ; il pourra durer deux minutes comme neuf.

JA       Plus jeune, j’enregistrais des films entiers sur cassette audio et je les écoutais dans ma voiture. J’avais des grands classiques comme Psychose ou La règle du jeu de Renoir. Un bon film, il faut certainement l’avoir vu, mais tu peux également l’écouter. De ma génération, nous sommes tous allés à la cinémathèque française. Henri Langlois faisait exactement l’inverse : il projetait les films sans le son. Ça me rendait fou !

CC     Je crois que si je réalisais un film, je ne prendrais pas de compositeur. Je ferais comme Kubrick qui utilise la musique Béla Bartók dans Shining. Il connaît tellement bien les pièces qu’il sait parfaitement où les placer.

JA       J’ai une théorie à propos de Kubrick ! À partir de 2001, l’Odyssée de l’espace, son projet est wagnérien ! Il est dans une recherche d’art total. Je pense que 2001 est le livret d’opéra le plus exceptionnel qu’a produit le 20e siècle. Il va notamment utiliser la musique de Richard Strauss et de Ligeti, il se place dans un horizon post-wagnérien !

CC     Tu trouves ça prétentieux d’avoir un projet d’art total ?

JA       Non. Mais ce que je trouve incroyable avec Kubrick, c’est qu’il aura poussé le vieux système analogique jusqu’au bout. Tout tombe en miettes après, ça sera le dernier à procéder de cette manière, il aura tout donné. Par exemple, le ciel interstellaire de 2001, c’est ce qui servira ensuite de modèle à tous les réalisateurs. Je disais plus tôt que je me lançais dans des choses compliquées… lui, c’était simplement inimaginable, surtout sans le numérique ! C’était de l’artisanat.

CC     En musique de film, il y a également un compositeur qui a servi de modèle à tous ceux qui ont suivi, c’est justement Goldsmith. En 1976, il fait la bande originale de The Omen, dans laquelle il place des chants gregoriens que tu retrouveras partout ensuite ! Cette année-là, il gagne l’oscar de la meilleure musique de film, face à ces concurrents : Bernard Herrmann pour Obsession de De Palma, Bernard Herrmann une seconde fois pour Taxi Driver de Scorsese, Lalo Schifrin pour Le voyage des damnés et enfin Jerry Fielding pour Josey Wales hors-la-loi. Le niveau était incroyable.

JA       Les images que tu utilises pour les films qui accompagnent ta musique, d’où viennent-elles ?

CC     J’organise des tournages, j’exploite ensuite les images et le son. J’ai été marqué par des documentaristes comme Johan Van der Keuken, avec des films comme L’Œil au-dessus du puits.

JA       Ah oui, il a un rapport au son très particulier, je me souviens de Blind kind.

CC     C’est marrant, je l’ai présenté l’année dernière au festival de films d’Alès où j’avais une carte blanche. J’y ai montré Le Bon, la Brute et le Truand et donc Hermann Slobbe, L’Enfant aveugle. Ce film m’a marqué car il a plein d’idées géniales de montage et d’inventivité avec la musique. Il y a une scène qui est géniale : la mère d’Hermann, un garçon aveugle, lui propose d’aller voir les courses automobiles. Tu les vois face aux voitures qui roulent à toute allure, avec les moteurs qui produisent un boucan terrible. Ensuite, tu le vois dans son salon avec un micro en train de faire le même vrombissement. Tu réalises que tous les sons que tu as entendus auparavant, plaqués sur les voitures, ce sont ceux-là. C’est ce que Van der Keuken fait : des allers-retours, il collecte de la matière, il a des idées de son, son son devient le son de ses images, et ainsi de suite, il construit comme ça. Quand je pars tourner, j’ai des idées en tête. Pour Indiamore, je voulais parler de la musique indienne. Je suis allé en repérage deux ans auparavant, j’y ai rencontré des gens qui m’ont en fait rencontrer d’autres. Je me laisse porter tout en organisant. Nous sommes partis deux semaines, et nous sommes rentrés avec beaucoup trop d’images par rapport au projet initial. Indiamore, c’est à la fois un film, un album et un concert. Et pour mon prochain projet, je veux faire quelque chose de… total !

JA       Tu veux faire ta tétralogie aussi !

CC     Je veux faire quelque chose qui se fabrique à partir de l’énoncé de sa fabrication. Tout est basé sur Le jeu des perles de verre, l’ouvrage d’Hermann Hesse. C’est une biographie fictive, qui présente notamment ce jeu qui réunit musique et mathématique. C’est assez compliqué à mettre en place car c’est une sorte de synthèse de la pensée et de la culture humaine. Mais pour résoudre cette équation, c’est finalement assez simple : il faut se lancer et commencer !

La caresse est au frisson ce que le crépuscule est à l’éclair

Dans un appartement parisien ponctué de souvenirs, Joanna Piotrowska s’immisce dans l’intimité d’un couple de femmes, entre rapport de force et tendresse.

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Brutalité du produit

Paul Chemetov Iñaki Aizpitarte

Si la liste des projets menés par l’architecte Paul Chemetov est impressionnante, c’est avant tout la clarté de sa signature stylistique qui marque les esprits et les espaces. Véritable urbaniste, ses réalisations témoignent d’une pensée affirmée du quotidien, loin des effets de mode et autres tendances décoratives. Face à lui, Iñaki Aizpitarte, chef du Chateaubriand, restaurant qui depuis 2006 fait vibrer la capitale française par son approche décomplexée et inventive. Deux générations se rencontrent et partagent leur intérêt commun pour la simplicité. La discussion s’ouvre sur les origines du Dauphin, projet parallèle lancé en 2010 dont l’architecture a fait grand bruit.

IA              L’aménagement du Dauphin par Rem Koolhaas s’est fait tout à fait par hasard. J’étais auparavant avec un associé qui se trouvait être architecte et passionné d’art contemporain. Koolhaas, qui n’a jamais réussi à gagner un concours public à Paris, souhaitait faire quelque chose dans cette ville. Un peu avant la crise, il y a sept ans, il avait le désir d’y faire un hôtel et avait donc besoin de restaurateurs pour suivre ce projet. Le lieu était trouvé, l’hôtel devait s’implanter à Beaugrenelle, mais finalement, ça ne s’est pas fait. Parallèlement à ces discussions, nous avions acheté le petit restaurant à côté du Chateaubriand pour associer mon second cuisinier et une autre personne qui était avec nous en salle depuis longtemps. Je souhaitais les garder, car les gens s’en vont souvent dans la restauration, et je m’entendais tellement bien avec eux que je ne voulais pas ça. Nous avons parlé de nos envies à Koolhaas et Clément Blanchet, son associé directeur des projets français de l’époque, et ils nous ont proposé de s’en occuper. On leur a expliqué que nous n’avions pas l’argent pour les honoraires de l’agence, et Blanchet a proposé de nous offrir le projet. Rem Koolhaas a participé aux discussions, mais c’est surtout Clément qui a suivi le concept et le chantier. Voilà pourquoi nous sommes le premier lieu signé Koolhaas / Blanchet intra-muros à Paris. Il y a des jeunes architectes qui passent, on pense qu’ils veulent regarder le menu, mais non, ils veulent juste voir le lieu !

PC          À titre provocateur, je pourrais dire que la cuisine, c’est de l’architecture, et réciproquement. Pour plusieurs raisons simples, la première étant la matérialité des choses : une architecture dessinée sans matérialité ou une carte qui énonce des choses sans que l’on puisse les retrouver dans le plat, ça n’a aucun intérêt. La seconde raison est que les deux disciplines sont un art de la transformation, à des échelles très différentes. Mon petit-fils est également cuisinier. Lorsque je le vois faire, je me dis qu’il y a des conjugaisons parallèles, des connivences entre ce que fait le cuisinier et ce que fait l’architecte.

IA              Effectivement. Mais personnellement, je ne cherche pas la transformation de la matière, je joue plutôt avec la reconnaissance des aliments. J’aime garder une certaine brutalité du produit, l’emmener ailleurs mais tout en gardant sa nature.

PC          « Brutalité du produit », c’est une expression qui me plaît ! Quand j’ai commencé à travailler, nous avons été qualifiés de brutalistes, parce que nous employions du béton, des bouts de bois, des bouts de fer, presque de façon citationnelle. En même temps, ce que vous dites dans cette identification du produit, c’est que chaque produit a une histoire, une histoire gustative dans votre cas. Une brique aussi a une histoire ; ça se réfère à des choses que l’on a vues dans un tableau, dans des villes du Nord… Si vous utilisez un poireau, il convoque certainement tous les poireaux à la vinaigrette que l’on a pu manger dans son enfance, cuisinés par sa grand-mère. Vous le cuisinez certainement différemment, mais il entraîne une épaisseur de sensations, de souvenirs, de goûts. 

IA              Il est vrai aussi que désormais en cuisine, on essaie d’être de plus en plus proches de nos fournisseurs, même en étant à Paris. Avant, tout passait par des réseaux de grosse distribution comme Rungis. Cela a beaucoup évolué, il y a des réseaux qui se mettent en place, l’intérêt sur la qualité des produits a pris une autre échelle. Les chefs de la nouvelle génération font attention à ce qu’ils mettent dans l’assiette. Ce qui est intéressant, c’est que derrière un poireau, il y a une personne. La cuisine, c’est un milieu de rencontres avec des producteurs qui vont partager leur savoir et leur passion. C’est pour cela que je souhaite respecter le produit, le cuisiner sans trop le cuisiner ! Évidemment, je ne parle pas de toutes les recettes. Mais quand on a un produit splendide qui rentre en cuisine, on a souvent envie de le donner comme ça !

Paul Chemetov, Piscine des Halles, « Le ventre de Paris », Paris, 1979-1985.
Photographie Archipress, avec l’autorisation de Paul Chemetov.

PC          Vous avez une chance que nous n’avons plus car vous êtes à la fois le concepteur et l’entrepreneur de votre propre travail. Alors qu’en ce qui nous concerne, l’architecte ne construit pas son bâtiment : il le dessine, il le décrit, il en surveille l’exécution mais il y a d’autres personnes, un maçon, un menuisier, un entrepreneur qui font le bâtiment. Et il y a un troisième interlocuteur qui est le client ! Pour vous cuisinier, c’est vous le client ! Au fond, les gens qui viennent manger chez vous sont l’équivalent de locataires qui viennent se loger, ce sont des locataires du goût ! Vous êtes à la fois votre propre maître, l’inventeur de ce que vous faites, et le constructeur !

IA              Oui c’est vrai, je n’y avais jamais pensé en ces termes. Mais ça n’est pas toujours facile ! Il faut faire avec tout un tas de contraintes comme le traitement des produits, faire en sorte de ne pas les perdre. Moi j’aime ces cuisiniers qui font une cuisine intelligente, comme celle du Baratin. La chef de ce restaurant, Raquel Carena, a une intelligence du traitement, on sent que tout est compris et entendu. Si on y va déjeuner puis dîner, on comprend comment les choses sont pensées, on voit l’évolution entre des propositions de cuisine plus divertissantes le soir et un midi plus réconfortant. 

On comprend toutes les transformations, comment elle réutilise ses produits, je trouve ça fabuleux. Elle n’est pas dans une cuisine qui se veut juste démonstrative, éclatante.

PC          Vous avez une liberté que nous n’avons pas ! Certes, nous avons une puissance que vous n’avez pas, puisque l’on travaille sur des choses qui peuvent durer des presqu’éternités, sur des mètres cubes et des échelles fantastiques. Mais vous avez une certaine immédiateté et un contrôle total de l’invention. Vous n’avez pas affaire à toute cette bureaucratie. On ne vous dit pas « Il faut mettre trois grains de poivre ici et douze grains de sel là, c’est la norme. » 

IA              Pas dans nos assiettes effectivement ! Dans nos locaux par contre…

PC          Ce qui fait que la part la plus personnelle, la plus « cuisinée » de mon travail, ce sont les maisons individuelles que je fais pour des amis ou pour moi. 

IA              Vous pouvez un peu plus y improviser ?

PC          Oui, on peut se dire : « Tiens ajoutons ceci. » Ce que l’on ne peut pas faire dans un chantier public. Enfin si, on peut le faire, mais il faut de nombreuses autorisations et cela aboutit à des catastrophes financières terribles. Autant je veux bien dépenser mon propre argent, mais l’argent public, ça n’est pas, par définition, le mien !

IA              J’ai l’impression que les budgets des gros projets publics sont de plus en plus fréquemment dépassés. On lit souvent ce genre de chose, comme récemment avec le cas de la philharmonie de Hambourg…

PC          Oui, le montant final est quatre fois plus élevé ! Moi ça ne m’est jamais arrivé : quand je dépasse le budget de 3 %, je suis à deux doigts du suicide ! Car premièrement, comme je viens de le dire, ça n’est pas mon argent. Et deuxièmement, si je ne sais pas forcer tous les gens avec qui je collabore à travailler dans le cadre du budget que l’on a accepté, je perds toute autorité sur eux. Il ne suffit pas de venir sur le chantier et de dire : « Ça serait plus beau comme ça, est-ce que vous pourriez me changer ça? » Je suis intransigeant car je ne veux pas qu’on me juge sur des questions d’argent, je ne suis pas meilleur ou moins bon parce que je dépense plus ou moins. Mais pour en revenir à des questions culinaires, où avez-vous appris la cuisine ?

IA              J’ai eu beaucoup de mal à trouver ce que je voulais faire comme métier, et je me suis promis d’être présent quand mon fils sera face à ce moment-là, car ça a été difficile pour moi. J’ai fait des études de paysagiste à Dax. J’ai travaillé dans les jardins avant de me retrouver dans une cuisine. J’aimais y être le matin, j’aimais les odeurs, la rosée, mais je n’étais pas passionné. J’ai découvert la cuisine, qui m’attirait depuis longtemps, en voyageant.

PC          C’est incroyable car mon fils a également fait des études de paysagiste ! Il est devenu architecte par la suite, mais quand il a choisi sa formation, je lui ai conseillé de ne pas prendre un métier où il allait se cogner avec son père. Mais je vois la manière dont il aborde le paysage et la manière dont il aborde l’architecture : on apprend des choses sensibles dans le paysage, comme cette rosée du matin que vous évoquez. Est-ce que vous diriez que votre cuisine est autobiographique ?

IA              Quand j’ai commencé, ma cuisine était très liée à mon vécu, à des souvenirs : les maraîchers chez qui ma mère allait, les odeurs, les recettes de grand-mère retrouvées. C’est comme ça que j’ai démarré. Ça a naturellement évolué. Quand j’ai commencé la cuisine, j’étais déjà en voyage. Et j’ai continué à voyager car j’aime m’ouvrir à d’autres choses, que ce soit des produits ou des façons de cuisiner qui n’existent pas dans les techniques françaises. Et vous, quelle est la place de la cuisine dans votre quotidien ?

PC          C’est à la fois simple et compliqué ! Pour le déjeuner, que je passe le plus souvent à l’agence, je me fais très souvent livrer des sushis. C’est très minimal : du poisson, un peu de chou. Le soir, il m’arrive de cuisiner à la maison. Je fais des choses comme des salades composées, j’improvise des vinaigrettes. J’achète des ingrédients particuliers, comme de l’huile ou du parmesan, directement en Italie, ou encore du vin chez le vigneron à Bordeaux. Une bonne compote de pommes et de poires, quand c’est à peine accroché, avec ce goût de caramel, c’est fantastique. Mais tout ça c’est très simple.

IA              Je vous rassure, je cuisine comme ça aussi à la maison !

PC          À un moment, j’allais dans les très bons restaurants et j’ai été déçu. Une fois, on m’a invité à la Tour d’Argent et ça a été décevant. Ça n’est pas égal de bout en bout. On parlait d’autobiographie : il y a des plats que me faisait ma mère dont je me souviens encore. Du veau à la crème aux champignons. Des boulettes. Tous ces plats russes un peu bêtes, comme les soupes de chou rouge…

IA              Les bortschs ! C’est magnifique, j’ai reçu la recette d’un ami cuisinier polonais. Le chou est fermenté, ça n’est pas si bête comme plat, c’est quelque chose qui demande du temps !

PC          Il faut manger peu, il faut manger pour le plaisir ! Et vous, est-ce que l’habitat a une place importante dans vos choix de vie ?

IA              Oui ! J’ai la chance de louer un logement très agréable, une petite maison d’architecte, dans une impasse arborée. Vous rentrez dans cet espace et vous n’êtes plus à Paris. Il n’y a pas un bruit, c’est magnifique. Et il était important d’avoir un endroit bien fait, adapté à mon rythme et à celui de ma famille, car je suis complètement décalé.

PC          Vous rentrez chez vous à quelle heure ?

IA              Entre deux et trois heures du matin. Il me faut un espace pour redescendre, décompresser. 

PC          Quelle est la taille de la cuisine au Chateaubriand ?

Raidt Lager, Borstch

IA              J’ai commencé avec une cuisine très modeste. J’ai attendu six ans avant de faire des travaux. J’aurais voulu le faire plus tôt mais j’ai préféré être sûr de mes choix. Comme elle est très petite, tout doit être réfléchi au millimètre près. Trente centimètres carrés, c’est important dans une cuisine. Aujourd’hui j’y suis très bien, je suis attaché à ce lieu ! Les clients qui y jettent un œil sont assez étonnés de voir sa petitesse. Cette taille, ça a été une contrainte, mais aussi une force…

PC          Est-ce que vous envisagez la cuisine comme un support de votre ego, une manière de laisser une trace ?

IA              Non, je ne crois pas. Un jour je ne serai plus au Chateaubriand et c’est ainsi. Je passe des bons moments avec mon équipe, et nous essayons de les transmettre à nos clients, mais cela s’arrête là. Je n’arrive pas à écrire de livre, alors qu’on me l’a suggéré plusieurs fois. Peut-être que si j’avais plus de temps…

PC          Quel âge avez-vous ?

IA              J’ai 44 ans.

PC          Vous êtes encore assez jeune ! Vous êtes exactement à la moitié de ma vie.

IA              Et pour vous, l’architecture, c’est une question d’ego ?

PC          C’est très compliqué car on a un sentiment de puissance totale : vous arrivez devant rien, et quand vous repartez, il y a quelque chose. Parfois, ce sont de très grands bâtiments comme le ministère des finances ou des tours de force techniques, comme le sous-sol des Halles. Il y a donc ce sentiment de l’illimité et il faut faire très attention à ne pas devenir mégalo. Je ne travaille pas seul également, mais avec une équipe, des clients. C’est pour cela que j’écris beaucoup ! Quand j’écris, je suis seul avec moi-même. J’ai le snobisme de ne pas me servir d’un ordinateur. Mon seul outil de travail, pour écrire ou dessiner, est le crayon. 

IA              Je crois que vous avez dit : « Le monument de la France c’est sa langue. » 

PC          Oui c’est vrai ! Peut-être pourrait-on le dire autrement ? « Le monument de la France, c’est sa cuisine » ? Les deux versions parlent d’une même chose : c’est le droit du sol contre le droit du sang. Je suis né fils d’apatride, je suis français par déclaration.

IA              J’ai beaucoup de mal avec la puissance et la notoriété que dégage la cuisine française à l’échelle internationale. On dirait qu’il n’y a qu’elle à l’étranger. À l’époque où j’étais attiré par la cuisine, j’étais effrayé par cette grande cuisine française. Elle dégageait une forme d’autorité qui ne me séduisait pas. Quand on voyage un peu, on découvre tellement d’autres variétés de cuisine.

PC          En latin, « monumentum », c’est ce dont on se souvient. Alors il vaut mieux parler de mémoire que de monuments, et opter pour cette adaptation : «la mémoire de la France, c’est sa langue, la mémoire de la France, c’est sa cuisine» !

Architecture parlante — poésie muette

Thomas Slack plonge ses héroïnes dans une fantaisie baroque faite de volumes sculpturaux et d’élégance naturelle.

Maintenant : instants, moments

D’une extrême délicatesse et dans la grande tradition du maniérisme, les peintures de Jesse Mockrin mettent en scène un théâtre fleuri où l’innocence semble constamment sur le point de vaciller.

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Pas de roses sans épines

Joy Des Horts

Le retour du floral comme sujet majeur, parfumé de significations subtiles, subversives et poétiques, offre l’occasion de se pencher sur une pratique contemporaine qui embrasse dans ce motif « décrépi » une multiplicité d’approches vers ce que les fleurs symbolisent : le décoratif, le mineur, l’éphémère, le kitsch, l’émoi facile. 

Si, au Moyen-Âge, la fleur revêt un caractère symbolique (dans le cycle marial, le lys, l’iris, l’ancolie sont posés aux pieds de l’archange Gabriel) et représente l’harmonie retrouvée dans l’Hortus Conclusus, l’art du XVIe siècle l’isole de la scène religieuse et lui donne une existence indépendante et moralisatrice dans de grandes Vanités. Stimulée par les découvertes scientifiques de nouvelles variétés dans des compositions naturalistes, des études d’herbiers ou trompe-l’œil, c’est véritablement au XIXe siècle que la fleur se confond avec la grande histoire de la peinture, chez Delacroix, Courbet ou Fantin-Latour. Avec les impressionnistes, le motif floral se pare d’un nouvel éclat : en plein air, le peintre étudie l’intensité de la lumière ; les fleurs deviennent autant de taches colorées, accidents nécessaires aux jeux de clarté. Les fleurs de Manet, aux formes suggérées par des indications rapides, illustrent sa vision de la modernité, tandis que Berthe Morisot se réclame de Corot et de ses harmonies grises. Le décor floral s’épanouit aussi dans l’ornementation graphique et l’architecture, des lignes sinueuses de l’art nouveau à la rose de Mackintosh et aux mosaïques végétales de Klimt. Les artistes du XXe siècle se sont presque tous, à la suite de Cézanne, essayés à la peinture de fleurs. Bonnard trouve dans la fleur l’exaltation domestique du bonheur bourgeois, tandis que Matisse la disperse en arabesques colorées et flamboyantes. Après la Seconde Guerre mondiale, l’art prend un tournant plus intellectuel et la fleur tombe dans l’oubli, considérée comme l’apanage des peintres du dimanche. Elle retrouve cependant un regain d’intérêt chez des artistes pop et les Nouveaux Réalistes (Warhol, Wesselmann, Raysse, Klein), agrandie ou multipliée à l’infini. Irrémédiablement absente dans les Pots de fleurs de Raynaud, elle suscite toujours émotions et réflexions.

De la beauté avant toute

Wolfgang Tillmans, Ushuaia Lupine, 2010, Flower Pipe, Podium, 1999

Loin des photographies marquées par l’engagement politique des années 1990, qui témoignaient d’une jeunesse en révolte contre les normes d’une société en qui elle ne se reconnaît pas, les clichés de fleurs de Wolfgang Tillmans, plus intimes, révèlent une profondeur et une poésie de la trivialité, se manifestant par une lumière naturelle, douce et une palette chromatique sobre. 

Ces visions, presque ordinairement ennuyeuses, reflètent la relation de l’artiste au monde environnant, des explorations de l’intimité de son atelier et de son jardin vu de sa fenêtre aux vagabondages plus lointains qui le mènent aux rues désertes de Londres et à sa périphérie. Photographe soucieux de la qualité du tirage, condition du potentiel expressif de l’image, Tillmans obtient de l’épreuve argentique le meilleur de son atmosphère et de son pouvoir évocateur. Ses compositions s’articulent autour de la mise en scène de formes désuètes, où les objets manufacturés se mêlent aux éléments naturels : fleurs séchées, bouteille en plastique, le tout dans un paysage de banlieue anglaise.
Des fleurs délaissées, fanées ou coincées derrière des radiateurs, qui pourtant par leurs grâces, déjouent le memento mori que l’on aurait attendu ici. Ces fleurs qui exercent sur l’artiste une inépuisable fascination, sont comparables à la surface d’une toile, réfléchissant des instants de tendresse exquise et d’espoir lorsqu’un rayon de soleil vient caresser les feuilles d’un pommier, elles se veulent poignante mélancolie lorsqu’il observe les pétales tombés de pivoines flétries, comme autant d’absences et de manques. Le végétal procède chez l’artiste d’un état d’âme et veut le susciter chez ses contemplateurs. Construisant des narrations à la fois intimes et collectives, les natures mortes de Tillmans transmettent un état de dissolution du moi, difficile à décrire : des instants suspendus, trop glissants pour être retenus, d’hyper-tranquillité.
De tous ces clichés de fleurs pris ici et là —pour la plupart dans son atelier d’où l’on peut apercevoir à l’extérieur un train renvoyant les derniers rayons de soleil sur les toits d’un paysage industriel — et qu’il considère avec l’intérêt d’un ethnographe, Wolfgang Tillmans établit un lien sensible entre la photographie (l’acte de regarder et s’engager avec les surfaces du monde) et l’expérience sensuelle, il nous invite à investir l’image muette de nos sens. Les digitales saisies au bord d’un trottoir, les fleurs exotiques s’étirant lascivement dans des bouteilles en plastique deviennent autant de prétextes pour capter l’éclat naturel du monde observé, scandaleusement beau.

WOLFGANG TILLMANS, USHUAIA LUPINE (A), 2010.
IMPRESSION JET D’ENCRE SUR PAPIER, 208 X 138 CM.
AVEC L’AUTORISATION DE L’ARTISTE ET GALERIE CHANTAL CROUSEL, PARIS.
© WOLFGANG TILLMANNS

Wolfgang Tillmans s’intéresse à la peau du monde, la façon dont elle change au fil des ans. Les photographies de ses fleurs entremêlent les temporalités et captent une mémoire collective des affects, des troubles et des bonheurs simples qui parsèment nos existences éphémères. Il suggère une façon de regarder notre environnement avec une sensibilité remarquable et parvient à transcender la banalité et à faire jaillir de la beauté là où nous ne la suspectons pas : entre les pavés clairsemés d’une cour, d’un jardin, aux abords d’une autoroute, Tillmans recueille le miracle de l’extas.

Jordan Sullivan, After the Funeral, 2016

Ombres chinoises dans un champ, un jardin, les fleurs de Jordan Sullivan sont décontextualisées, isolées, saturées, surexposées. On les devine à travers un prisme très particulier, révélant la matérialité primaire d’images apparemment sans commentaires. Pourtant, dans une tradition de la nature morte où les fleurs sont devenues banales dans leur multiplicité et menacées dans leur forme actuelle, Jordan Sullivan cherche à préserver l’expérience personnelle du paysage. Fasciné par les possibilités expressives qu’offre la photographie, il y développe un sens aigu de l’observation, un goût pour les compositions éthérées, et pour l’intensité psychologique des paysages.
La série After the Funeral rend compte des liens étroits entre poésie, rêve et réalisme : un diaporama de fleurs sauvages que l’artiste a capturé après l’enterrement de sa grand-mère, dans un champ près de sa maison. Les couleurs y ont une présence fantomatique et s’ajoutent comme un filtre kaléidoscopique par-dessus les clichés de fleurs, imprimés sur une soie translucide, qui étend le dialogue entre photographie de paysage et la physicalité de l’expérience. Les œuvres répondent au mouvement et au toucher du spectateur, elles réaniment le paysage et engendrent une image flottante, qui ne cherche pas à séduire au premier coup d’œil, mais se rappelle encore et encore au souvenir de son observateur, comme le musc entêtant des violettes des champs.

Irving Penn, Flowers, 1967

En 1967, Alexander Liberman, directeur artistique du célèbre magazine américain Vogue, commande à Irving Penn des photographies de fleurs pour sa prochaine édition. Ce sera le début d’une collaboration sur sept numéros avec le photographe, qui chaque année, se consacre à une fleur particulière : 1967 — Tulipes ; 1968 — Coquelicots ; 1969 — Pivoines, 1970 — Orchidées ; 1971 — Roses; 1972 — Fleurs de Lys ; 1973 — Bégonias.

JORDAN SULLIVAN, FORGOTTEN ANCESTORS, 2016.
TIRAGE C-PRINT, 40 X 60 CENTIMÈTRES.

Irving Penn s’applique ici à un exercice de style que nombre d’artistes ont étudié dans l’histoire de l’art. Et si l’attention particulière qu’il porte à la structure des fleurs, leurs textures, palettes et anatomies rappelle les peintures des grands maîtres tel Chardin, le photographe semble explorer et repousser les limites du modernisme dans son traitement des sujets de la nature morte. Ses images prises chacune sur fond neutre, omettent le contexte et subliment la fleur, elles sont à la fois surprenantes et d’une beauté peu conventionnelle — déployées sur les pans de doubles-pages pour exposer aux lecteurs leur splendeur botanique, elles exhibent aussi leur fragilité, de leur floraison précoce à leur flétrissement. L’image, qui en réfère explicitement au réel, voit ici ce réel rendu fuyant, vulnérable jusqu’à un point de non-retour, par un choix de spécimens ayant passé la perfection, tachetés, légèrement déchirés, loin de l’esthétique glacée et chic de ses éditoriaux de mode. Il exprime ainsi son idée de la beauté, dégagée des conventions selon lesquelles une fleur doit être photographiée intacte, dans toute sa perfection. Une beauté imparfaite du fugace. Tout est paradoxal, déroutant chez Penn. Il trouve dans la fleur une perfection intrinsèque ne supportant aucune autre sorte de modification plastique, et aborde avec humilité leur fragile éclat. 

DE LA POLITIQUE

Willem De Rooij & Jeroen De Rijke, Bouquet I, 2002

Certains artistes contemporains trouvent dans la fleur une puissance symbolique poétique et politique. Ouvrir le champ artistique aux emblèmes diplomatiques et à la grande Histoire, c’est libérer les fulgurances romanesques, les brèches poétiques venues s’infiltrer dans notre monde hyper-rationnel qui ne concorde plus avec la sensibilité des êtres. Contre la beauté intrinsèque et universelle, certains artistes  — à la suite de l’art contextuel émergeant lors des années 80-90 —  incorporent dans leurs œuvres politique et sociale, reprenant l’argument du philosophe français Jacques Rancière, selon lequel le « sensible » n’est pas le domaine exclusif de l’art, mais est aussi une dimension de la politique. Rancière considère la « division du sensible » comme un processus dans l’espace et dans le temps, les frontières entre l’art et la politique se veulent souples et dynamiques. L’art n’est pas « essentiellement politique » parce qu’il a une dimension politique, mais parce qu’il « configure un sensorium spatio-temporel qui détermine les modes d’être ensemble ou séparés, à l’intérieur ou à l’extérieur, en travers ou au milieu de. » Il se réfère à la division entre les images artistiques et non artistiques, problématisée dans la série des Bouquets, initialement commencée en 2002 par le duo hollandais Willem De Rooij et Jeroen De Rijke. À première vue, leurs compositions florales suggèrent un sentiment d’harmonie, par l’attention minutieuse du détail, où composition et palette sont méticuleusement pensées. Le spectateur glisse dans un plaisir sensoriel saturé de couleur, démonstration naturelle et simple de beauté. Cette forme de beauté la plus générale n’est pas un espace à part. Au contraire, la réalité, et toutes ses facettes imprévisibles, peut y pénétrer à tout moment : le bouquet, forme inoffensive et séduisante, est associé à un texte sur l’engagement hollandais pour la liberté irakienne. Le texte décrit la célébration de leur fête nationale par une délégation hollandaise en Irak, durant laquelle le commandant appelle à la lutte contre la menace de L’État islamique. Implicitement, Willem De Rooij et Jeroen De Rijke s’interrogent sur ce qui constitue les canons et se demandent dans quelle mesure ces derniers peuvent être déplacés, en affirmant qu’il n’y a pas de séparation entre l’éthique et l’esthétique. Peut être est-ce ainsi : lorsqu’on ne peut plus supporter, au risque de s’y noyer, l’intensité, la richesse, la complexité et la beauté d’une couleur, d’une forme, d’une odeur, un mot, une phrase balaient tout ceci pour agir en tant que détonateur, bien plus puissant que toute référence explicite.

WILLEM DE ROOIJ, BOUQUET VI. 100 TULIPES NOIRES, 100 TULIPES BLANCHES, VASE, SOCLE, DESCRIPTION ÉCRITE, LISTE DES FLEURS, VUE D’INSTALLATION À LA GALERIE CHANTAL CROUSEL, PARIS 2011.
AVEC L’AUTORISATION DE L’ARTISTE ET GALERIE CHANTAL CROUSEL.
PHOTO : FLORIAN KLEINEFENN.

À l’ère des grands enjeux politiques et idéologiques, Willem De Rooij et Jeroen De Rijke vont au-delà de l’examen des conventions esthétiques pour dégager le potentiel critique du beau : une cristallisation des sens radicalement modifiée en outil de réflexion incisif.

Kapwani Kiwanga, Flowers for Africa, Uganda, 2012

En reprenant le motif de la fleur, d’autres artistes s’intéressent à son exotisme dans ce qu’il a de construit, de factice. L’œuvre de Kapwani Kiwanga retrace un processus méthodologique pointilleux, fruit de recherches historiques, iconographiques et végétales qui entendent mettre en avant une autre réalité, loin des discours officiels qui ont fait l’histoire africaine. En révélant comment ces récits prennent forme dans les objets, la série Flowers For Africa (2012) questionne la matière dont est faite l’Histoire, sa fragilité, son infaillibilité, sa visibilité et sa hiérarchie.
Partant d’un long travail sur les archives visuelles liées à la décolonisation, Kapwani Kiwanga reconstitue à partir de documents iconographiques d’époque les bouquets de fleurs ayant été utilisés à des fins symboliques lors de cérémonies ou manifestations relatives à l’indépendance de pays africains. Des œillets, anémones et bougainvilliers sont mis en scène, témoins muets de grands moments historiques, du triomphe de Benyoucef Benkhedda en Algérie en 1962 à la négociation majeure entre Frelimo et le Portugal en 1975. La focalisation sur ces détails en apparence mineurs est associée à la tradition de la nature morte, aux symboliques complexes et chargées au sein de l’histoire de l’art.

Kapwani Kiwanga, Flowers for Africa : Nigeria, 2014. Dimensions variables, pièce unique.
Avec l’autorisation de la Galerie Jérôme Poggi.
Photo : Aurélien Mole.

Taryn Simon (dont l’œuvre révèle également les logiques cachées derrière les représentations et les discours officiels) voit dans ces bouquets, qui agrémentaient les tables de négociation aux lendemains des guerres d’indépendance africaines, des « potiches réduites à leur seule fonction décorative ». Fraîches et éclatantes pour le vernissage, les fleurs ne sont pas préservées. Elles laissent libre cours à leur cycle naturel, œuvre éphémère sur la mémoire passée ramenée à la vie pour être à nouveau considérée. Célébrations, dédicaces, commémorations, condoléances… voilà les actions, sentiments, et devoirs divers de cette œuvre qui entend réinterpréter les symboles de l’histoire.

De la symbolique

Maria Loboda, A Guide to Insults and Misanthropy, 2006

Dans le symbolisme complexe du langage des fleurs, Maria Loboda développe un art de la séduction dangereux, codifié de signes dans lesquels les craintes et les désirs se manifestent esthétiquement. Par-delà la sensualité des matériaux invoqués — fleurs, plantes vertes et autres herbacées — le contenu de ses pièces est délibérément opposé à leur mode de présentation, et les formes emblématiques y sont mouvantes.
Dans A Guide to Insults and Misanthropy (2006), les bouquets de Maria Loboda paraissent de prime abord bien innocents. Mais derrière l’élégance et la tranquillité de fleurs soigneusement sélectionnées, se cache un discours venimeux : le langage symbolique des fleurs à l’ère victorienne nous apprend que chaque plante représente un mot : le basilique sous entend la haine, l’œillet jaune est synonyme de dédain, et l’iris évoque l’horreur. Opérant par tromperie, Maria Loboda convoque une nature observée et lue, où les fleurs émergent en allégories d’insultes et autres épithètes, réorganisant nos icônes et semant le trouble. Dans cette sculpture verbale, rien n’est comme il paraît — et le bouquet innocent est supplanté par un effet trompe-l’œil chargé de sens. En insufflant dans l’univers sans faille du beau la possibilité d’une singularité, Maria Loboda réalise un travail subtil sur les marges ; l’aura esthétique est supplantée par l’impertinence. 

Maria Loboda, A Guide To Insults and Misanthropy, 2006. Avec l’autorisation de l’artiste et de la Galerie Maisterravalbuena, Madrid.

Camille Henrot, Is it possible to be a revolutionary and like flowers ?, 2012

En se référant directement à l’ikebana, historiquement marginalisé, considéré comme le sous-produit d’un amateurisme charmant, et d’une création artistique mineure, la série de Camille Henrot, « Is it possible to be a revolutionary and like flowers ? » (2012) embrasse la nature morte florale dans toutes ses formes, esthétique et sémantique. Les fleurs délicates et les tiges torsadées des bouquets ponctués de vides et d’éléments incongrus, telles des plumes du Kansas séchées ou des tuyaux de machine à laver, appellent à une beauté réduite et ramenée à sa simplicité essentielle. Bien plus que des compositions animées d’une élégance naturelle, les bouquets de Camille Henrot sont des traductions florales de titres littéraires de grande envergure, de thèmes et de citations extraits des étagères de la bibliothèque personnelle de l’artiste. En attribuant ainsi à ses livres une existence purement matérielle, un retour à leur élément primitif, le végétal, Camille Henrot perpétue la pratique japonaise du bouquet dont l’assemblage des fleurs doit refléter l’état d’esprit de celui qui le réalise et fait basculer les interprétations simples, troublant les associations avec la culture et le genre. Si les ouvrages de Bronislaw Malinowsk (dont l’un des titres, Les argonautes du pacifique occidental illustre des feuilles de strelitzia savamment agencées) traitent bien peu de compositions florales, il faut aller chercher du côté de l’affinité entre fleurs et littérature. Car là est toute la pertinence de l’œuvre de Camille Henrot, qui sonde les idiosyncrasies culturelles, engendre des ré-interprétations interculturelles et contribue à créer sa propre re-création visuelle du monde. Le titre de ces arrangements floraux gracieusement équilibrés reprend les paroles d’un collaborateur de Lénine :« On commence par aimer les fleurs et bientôt l’envie vous prend de vivre comme un propriétaire foncier, paresseusement étendu dans un hamac et qui au milieu de son magnifique jardin lit des romans français et se fait servir par des valets obséquieux ».
Cette méfiance envers le caractère conformiste des fleurs rejoint la littérature, deux éléments agissant comme obstacles à la rébellion et à l’action, mais également comme matériaux lénifiants dans le cas de l’artiste qui commence à s’intéresser à l’Ikebana suite à la perte d’un être cher. Camille Henrot voit dans cette pratique un « espace privilégié » ayant vocation à apaiser celui qui le regarde, comme celui qui le compose. En utilisant la nature comme pinceau, les ikebanas-livres de Camille Henrot combinent des fragments disparates et des sentiments épars en un ensemble harmonieux d’éléments déracinés, coupés de leur contexte et réunis dans un tout hors du temps. 

Nathalie Czech, Critic’s bouquet, 2015

À l’ère de l’horizon technologique et économique du monde globalisé, les messages s’envoient en quelques micro-secondes par un tweet et s’autodétruisent aussitôt sur Snapchat. Le petit bouquet de jacinthes, moyen de communication non verbale entre les amoureux signifiant selon la coutume victorienne, « votre beauté me charme » paraît bien désuet. Pourtant, c’est bien ce langage des fleurs, datant du XIXe siècle, que Nathalie Czech invoque dans sa série des Critic’s bouquet (2015). Oscillant entre poésie concrète et photographie conceptuelle, son œuvre cherche à traiter des mots en image et à (dé)composer une image par des mots.
Elle invite ici plusieurs critiques à écrire un court texte sur une œuvre ou une exposition de leur choix. Puis elle fournit une charte où chaque fleur correspond à une émotion ou un mot et demande aux auteurs de jumeler le sens de chaque phrase à un bouquet, qu’elle immortalise ensuite en photographie. Ainsi, lorsque Peter Scott choisit de faire un compte-rendu de l’exposition de Fischli & Weiss présentée à Documenta en 1987, sa phrase « Le comportement des objets, comme chez les gens, n’est jamais une chose sûre», se traduit en rhododendrons, fleurs évoquant l’éphémère et la tempérance. Le processus se répète ainsi pour chaque phrase, et le bouquet devient ainsi une polyphonie de descriptions, jouant sur la taxinomie, et le pouvoir palimpsestique des fleurs. Entrainant le spectateur dans un incessant va-et-vient entre le langage et la forme qui le contient, Nathalie Czech s’efforce de contenir son œuvre dans un cadre alors que tout tend à se déployer en dehors de ses limites, comme pour libérer le sens des mots. Elle rejette la hiérarchie rigide des arts sensoriels et intellectuels et articule sa pratique à rebours de la tradition occidentale qui favorise le décoratif au détriment du sens. Dévoilant de nouvelles perspectives visuelles au spectateur, les gerbes flamboyantes de Nathalie Czech décodent et recodent la petite marguerite.

Du décoratif

Marc Camille Chaimowicz A Charged Frivolity, 1992-1993

L’art contemporain semble trouver dans le motif floral un sujet décrépi. Pourtant, de sa décadence, de son langage sophistiqué de couleurs et de formes, des artistes tels John Armleder ou Marc Camille Chaimowicz s’émancipent de la soi-disant obsolescence du sujet pour reposer  les questions essentielles de la peinture et ses dérivés : celles du motif,  du kitsch, de la limite entre abstraction et figuration, celles d’un médium pour certains considéré comme dépassé, pour d’autres comme synonyme de l’art — et s’interrogent sur ce qui la différencie du décorum.
De cette volonté de brouiller les catégories, dates et grands styles  du modernisme, l’univers hybride de Marc Camille Chaimowicz  se joue de la désuétude du motif floral et de sa donnée humoristique.  En réponse à un art contemporain qui cherche à atomiser les frontières entre art et vie, Chaimowicz entrelace frises d’orchidées et d’iris,  en confirmant son intérêt pour le décoratif comme art envahissant, enivrant, omniprésent. Cette célébration du low s’applique à  nos zones domestiques de subversion douce, où les éléments décoratifs  qui absorbent nos regards participent de la transformation du réel,  et non de la reproduction des conventions. En mettant en situation  des éléments de mobilier — fauteuils crapaud, paravents, papiers peints et buffets — dans d’élégants intérieurs bourgeois surannés, les fleurs prennent alors la même valeur décorative qu’un motif de tapisserie,  anti-hiérarchique, privilégiant l’ornement sur une conception globale  de l’œuvre. En se recentrant sur les détails et fioritures, l’artiste exalte  la dimension affective des objets avec lesquels nous vivons. Le motif floral incarne chez Chaimowicz une vie intime, découlant d’un passé ouaté, dont les couleurs pastels confèrent une tonalité fanée et passéiste  à ses mises en scène proustiennes. Ces célébrations de la vie réelle procèdent d’une comique fusion du temps et de sentiments : mélancoliques et artificielles, elles mettent en scène une sentimentalité de la fleur qui se joue d’elle-même.

John Armleder, Furniture-Sculpture, 2016

Ainsi, les fleurs resurgissent soudain au milieu de préoccupations que l’on imaginait uniquement formelles, détournant les modèles du modernisme et du minimalisme en les dotant d’une valeur d’usage courant, nourrie par la culture de masse et l’entertainment.
Entre la norme industrielle et le standard artistique, John Armleder, dans ses Furniture-Sculpture ne semble pas vraiment soucieux de choisir son camp, préférant zigzaguer de l’une à l’autre dans l’indétermination des références. Initiée en 1979, cette série fait directement référence aux ready-made duchampiens en mariant un meuble domestique, tel qu’une chaise ou une table, à une peinture abstraite. Par leur modestie, ces sculptures se réfèrent à des parcelles de vie, en déplaçant par exemple des stands de fleurs des épiceries new-yorkaises entre les cimaises d’une galerie. Tulipes, pivoines, roses, sont élevées ici au rang de sculptures sur socles en plastique, moins dans une logique de transgression que de mise à mal de la valeur artistique, semblant souligner l’inévitable réification de l’art, la fatalité de procéder à son propre pastiche. La démarche d’Armleder atteste de la valeur décorative de l’art, composé d’éléments interchangeables et vides du moindre message. Cette dichotomie entre l’art et la vie, où tout est considéré au travers de rapports d’équivalence, remet en question le statut de l’œuvre, les idées de style et de décoration, tout en portant un regard ironique et distancié sur l’académisme du motif floral. 

John M Armleder, While, 2016.
Peinture sur toile, 215 x 150 x 6 cm.
John M Armleder, Shishito Peppers, 2016.
Acrylique sur toile, panneaux de bois laqués, fleurs vivaces, pots métalliques, 233,68 x 731,52 x 121,92 cm.
Avec l’autorisation de l’artiste et Galerie Almine Rech
© John M Armleder Photo: Matt Kroening. 

Mal du siècle

Seul mais entouré de silhouettes familières, isolé mais suspendu à son téléphone, voici le paradoxe moderne illustré par Oliver Hadlee Pearch.

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Spectroscopie

Vincent Beaurin

Alchimiste de la couleur, Vincent Beaurin dévoile au curateur Domenico de Chirico lapuissance cosmogonique de ses sculptures et en commente la dimension décorative.

Cher Vincent,

en tant que sculpteur, votre approche de la forme semble passer par la couleur, de sorte que l’on pourrait presque vous définir comme un peintre. Vos « spots » sont autant de repères qui viennent rythmer l’espace.

J’ai pu lire sur votre site internet un essai de 2016, intitulé Sur la peinture, dans lequel vous écrivez : « Il arrive que par une œuvre, on ressente
une présence. À ce propos, j’aime beaucoup la théorie des intermédiaires développée par Oleg Grabar dans son livre, L’Ornement, formes et
fonctions dans l’art islamique. » Pouvez-vous m’en dire un peu plus ?
Quel est le lien entre la peinture, cette pensée de l’ornement et vos œuvres ? J’aurais également aimé connaître votre rapport à la nature.
Quelle a été son importance dans votre parcours artistique ?

Enfin, je ressens dans vos sculptures une dimension quasi spirituelle.
La cosmogonie (du grec cosmo — « monde » et gon — « engendrer »)
est définie comme un système de la formation de l’univers. Par ses jeux d’échelles, son rapport à la lumière, ses abstractions, pourrait-on dire
de votre œuvre qu’elle est cosmogonique ?

Vincent Beaurin, Spot couleurs, 2016, polystyrène, verre, Ø 71 x 13,5 cm.
Pièce unique.

Bien à vous,

Domenico                                                                                  Milan, février 2017

Cher Domenico,

Voici ma réponse à vos questions, à part celles qui concernent mon rapport à la nature et l’importance de celle-ci dans mon parcours artistique, que je n’ai pas réussi à comprendre et devant lesquelles, je déconnecte et tombe en dissociation.

Il y a encore quelques temps, je réfutais l’idée de discontinuité entre toutes les choses qui existent dans le monde. Aujourd’hui, mon regard a un peu évolué. Les corps se distinguent et s’identifient par leurs contours, leurs limites.

Mon travail de sculpteur consiste à résoudre ou équilibrer les pressions réciproques, notamment entre un corps en formation et l’espace qui le contient ou l’espace et un corps qui vient l’encombrer, sans oublier tout ce qui occupe déjà l’espace. Plus loin, il est possible que la plénitude de l’espace impose la sphère comme forme, volume ou résolution. De même, si un objet ou une figure réclame de plus en plus de précision dans l’élaboration de ses contours, il y a de fortes chances que l’on obtienne des surfaces, des volumes, des corps de résolution quasi mathématique. L’air ou le gaz, ainsi que le souffle paraissent tenir un rôle important dans cette « approche ». Les volumes semblent souvent avoir été gonflés comme des ballons, bien que ma technique et mes outils soient très rudimentaires voire rustres : scier, gratter, arracher. La peau est le lieu et l’organe de ces opérations, de ces échanges. Elle enregistre et porte les traces de toutes les frictions, affections, érosions, projections de toutes parts, une peau tendue, mais rugueuse voire écorchée, un peu comme le présent, coincé, raboté et abrasé entre les deux géants, passé et futur, à tel point même que beaucoup d’objets ressemblent à des débris broyés et inertes. Et c’est ainsi que sur cette croûte épidermique vont se refléter les couleurs qui à la différence des objets n’ont pas d’autres contraintes que l’apparition et la disparition, d’autre champ qu’entre lumière et obscurité. Sur ce sujet, je me demande si Newton ne nous aurait pas livré une allégorie spagyrique ou alchimique concernant le potentiel éblouissant de la couleur, plutôt que sur la nature prétendue composite de la lumière.

Vincent Beaurin, Spot couleurs, janvier 2017, polystyrène, verre, Ø 71 x 13,5 cm. Pièce unique.

Photographies Sonia Beaurin 2017.
Post-production Grégory Copitet.

La couleur pourrait se révéler un domaine, comparable aux mathématiques et à la physique nucléaire. Je parle de ce qui se cache dans la couleur comme ce qui se cache dans l’intimité de la matière. J’ajoute qu’il y a deux types de lumière, celle qui éclaire les objets et qui se distingue de l’ombre, et celle pour laquelle les mêmes objets ou corps ne constituent pas des obstacles ni des écrans et que l’on ne commence précisément à percevoir que dans la nuit. Les couleurs peuvent être celles de la matière, des ondes, de l’énergie, du paysage, bucolique ou urbain. Elles peuvent être atmosphériques ou signalétiques, troubles ou limpides, simples ou complexes, sombres ou claires, mates ou brillantes, opaques ou transparentes, etc. Les couleurs ne se figent pas. Elles se reflètent les unes dans les autres. Elles dialoguent. Avec nos yeux elles jouent une partie de va-et-vient continue. Tout l’univers vibre dans la couleur, en contrastes, des plus nocifs assemblages aux plus puissantes harmonies, des expressions les plus crues aux plus subtiles et sophistiquées. La couleur ne se fige pas. Elle évolue sans cesse dans sa plénitude. Elle a aussi le pouvoir de se présenter alternativement comme individu et comme collectif. Comme l’ocelle de la plume d’un paon ou d’un papillon, la couleur attire, absorbe, projette et regarde.

 

Et les « spots » en référence à un lieu particulier plus qu’à un appareil d’éclairage, s’assimilent à des yeux comme à des astres dans un univers rayonnant ou explosif dans lequel les vides, les trous, les absences, sont autant d’ailleurs possibles, à l’inverse d’une ébauche linéaire comme l’histoire, qui voudrait tout ordonner dans le temps sans souffrir ou supporter la moindre interruption ni dissociation, entre un début et une fin que jamais elle ne saisit et qui menace constamment de s’effondrer sous la lourdeur des commentaires que seule elle suscite et génère.

Si j’étais peintre, ce qui était le cas pendant une dizaine d’années au début de ma pratique, je ferais exactement ce que je fais. De même, les spots sans se conformer à la fenêtre, seraient des tableaux et plus particulièrement, des tableaux de paysage.

Vincent Beaurin, Spot couleurs troubles, 2015, polystyrène, verre, ø 71 x 13,5 cm.
Pièce unique.

« L’ornement issu de la nature est peut-être un véritable démon, au sens particulier d’intermédiaire actif et essentiel que Platon donne au mot daimôn. Les artistes chinois et leur imitateurs en Iran, en Turquie ou en Occident, conscients de ces qualités démoniaques, donnaient à leurs volutes végétales des formes contorsionnées évoquant des dragons, quand ils ne voyaient pas directement un dragon dans chaque volute. Car l’ornement naturel — quelle que soit la manière dont il est perçu et où qu’il se trouve — conduit toujours ailleurs qu’à lui-même; il assure la médiation entre l’œuvre d’art et le spectateur, entre l’objet et la personne qui en fait usage. »
Oleg Grabar, L’Ornement, Formes et Fonctions dans l’art islamique  Flammarion, Paris, 2013, p. 303.

 

Une œuvre d’art comme intermédiaire ou vecteur, c’est aussi quelque chose qui ne se décrit pas par des termes finis. Ce type d’œuvre n’est pas une fin en soi, bien que son élaboration ainsi que son usage requièrent une grande attention.

Sous mes pieds et autour de moi ne me paraît pas très stable ni très solide ou fiable. Il me semble souvent que je dérive et cela m’angoisse un peu, ivre ou désemparé. Ainsi, passant le plus clair de mon temps dans le cosmos où il y a beaucoup moins de monde que dans la ville, il m’arrivait aussi de souffrir de solitude ou d’isolement. Alors j’élabore et produis des repères pour me situer, mais aussi auxquels me fier. Et ces repères, ces lieux ou ces corps, par une sorte d’efficience ou de vitalité qui les occupent ou les animent, manifestent une présence et un ailleurs qui m’apaisent. Voilà le paysage ! Un paysage suffisamment vaste et ouvert pour que d’autres que moi y trouvent leur place ou puissent s’y inscrire.

Vincent Beaurin, Spot couleurs, 2016, polystyrène, verre, Ø 71 x 13,5 cm.
Pièce unique.

« J’ai parlé de la vanité de l’art, mais pour être sincère, j’aurais dû dire aussi les consolations qu’il procure. L’apaisement que me donne ce travail de la tête et du cœur réside en cela que c’est ici seulement, dans le silence du peintre ou de l’écrivain, que la réalité peut être recréée, retrouver son ordre et sa signification véritables et lisibles. Nos actes quotidiens ne sont que les oripeaux qui recouvrent le vêtement tissé d’or, la signification profonde. C’est dans l’exercice de son art que l’artiste trouve un heureux compromis avec tout ce qui l’a blessé ou vaincu dans la vie quotidienne, par l’imagination, non pour échapper à son destin comme fait l’homme ordinaire, mais pour l’accomplir le plus totalement et le plus adéquatement possible. »
    Lawrence Durrell, Le Quatuor d’Alexandrie,   
                            Librairie Générale Française, Paris, 2009, p. 27.

Et pour finir, de près ou de loin, l’univers dans toutes ses dimensions, n’est-il pas un nuage de particules scintillantes ou un miroir qui ne demande qu’on le traverse ?

Vincent Beaurin                                                        Symi, mars 2017

Une certaine solitude

Entre analogies architecturales et végétales, Thomas Lohr dresse un portrait féminin où tous les éléments semblent résonner pour atteindre une harmonie indissociable d’une certaine solitude.

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Habitudes

Karthika Naïr

L’écrivaine Karthika Naïr publie pour la première fois l’intégralité de la série «Habitudes », poésie en quatre temps qui explore l’état amoureux hanté par le souvenir.

I HABITUDES: RETOUR

Dur de s’en débarrasser, bien trop facile à rattraper. Un demi-tour et revoilà, sans ciller, il attend. Inévitable, immanent, ce truc que tu veux fuir mais qui semble te coller ad vitam quasi æternam.
Quasi.
Quasi défaut de langue, moins qu’un bec-de-lièvre ?
Il y a habitudes et habitudes.
Respirer en est une que j’essaie de prendre.
Tu es celle que j’essaie de perdre.

II HABITUDES: RÉSISTANCE

Je n’avais pas l’intention je le jure pas l’intention d’écrire d’appeler de me souvenir mais là-bas rôde la nuit tirée à quatre épingles la nuit folie de satin cape escarpins visière le toutim étincelles de douleur brandies et une lune combustible lune mains gantées pour mettre le feu aux tripes moelle muscle pharynx griller du synapse dans un cortex droit puis dans le mille à cœur joie sur les membranes d’une nuque comme au stand de tir chardons piqués dans les côtes rafales de rengaine Quizás, quizás, quizás, jusqu’à extinction parler de survivants nostalgique tâtant le terrain sous mes pas idée fixe de fuite vers toi d’aplomb toi

Dix mille kilomètres sud vers un tas métronome tas de draps couvertures et rêves tissés main voix drapée sur ma poitrine absente mains prêtes à tirer et transfuser libre souffle et volonté de quatre doigts supraconducteurs sur poumons étouffés sous flamme glaire sang et peur vieille peur dure à désamorcer et pouce qui glisse passe en douce du confort aux camps d’entraînement pour conscrits traumatisés psychotiques un où la démobilisation n’est pas en option et les déserteurs restent au trou pour un temps solaire douze milliards d’années de nuit à quatre épingles de folie satin escarpins sans plus jamais ta voix ni tes doigts pour ne pas perdre la boule

il y a des jours où je te hais pour ce combat sans fin mien pas tien que tu poursuis en ravivant mon souffle je pourrais te haïr déjà pour un tel lendemain où tu ne serais peut-être pas pour encadrer cette existence.

III HABITUDES: RÉSIDUS

Écoute, soyons bien clairs : ce n’est pas toi qui me manques, pas toi du tout.
C’est la pluie tiède, sa senteur et son jazz éraillé que je regrette, ce n’est pas

toi du tout.

Pas ces salades, — lune, étoiles, vin, feu — que tu évoquais
avant que notre poésie ne vieillisse. Promesse c’était, ce n’est pas toi du tout.

Un ciel, une terre, cette atmosphère, l’auvent, ta bouche, ma langue,
la peau sur la peau — de cela je bâtis mon amour, de toi pas du tout.

La semaine dernière à la laverie j’ai achoppé ; cœur grippé sous les impressions 

  d’une couette.

Une voix nouvelle m’a tiré les pieds du gouffre, ce n’était pas du tout toi.

Oui, j’ai grandi : j’aime les pignons de pin et le caramel salé, j’adule
Steve Reich. Mais ça doit être ce qui passe pour de l’osmose, ce n’est pas toi du 

tout.

Je jure avoir fait le grand ménage, t’avoir vidé de ma tête. Et je fais comme si,

 lorsque je tombe 

sur des éclats de rire, sur un baiser couleur cannelle, toi pas du tout.

Le passé envahit notre présent, imparfait encore, mais continu ;
il a muté, il chante par tous les interstices, pas toi-du-tout.

Par les Pléiades, par la lune de vif-argent, je renonce au cœur et
à ses tours, je porterai à mes lèvres ce calice d’abondance — toi tout craché,

après tout. 

Tableaux de la nature

Les paysages mélancoliques des Vosges et de la Bavière dévoilent leur puissance narrative à travers les photographies d’Alexandre Guirkinger et font résonner l’histoire du romantisme.

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Science affective

Christine Nagel

Après avoir officié pour de nombreuses marques, Christine Nagel rejoint la maison Hermès en 2014, avant d’être nommée « parfumeur – directeur de création » en 2016. En véritable amoureuse des arts — elle cite volontiers Vincent van Gogh ou Sonia Delaunay —, son approche de la création est sensible et instinctive. Mais la singularité de sa formation fait d’elle un nez atypique à même de s’éloigner des règles traditionnelles de la parfumerie. Tête chercheuse et cœur vibrant, Christine Nagel ouvre les portes de son atelier et dévoile ses secrets de fabrication.

Justin Morin           Combien de personnes constituent votre équipe ?

Christine Nagel            Nous sommes deux : Richard, mon assistant, et moi-même. Il me connaît parfaitement car nous travaillons ensemble depuis plus de quinze ans. Lorsque je suis rentrée chez Hermès, on m’a demandéoù je souhaitais installer mon atelier. J’ai choisi Pantin, ce qui peut paraître surprenant, mais c’est vraiment ici que le cœur de la maison bat : on y retrouve les ateliers cuir ou encore celui de Nadège Vanhée-Cybulski pour la femme. Mon espace n’est pas immense, ses dimensions sont humaines, je m’y sens très heureuse. Il ne ressemble pas à ce que l’on pourrait imaginer ; ça n’est pas un grand laboratoire tout blanc où les fioles sont toutes identiques et parfaitement alignées. Mes flacons sont bruns, avec de gros bouchons. J’en ai très peu car en réalité, tout est rangé dans des contenants en aluminium dans la chambre climatisée qui jouxte le laboratoire. Ça n’est pas très esthétique mais mes produits sont mieux protégés ainsi. Je suis sourcilleuse sur ce point.  

Justin Morin           Comment élaborez-vous un parfum ?

Christine Nagel            Concrètement, j’écris une formule composée de matières premières avant de la transmettre à Richard. Il en pèse les différents éléments et prépare ce que l’on appelle un concentré — qui correspond à du parfum pur — que je sens toujours en solution. Si cela correspond à ce que j’imaginais c’est très bien et je creuse, affine et travaille mais si ça n’est pas tout à fait cela, je modifie alors ma formule. 

Justin Morin           Un parfum, c’est donc plusieurs semaines de création ? 

Christine Nagel           On ne peut pas vraiment quantifier le temps que cela prend. Il n’y a pas de règle : une création peut se faire en quelques jours, en trois mois ou se développer sur des années. Il arrive parfois que l’on n’arrive pas à terminer ce qu’on l’on souhaitait faire. Il faut savoir que lorsque l’on associe des matières entre elles, un plus un ne donne pas deux ! On obtient quelque chose de différent qui va avoir une diffusion dans le temps qui lui est propre, c’est un processus complexe.Et puis, comment dire qu’un parfum est terminé ? C’est une grande question. Lorsque je travaille sur un projet, instinctivement, je sais quand je dois m’arrêter. Je ressens de manière empirique le moment, l’instant d’équilibre d’un point de vue technique bien sûr mais avant tout émotionnel.

Cela dit, le temps de création est une des singularité d’Hermès. Il n’y a pas de temps défini, il n’y a pas de temps limité. Je présente mes projets quand je les juge achevés. C’est un luxe incroyable, de ceux qui permettent la beauté.

Justin Morin           Savoir quand s’arrêter, c’est une problématique que l’on retrouve dans d’autres disciplines artistiques, que ce soit la musique, la peinture ou la sculpture. 

Christine Nagel            Exactement. Ce sont d’ailleurs des domaines artistiques qui me touchent énormément par la diversité des émotions qu’ils peuvent susciter. Par exemple, j’aime beaucoup la sculpture et la tactilité de la terre, que je trouve d’une sensualité folle. Voir la chair émerger d’un bloc de marbre, c’est époustouflant. En observant le travail d’artistes comme Auguste Rodin ou Camille Claudel, j’ai constaté que souvent, les mains et les pieds n’étaient pas proportionnés. Étonnamment, le fait de les « surproportionner » apporte plus de naturalité visuelle à la sculpture. C’est une petite astuce que je me suis appropriée, un geste que l’on ne retrouve pas habituellement dans les règles de la parfumerie. J’aime regarder ma formule et avoir une vision plus généreuse sur certaines matières, les pousser à l’extrême, dans l’abondance. Le fait d’exagérer certains traits peut produire un parfum plus touchant, plus émouvant. 

Justin Morin           Vous passez donc toujours par une formule pour créer une fragrance ?

Christine Nagel           Oui, la formule traduit mes envies. Dans ma tête, mes mots sont des odeurs. Je pense donc à ces matières premières, à leur emboitement, tout en déroulant le fil rouge qui me permet de traduire l’histoire que j’imagine. Lorsque j’ai commencé à écrire mes premières formules, il y a une trentaine d’années, j’avais parfois de belles surprises et pouvais être assez loin du résultat souhaité. Depuis, avec l’expérience, je suis plus juste, ce qui me demande d’être encore plus précise. Le fait d’arriverplus rapidement aux résultats escomptés me pousse à aller plus loin. Tous mes réflexes de chercheur reviennent, puisque mes débuts ont été dans la technique et la chimie. Mon premier travail était de chercher des molécules odorantes intéressantes, d’en déchiffrer les structures et de trouver un moyen de les synthétiser. Une fois ces étapes réalisées, c’est une autre histoire qui se met en place, avec d’autres personnes. Une équipe juridique va breveter cette matière. Une autre va réfléchir à comment la produire de la manière la plus écologique possible tout en limitant le nombre d’étapes pour éviter de se retrouver avec un coût final exorbitant. Il faut aussi savoir que lorsque l’on trouve une molécule intéressante, les départements de recherche s’affairent autour de ce petit trésor. C’est un point de départ, on cherche tout autour de cette molécule celles qui pourraient être intéressantes afinde les breveter. Ces découvertes sont extrêmement protégées par les maisons qui les détiennent, seuls les parfumeurs internes peuvent les utiliser. Aujourd’hui, ayant la chance de travailler pour Hermès, j’ai accès à une diversité incroyable de matières. J’ai également la liberté de pouvoir d’être exigeante.

Justin Morin           Votre manière de procéder est très différente de ce que font les nez plus classiques.

Christine Nagel           C’est ancré en moi. Pendant des années, je pensais que j’avais une formation différente et que c’était un handicap. J’ai une formation en chimie organique et ai débuté ma carrière dans le laboratoire de recherche de la société Firmenich. C’est là-bas que j’ai vu Alberto Morillas, un grand parfumeur que je respecte énormément, faire sentir ses créations à des femmes. Instantanément, une variété d’émotions se dégageait. J’ai réalisé que je souhaitais faire ce métier capable de susciter autant d’échanges et de sensations, autant d’émotions et de réactions. J’ai aussitôt postulé et n’ai recu qu’un refus catégorique. J’étais une femme, et à l’époque, parfumeur était un métier exclusivement masculin. Ce qui est assez amusant, c’est qu’au fil des années, ce métier a changé de sexe au point qu’aujourd’hui, dans les écoles, il n’y a pratiquement que des filles. Je ne venais pas de Grasse et n’étais pas la fille d’un parfumeur. Et enfin, j’avais étudié la chimie. Suite à ce refus, et puisque mon envie était très forte, j’ai découvert un autre métier que très peu de personnes pratiquaient. J’ai intégré le département chromatographique de Firmenich. Là où un parfumeur pense à une odeur et à une liste de matières premières on me demandait de sentir un parfum fini et de retrouver la formule. Aujourd’hui il existe des machines très sophistiquées, des spectres de masse, qui permettent de segmenter les matières et d’en donner les structures chimiques. À l’époque, j’avais un autre type de machine où j’injectais une minuscule goutte de parfum. Un gaz la poussait sur une colonne remplie d’une fibre et les molécules retenues sortaient petit à petit par un minuscule trou. Pendant une heure, je sentais ces molécules et écrivais ce que j’identifiais. S’agissait-il de molécules de synthèse ou d’essences naturelles ? D’où provenaient ces matières ? Chaque provenance a une signature qui lui est propre ; une bergamote de Sicile est différente d’une bergamote de Californie ou d’Israël. Ce métier n’était pas du tout créatif, mais il a été extrêmement formateur. Je me suis construit des basesque peu de parfumeurs ont, et elles me permettent d’oser beaucoup de choses. Libérée de toute entrave technique j’ai la chance inouïe de pouvoir aller très loin dans la création. J’aime l’audace olfactive, j’aime prendre des risques. Mais je ne cherche pas pourtant à créer des ovnis. Un parfum ne peut vivre que lorsqu’il est porté. 

Justin Morin           Pouvez-vous me raconter la genèse de Galop, votre dernière création ? 

Christine Nagel            Une des premières choses que j’ai demandées lors de mon arrivée chez Hermès a été de visiter les caves à cuir. C’est un endroit incroyableavec des centaines de rouleaux dont les extrémités, vues de face, sont semblables à des petites fleurs de toutes les couleurs. C’est un choc à la fois olfactif et tactile. Certains cuirs sont très rêches, d’autres très souples. Parmi ces peaux, j’ai découvert le Doblis dont la délicatesse est hallucinante. J’ai compris que le cuir pouvait être une matière féminine, au-delà de la conception masculine que j’en avais. Cette élégance m’a évidemment fait penser à la maison Hermès, j’ai donc cherché une cavalière à ce cuir, une partenaire qui saurait danser avec lui. Il faut savoir que c’est une odeur qui a tendance à dominer les autres. J’ai repensé aux fleurs qui se formaient aux bouts des rouleaux et ai eu envie de travailler la rose, de manière presque macroscopique, dans une sensation d’enveloppement. Lorsque j’ai fait sentir le résultat à Pierre-Alexis Dumas, le directeur créatif de la maison, il a tout de suite été surpris par sa singularité et m’a dit son souhait de le faire vivre. Lors de ce même rendez-vous, la responsable du conservatoire Hermès est venue avec un objet qu’elle nous a présenté. Elle avait retrouvé ce flacon en forme d’étrier, très abîmé, avec une étiquette sur laquelle était inscrit « Hermès numéro 1 ». Impossible de savoir ce qui était dedanspuisqu’il était fendu. Il s’avère que ce flacon était offert aux clientes du premier magasin Hermès hors de la France, à New York, en 1929. Cette forme était parfaite pour Galop. Une équipe a travaillé à son développement et nous a expliqué au bout de plusieurs semaines qu’il serait trop coûteux à produire car elle nécessite treize pièces, toutes polies et assemblées à la main. Sa contenance est de cinquante millilitres, ce qui n’est pas du tout ce qui se fait sur le marché en ce moment. Malgré tout, Pierre-Alexis n’a pas souhaité déroger à l’esthétique et à la qualité propre à la maison et a eu l’idée d’en faire un flacon remplissable que l’on ne trouve que dans nos boutiques. Dans le passé, il m’est arrivé de faire des parfums et d’être déçue en voyant le produit final. Je sais que je n’aurai jamais ce problème ici.

Justin Morin           Est-ce que la parfumerie est un domaine où l’innovation est importante ?

Christine Nagel           Énormément ! La nature est merveilleuse mais la synthèse l’est également. J’utilise rarement le mot « synthétique » car il sonne de manière péjorative, mais pourtant il induit une notion de recherche, donc de qualité. Pour moi, nature et synthèse sont indissociables. Dans l’inconscient collectif, tout ce qui est naturel est beau, et ce qui ne l’est pas est moins attractif. Mais c’est une vision très subjective. Prenons l’exemple des essences naturelles : les fourchettes de prix sont très larges. Certaines oranges peuvent coûter une dizaine d’euros le kilo, là où certaines tubéreuses peuvent en valoir plus de dix mille. C’est la même chose pour la synthèse. Sans elles, nous n’aurions pas les mêmes veloutés. Je dis souvent quec’est comparable au travail d’un créateur de mode. S’il ne devait utiliser que de la soie, du lin sauvage ou du coton, il n’aurait pas le rendu qu’il obtient aujourd’hui en y injectant des fils de kevlar ou de teflon. Il ne faut pas également oublier que si la nature est généreuse, elle garde aussi des secrets. Certaines fleurs sont ce que l’on peut appeler « muettes » : il existe certaines variétés, comme le lilas ou la glycine, dont on ne peut pas extraire l’odeur. Dès qu’on essaye de le faire, elle s’oxyde et s’abime. Il faut donc procéder par assemblage. Au-delà de cette recherche de synthèse, beaucoup d’entreprises travaillent sur quelque chose qui me fascine et que je trouve très important, à savoir la bio-technologie. On peut notamment obtenir des molécules odorantes par le travail des enzymes, c’est un processus totalement différent et donc un nouveau territoire à explorer. C’est également une manière de protéger la nature et ses ressources. 

Justin Morin           Vous aimez accompagner vos créations ?

Christine Nagel            Oui ! Cela peut paraître surprenant, mais j’adore les usines, le milieu industriel. Quand j’ai fini un parfum, j’aime réunir autour de moi toutes les personnes qui vont être impliquées dans sa production, que ce soit celles qui achètent les matières premières, celles qui font les analyses de stabilité ou encore celles qui fabriquent. J’aime leur expliquer l’histoire du parfum, ses différentes composantes. J’ai eu une grande discussionavec le cuisinier Alain Passard qui m’expliquait qu’il envoyait ses élèves cultiver des légumes pendant deux mois dans la Sartre, car pour bien cuisiner, il faut respecter ses matières premières. Je trouve ça très juste. Chaque parfum que je pense est une création intellectuelle, mais s’il vit, c’est grâce à une équipe de personnes. Peut-être ai-je un parcours et une manière de procéder inhabituels. Mais je crois que cela correspond très bien à la philosophie de la maison car Hermès a une façon atypique de travailler : le simple fait de faire confiance aux gens, c’est très atypique, pour ne pas dire exceptionnel.

Sous les sourcils sont placés les yeux

Les sculptures de David Altmejd dévoilent un monde fantasmagorique fait de chimères et de projections mentales, exaltant tout autant le morbide que le sublime.

N’importe où sauf ici

Nimbées d’une douce étrangeté, les images de Hart + Lëshkina montrent comment la solitude et le quotidien nourrissent l’envie d’un ailleurs.

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Perforations

William E. Jones

Artiste, réalisateur et critique, William Jones revient sur la captivante histoire des clichés perforés par la Farm Security Administration.

Le site de la bibliothèque du Congrès explique dans le texte qui suit les objectifs et le contexte de mise en œuvre de la Collection de la FSA.« Les photographies de la Farm Security Administration– Office of War Information Photograph Collection [Collection de photographies du bureau de l’information de guerre] constituent un important recueil d’images sur la vie aux États-Unis entre 1935 et 1944. Ce projet à l’initiative du gouvernement américain a été en majeure partie dirigé par Roy E. Stryker, auparavant professeur d’économie à l’université de Columbia.

Au départ, le projet visait à récolter des données en image sur l’impact des subventions accordées aux paysans par la Resettlement Administration [Agence pour le relogement] et sur la construction de villes nouvelles de banlieue. La seconde étape consistait à s’intéresser à la vie des métayers dans le Sud et des ouvriers agricoles migrants dans les États du Midwest et de l’Ouest. À mesure que le champ d’investigation du projet prenait de l’ampleur, les photographes se sont attachés à recueillir des images témoignant des conditions de vie sur l’ensemble du territoire américain, aussi bien à la campagne qu’à la ville, et des efforts de mobilisation pour la Seconde Guerre mondiale.

La collection comprend les clichés réalisés par les photographes de la section Stryker, laquellea fonctionné tour à tour sous la tutelle de plusieurs agences gouvernementales : la Resettlement Administration (1935-1937), la Farm Security Administration (1937-1942), et l’Office of War Information (1942-1944). Au total, elle rassemble environ 171 000 négatifs et diapositives en noir et blanc, 1610 diapositives couleur et environ 107 000 tirages en noir et blanc obtenus pour la plupart à partir de ces mêmes négatifs et diapositives. Elle a été transférée à la Bibliothèque du Congrès en 1944.

Les photographes de la section de Roy Stryker étaient envoyés en reportage à travers tous les États-Unis et à Puerto Rico, mais le siège se trouvait à Washington. L’agence distribuait l’équipement photographique et les pellicules, établissait les budgets, allouait les fonds pour les voyages, embauchait le personnel, développait, imprimait et répertoriait la plupart des négatifs, contrôlait les pellicules développées, révisait les légendes des photographes rédigées sur le terrain et les conservait dans des dossiers avec les négatifs et les tirages. Elle se chargeait également de fournir des clichés aux journaux, aux magazines, aux maisons d’édition, et aux organisateurs d’expositions.

Les photographes de l’équipe se voyaient confier des sujets spécifiques et/ou des zones géographiques à couvrir. Ces missions sur le terrain duraient souvent plusieurs mois. Afin de se familiariser avec le sujet à traiter, avant de les entreprendre les photographes lisaient divers rapports, quotidiens locaux et ouvrages. Un canevas préalable était fréquemment mis au point pour les prises de vue. Les photographes étaient encouragés à fixer sur pellicule tout ce qui pouvait apporter un éclairage supplémentaire au thème de leur reportage et étaient par ailleurs formés à la prise de contact avec le public concerné et aux techniques d’entretien. 

Le plus souvent, ils envoyaient par la poste au laboratoire de l’agence à Washington leurs négatifs exposés pour le développement, le classement et le tirage. Durant les premières années du projet, c’est Stryker, et pratiquement lui seul, qui se chargeait de vérifier les planches contact réalisées à partir des négatifs et de sélectionner les images qui lui semblaient mériter un tirage. Avec le temps, cependant, les photographes ont commencé à jouer un plus grand rôle dans le choix des clichés à conserver. Les images rejetées étaient classées ‹ éliminées ›. »

Roy Stryker, directeur de la FSA, perforait systématiquement les négatifs 35 mm éliminés qui devenaient ainsi inutilisables. Walker Evans, Theodor Jung, Carl Mydans, Marion Post Wolcott, Arthur Rothstein, Ben Shahn et John Vachon ont vu leur travail détruit, sans pouvoir l’empêcher. Certains des photographes qui travaillaient pour la FSA (en particulier Evans) protestèrent vigoureusement contre cette pratique éditoriale tenue pour arbitraire et destructrice. En 1939, Stryker cessa finalement de percer des trous dans les négatifs de ses employés. Avant cette date, deux photographes avaient évité la destruction de leurs négatifs : Dorothea Lange, qui développait ses pellicules dans sa propre chambre noire en Californie et dont le mari, Paul Taylor, occupait dans le gouvernement un poste hiérarchiquement supérieur à celui de Stryker et Russell Lee, de loin le photographe le plus prolifique de la FSA, et celui qui respectait aussi scrupuleusement que possible les consignes de prises de vue de Stryker, en généralsans se plaindre. En dehors des images elles-mêmes, il existe très peu d’éléments pour témoigner de la pratique des négatifs éliminés. De plus, Stryker ne fournissait pas de justification. Ce qui suit relève en grande partie de l’hypothèse, mais une hypothèse nourrie par l’étude de centaines de photographies.

Si on laisse de côté la question de savoir pourquoi quelqu’un percerait un trou dans une pellicule de 35 mm exposée, quand une note pour l’imprimeur aurait suffi (par exemple « sauf les clichés 10 à 12 »), on peut deviner qu’un jugement brutal a motivé la destruction de certains négatifs. Bien sûr des photos sont meilleures que d’autres : plus accomplies sur le plan technique, plus réussies sur le plan esthétique, plus cohérentes du point de vue idéologique, plus utiles sur le plan politique. Les clichés flous et sans préparation de Marion Post Wolcott — un portrait cadré au-dessous de la ceinture sans doute pris au bar d’un fast-food, l’autre sans doute avant que la lentille ne soit correctement fixée sur l’appareil — ne satisfont pas aux critères en vigueur en matière d’art photographique dans les années trente. La photographie de John Vachon montrant un conducteur de tram vu de dos pourrait être l’œuvre d’un touriste venu visiter Omaha, si Omaha avait été un lieu touristique pendant la crise de 1929. Celle de Ben Shahn, à la composition artistique, figurant un camelot grimé en caricature de Noir en train de présenter des potions, à peine visible derrière des rangées de chapeaux flous (page 173) compte parmi les plus susceptibles de choquer. Celle de Theodor Jung représentant une vitrine de drugstore dans l’Ohio que décore une affiche de film de Mae West est charmante, mais n’a probablement été d’aucune utilité dans la mission de la FSA.

En examinant des séries de négatifs éliminés, on peut percevoir certaines constantes. Les poinçonnages semblent parfois sanctionner le gaspillage de pellicule, tout en exprimant une préférence éditoriale. Les négatifs de la série de portraits réalisée par Theodor Jung d’une enfant avec sa poupée et un chat dans une niche recouverte de journaux ont pour la plupart été perforés, mais si l’on a un peu d’expérience dans la photographie d’enfants et d’animaux on sait qu’il est judicieux de réaliser de multiples prises de vue dans une telle situation. Le même principe s’applique aux clichés de John Vachon représentant deux fillettes vêtues de robes à fleurs identiques (page 172). Aucun n’est particulièrement mauvais ; la silhouette adulte désarticulée et floue qui équilibre la composition leur confère un caractère assez moderne. Un observateur de l’ère digitale

— dans laquelle un professionnel a la possibilité de prendre des milliers de photographies par jour — peut apprécier l’esprit d’économie avec lequel travaillaient les photographes de la FSA, qui réalisaient de magnifiques clichés en utilisant très peu de pellicule. Roy Stryker semblait insensible à cette prouesse et on se le représente sans peine en dictateur mesquin quand on regarde ces séries de négatifs éliminés. Certaines des préférences de Stryker sont évidentes : il voulait une mise au point impeccable pour tous les sujets photographiés et, à l’instar des réalisateurs de films conventionnels, il ne supportait pas que le sujet regarde directement l’objectif.

Détruire les négatifs lui permettait également d’asseoir son autorité sur les photographes, en particulier au début d’une relation de collaboration. Certains, comme Jung, n’ont pas supporté d’être dirigés par Stryker et sont partis au bout de peu temps ou, comme Evans, ont entretenu la plus grande distance possible avec le personnel de Washington. D’autres ont tenu bon et produit un important corpus. Le plus tenace fut John Vachon, coursier assistant à la FSA, qui après un certain nombre de shootings à l’essai, a finalement été intégré à l’équipe. Ses négatifs font partie de ceux que l’agence a le plus éliminés. Ils sont une preuve de la détermination avec laquelle il a surmonté un apprentissage frustrant.

L’emploi frénétique que Roy Stryker faisait du poinçon, aussi chargé d’implications psychologiques qu’il soit, recelait par ailleurs des implications politiques. Bien entendu, il souhaitait montrer qu’il savait repérer un bon photographe quand il en voyait un, mais ce faisant, il cherchait à contrer les Néandertaliens qui régnaient dans les couloirs du congrès américain. Doué pour la politique, il a pendant plusieurs années protégé avec succès la FSA des nuisances bureaucratiques dues aux à des controverses périodiques (et parfois ridicules).

Le sénateur de l’Indiana Homer Capehart, ou plus probablement son équipe de conseillers, a examiné les photos contenues dans les dossiers de l’organisme afin de trouver parmi les dizaines de milliers disponibles les plus banales et les plus neutres sur le plan esthétique. Le résultat de ce travail acharné a été publié dans le numéro du magazine Life du 7 juin 1948. Sous le titre « Senator on Warpath » [Le sénateur sur le sentier de la guerre] — plutôt que « Flogging a Dead Horse » [Coup d’épée dans l’eau] qui aurait été plus adapté à une attaque sur une agence ayant cessé d’exister cinq ans auparavant — la double page montrait Capehart dans un fauteuil « observant attentivement les photographies qui le choquaient ». À l’inverse du cliché d’une église de la Nouvelle Angleterre recouverte de neige, donné en exemple, des photos tout aussi quelconques (bien que moins appréciables du point de vue conventionnel) réalisées par Russell Lee, David Myers, Marion Post Wolcott, Arthur Rothstein et d’autres encore étaient tournées en ridicule car considérées comme du gaspillage d’argent public. Étrangement le sénateur fut incapable de s’exprimer quant à leur faiblesse artistique. Sous le cliché d’une pile de briques, la légende indique « Capehart était trop scandalisé pour faire un commentaire ». Les rédacteurs en chef de Life n’utilisèrent pas les photographies de Walker Evans ni celles de Carl Mydans dans cet article, peut-être pour éviter de donner l’impression qu’il s’agissait simplement d’une farce sadique aux dépens de deux anciens photographes de la FSA travaillant à cette époque pour l’empire de l’édition d’Henry Luce. 

L’année 1948 vit l’apogée de l’anticommunisme américain avant que le sénateur McCarthy lui donne très mauvaise réputation. Sans aucun doute le sénateur Capehart souhaitait-il prendre le train en marche en attaquant un programme gouvernemental perçu comme « rouge » dans les cercles conservateurs. Peu importe que Roy Stryker ait eu du mal à exclurede la FSA quiconque avait des fréquentations communistes, et que les objectifs de l’agence aient été à mille lieues de fomenter une révolution. Le projet d’une documentation du quotidien des citoyens privés de leurs droits portait la marque du New Deal, et attaquer l’héritage de Franklin Roosevelt fut l’idée la plus judicieuse des hommes politiques réactionnaires de la période post Seconde Guerre mondiale. Les explosions de colère de Capehart en public lui permirent de conserver son activité et d’entretenir sa popularité pendant trois mandats en tant que sénateur jusqu’à ce qu’il attire le mécontentement du leader de la majorité du Sénat, Lyndon Johnson, lui aussi loin d’avoir la langue dans sa poche. Au cours d’un très long débat au sujet des allocations destinées aux logements sociaux, Capehart lança à Johnson : « Cette fois, je vais te mettre le nez dans le caca ». Il ne le fit pas. Le camp de Johnson l’emporta, et un peu plus tard, en 1962, Capehart perdit de peu son siège au bénéfice de Birch Bayh. Aujourd’hui on se souvient surtout d’Homer Capehart pour son surnom au Sénat, « le Néandertalien de l’Indiana ».

Même si le sénateur Capehart et les siens ont perdu la bataille, si l’on se réfère à une autre grande dépression — sans majuscules cette fois, car elle n’a pas été officiellement reconnue en tant que telle — on peut dire que les réactionnaires ont réalisé d’énormes gains. Les programmes d’aide fédéraux ont été compromis ou progressivement supprimés quand près d’un millier de milliards de dollars de subventions aux sociétés se sont volatilisés. (Le principe d’un billion en dépenses publiques est lui-même assez récent ; le projet de la FSA aura coûté au total 750 000 en dollars de 1940.) Le gouvernement américain n’a pas accordé d’aide directe aux photographes, ni aux artistes en général, depuis de nombreuses années. Les démagogues d’extrême droite qui auraient donné le vertige au Père Coughlin essaient maintenant de plaire à la classe ouvrière délogée et sans emploi. La pratique respectable de l’art du portrait à l’époque du New Deal a laissé place au désespoir de la téléréalité, un genre que George Orwell aurait réprouvé pour la simple raison que son nom relève d’un abus de langage. Même le discours politique du plus haut niveau est devenu vulgaire, comme a pu le constater Patrick Leahy lors d’un débat passionné au sujet des profiteurs de guerre, quand un récent président du Sénat, qui a largement tiré profit de la guerre, lui a dit d’aller se faire voir.

Mais pour revenir au thème de cet article, la pratique de la photographie documentaire socialement engagée est tombée en disgrâce alors qu’elle serait bien opportune à l’époque actuelle. L’économie américaine a connu des changements structurels. Des dizaines de millions de personnes se retrouvent sans emploi et sans carrière. Confrontée à la crise, la culture officielle a recyclé ses produits dans des remakes hollywoodiens toujours plus ennuyeux ou, dans une sphère plus restreinte qui rassemble moins de capital, avec des œuvres d’art peu originales et autoréférentielles. Nous ignorons que nous vivons une dépression car personne ne nous en a proposé d’image ; on n’en a pas conscience sauf bien entendu lorsqu’on se retrouve à vivre dans sa voiture sans emploi ni couverture sociale. Même si culturellement, nous tournons le dos au désastre économique du XXIe siècle, le passé peut nous transmettre ses leçons. Les États-Unis, en dépit de leurs errements, possèdent des archives d’une transparence et d’une accessibilité inégalées. Des millions de fichiers numériques, pas seulement les « greatest hits », mais aussi les plus obscurs, ceux qui ont subi des altérations et des mutilations sont accessibles au regard et au pouvoir de l’interprétation pour qui a la patience d’aller les chercher, et le fait-même que ce soit possible peut nous donner de l’espoir.

Passé composé

Dans un environnement domestique abstrait, Arnaud Lajeunie capture différentes nuances de la sensualité : spontanée, décalée et inattendue.

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Présent progressif

Nicolas Ghesquière

Depuis novembre 2013, Nicolas Ghesquière est le directeur artistique des collections femme de la maison Louis Vuitton. Saison après saison, il dessine une mode résolument contemporaine, appliquée à redéfinir la modernité jusqu’à ses effets les plus discrets, qu’il s’agisse de coupes ou de tissus réinventés grâce aux dernières innovations techniques. Avec Justin Morin, il revient sur son processus de création et évoque les liens qui unissent l’art et la mode.

Justin Morin          Tes références, qu’elles concernent la science-fiction, le design ou l’art contemporain, font que la presse te présente souvent comme un créateur « futuriste ». Ce raccourci a l’inconvénient d’occulter la puissance sensuelle de tes vêtements, un aspect pourtant très présent dans ton travail. Quel est ton rapport à la sensualité ?

Nicholas Ghesquière            Il est vrai que l’on m’a attribué à un certain moment cette étiquette. Je comprends tout à fait que l’on ait besoin de résumer la production d’une personne par un ou deux mots. Mais lorsque ce moment perdure, cela devient réducteur. Je cultive différents aspects à travers mon travail, et cette pluralité-là me caractérise. Pour en revenir à la sensualité, je pense que mon arrivée chez Louis Vuitton m’a fait évoluer dans cette direction. Bien sûr, cela était présent avant, mais j’avais un peu mis cet aspect de côté pour me concentrer sur l’architecture des vêtements. Aujourd’hui, je connais de mieux en mieux la manière dont on les construit — ou déconstruit d’ailleurs ! Je suis plus à l’aise pour aborder la sensualité. Ce n’est pas quelque chose qui se résume avec la superficie de peau que l’on va dévoiler, le fait d’en montrer moins ou d’en montrer plus. Je dirais que la sensualité se joue dans le rapport entre mouvement et corps, et les manières dont la matière va s’appuyer ou non sur le corps. Certaines seront collées à la peau alors que d’autres seront plus fluides et s’envoleront. La combinaison de ces différentes qualités amène beaucoup de sensualité à la manière dont on porte les vêtements.

JM             Tu joues finalement assez peu avec les clichés de la sensualité.

NG            Effectivement, même s’il m’arrive de le faire je les utilise avec parcimonie. On a pu le voir avec le porno chic : les connotations sexuelles sont très importantes dans la mode. Mais à mon sens, les connotations sensuelles sont plus puissantes. 

JM             Il y a dans ton travail une très grande maîtrise qui est d’autant plus surprenante qu’elle semble relier des influences opposées les unes aux autres. Ce phénomène d’hybridation se joue pour toi entre quelles disciplines ?

NG            C’est assez complexe parce que, finalement, cela vient de toutes parts. Certes, il y a des références que je peux définir, mais en même temps, c’est un mécanisme qui est universel. L’hybridation est un collage qui ne fait pas forcément sens au moment où il est fait. Mais si ce mélange d’idées, de matières, devient organique, compact, et que cet objet fonctionne en tant que tel, alors il devient une nouvelle proposition. C’est une recherche qui est quasi permanente.

JM             C’est donc ton processus de création qui implique ce rapport à l’hybride.

NG            Oui, clairement, je ne me satisfais jamais d’une thématique ou d’une référence directe. Même quand j’ai le sentiment d’avoir trouvé quelque chose d’intéressant, je veux toujours aussi lui apporter un accident, une plus-value. Cela peut prendre différentes formes : je vais chercher à le projeter dans la technologie, dans la sensualité, ou d’autres domaines qui vont se greffer à cette recherche de départ. C’est parfois trois ou quatre combinaisons, ça n’est pas forcément un duo d’inspirations. 

JM             Comment nourris-tu cette recherche ? Par des discussions avec ton équipe, avec les gens que tu rencontres ?

NG            Cela prend beaucoup de formes. Je pense que c’est une manière d’observer mon environnement que j’ai certainement développée enfant. C’est le point de départ. Je crois également que c’est quelque chose qui me plaît profondément. Et ensuite, il y a évidemment les gens qui m’entourent. Leurs mots, leurs recherches, leurs réactions à ce que je vais leur montrer, ce qu’ils vont proposer à leur tour pour transformer ce collage. C’est assez riche de tout. Ce sont également des moments très simples de solitude où un déclic s’opère face à un modèle que l’on a sous les yeux depuis des jours ou des semaines — rarement plus longtemps, tellement le rythme s’est accéléré. Quand cela se passe, c’est génial. Après, il faut le matérialiser et là, cela se complique…

JM             Nous avons eu l’occasion de travailler ensemble à l’occasion du défilé de ta collection pour Louis Vuitton automne-hiver 2016/17, pour lequel l’une de mes sculptures a servi de décor. Quelle relation entretiens-tu avec le monde de l’art contemporain ?

NG            Je m’intéresse à l’art mais je ne suis pas un spécialiste, je me suis laissé guider. Le travail m’a amené à faire des rencontres, dont l’exemple le plus fort est Dominique Gonzalez-Foerster. Nous nous entendons très bien ; le jour où nous avons eu l’opportunité de travailler ensemble, il ne s’agissait pas de s’utiliser pour s’apporter une crédibilité. Elle n’en avait pas besoin, et moi non plus. Nous avions envie que cela devienne organique. Il fallait que l’art soit au service du paysage que nous cherchions à définir, par nos références communes et par nos différences. Dominique m’a également présenté de nombreux artistes, comme Philippe Parreno et Pierre Huyghe. Elle m’a récemment parlé de Helio Oiticica, un plasticien brésilien dont le travail m’a inspiré pour la collection croisière que nous venons de faire à Rio. J’ai également eu la chance de travailler avec Cindy Sherman. Elle a réalisé une série de photographies à ma demande, pour Balenciaga. Cela était d’autant plus précieux qu’elle fait très rarement ce genre de commande ; elle l’avait fait auparavant pour Chanel. La principale contrainte a été de faire des vêtements exclusivement pour elle, puisqu’elle les a gardés le temps dont elle en avait besoin. Plus récemment, notre collaboration sur le défilé a été aussi stimulante. Au final, je travaille assez peu avec des artistes, mais cela répond toujours d’une évidence, ça n’est pas calculé.

JM             As-tu l’impression que l’art applique certaines stratégies de l’industrie de la mode. Je pense notamment au rythme des foires internationales, de plus en plus soutenu…

NG            Ce qui est sûr, c’est que les échanges entre l’art et la mode ont toujours existé. Certaines collaborations s’imposent, là où d’autres ne semblent motivées que par une recherche de crédibilité. Quand les rencontres sont sincères, profondes, qu’on ne se pose aucune question sur leurs motivations, alors cela me plaît. Il y a de nombreux exemples qui incarnent ce trait d’union. Une personne comme Miuccia Prada, qui est une vraie collectionneuse, qui s’entoure de curateurs exigeants, fait un travail remarquable avec sa fondation. 

JM             Est-ce que tu as déjà ressenti le besoin de t’exprimer par un autre medium, comme d’autres créateurs de mode ont pu le faire ? 

NG            Pas vraiment. La seule fois où je me suis retrouvé dans un rôle de plasticien, c’était avec Dominique, dans un premier temps pour son exposition au musée d’art moderne de Paris, et ensuite, en Espagne, à León. Elle m’avait demandé de l’aider à construire une sorte de chaos, qui s’est concrétisé par une accumulation de volumes géométriques. La pièce s’appelait « La Jetée », en référence bien évidemment à Chris Marker, mais aussi à un bar qui se trouve au Japon. Je l’ai également aidée à réaliser des sortes de « chenilles-chaises », placées dans l’escalier du musée, où les gens pouvaient s’installer. J’ai pris beaucoup de plaisir à faire tout ça avec Dominique, c’était très intéressant. 

JM             Mais aujourd’hui, si on t’offrait la possibilité d’éditer une chaise, un exercice aussi classique que complexe, accepterais-tu ? Tu ne t’es jamais dit que telle ou telle idée mériterait d’être développée sous forme de mobilier ? 

NG            C’est vrai que le mobilier m’intéresse. Mais comme je suis assez obsessionnel, j’avoue avoir du mal à quantifier le temps que cela pourrait me prendre. Et ma priorité actuellement, c’est la mode et les vêtements.

JM             Tu le relevais un peu plus tôt, le rythme est de plus en plus intense. Chez Louis Vuitton, les défilés croisières viennent s’insérer dans le calendrier traditionnel. Malgré le peu de temps qui sépare les collections, on constate une vraie cohérence entre elles, des passerelles se dessinent, et des codes s’affirment. Aujourd’hui, qu’est-ce qui te challenge ?

NG            Être force de propositions ! C’est un peu cliché, mais au final c’est de cela qu’il s’agit ! Dans la réflexion, dans la démarche intellectuelle, il faut recommencer de zéro. On dit que le succès est dans la répétition, et en même temps, la mode se doit d’être témoin de son temps, de capter un moment. Aujourd’hui, si tout le monde a envie d’avoir un discours d’intemporalité — et je suis le premier à le faire — mon rôle c’est également ça : de proposer de la mode. Il faut que les gens puissent se dire : « Ah ça, c’était 2016 pour Louis Vuitton. ». Le flux de propositions de la mode est devenu tellement intense que je ne sais pas si l’on peut arriver à capter cela aujourd’hui, mais pour moi ça reste très important.

JM             Nous manquons certainement de recul. Il est vrai que plusieurs de tes collections Balenciaga sont devenues des repères temporels. Et il est très probable que d’ici quelques années, avec un peu plus d’espace, on pourra dire la même chose de ton travail pour Louis Vuitton.

NG            Je le souhaite. Mon travail est comme un fil que l’on peut remonter. C’est presque comme une collection infinie, c’est ça qui est intéressant. J’ai l’impression de chercher toujours la même chose, mais j’ai la chance de pouvoir aborder des thématiques en toute liberté. La prochaine étape avec Louis Vuitton, c’est de mettre en place ce que tu viens d’évoquer : cultiver cette cohérence, résonner avec le patrimoine de la maison en y apportant innovation et sensibilité. Nous parlons d’hybridation : c’est vrai qu’au départ, cette idée d’un créateur comme moi dans une maison comme Louis Vuitton a pu sonner comme une anomalie. Le courage mutuel a été de se dire que non, il y a une vraie sensibilité en commun, et que je vais pouvoir leur apporter quelque chose d’inédit. La greffe fonctionne. C’est parfois complexe parce que Louis Vuitton est une très grande maison, chaque décision prise a un impact à la taille de ce qu’elle est. Il faut être serein et bien posé dans ses choix. Entre les collections, la maroquinerie, les souliers, une partie de la communication, je crois qu’il me reste énormément à explorer. J’apprends aussi à m’économiser, car il n’est pas possible de tout faire en même temps. À être trop présent, le danger est de ne plus avoir de temps pour soi, celui-là même qui permet d’avoir une distance de réflexion nécessaireà une proposition riche. C’est ce qui peut être problématique dans la mode aujourd’hui. Tous les jours, j’ai un certain nombre de gens autour de moi qui sont en demande de réponses. C’est mon rôle de prendre ces décisions, parfois de manière très pragmatique, ou encore de leur apporter des idées et des briefs. C’est une chose que j’aime faire, mais qui demande d’être en forme pour la faire correctement.

JM             Un autre aspect de l’industrie aujourd’hui est qu’elle semble s’être homogénéisée. Les réseaux sociaux font que tout le monde voit le défilé qui vient d’avoir lieu à l’autre bout du monde. Il y a un effet d’aplatissement géographique. Penses-tu que le lieu de création est toujours aussi important ?

NG            Oh oui ! Je ne ferai pas le même travail à New York, une ville que je connais assez bien. J’ai un peu de mal avec certaines villes anglo-saxonnes. C’est vrai qu’elles bouillonnent souvent plus que Paris, qu’elles ont plus d’énergie, mais je n’y tiens jamais très longtemps. Je me verrais bien vivre un an dans un autre pays, comme si j’avais 25 ans ! Mais je pense qu’à Paris, il y a une combinaison de choses qui est tout à fait unique et qui, culturellement, me correspond complètement. Ça n’est pas toujours un climat facile, surtout en ce moment, mais je ressens une force. Ici, il y a une sorte de pudeur, de distance, de réserve, qui nous est parfois reprochée. C’est une manière de se protéger et elle me convient très bien.

Vie des formes

La pratique du dessin des frères Bouroullec traduit la philosophie qui régit chaque projet du duo de designers : organique, inventive et intrigante.

Madame

Brett Lloyd met  en scène une femme plurielle et pose cette énigme : combien d’identités une seule et même femme peut-elle incarner ?

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C.Q.F.D. à propos du style

Ying GaoLuca Marchetti

Comme toute notion culturelle, celle de « style » dans le domaine de la mode se transforme à travers le temps et l’espace. Du point de vue historique, on observe aujourd’hui que le style ne se résume plus au phénomène essentiellement visuel largement étudié par les cultural studies à partir des années 60, mais qu’il intègre de multiples effets de dématérialisation, impulsés par la culture numérique. Du point de vue géographique, cette notion est profondément modifiée par les nouveaux échanges et équilibres culturels caractéristiques du monde globalisé des années 2000 — notamment la confrontation avec les cultures de mode asiatique où la sensorialité joue un rôle prépondérant.

Si une conception « verticale » du style comme émanation de la figure démiurgique du « créateur » paraît désuète, une définition « horizontale » du style comme résultat des pratiques sociales et identitaires des individus semble aussi devenue insuffisante. J’ai discuté de ces questions et d’autres avec Ying Gao, créatrice de vêtements dont le travail est en train de changer notre perception de la mode.

Luca Marchetti           D’après votre compréhension de l’imaginaire contemporain de la mode, comment définiriez-vous le « style » ?

Ying Gao              Dans le circuit de la mode, depuis presque toujours, l’existence du style est « prouvée » à travers les vêtements et les accessoires portés sur le corps humain, puisqu’ils sont pensés et fabriqués pour ce dernier, alors que dans une perspective plus large, et aussi avec l’intégration de la technologie, le style peut mener une existence au-delà de ce corps humain qui souvent constitue un support quelque peu figé. Aujourd’hui, le style pourrait être un concept pur, un statement, une intention, une interaction, une façon d’être dans ce monde évolutif, et surtout de plus en plus complexe.

LM             Il semble assez clair pour moi que la culture contemporaine attribue une importance sans précédent à l’affect et aux aspects intangibles de l’expérience. Des phénomènes émergeants touchant à divers aspects de la vie urbaine sensibilisent les individus à la dimension immatérielle de leur quotidien. Je pense notamment à la diffusion massive de la technologie tactile, aux systèmes réactifs, aux fashion wearables, aux nouvelles stratégies de marketing expérientiel jusqu’aux parts de marché grandissantes occupées par les parfums ou encore les spas… Penses-tu que le style pourrait se définir sur la base de critères intangibles plutôt qu’en termes visuels ? Pouvons-nous nous identifier avec un état corporel particulier en lieu d’une couleur ou d’une forme ? Et dans ce cas, comment cela peut affecter ou transformer la mode?

YG              L’intangible en tant qu’immatérialité et mutabilité donne de la valeur à l’absence au moyen de laquelle la présence est structurée, et privilégie le flux par rapport à la fixité, ainsi que les allers-retours entre ces polarités. La valorisation de l’intangible pourrait ainsi constituer une prise de position philosophique, une alternative à la prédominance accordée à la présence et à la visibilité.

L’intangible constitue une composante-clé à la fois des concepts créatifs et de la fabrication même de mes pièces. Des éléments ne pouvant être touchés ou captés font partie intégrante de la structure de mes vêtements. Dans certains cas, cette immatérialité est exprimée au moyen d’un tissu si diaphane qu’il semble à peine y être, comme si la matière première avait été l’air, de l’air auquel on aurait donné une forme visible. D’autres éléments impalpables sont également inhérents à ma pratique : une pièce peut être activée par le son d’une voix, le stimulus d’un regard, un éclat de lumière, animant tant le concept que le vêtement lui-même.

L’intangible, pour moi, se manifeste également par l’idée de la mutation. Le changement, le flux et la non fixité sont des attributs typiques de mes créations. Les vêtements changent d’aspect, se métamorphosent de manière imprévisible.

Je doute que ceci « transforme » le futur de la mode, car il s’agit, ici, de poser des questions qui n’auront jamais de réponse.

LM              Parallèlement aux changements dans la conscience des individus — dans le sens d’une perception plus fine des couches intangibles de l’expérience — , l’augmentation mondialisée de la connectivité avec l’avènement de l’Internet 2.0 donne également accès à plus de contenus pour l’expression de soi. Est-ce que cela peut transformer la relation des individus à eux-mêmes, par le biais de la mode ?

YG    Dans mon prochain projet de création intitulé Secondes natures, la participation du spectateur sera en quelque sorte récompensée par la possibilité qui lui est donnée d’observer l’effet médiatique de son propre vêtement, au lieu de lui renvoyer fidèlement sa propre image, comme un miroir, ce qui aurait plutôt pointé vers un caractère flegmatique du médium. En attirant l’attention du spectateur sur les éléments qui constituent l’image médiatique des « simulacres » de la mode, cette série de vêtements interactifs incite le spectateur à porter un regard attentif au processus de « fausse création », à l’« entre-deux » de l’univers de la mode.

En création de mode, le défi est de construire des vêtements dont le volume est fluide, offrant la possibilité de formes multiples et contrastant avec la forme univoque du vêtement traditionnel. Des artistes des avant-gardes historiques, tels la suprématiste russe Olga Rozanova, le futuriste italien Giacomo Balla et l’artiste française d’origine russe Sonia Delaunay, ont déjà souligné l’importance du renouvellement de la structure du vêtement et l’utilisation de nouveaux matériaux dans la création vestimentaire, et ce, dès les années 1920, faisant l’éloge d’un habillement poétique et modulable, notamment des vêtements dont les pièces pouvaient être assemblées de diverses manières. 

Sonia Delaunay, Rythmes et couleurs

En recherche et création, les artistes en textiles électroniques et en arts médiatiques concentrent leurs recherches respectives sur la surface et la texture des nouveaux matériaux appliqués au vêtement de base, laissant la structure du vêtement dans une forme minimale. Avec eux, l’intégration de l’informatique aux vêtements laisse entrevoir des manières nouvelles d’envisager la communication portative. Ils songent visiblement à une intégration plus complexe, mais plus souple, de dispositifs technologiques aux vêtements en explorant le thème du ludisme. Personnellement, je préfère me concentrer davantage sur la structuredu vêtement. La création vestimentaire n’est pas un simple jeu de formes et de couleurs, mais aussi un processus de conception et de fabrication qui devrait être envisagé comme une stratégie conceptuelle.

LM             La démultiplication des possibilités de communiquer et d’accéder à l’information a-t-elle augmenté le potentiel bien connu de la mode de faire fusionner la culture « haute » et culture « basse » ? Voire d’hybrider des esthétiques différentes (voire incompatibles) et de transformer des notions culturelles telles le bon ou le mauvais goût ?

YG              Les projets de vêtement « intelligent » traitant de la relation de l’homme à son environnement deviennent en effet plus à propos aujourd’hui, à mesure que la technologie informatique exerce une pression grandissante sur notre capacité d’absorber les flux d’informations et les nouveaux schèmes d’interactions. 

Charles Baudelaire a dit que la beauté était un dieu à double visage : l’un est celui del’instant, l’autre accompagne l’éternité. On ne crée pas de beauté, sans lier les deux aspects ensemble : l’élément éphémère, mortel, et l’élément éternel, immortel. Si la mode frappe tant les esprits, soit positivement soit négativement, si elle attire certains et en repousse d’autres, c’est qu’elle nous rappelle la dualité de notre nature, mortelle et qui pourtant aspire à l’immortalité. La technologie et la mode représentent sans doute deux des domaines les plus éphémères de notre temps : ce qui est nouveau aujourd’hui sera dépassé demain. Si les créateurs de mode ont toujours affirmé qu’ils travaillaient sur une matière éphémère, qui s’évanouit à peine venue, plusieurs d’entre eux semblent vouloir entamer une nouvelle réflexion sur le sujet aujourd’hui. L’intégration des nouvelles technologies et des nouveaux matériaux modifie-t-elle les finalités du vêtement, tant au niveau de la surface qu’au niveau de la structure? Attribuer de nouvelles formes et de nouvelles fonctions au vêtement serait-ce une piste de réflexion valable dans le processus de création des vêtements du futur ? Ce sont des questions que je me pose au quotidien.

LM             Un phénomène récent, bien représenté par le nom du label français Vêtements ou par le manifeste Anti-Fashion de la prévisionniste des modes et des tendances futures Li Edelkoort, demande de recentrer l’attention de la création de mode sur les vêtements et les accessoires. Qu’est-ce que cela signifie pour le style ? S’achemine-t-il sur la voie de l’obsolescence ? Ou sera-t-il juste moins dû aux suggestions des créateurs et des marques et donc plus dépendant des choix personnels et des pratiques sociales des utilisateurs finaux ?

YG              La mode a souvent été synonyme de démesure et d’excès. Elle, ou du moins une grande partie d’elle, continuera de l’être. Mais l’acte de se vêtir est profondément social ; il définit non seulement notre apparence, ou attitude, mais aussi nos mouvements et nos expériences subjectives dans un contexte social donné. Le style, dans cette perspective, ne peut qu’être constamment altéré en tant qu’expérience de vie. 

LM             À côté de la notion de style, la perception de l’authenticité — une autre notion-clé dans le domaine de la mode — évolue également. Dans un ouvrage récent le philosophe Yves Michaud invitait à l’envisager sous un angle affectif et émotionnel plutôt qu’en termes matériels, ou de « fabrication artisanale conforme ». D’après Michaud, la notion contemporaine d’authenticité se décrit en termes d’intensité affective et de présence à soi dans une situation donnée, définie dans le temps et l’espace. Plutôt que d’être une caractéristique de l’objet, elle devient une caractéristique de notre expérience avec lui… Dans ton approche de la mode, affection, émotion et « présence » jouent un rôle crucial : pourrais-tu définir l’authenticité de tes vêtements et accessoires sur cette base ? 

YG              Si l’évolution technologique conduit l’avenir vers la dématérialisation, la virtualisation et le multi-sensoriel, que deviendra alors le vêtement du troisième millénaire ? Le vêtement, malgré sa connotation d’élément de fioriture dans les sociétés modernes, a pénétré il y a très longtemps au cœur de notre existence en tant qu’objet social. Flügel soutient que l’habillement ne serait qu’un épisode de l’histoire de l’humanité, et que « l’homme vivra un jour sa vie, conforté dans la maîtrise de son corps et de son environnement physique, dédaignant les béquilles vestimentaires qui l’ont soutenu dangereusement au cours des premiers pas mal assurés de sa démarche vers une culture supérieure. En attendant, les béquilles sont toujours là. Nous pouvons toutefois veiller à ce que nos sciences en pleineéclosion nous permettent de les façonner de façon réaliste, de les employer convenablementet de faciliter ainsi notre progression.» (ibid., p.220). Le vêtement de Flügel a trois finalités principales qui sont constamment agissantes dans le monde civilisé : la parure, la pudeur et la protection. Même si la pudeur et la protection ont pris une importance considérable depuis l’adoption du vêtement, la parure semble être la cause première du port du vêtement à l’origine. Il est sans doute troublant de constater l’existence paradoxale puisque simultanée des notions de parure et de pudeur au sein du même groupe : la fonction principale de la parure est de magnifier l’apparence corporelle, d’attirer les regards de l’autre, alors que le but de la pudeur est l’opposé, puisqu’elle tend à nous faire dissimuler nos imperfections corporelles et à dissuader l’autre de poser son regard sur nous. Cette contradiction fondamentale constitue une introduction d’une richesse inestimable pour le développement de la mode dans les sociétés modernes : la mode est une histoire pleine d’ambivalence, de controverse et de compromis. L’authenticité, quant à elle, existera le jour où l’homme (re)deviendra nu.

Carapace, masque et standards

À partir de quel moment un vêtement travestit l’identité de celui qui le porte ? Le photographe allemand Axel Hoedt questionne les normes en jouant avec la définition de costume.

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Secret constellation

Mai-Thu Perret

Depuis plus d’une quinzaine d’années, l’artiste Suisse Mai-Thu Perret a mis en place uneœuvre tentaculaire composée de textes, sculptures, vidéos et performances. Regroupé sous le projet global « The Crystal Frontier », ce récit protéiforme documente la vie d’un groupe de femmes installé au Nouveau-Mexique. Cette communauté utopique, entièrement fictive, permet à la plasticiennede questionner des sujets aussi variés que le patriarcat, la croyance ou encore la place de l’objet dans notre quotidien. Justin Morin s’entretient avec Mai-Thu Perret à propos de ses multiples jeux référentiels, de l’esthétisme de ses pièces et de son approche de la production.

Justin Morin   L’une des premières fois où j’ai pu découvrir ton travail, c’était dans un contexte qui n’est pas évident, puisque c’était pendant la Biennale de Venise de 2011, dans l’Arsenal. C’est un endroit compliqué car beaucoup d’œuvres doivent y coexister. Pourtant je me souviens très bien que ton travail s’y détachait. 

Mai-Thu Perret   Je présentais un ensemble de trois pièces : un mannequin, un néon abstrait et sa réplique qui était assez difficile à voir puisqu’il s’agissait d’une peinture murale en blanc sur blanc. Avec ce double quasi invisible, l’idée était de faire une sorte d’image rétinienne, une persistance. Au moment où j’ai créé ces pièces, je réfléchissais beaucoup aux migraines. Elles sont parfois de nature ophtalmique : c’est extrêmement désagréable, ce sont des petites taches qui apparaissent à l’intérieur de l’œil. Cette ombre blanche agissait un peu comme un rappel de ces effets.

JM     De manière générale, le néon a cette capacité très forte à capter le regard. Mais le tien n’est pas qu’un pur objet graphique, il est une citation empruntée à une grande figure de l’histoire de l’art… 

MTP   Tout à fait, il est directement inspiré d’un dessin d’Agnes Martin que j’ai trouvé dans un livre. En 2005, il y a eu une très belle exposition qui lui était consacrée, ainsi qu’à Emma Kunz et Hilma af Klint, au Drawing Center de New York. Elle s’intitulait 3 X Abstraction et questionnait l’idée du spirituel dans l’abstraction. Elle évoquait notamment le fait que cette pratique méditative, entre ésotérisme et guérison, est spécifiquement féminine. Pour en revenir au néon, il ne faut pas oublier que c’est initialement un matériau publicitaire. Ce que je trouve beau, c’est que tu peux le voir partout, dans toutes les villes. C’est aussi une forme d’écriture ; quand les néonistes tordent les tubes de verre, c’est vraiment comme du dessin. J’ai malgré tout quelques réserves par rapport à l’utilisation des textes en néon dans les expositions d’art contemporain, que je trouve parfois un peu trop évidents. C’est pour cela que je vais personnellement vers l’abstraction.

JM   Le mannequin présenté à Venise portait une robe de Schiaparelli.

MTP   Cette robe m’a toujours fascinée, c’est une vieille obsession ! J’ai tendance à travailler comme ça, autour d’objets ou d’idées qui m’obsèdent. Je procède souvent par appropriation, c’est une manière de comprendre les choses. Schiaparelli est un personnage intéressant, en relation avec l’avant-garde et les surréalistes. Cette robe est d’ailleurs une collaboration avec Dalí. Avant de l’exposer à Venise, je l’ai utilisée dans une vidéo que j’ai réalisée il y a quelques années. Il s’agit d’un film en 16mm dont l’héroïne est une amie musicienne. J’ai donc fait réaliser une copie de la robe, aux mensurations de mon actrice, d’après des photographies fournies par le Victoria  & Albert Museum qui détient l’originale. Le film est une errance qui commence à Londres, devant la station de métro de Tufnell Park et qui se poursuit vers Hamsptead. L’héroïne marche dans le parc, qui est un endroit étrange, une immense oasis de verdure dans le centre de Londres. Elle chante une chanson élisabéthaine très mélancolique. Il s’agit d’un titre de John Downland, un musicien anglais du XVIè siècle,intitulé In Darkness Let Me Dwell, qui est devenu le titre du film. Je voulais ensuite qu’elle aille nagerdans les ponds, les espèces de piscines que l’on retrouve à Hampstead. Ce sont des endroits très beaux, des étangs complètement entourés de verdure. Malheureusement, il nous a été impossible d’obtenir une autorisation de filmer, cela nous aurait coûté tellement cher qu’on s’est finalement dirigés vers un autre endroit. Nous sommes allés sur la côte, dans le Kent, à Dungeness. Le paysage y est un peu marécageux, avec plein de ruines et de bunkers, c’est assez sauvage. Et donc l’héroïne passe de Hampstead au bord de la mer à Dungeness, elle enlève sa robe et plonge sous l’eau. Le film se boucle et reprend à Tufnell Park. C’est un parcours entre underground et overground, traversé par l’idée d’un monde souterrain. Le film a été mis en musique par Ikue Mori du groupe DNA. 

Quand j’ai commencé à réfléchir à ma proposition pour Venise, il me restait toujours la robe.

Mai-Thu Perret avec Ligia Dias, Apocalypse Ballet (Two White Rings), Sculpture en acier, fil de fer, papier mâché, acrylique, gouache, perruque synthétique, tubes au néon, costume de soie, support en acier, 175 cm x 165 cm x 165 cm.
Photo : Jens Ziehe.
Rubell Family Collection, Miami, 2006.

Un film, c’est un instant, ça passe… J’ai donc pensé à réutiliser la robe avec ce mannequin. Son visage est en verre soufflé et est moulé sur celui de mon actrice. Il est argenté, réfléchissant, comme liquide. C’est une sorte de fantôme…

JM   On le voit, tes références sont très riches et précises, mais pourtant le spectateur reste libre de créer sa propre interprétation. La force visuelle de tes pièces les emmène ailleurs.

MTP  Oui ça reste assez ouvert. J’ai parcouru un certain cheminement pour arriver à ces pièces, mais tu peux te raconter l’histoire différemment, il n’y a pas de narration obligatoire. D’une certaine façon, les objets se suffisent à eux-mêmes.

JM   Pour comprendre tes pièces, les titres semblent agir comme des indices. Ils sont souvent très littéraires. Un exemple, pour une de tes céramiques : If you do not throw yourself into the breakers, how will you ever meet the one who frolics in the waves ? 

JM   Je voulais savoir comment tu les récoltais. D’où viennent-ils ? Comment s’articulent-ils les uns avec les autres ?

MTP   J’ai des sources différentes selon le type de pièce. Par exemple, puisque la céramique découle d’un travail processuel et que j’en réalise beaucoup, j’avais envie pour les titres de mettre en place un système qui joue vraiment avec le hasard. Ces sculptures murales ont toutes des titres trouvés dans un livre qui s’appelle Zen Sand: The book of capping phrases for Kôan Practice. C’est un manuel de pratique zen avec des réponses au Kôan. Il est très imposant, il y a plus de 600 pages, et les phrases sont toutes incroyables.

Les titres des pièces de Venise sont en rapport avec le film… J’ai choisi une autre chanson de Dowland, qui s’intitule Flow my tears. C’est aussi accessoirement le titre d’une nouvelle de Philip K. Dick, Flow my tears,the policeman said, dont le personnage principal est obsédé par la musique de Dowland, ce qui est un écho assez drôle. Dans la mesure du possible, j’essaie d’éviter les pièces « Sans Titre », sauf pour les peintures abstraites où il m’est vraiment difficile de donner des titres. De manière générale, si je peux avoir un titre, c’est mieux. 

JM   Tu viens récemment de faire une exposition à Dallas au Nasher Sculpture Center. Alors que tes précédents travaux fonctionnent comme un collage de références historiques, leur conférant une aura atemporelle, ces nouvelles sculptures résonnent particulièrement avec l’actualité. On y découvre notamment une série de mannequins, des femmes en tenue militaire, affublées de mitraillettes en résine colorée. Est-ce que tu peux nous en dire un peu plus ?

MTP   Effectivement ces pièces font écho à l’actualité. C’est un choix mais c’est aussi une force majeure, par rapport à tout ce que l’on traverse. Je suis évidemment, comme pas mal de gens, affectée par les événements que l’on vit depuis plus d’un an, et leur rythme qui s’intensifie. J’ai commencé à travailler sur cette exposition après les attentats de novembre 2015. Parallèlement à cela, je suis allée une dizaine de jours dans la partie kurde de la Turquie à l’occasion d’une résidence. J’y étais initialement pour réaliser des tapis avec une organisation qui travaille avec des nomades kurdes qui sont désormais sédentarisées. Cela rejoignait naturellement mon intérêt pour le travail des femmes, l’artisanat, mais aussi l’abstraction : comment un tapis peut être narratif ? Il y a de nombreuses histoires dans les motifs que les femmes tissent dans les kilims… Pendant mes recherches, je suis tombée sur des vidéos You Tube qui présentaient les femmes des YPJ — Unités de protection de la femme, en français —, une organisation militaire kurde composée exclusivement de femmes qui combattent Daech. Ça m’a complètement obsédée. La question de l’actualité et l’histoire de la Syrie sont deux éléments compliqués à gérer par rapport aux pièces présentées à Dallas. Je crois qu’il est important d’en parler car c’est un point de départ essentiel dans la réalisation de ces œuvres, même si cela peut complètement parasiter la lecture que le public en a. J’ai remarqué que dès que l’on parle de la Syrie, il y a un boulevard d’interprétations qui s’ouvre : on ne regarde plus du tout l’objet comme une œuvre, on bascule dans des questions de politique.

Mai-Thu Perret, Alone I walk the red heavens, céramique vernie, 28 x 26 x 5 cm.
Photo : Mareike Tocha. Avec l’autorisation de la Galerie Francesca Pia, Zurich, 2013.

C’est comme un court-circuit, et c’est un problème qui m’intéresse. Je ne sais pas si je l’aborde correctement, mais pour moi, il n’y a pas d’opportunisme à aborder ces questions d’actualité.

Les pièces du Nasher sont aussi nées d’un mille-feuille de références. Je les ai créées au même moment où j’ai découvert Les Guérillères, le livre de Monique Wittig. Il date de 1969, c’est un classique du Mouvement de libération des femmes qui raconte l’histoire d’une arméede femmes. Il est intéressant de voir comment ces éléments, dans des contextes différents, peuvent se recouper et se mélanger. Ces œuvres ne se résument pas à leur rapport à l’actualité, elles sont très compliquées au niveau des matériaux employés. Il y a beaucoup de techniques différentes, c’est comme un collage, un inventaire de toutes les techniques de sculpture que j’ai utilisées jusqu’alors. On y trouve du rotin, du bronze, de la céramique, des masques en silicone… Parmi tous les mannequins, il y a une échelle descendante autour du réalisme ; l’une des figures est réaliste, fait illusion, sans pour autant être parfaite alors que les autres sont plus étranges, et mélangent notamment les effets (un visage en silicone et des bras en rotin) pour apporter un côté hybride, presque cyborg. 

JM   Ce numéro de Revue est traversé par la notion d’anomalie. Plutôt que d’évoquer ton rapport aux normes, qui me semble être un point d’entrée un peu trop évident, notamment pour ta réflexion engagée avec The Crystal Frontier, je voulais connaître ta position face à l’erreur, à l’accident, qui sont sont des processus importants dans la création, surtout en sculpture.

MTP   J’ai réalisé il y a quelques temps un néon en trois versions. Il s’agit d’une forme logotype constituée de cercles. Le premier néon est de couleur blanche, les deux suivants sont orange et bleu. Le format diffère également : il y a une versionqui est plus ou moins carrée, et une autre beaucoup plus étroite. En fait, il s’agit d’une erreur de dessin sur le logiciel Illustrator. Alors que je travaillais dessus, j’ai appuyé par hasard sur « aligner au centre ». La forme qui en a résulté était super belle et je me suis dit qu’il fallait que je fasse les deux. Si un hasard de ce genre se présente, je suis preneuse.

JM   J’ai souvent lu, à tort selon moi, que tu avais une approche lo-fi de la sculpture.

MTP    C’est un commentaire un peu idiot qui est apparu avec les premiers mannequinsque j’ai réalisés et qui étaient en papier mâché. Si on prend l’exemple des pièces de Dallas, elles sont très produites, parfois avec une technologie qui emprunte directement aux effets spéciaux. Je ne crois pas tellement à l’opposition entre lo-fi et high-tech, j’ai toujours cherché à déconstruire les frontières. Si mes premiers mannequins ont un côté simpliste apporté par le papier mâché, je n’ai jamais pensé que c’était une valeur en soi de faire quelque chose de pauvre. Je n’ai pas tellement de valeurs morales par rapport au niveau de production des œuvres. Il y a des artistes pour qui c’est très important d’être dans l’atelier et d’arriver à faire quelque chose avec un bout de papier. Je ne travaille pas comme ça. Je me sens plus comme un directeur artistique avec ces choses-là : j’exploite les effets qu’ont certains matériaux. 

JM    Est-ce que tu as un rapport physique avec la matière ? 

MTP    Oui, avec la céramique, notamment. J’ai également fait un peu de tapisserie mais je ne suis pas très douée. Mais pour tout dire, je ne vois pas vraiment de différence entre moi et les autres. Je comprendsque lorsque l’on fait les choses soi-même, ça n’est pas du tout la même expérience, il y a une intention qui s’inscrit dans l’objet. Mais je ne suis pas du tout obsédée par ça. Je pense juste qu’il est parfois dommage de ne pas du tout savoir comment les choses sont faites.

Mai-Thu Perret, I suddenly realized I was totally inside the imperial city, céramique vernie, 37 x 48 x 5 cm.
Photo : Mareike Tocha.
Avec l’autorisation de la Galerie Francesca Pia, Zurich, 2013.

La main de l’artiste, ça m’intéresse assez peu.

Pour en revenir à la céramique, j’ai un collaborateur avec qui je développe un rapport très fort depuis plusieurs années. Il est basé à Cologne et travaille avec beaucoup d’artistes. Je vais dans son atelier fréquemment depuis presque dix ans. Je réserve l’espace, on y est seuls, j’arrive avec un projet, un plan, des croquis, et on essaie de trouver comment on peut réaliser les pièces. Dans mon quotidien, je n’ai pas une équipe d’assistants, un studio à l’américaine, comme certains de mes amis peuvent avoir. Pour moi, cela équivaut à mettre un système en place dans lequel tu dois ensuite travailler… Tu peux vite te retrouver coincé. J’ai personnellement plus de souplesse en étant seule et en collaborant avec des artisans.

JM   Et comment ça se passe avec une personne  qui n’est pas du tout dans ton domaine d’expertise, comme la danseuse Agnès Schmidt, avec laquelle tu as réalisé la performance Figures ?

MTP   J’apporte des directions, des outils pour travailler. En l’occurence le mannequin utilisé pour Figures n’était pas du tout adapté, il était tellement dur à bouger que ça a été très compliqué. Mais la contrainte était tellement forte qu’Agnès a vraiment essayé de tirer tout ce qu’elle pouvait avoir de cette chose. C’est vraiment elle qui a écrit la pièce. Avec le recul, avec une meilleure marionnette, cela aurait été beaucoup plus compliqué car nous aurions eu beaucoup plus de choix. 

JM    Quelles sont les personnes qui nourrissent ta pratique, qui la stimulent ? 

MTP    J’adore la musique et l’approche de Beatrice Dillon, avec qui je travaille le son dans mes performances. Je peux citer également l’artiste suisse Emmanuel Rossetti. Et puis j’admire des figures plus âgées comme Joan Jonas, ou Rosemarie Trockel. Mais la liste serait trop longue pour l’énumérer. 

JM   Quels sont tes projets à venir ?

Mai-Thu Perret, In the middle of the cooked rice he suddenly comes upon a grain of sand, céramique vernie, 37 x 48 x 5 cm.
Photo : Mareike Tocha. Avec l’autorisation
de la Galerie Francesca Pia, Zurich, 2013.

MTP    Je prépare deux expositions : une à Londres, en novembre, chez Simon Lee, et l’autre à Los Angeles, en mai, dans le nouvel espace de David Kordansky. Je réfléchis aussi à un événement qui aura lieu l’année prochaine à The Kitchen, à New York, mais dans l’espace qui est dédié  à la scène. Ça sera de nouveau un travail autour de la performance et cela m’excite beaucoup. 

Dépaysement surréaliste

Le surréalisme fait irruption dans la banalité du quotidien avec la série d’images de Florian Raidt et de Sebastian Lager. De ce paysage sensible, fait de matières et de motifs, émergent les sculptures de Mathias Garnitschnig.

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Désordre

Hubert Colas

Qu’est-ce qui m’amène à penser — à parler (d’une anomalie).
Le désordre me vient mais de quel désordre je voudrais parler.
La solitude. Mais de quelle solitude. Plus que la solitude : le silence.
L’impossible qui ne se dit pas puisqu’il est impossible.

Qui reste collé à ma peau ?
Je regarde je suis seul.

Je ne suis pas vraiment seul je le suis totalement.

Les sept levers capitaux

Matin d’août. Il fallait bien se lever. Je me lève à contrecœur. Préférant toujours la nuit où mon débat est clos. Je craignais déjà les quelques grimaces qui n’allaient pas tarder de remplir mon visage. Pourtant. Le temps modérateur des plaisirs articule mes pieds vers la cuisine, puis vers la machine à café puis vers le sucre que finalement je rejette pensant cholestérol cholestérol cholestérol puis la chaise tirée trainée d’une main vers mon extérieur terrasse, lunettes slip torse nu rasage approximatif et enfin doigts de pieds déployés dits en éventail. Je succombais à l’apesanteur. Le hagard pouvait commencer.
Jean, mon voisin qui forme dans ma tête l’idée du père que je n’ai pas, a jeté ce matin de sa fenêtre qui donne sur ma cour des papillons de papier. L’un d’eux s’est posé en suspension sur mon bol de café. Il s’agissait d’un morceau de carte postale. Un morceau dentelé comme on faisait à une époque peut-être encore maintenant dans les papeteries rétro. Un morceau de mer. La fin des vacances énerve mon voisin de père je me disais. Je me plaisais déjà à reconstituer le puzzle de ces précieux messages intimes qui animerait quelques instants le néant de ma matinée. Éparpillées sur ma terrasse ce jet de cartes me blessa quand j’eus compris qu’il s’agissait des cartes postales que je lui avais envoyées. Je n’osais pas lever la tête de peur qu’il y vît je ne sais quoi qui aurait pu m’échapper. La combustion de mon visage battait son plein. Mes sourcils clignotaient. La pulsation de mes veines devait dessiner toute la route des émotions que je ressentais. J’entrepris la cueillette des morceaux. Un à un je les déposais sur ma paume d’abord face image où je pouvais retrouver toutes les traces de mes voyages de ces dernières années. Souvenirs déchirants du temps qui passe. Traces et épisodes s’affichaient dans ma tête villespays monuments rencontres d’un coup tout était là étalé par terre. Le son des images envahissait mon crâne. Cette sensation comme on dit le jour de sa mort où l’on revoit défiler tout ce que l’on a vécu en quelques secondes. C’était ça. Nausée. De mes cartes il avait pris soins de ne jeter dans ma cour que des morceaux choisis où l’on pouvait lire « Cher Jean… » avec cette écriture quasi illisible qui me caractérise. De temps en temps un « Jeannot ». J’avais écrit toutes ces cartes depuis que sa femme était morte. Depuis le jour où j’avais compris que Jean et Angèle n’avaient jamais soupçonné un instant qu’elle puisse mourir avant lui et lui rester seul. Du coup ils avaient tout fait pour qu’elle ne manque de rien après sa mort à lui. Seulement voilà c’est elle qui mourut la première et c’est maintenant lui qui manquait de tout. Surtout d’elle. J’écrivais ces cartes avec le sentiment de combler une partie du manque. Vain. Je compris qu’il les avait soigneusement et scrupuleusement déchirées et qu’il ne m’en léguait par la fenêtre que les intitulés. Mes « Cher Jean » mes « Cher Jeannot ». J’étais blessé. J’étais vert. J’étais nausée. J’étais mort. Nous étions mort. Jean et moi. C’était fini. C’était des cartes toutes envoyées de l’étranger. Mes pensées soignées pour lui. Mes pensées étaient maintenant toutes déchirées, jetées par la fenêtre. Comme on jette l’argent.
Pourquoi ?

Collision de la pensée

De quelle couleur est la douleur ? J’attends une réponse. De quelle couleur est la douleur ? La couleur de la douleur est — VERTE. Elle est verte. Pourquoi — pourquoi — pourquoi ? Parce que — la peur est verte. La (grande) douleur c’est la peur. La peur est verte. La couleur de la peur de la douleur c’est la couleur verte.
D’aussi loin qu’il m’en souvienne,
Au petit déjeuner il m’arrive de manger de la salade. Je mange de la salade de haricots verts. Je vois les haricots verts. Je mange des haricots verts. Je ne sais pas si j’aime les haricots verts. Je ne sais pas. Mais je mange des haricots verts. Je crois que je n’aime pas ça. C’est un souvenir. Un souvenir de haricots. Petit je mangeais des haricots. Maintenant je mange toujours des haricots. C’est convulsif. Je vois je mange — je vois je mange. Je n’ai pas d’autre chose à dire. On peut se passer de haricots verts. Tout le monde peut se passer de manger des haricots verts. Pas moi.
On peut passer à la suite. S’il vous plaît. Merci.

Rien ne se perd.

Le temps est une mauvaise passe.
L’eau coule. Pendant ce temps. Je réfléchissais à la meilleure façon de ne pas perdre trop de temps dans une relation affective.Quelques règles de principe s’imposent à l’esprit. Ainsi : Comment commencer ? Et comment finir ? Ces deux périodes de la relation amoureuse sont chez moi les plus longues. Comment j’explique cela. Je l’explique : Ce n’est pas sans lien avec une certaine forme de — disleqcie — dysleksie — dixlecsie — dyslexie. Je l’esplique. J’explique. Le premier pas : Dépasser le stade de se dire en boucle que je n’ai rien à dire ou que ce que je pourrais dire ne dit rien et ne servira à rien de toutes manières. Je ne dis rien. Je suis gaucher. Donc préparer un petit lexique du savoir faire les premiers pas. S’impose. Avec quelques règles. Simples. Quelques phrases. Simples. Des principes simples qui m’emmèneront irréductiblement au lit. Quelles sont ces phrases ? Le vide me vient. Le disque dur tourne en rond. Rien dans le citron. Je tape sur le clavier : Premières phrases à dire pour rencontrer une personne. La petite boule mystère de l’ordinateur tourne — tourne — tourne — et je tombe sur : Les sept meilleures phrases pour draguer. Je lis.
1 — « Salut ! » cela avec variantes : « Salut ça va ? » et « Salut tu aurais l’heure ? » Après ce préambule il y a de fortes chances que je reste hébété. Je continue.
2 — « Excuse-moi je suis perdu, tu sais où est la rue xxx ? »
3 — « Excuse-moi, tu aurais du feu ? » Celle-là c’est une courue d’avance.
4 — « Salut, je cherche [là, il faut que tu insères un lieu sympa comme un parc, un musée, un monument, un bar ou un événement rigolo] tu pourrais me dire où c’est ? »
5 — « Salut, j’aurais pu t’aborder en te disant [le Cliché xxx] mais c’est vraiment naze. Je préfère me dire que tu me donnes envie de te connaître. »
6 — « Salut, ça va te paraître fou mais je t’ai vue et je me suis dit que ce serait bête de ne pas venir te parler, mais je me demande si ton chien ne va pas me dévorer ! »
7 — « Salut, je sais que tu as mis un barrage pour que personne ne vienne à l’abordage mais [je me dis que c’est bête de te laisser filer comme ça, donc] je m’en fous, je viens te parler. » Pour te dire la la la — Bref. À y réfléchir — Je pense (que) si j’utilise ces phrases pour faire le dernier pas pour en finir j’aurais plus de chances. Ça pourrait même être drôle — enfin pour qui ? Et du coup pour commencer j’adopte le principe inverse. Je tape : Les cinq phrases à dire pour une rupture. La petite boule mystère de l’ordinateur tourne — tourne — tourne — et je tombe sur :
1 — « C’est pas toi, c’est moi. »
2 — « Je ne sais pas où j’en suis. »  — « Je pense encore trop à mon ex. » — « T’es trop bien pour moi. »  — « Je n’ai pas envie de m’engager. » — « Ça devient trop sérieux, ça me fait peur. »   — « Je t’aime bien, restons amis. » — « Bah, en fait, ça va pas être possible. » Bref : = Je cherche quelqu’un avec de l’humour — le plat est bien garni. Le jour est ouvert. Mon café est froid. Je ne suis pas aux pays des merveilles. Je sors.

La reprise de conscience de ma Dyslexie me détend quelques minutes. Ma difficulté à communiquer, à être en contact avec les autres, à écrire, à oser montrer ce que je fais m’épuise. Je dois sans cesse contourner les difficultés et inventer d’autres moyens de communication pour communiquer. 

« Dernier coup de reins — comme disait mon père. »
Disait souvent Jean. Ce soir-là X n’était pas seul.

Ce soir-là je n’étais pas seul. Ça m’arrive. Après tout ce qu’il fallait faire de préliminaire je finis par coucher avec une personne. Mon appartement n’y était pas pour rien. Je crois qu’il plaît. Quand je ramène quelqu’un chez moi j’ouvre la porte. Je sais tout de suite que la partie est gagnée — ou pas. Souvent l’effet appartement gagne. C’est un appartement spacieux sans vis-à-vis. Cet appartement me ressemble. Après avoir fait ce qu’il fallait faire dans une certaine durée. Avec une incertaine assurance, bien dissimulée pour être sûr que le contentement de l’acte ait bien atteint la réciprocité — je dis : « En terme de durée de relation sexuelle ça va ? »

C’est orageux en ce moment — dedans-dehors — c’est orageux.

Ce matin. Encore une fois la crise l’emporta — je ne voulais pas — je voulais simplement traduire là où je n’étais pas d’accord. Mais la voix me coupait sans cesse. Je n’arrivais pas à formuler. Je m’emportais. La tension dans le cou. Je me sentais me raidir alors que je voulais être tout le contraire. Je voulais dire tout le contraire. Une voix ininterrompue sans relâche clamait une vérité sur mes agissements, mes comportements pas comme il faut. Sous les yeux la preuve tombait immédiate que mes faits et gestes étaient proches de l’hystérie. « Jamais on ne m’a parlé comme ça — jamais on ne m’a parlé comme ça. » Et en moi de me redire et redire que non ce n’était pas ça — pas vrai ce n’est pas vrai. Et la voix de dire regarde-toi regarde-toi. Et puis d’un coup je lâche net et clairement. Je ne veux plus te voir. Plus jamais. Je ne veux plus jamais te voir. Plus jamais t’entendre. De toute manière tu gagnerais à te taire. Je dis ça à la voix.

Le silence tomba. (Jean et X n’entendirent plus jamais parler la voix.)

Je n’ai pas le moral.

Je pleure — je pleure. Je crois que je suis malheureux. Je crois. Je ne sais même pas sur quoi. Je pleure — je pleure — je pleure. Autour de moi les gens s’approchent. Ils pleurent. Ils me voient pleurer. Ils pleurent-ils pleurent. Il y a d’autres gens. Ils nous voient pleurer. Ils s’approchent pour savoir pourquoi. Ils pleurent ils pleurent à leur tour. Nous pleurons — nous pleurons. La télévision arrive. Elle nous voit pleurer. La télévision nous demande si nous pouvons pleurer pour les téléspectateurs. Nous pleurons nous pleurons pour les téléspectateurs. Nous arrivons dans le petit écran de la télévision devant des milliers de téléspectateurs nous pleurons. Le téléspectateur se demande qui a bien pu nous faire tant de mal pour pleurer comme ça. Ils pleurent à leur tour. Ils pleurent ils pleurent. Je rentre chez moi je vois mon visage tout dégoulinant de tristesse. Je pleure. Je vais vite sur Internet pour me changer les idées. J’ai plein de messages de gens qui pleurent qui pleurent. J’allume la télé pour me couper le cerveau. Je vois des gens ils me regardent pleurer. Ils pleurent ils pleurent. Je me dis mais qui a bien pu nous faire autant de mal pour que nous pleurions comme ça. Tout le monde pleure. Ce n’est pas normal. lI y a quelque chose qui cloche. Il y  a trop de gens qui pleurent. Pourquoi il y a autant de gens qui pleurent comme ça ? Tu sais ? Non tu ne sais pas pourquoi il y a autant de gens qui pleurent. En larmes. Mais pourquoi ? Pourtant il doit bien y avoir une raison. Pourquoi les gens pleurent comme ça. Ils pleurent et ils pleurent. Je décide de porter plainte contre X. Je vais voir la police car la police ne pleure pas. Non-non-non. La police ne pleure pas. La police n’a pas le droit de pleurer. La police pleure quand elle enlève son costume de police. Sinon la police ne pleure pas. J’explique pour qu’elle prenne conscience. Il n’est peut-être pas normal de pleurer comme ça. Il doit y avoir un X. X a dû faire quelque chose. La police retient ses larmes. La police me regarde. Je pleure je pleure. X me fait pleurer. X monsieur l’agent. X me fait pleurer. X me fait pleurer. X est coupable. X ne pleure certainement pas. À l’heure qu’il est X est en train de rire. Monsieur l’agent à l’heure qu’il est. Si X rit il doit y avoir une raison pour que X rie. Moi je pleure. Maintenant il y a d’autres gens au cabinet de police. Ils me regardent. Et tout d’un coup — Ils pleurent ils pleurent. Les policiers se serrent les coudes. Ils pensent à tous ces X qui cavalent. Se retenir de pleurer. Ils pensent à X. D’autres gens affluent. Avant même de savoir ce qui se passe ils pleurent ils pleurent. Nous sortons tous en pleurant. Nous nous rendons à la présidence de la République voir le président de la république. Le président de la République n’a pas le droit de pleurer. Non le président de la République n’a pas le droit de pleurer. Il est au-dessus des nuages gris. Nous pleurons de plus belle. Les visages sont tendus. Nous voyons le président. Le président de la République grimace. Il grimace le président de la République. Avec plein de gens autour de lui qui grimacent. Ils grimacent. Il nous regarde le président de la République. Nous sommes tout près. Tout près de le voir pleurer. Mais il ne pleure pas. Il fronce un sourcil. Il ouvre la bouche. Il sort une vertu. Mais la grimace est plus forte. Alors ? Alors il sort un cri aux accents toniques : « Faites attention ». Il sort de sa poche un grand miroir. Il tend le grand miroir vers nous. Il crie « Faites attention ! Faites attention ». Nous. Nous épouvantés nous courons nous courons. Nous courons dans tous les sens. Il y a des morts des morts. Des morts des morts. Nous  pleurons nous pleurons. Nous avons peur. Je n’ai pas de morale.

Parfois nous avons besoin de douleurs aigües-aigües.

Je sors de mon lit. Comment vous avez fait ça ? Sept articulations bloquées. Et bloquées — bloquées. Dans des sens opposés. Quelle que soit la manière de bouger vous ne pouviez pas ne pas souffrir. Quelle que soit la position. Douloureux de tous les côtés. Ah ah ah. Vous devez avoir mal. Ah ah. Comment vous avez fait ça ? Je ne vous pose pas vraiment la question. Je sors une moue approbatrice. La journée était de travers, je le savais. Je le pensais et — ça y était je commençais à souffrir.

1 :-)

C’est le noir. La nuit. La chambre. Un homme. La lumière du jour peu à peu éclaire un écran d’ordinateur. Programmé pour sonner. Le réveille-matin. L’ordinateur s’allume. L’image est là. Un homme dort. Couché sur un lit. À coté un ordinateur portable sonne. Une image apparaît sur l’écran : un homme dort, couché dans un lit à côté d’un portable. L’ordinateur s’ouvre s’éclaire et sonne — une lumière apparaît. Une image apparaît. Un homme dort dans l’image. C’est programmé pour sonner. Réveil — L’homme se réveille. Une main sort du lit. Un bras pivote vers l’ordinateur où l’image d’un homme apparaît — le bras la main switch off. Noir.

L’homme de l’écran que l’on ne voit plus sort une main puis un bras de son lit, rabat claque et ferme l’ordinateur portable qui est posé sur une petite table à côté du lit où un homme couché dort — une précision peut-être inutile —, l’homme se redresse, crie — une chose — : « Debout connard ! C’est l’heure des morts ! ». L’homme du quatrième écran qui a sorti une main puis un bras de son lit en direction du portable en même temps qu’il a jeté un œildans une direction opposée à son mouvement comme s’il dormait accompagné, a claqué et fermé l’ordinateur portable se redresse et lâche — une chose du genre — : « Grouille-toiconnard ! Tu crois qu’elle appartient à qui ta journée ! » Noir. L’image sur l’écran 3 est celle,maintenant d’un homme hagard torse nu. Il regarde devant lui, il regarde l’homme qui vientde se réveiller. Il fume. Une première cigarette. Son d’un réveille-matin type chalet suisse — tic— tac et sonnerie coucou —. L’homme lâche de temps en temps « L’heure c’est l’heure. », « L’heure c’est l’heure. », « L’heure c’est l’heure. » L’homme de l’écran 2 grimace. Il grimace ou il sourit. « Debout ! Debout debout ! Debout debout debout ! Debout deboutdeboutdebout ! » L’homme de la chambre, la tête posée de profil sur un oreiller rouge ouvre son œil et le jette en direction de l’écran. Sa main sort du lit et vient claquer et « Ferme-la ! » il dit à l’homme de l’ordinateur portable. Maintenant il se dresse torse nu, fume cette fameuse première cigarette qu’il attrape avec son autre bras lorsqu’il claque l’ordi avec le regard qui est allé dans la direction opposée à son mouvement. C’est ainsi que durant quelques instants sa tête fût torturée par l’écartèlement de ses deux bras. À moins que la torture soit simplement la solitude. Il lâche à ce moment un « Connard ! » 

Maintenant je fume. Matin si doux pas si doux.

2 – )

Un homme, il porte un tee-shirt vert, il n’a pas passé ses bras dans les emmanchures, il a la trentaine, il est mal rasé, il a l’air endormi, il a les yeux qui collent, il a un Post-it sur sa bouche. Il attrape le Post-it. Il lit le Post-it : « Debout debout debout » 

3 ( )

Un homme, un tee-shirt jaune écrit dessus « DEBOUT ». Il a une main passée dans l’emmanchure du tee-shirt. Il se réveille. Il est rasé. Il regarde à gauche et revient de face. « Il faut se lever. » Et après « Une bouche, une brosse à dents, du dentifrice. Maintenant dans la bouche et après au travail. » 

4 : (

Un homme, un tee-shirt rouge. Un visage rouge, Des yeux rouges. Il mange une pomme. Il pleure. Épluchures.

5 ° )

Ne parlons pas de se mettre debout.

6 = = =

Lumières lumières lumières lumières lumières lumières.
Je n’avais jamais remarqué que tu avais autant de lumières chez toi.
Tout est égal à moi-même.

7 … / …

Je n’aurais dû jamais exister.

X, 

Le terrain s’est rétrécit. L’espace où je rêvais d’être mobile s’est collé à ta peau. C’est l’orage, tout ruisselle. Rien ne m’est donné, pas de mot pas de signe. Que le temps d’un long cadavre invisible qui meurt dans mes bras. Je ne peux rien faire. Ne pas dire et redire mon amour. La mort est là. Il n’est pas commode de souffrir autant de silence. Je crains qu’il me faille oublier. Mais je n’ai pas de corps pour le deuil. — S’il te plait viens.

Je reçus la réponse suivante : « Je ne peux pas lire votre message. »

On retombe toujours sur nos pieds ?

« Je ne peux pas lire votre message. »

Aveux non avenus

Dans l’intimité d’une maison, Tim Hill et James Aubrey Finnigan se posent en observateur des membres d’une même famille dont les rapports semblent à la fois en décalage et en harmonie.

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L'impossible, nous ne l’atteignons pas, il nous sert de lanterne

Xavier VeilhanGrand Blanc

Entre deux projets d’exposition, parmi lesquels le Pavillon Français pour la prochaine Biennale d’art contemporain de Venise, Xavier Veilhan a rencontré Grand Blanc. Le quatuor, dont le premier album Mémoires vives a séduit par son énergie et ses reflets cold wave, s’est épanoui à travers les expérimentations d’un home studio. Un goût prononcé pour la recherche sonore et ses labyrinthes infinis qui résonne comme une évidence avec la pratique de Veilhan, grand amateur de musique et fin observateur de cette industrie depuis de nombreuses années.

Xavier               Je crois que le premier titre que j’ai entendu de vous, c’était Samedi la nuit, en 2014.

Benoit             Exactement, ça fait deux ans. 

Xavier               Vous avez eu d’autres expériences musicales avant Grand Blanc? 

Camille           Non, c’est notre premier groupe.

Vincent         J’ai joué dans des groupes de reggae à Mantes-La-Jolie mais rien de mémorable ! 

Camille           Hormis Vincent qui est originaire de Mantes-La-Jolie, on vient tous de Metz. On connaît bien Le Carrosse, ta sculpture qui se trouve sur la place de la République.

Xavier               C’est une pièce qui provient de l’exposition que j’ai faite il y a quelques années au Château de Versailles. Jean-Jacques Aillagon qui a initié le projet est devenu par la suite le président de l’association des amis du Centre Pompidou-Metz, donc c’était un peu une manière de l’accompagner… 

Vous avez un univers visuel, à travers vos pochettes, vos clips, qui est assez fort. C’est quelque chose qui vous intéresse ou vous vous laissez guider par votre maison de disque ?

Benoit             Non non, ça nous intéresse beaucoup mais c’est peut-être l’endroit où l’on se retrouve le moins, c’est le domaine le plus difficile lors de nos discussions. Pour tout dire, c’est assez bordélique. C’est étrange car nous avons souvent des retours positifs sur la représentation visuelle de notre musique et sur sa cohérence, alors que c’est assez improbable pour nous. 

Camille           Penser les images, ça ne nous est pas naturel, là où faire de la musique l’est. On aime l’art en général, et nous faisons tous les efforts du monde pour nous mettre d’accord. On s’est longtemps demandé ce qu’on allait mettre sur la pochette de Mémoires vives.

Xavier               Qui a fait le visuel?

Camille           C’est un jeune artiste qui s’appelle Max Vatblé.

Benoit             On a beaucoup de mal à penser les visuels avant la musique.

De manière générale — et ce sont des mots un peu larges — nous n’avons pas une idée très responsable de la création. C’est très anarchique entre nous. Les morceaux apparaissent quand il y a une possibilité entre nos quatre sensibilités.

Tous les espaces où la musique se révèle une fois terminée, que ce soit à travers les pochettes ou les retours du public, ce sont des endroits que nous avons complètement investis pour comprendre ce que nous faisions. Car on le comprend pas trop au moment où on le fait.

Camille           Mais on espère que ça changera. On rêverait de savoir un peu où l’on va. C’est super intéressant de mettre en place un processus pour tester une série de choses et de voir comment cela se développe, au lieu de faire et de comprendre ensuite.

Xavier               Dans mon travail, j’établis souvent des règles très strictes, des protocoles. Et je ne les suis pas du tout. Ces principes installent une certaine pression, et dès lors que je ressens qu’ils entravent quelque chose qui me semble plus important, il suffit de m’en défaire.

Camille           Mais ça n’est pas pour autant que tu arrêtes de te fixer ces règles.

Xavier               Il y a quelque chose qui se passe et qui s’accumule au fur et à mesure : ce que tu as fait précédemment créé une ligne avec ce que tu vas faire, et cela compose déjà quelque chose, que tu le veuilles ou non. Moi cela fait vingt-cinq ans que je fais des expositions, et je cherche toujours à échapper à une sorte d’image qui est la dernière chose que les gens ont vue de moi.

Vincent         C’est vrai que c’est un peu ce que l’on a essayé de faire avec Mémoires vives. À la sortiede notre EP, nous avons eu des retours très forts qui nous catégorisaient dans certains styles de musique. L’album a été une tentative de sortir de ce cadre.

Xavier               Il y a beaucoup de choses dans votre album, tant en quantité que stylistiquement. Il m’évoque des sons de new wave que j’écoutais à l’époque où cette musique-là se faisait, sans que je puisse dire pourquoi. Il n’y a rien de vraiment précis, mais je pense notamment au rapport à l’image, et plus particulièrement au travail de Peter Saville pour New Order, qui a créé des images très raffinées pour accompagner une musique assez brute et lyrique.

Benoit             À nos débuts, nous faisions du folk avec des influences world, comme on en faisait beaucoup il y a cinq ou six ans. Mais on ne s’y retrouvait pas trop. On a découvert DAF, Joy Division, les synthétiseurs au même moment. Et surtout, on a découvert ce qu’était un home studio, et à quel point il était facile de produire de la musique aujourd’hui. Vincent et Luc étaient en école d’ingénieur du son. Nous avions toujours fait et joué de la musique acoustique, une musique contrainte par sa propre durée et par le geste. Quand on a compris qu’un son pouvait valoir par sa texture, et pas uniquement par sa place dans un arrangement, on s’est énormément ouverts. On a fait notre crise d’adolescence à retardement ! Cela explique un peu l’anarchie que l’on retrouve dans ce disque. Et plein de choses ont fait sens : on s’est retournés vers ces groupes pour plein de raisons. Dans leurs chansons, il y a une culture de l’ennui et un rapport à la politique complètement désenchanté qui ne nous est pas étranger. Il ne faut pas oublier qu’on vient de Lorraine, et que nos grands-parents nous parlent du bruit des bombes et de comment ils ont perdu leur maison. En plus de cela, nous voulions chanter en français, et la new wave dans les années 80 était une langue vernaculaire : il n’y avait pas que l’anglais, on chantait en allemand, en grec… Mais c’est marrant car nous n’avons jamais souhaité faire un revival.

Xavier               Ce qui me frappe, c’est la magie qui se met en place lorsque tu trouves la bonne combinaison entre les gens. C’est quelque chose qu’on a moins dans l’art puisqu’on est plus isolé, même si moi je travaille avec une équipe. Nous sommes une dizaine à l’atelier. C’est très important pour moi, même si ça n’apparaît pas beaucoup dans l’œuvre une fois qu’elle est dévoilée.

Camille           J’ai du mal à imaginer comment se passe le travail à l’atelier. Que font les gens qui travaillent avec toi ?

Xavier               Certains s’occupent de l’organisation, de l’administration, de la gestion. C’est très important car c’est ça qui fait que tu peux emmener créativement les projets là où tu le souhaites, sans te soucier des trois prochains mois. La gestion du temps est aussi primordiale que celle de l’argent. D’autres s’occupent de la production des œuvres : il y a des choses que l’on fabrique nous-même et d’autres pour lesquelles on fait appel à des spécialistes. Par exemple hier, nous avions la visite d’une personne avec qui on travaille spécifiquement le carbone, et qui est basée dans le bassin d’Arcachon. Il y a aussi quelques stagiaires, qui font de la recherche de documents, de matériaux. Ce matin, j’ai travaillé avec Alexis Bertrand, un scénographe avec qui je collabore depuis une dizaine d’années, avec qui je développe la maquette du Pavillon Français pour la Biennale de Venise.

Benoit             Tu travailles avec une idée du lieu en général ?

Xavier               Oui, c’est très important pour moi. J’ai beaucoup de mal à penser à une exposition si je ne peux pas m’imaginer les gens qui arriveront dans l’exposition. Souvent on imagine que l’artiste va créer quelque chose à partir de rien, sans se projeter sur le moment de la vision, alors que moi, c’est plutôt le contraire, ce n’est que le moment de la vision des visiteurs qui m’intéresse. Les objets que je fais sont comme des capteurs ou des émetteurs. Dans ma génération d’artistes, ceux qui ont commencé à faire des expositions au début des années 90, il y a eu ce qu’on a appelé l’esthétique relationnelle. Le critique Nicolas Bourriaud a développé cette idée selon laquelle — dit de manière très expéditive — l’exposition produit un objet en elle-même par sa durée, son contexte, les liens qu’elle met en place. Je m’intéresse beaucoup à cette vision de l’art lié à son contexte : comment encastrer des objets artistiques — qui sont de l’ordre de la fiction, du récit, de l’imaginaire — dans la réalité pour qu’ils prennent part au réel.

Camille      Dans cette optique, il serait intéressant d’envisager un concert comme une exposition. 

Benoit             En un certain sens, je pense que c’est déjà le cas pour les concerts, vu que c’est une forme très basique de mise en scène. Mais elle est assez décevante en soi.

Xavier               C’est marrant, je suis d’accord avec ce que tu dis mais en même temps, je prends comme exemple ces moments-là. Plus précisément ce qui se passe sur le dance floor. J’ai commencé à écouter de la musique avec le punk. Je suis passé ensuite par le hip-hop qui était en train d’apparaître. C’est toujours des trucs que j’écoute aujourd’hui. Et après ça, j’ai eu une sorte de révélation avec la musique électronique car c’est la première fois que je retrouvais de manière quasi-certaine un moment que j’avais vu quelquefois apparaître dans certains concerts punks ou hip-hop. Ce moment correspond au tapis volant du dance floor : quand tu sens que tout le monde est là, dans le même état. C’est ce que je vous envie du concert. Cette expérience cadrée temporellement et dans l’espace, tu ne l’as jamais en tant que plasticien.

Camille           Tu n’as jamais eu d’expérience de collaboration sur scène ?

Les objets que je fais sont comme des capteurs ou des émetteurs. Dans ma génération d’artistes, ceux qui ont commencé à faire des expositions au début des années 90, il y a eu ce qu’on a appelé l’esthétique relationnelle. Le critique Nicolas Bourriaud a développé cette idée selon laquelle — dit de manière très expéditive — l’exposition produit un objet en elle-même par sa durée, son contexte, les liens qu’elle met en place. Je m’intéresse beaucoup à cette vision de l’art lié à son contexte : comment encastrer des objets artistiques — qui sont de l’ordre de la fiction, du récit, de l’imaginaire — dans la réalité pour qu’ils prennent part au réel.

Camille           Dans cette optique, il serait intéressant d’envisager un concert comme une exposition. 

Benoit             En un certain sens, je pense que c’est déjà le cas pour les concerts, vu que c’est une forme très basique de mise en scène. Mais elle est assez décevante en soi.

Xavier               C’est marrant, je suis d’accord avec ce que tu dis mais en même temps, je prends comme exemple ces moments-là. Plus précisément ce qui se passe sur le dance floor. J’ai commencé à écouter de la musique avec le punk. Je suis passé ensuite par le hip-hop qui était en train d’apparaître. C’est toujours des trucs que j’écoute aujourd’hui. Et après ça, j’ai eu une sorte de révélation avec la musique électronique car c’est la première fois que je retrouvais de manière quasi-certaine un moment que j’avais vu quelquefois apparaître dans certains concerts punks ou hip-hop. Ce moment correspond au tapis volant du dance floor : quand tu sens que tout le monde est là, dans le même état. C’est ce que je vous envie du concert. Cette expérience cadrée temporellement et dans l’espace, tu ne l’as jamais en tant que plasticien.

Camille           Tu n’as jamais eu d’expérience de collaboration sur scène ?

Xavier               Si. J’ai développé plein de choses où j’ai essayé de mettre en présence son et image. Mais ça n’est pas quelque chose de nouveau, cela date de la tragédie grecque. Il y a eu plein de tentatives de fusion de ce genre, comme ce qu’a pu faire l’école du Bauhaus, ou même Pink Floyd à Pompéi… J’ai notamment fait un projet avec Air au Centre Pompidou, qui s’appelait Aérolithe. C’était très méditatif, avec des acrobates, une femme japonaise au koto, et Air qui jouait des mélodieshyper répétitives. 

Vincent         Si j’ai bien compris ce que j’ai lu dans la presse à propos de ton projet pour la Biennale de Venise, tu vas transformer le pavillon en studio son avec des instruments de musique que tu es en train de créer. Les visiteurs seront amenés à les manipuler ?

Xavier               Non pas vraiment. Le public sera un peu comme les visiteurs inopportuns d’un studio. C’est plutôt axé sur le travail de la musique, ça ne sera pas un concert. Ce qui est très particulier à Venise, c’est que les professionnels viennent cinq jours pour l’ouverture de la Biennale alors que l’événement dure six mois.

Live at Pompeii, Pink Floyd, 1971.

Je vais déménager à Venise, et chaque jour des 173 que compte la manifestation, il y aura un événement musical : une chorale folklorique locale, de la musique baroque, de la musique expérimentale, ou tout autre chose. Nous y travaillons actuellement avec Christian Marclay, qui est le commissaire de l’exposition. Christian est un artiste dont l’une des particularités du travail est qu’il est axé autour du son et de la musique. Une de ces dernières œuvres, très connues, s’appelle The Clock. C’est une compilation de scènes de films où apparaissent des horloges et des pendules. Le film dure 24 heures et les 24 heures sont représentées à l’écran. C’est une œuvre fascinante, au-delà de la description que l’on peut en faire, car elle estcomplètement saisiepar le temps de la fiction, qui est le même que celui de la réalité. Il synchronise la réalité avec l’œuvre.

Camille           Qui jouera ?

Xavier               Il y a des gens connus, comme Quincy Jones, Christophe Chassol, Sébastien Tellier, Alexandre Desplat, et d’autres qui le sont moins, ou pas du tout.

Benoit             Et cela est censé aboutir à un enregistrement ?

Xavier               Oui mais l’invitation est très ouverte. Nous sommes en train de formuler ça, c’est un peu compliqué. Nigel Godrich, le producteur de Radiohead, va avoir une semaine de programmation où il pourra inviter d’autres musiciens. Tous pourront enregistrer, le studio sera opérationnel techniquement, ils repartiront avec leur disque dur de musique, mais ni nous, ni la Biennale n’avons un droit de regard sur ce qui est produit. L’idée est plutôt de mettre en place une sorte d’école d’ingénieur du son. Et en dehors de cette « école », si les relations se créent, il se passera peut-être autre chose ! Le projet s’appelle Merzbau musical. Le Merzbau c’est une œuvre de Kurt Schwitters, très importante dans l’histoire de l’art : il a commencé à traiter son appartement en sculpture, jusqu’à l’envahir. C’est un peu la première installation d’art contemporain.

Camille           Est-ce que tu es aidé d’un acousticien dans la conception de cet espace ?

Xavier               J’ai parlé avec plein de personnes et j’ai décidé de ne pas faire appel à un acousticien. Il y a de nombreuses écoles en matière d’acoustique. Par exemple, Nigel Godrich te dira qu’un studio c’est plusieurs endroits de nature différente qu’il aménagera en mettant des tapis, en ouvrant une fenêtre, en y amenant du bois, qu’il exploitera en fonction de ce qu’il recherche. De mon côté, mon ambition n’est pas de faire le studio ultime.
Je voulais savoir qui écrivait les paroles de Grand Blanc ? C’est un travail à huit mains ?

Benoit             À deux mains, un cerveau et tous les gens qui sont dans ma tête ! C’est moi qui écrit, même si évidemment on en parle entre nous. Avant de faire ce groupe, j’écrivais d’une manière assez désastreuse et classique, je sortais d’une prépa littéraire. Quand j’ai commencé à écrire pour quatre personnes, j’ai découvert une certaine propriété de l’écriture, qui est qu’elle peut être partageable par des moyens que je ne connaissais pas trop et qui ne sont pas l’identification.

Allgemeines Merz Programm, Kurt.

J’ai commencé à procéder par des textes hyper morcelés, très symboliques, basés sur le surgissement d’images. Je me suis mis à écrire de cette manière pour faire de la place aux autres. Ça se résume aussi à des petites punchlines, parce qu’on a tous écouté du rap ! Ma manière d’écrire a beaucoup évolué avec la réalisation de l’album, car je l’ai abordé en même temps que la production musicale, histoire de laisser le moins de place possible au texte. On a vraiment essayé d’avoir une écriture faite pour se fondre dans la musique. Dans les interviews que l’on a pu faire avec la presse musicale, on a du se battre énormément pour rappeler que c’est une aberration de parler de texte pour une chanson. Une chanson, c’est un art vivant. 

Xavier               Quelles sont tes références en matière d’écriture ? 

Benoit             En chanson, on écoute beaucoup de musique anglo-saxonne où les voix sont un peu sous-mixées. En littérature, je m’inspire de René Char mais aussi de Robert Desnos, qui n’est pas un poète majeur mais que j’apprécie beaucoup, notamment pour ses premiers travaux avec les surréalistes jusqu’à ses premiers poèmes d’amour lyrique. La transformation stylistique de son écriture est très intéressante.

Xavier               Et dans les groupes de votre génération ? 

Camille           On aime beaucoup Flavien Berger. Il écrit de manière très poétique, parfois c’est alambiqué, parfois c’est simple. L’écart entre les deux donne quelque chose de très beau. Il utilise aussi souvent les mots pour leur sonorité. Il a un titre qui s’appelle Liquide où il joue avec le mot en le chantant pour lui donner cet état aqueux.

Xavier               Je trouve qu’il se passe plein de choses intéressantes en musique aujourd’hui. Il y a des genres qui ont annexé la mélancolie, comme le hip-hop. Tout le monde l’a dit par exemple à propos de PNL, mais moi je le ressens beaucoup plus avec la scène d’Atlanta, avec des rappeurs comme Young Thug. On est face à une vision dépressive mais très belle. J’aime aussi beaucoup l’album de Gucci Mane, produit par Mike Will. C’est ultra minimaliste. Et sinon, le cinéma, c’est quelque chose qui vous inspire pour créer votre musique ? 

Benoit             Camille et Vincent sont certainement les plus cinéphiles. Pour la réalisation de l’album, on s’est fait voir des films pour mettre en place une espèce de décor. Le film de l’album, c’est Escape from New York de John Carpenter. La maquette de Surprise Party s’est appelée Carpenter pendant très longtemps. 

Camille           Un autre film très important, c’est This is Spinal Tap ! Mais je crois que c’est un film commun à tous les groupes de rock’n’roll.

Xavier               J’adore ce film ! C’est marrant parce qu’il n’y a rien sur le monde de l’art contemporain dans ce registre de la comédie parodie, alors qu’il y aurait vraiment de quoi faire !

Damanhur

Fresques hallucinées et matériaux luxueux : Tom de Peyret révèle les murs secrets de Damahnur, communauté italienne dont les préceptes écologiques et cosmologiques ne cessent d’intriguer.

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Figures de style

ORLANDomenico de Chirico

Le commissaire et critique Domenico de Chirico s’entretient avec ORLAN, figure emblématique d’un art féministe, singulier et politique depuis plus de quarante ans.

Domenico de Chirico      Puis-je vous demander de choisir quelques adjectifs qui décrivent pleinement les spécificités de votre carrière artistique ? 

ORLAN     Mon engagement et ma liberté font partie intégrante de mon travail, je défends des positions qui me semblent innovantes et subversives. Je cherche à dérégler les règles et à briser les conventions, les prêt-à-penser. Je m’oppose au déterminisme naturel, social et politique, à toute forme de domination, à la suprématie masculine, la religion, la ségrégation culturelle et au racisme.

Domenico de Chirico     Votre rapport à votre corps, tant dans votre pratique artistique que dans votre intimité, a-t-il changé ?

ORLAN     Non, pas du tout. Je continue toujours d’effectuer les mêmes performances que lorsque j’étais au début de ma carrière d’artiste, telles que les mesuRages où je me servais de mon corps comme instrument de mesure. Je suis de plus en plus créative et je n’ai pas la sensation que mon âge devrait avoir une conséquence sur ma manière de percevoir et de créer avec le corps. Dans la vie, nous n’avons pas un corps mais des corps…

Domenico de Chirico      Comment définiriez-vous le dualisme entre corps vécu et corps anatomique? Pensez-vous que les deux peuvent être associés à ces concepts qui vous sont si chers de « défiguration » et de « réfiguration » ?

ORLAN    L’anatomie n’est plus un destin. Ce qui m’a paru important c’est de remettre en question l’inné, en m’attaquant à son « masque » pour créer sur mon propre visage un autoportrait où s’affiche de la différence, ma différence. De manière à ce que mon vécu prime et que mon corps et mon visage soient à la fois une meilleure carte de visite et une carte de visite non normée. J’estime que notre corps nous appartient et que nous pouvons l’utiliser comme support pour concrétiser nos projets de société et que nous pouvons les y inscrire visuellement. Pour ma part, j’ai fait de mon corps le support, la matière première et l’outil visuel de mon travail : il est devenu un lieu de débat public.

Domenico de Chirico     Est-ce que « excès » rime avec « spectacularisation » ?

ORLAN     En ce qui me concerne, les œuvres que j’ai produites et qui ont pu être qualifiées d’excessives n’étaient pas gratuites. Je n’ai jamais voulu me donner en spectacle pour attirer l’attention et satisfaire un quelconque ego d’artiste. J’ai fait ce que je pensais devoir faire pour faire évoluer les mentalités. En tant qu’artiste, je me suis positionnée dans le monde et j’ai essayé d’être une chroniqueuse éclairée de mon temps. Mes œuvres sont motivées par des idées et des réflexions profondément ancrées dans les problématiques contemporaines.

Domenico de Chirico     Avez-vous en ce moment un désir que vous voudriez voir se réaliser ?

ORLAN      Adolescente, je voulais être exploratrice ou batteuse dans un groupe de musique. Dernièrement, les Chicks on Speed m’ont proposé de travailler avec elles. Nous prévoyons de sortir un EP sur vinyle et de faire une tournée dans plusieurs institutions culturelles dans le monde, où nous pourrions donner lieu à nos performances artistiques et musicales. 

Domenico de Chirico      Pourquoi ORLAN ?

ORLAN      Changer de nom est dans l’esprit de l’invention de soi. Après une séance de psychanalyse, je me suis rendu compte que j’oubliais des lettres de mon nom parental et que je signais « morte » sur mes chèques. J’ai voulu réutiliser les syllabes qui produisaient une connotation positive en conservant le mot « or », j’ai ensuite rajouté « LAN » et à partir de ce moment, je me suis appelée ORLAN.

Je suis ORLAN, entre autres et dans la mesure du possible, mon nom s’écrit chaque lettre en capitale car je ne veux pas que l’on me fasse rentrer dans les rangs, dans la ligne. 

ORLAN, Self-hybridations Africaines, 2000-2003.

La leçon

Brett Lloyd capture la métamorphose d’une femme qui se transforme en imitant son modèle jusqu’à en devenir une vision fantasmée.

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« Nous devrions peut-être expliquer aux gens pourquoi nous avons fait ce film »

Haydée Touitou

Juste après le succès de Good Will Hunting, sûrement désireux de faire tourner sa chance à l’envers, Gus Van Sant réalise un remake plan par plan de Psychose d’Alfred Hitchcock. Sûrement l’un des films les plusemblématiques du maître du suspense. Au regard de l’élan de haine que la seconde version a déclenché, je me demande bien ce qu’il a pu se passer dans la tête de Gus Van Sant le jour où il s’est dit « tiens et si je réalisais un remake du meilleur film de l’histoire du cinéma ». Peut-être voulait-il simplement savoir à quoi ressemblaient des cinéphiles prétentieux et blasés lorsqu’ils sont révoltés ? Peut-être voulait-il surtout s’amuser un peu… Psychose fait partie de ces quelques films que tout le monde est susceptible d’avoir vu, et une fois qu’il a été vu, susceptibled’avoir inconditionnellement aimé. Aussi effrayant soit-il, un charme fou se dégage du film. Une sorte d’aura émane des oiseaux empaillés, du sang gris au fond de la douche, et de la voiture que l’on extrait de l’eau. Tellement de raisons pour Gus d’être fasciné, d’avoir désiré ce film. Sans qu’on puisse très bien dire pourquoi, Psychose représente parfois une sorte de film parfait, un monument intouchable, une œuvre de génie, un peu tout ce qu’on veut… Enfin, on peut commencer à dire pourquoi, mais on ne pourrait peut-être pas s’arrêter. 

Tout commence lorsqu’Alfred Hitchcock cherche un nouveau livre à adapter. Cette idée lui traîne dans la tête car il a besoin de faire un film rapidement après La Mort aux Trousses. En chemin pour Londres depuis Los Angeles, Hitch achète un livre au duty-free, enfin pas au duty-free mais vous voyez ce que je veux dire… Le degré de trash du roman de Robert Bloch stimule fortement notre cher ami. Soyons honnête,il a vraisemblablement dû passer la bonne douzaine d’heures du vol à fantasmer sur cette histoire si morbide que même lui aurait eu du mal à l’imaginer.Son imagination explose en pensant à toutes les possibilités que permet cette histoire de mère empaillée. Évidemment il y voit un défi, jusqu’où pourra-t-il représenter à l’écran toute l’horreur que le livre contient ? Le studio lui affecte un jeune scénariste, Joseph Stefano, qui, à trente huit ans, a seulement travaillé sur deux films. Hitchcock regarde les deux films sans y porter grand intérêt et surtout ne porte pas grand intérêt à la personne qui en a écrit les scénarios. Il accepte néanmoins de rencontrer Joseph. Ce dernier a bien conscience que sa seule chance de convaincre se joue sur sa capacité à intéresser le maître du suspense en réglant rapidement la question centrale de l’adaptation : comment montrer la mère sans que le spectateur comprenne tout de suite qu’elle est morte ? La solution est peut-être de faire de Marion le personnage principal. Hitchcock, impeccablement habillé comme toujours, lève son regard sur le jeune scénariste et susurre : « nous avons besoin d’une star pour l’incarner ». Joseph sait qu’il a le job. Il faut maintenant oublier le livre et s’atteler à réaliser l’un des films les plus mythiques du cinéma.

Le travail commence et Joseph sait qu’il a une bonne scène entre les mains lorsqu’Hitchcock précise que cela a plu à sa femme Alma. Omniprésente, c’est sûrement elle que nous pouvons remercier pour la touche de génie dans les films de son mari. Un matin,le réalisateur et son scénariste imaginent comment Norman Bates enroule le corps de Marion dans le rideau de douche. Concentrés et quasiment seuls au monde, ils ont la peur de leur vie lorsque la porte s’ouvre doucement, comme si l’esprit de la mère de Norman Bates était en train de pénétrer les lieux. Avant qu’ils ne se mettent à crier, l’embrasure de la porte révèle qu’il s’agit simplement d’Alma venue vérifier l’avancement du film. Un film, d’horreur, qui se voulait différent car depuis le début, il était très clair pour Hitchcock qu’il serait en noir et blanc et qu’il ne coûterait pas plus d’un million de dollars. Car la couleur rendrait les images trop gores et qu’il voulait travailler avec son équipe de télévision de la série Alfred Hitchcock presents. Il se demandait simplement ce qu’il se passerait si une équipe talentueuse faisait un film à petit budget. La Paramount n’était pas enchantée par cette idée, surtout que Hitchcock était déjà en route vers Universal. Techniquement, Psychose était un film de la Paramount, produit par Shamley Productions Inc,tourné dans les studios d’Universal. Drôle de montage pour un film qui s’efforçait de rester secret pour préserver la surprise du spectateur. Joseph Stefano se souvient : « Je ne pense pas que les gens savaient vraiment ce qu’on fabriquait ». Et pour brouiller encore plus les pistes, l’équipe lance la rumeur d’un casting pour le rôle de la mère. Nombres d’agents hollywoodiens se seraient démenés pour avoir un rendez-vous. Hitchcock, maître du canular.

Toute l’équipe a évidemment tenu sa langue par respect pour celui qu’ils appellent parfois « Mr H. » et qui semblait pouvoir leur demander n’importe quoi.Janet Leigh n’a même pas lu le livre avant d’accepter, elle n’avait pas besoin d’en savoir plus que « Monsieur Hitchcock veut travailler avec vous » et elle ne fut pas déçue. « Tellement différent » se souvient-elle, en effet, sept jours de travail pour tourner une scène sous l’eau à moitié nue sur trois semaines de tournage, c’est différent. Faire en sorte de ne pas bouger d’un cil parce vous êtes censée être morte et que l’on fait un gros plan sur votre œil, c’est différent. Être la première personne à appuyer sur une chasse d’eau cinéma — une idée de Joseph celle-ci — la liste est interminable… 

Psychose a tellement fasciné par quelques scènes emblématiques que peu de souvenirs du film sur la longueur persistent. On se souvient de la scène de la douche oui, peut-être de ce qui précède la scène de la douche, et du regard caméra final d’Anthony Perkins quand il dit avec cette voix si étrange « elle ne ferait même pas de mal à une mouche ». C’est le genrede film qu’on voit une fois ou deux et qu’on croit connaître par cœur, mais on finit toujours par être surpris car une fois que Marion meurt, il nous reste encore une heure de film à tenir, heureusement en la compagnie d’Anthony Perkins. Le film sort en 1960 et le public est au rendez-vous, même au-delà des attentes du studio. Par contre, les critiques démolissent Psychose. Joseph Stefano a une explication, enfin une théorie quelque peu torturée. Les critiques ont été forcés de voir le film en salle avec le commun des mortels et non lors de projections privées comme ils en avaient l’habitude, ceci encore une fois pour préserver le mystère autour de la mère. Stefano pense qu’ils se sont sentis vexésde ce traitement qu’ils ont considéré médiocre et parconséquent, ils auraient écrit de mauvaises critiques. C’était sans compter sur François Truffaut, ses copainset pleins d’autres qui ont fait de ce film une référencechez les critiques, et évidemment chez les réalisateurs,quelques années seulement après les mauvaises critiques originelles. 

Cela étant dit, pourquoi tant de haine ? S’il est indéniable que la version de Gus Van Sant n’arrive pas à la cheville du film d’Hitchcock, il est certain que là n’était pas l’enjeu. Gus Van Sant n’a pas voulu entrer en compétition avec l’un de ses films préférés, mais plutôt produire une sorte de copie parfaite de l’œuvre du maitre, dans un souci d’expérience post moderne quasi artistique et très consciented’elle même. Gus Van Sant dit aussi qu’il souffre d’un « penchant pour les désastres intéressants ». Approchons nous et observons en détail pourquoi il y a plus derrière ce film que ce qu’il paraît au premier abord. Un nombre non négligeable de membres de l’équipe d’origine se sont retrouvés pour accompagner Gus Van Sant. Joseph Stefano d’abord, qui a réécrit son propre scénario pour s’adapter quelque peu au langage de l’époque mais aussi pour montrer ce qu’il n’a pas pu écrire dans les années 60. La scène de l’explication avec le psychanalyste, bien inutile dans l’original, a été retirée de la nouvelle version. Patricia Hitchcock, fille de, interprétait la collègue ridicule de Janet Leigh dansla version de son père. Vous vous souvenez « Teddy called. My mother called to see if Teddy called. » Devenue mamie gâteau, elle intervient en tant que consultante sur le film de 1998. Le moment où elle rencontre l’actrice qui va jouer « son » rôle chez Gus Van Sant vaut à lui tout seul que cette nouvelle version ait existé. La nouvelle actrice ressemble à une Barbie à peine sortie de sa boîte. Elle doit se pencherdu haut de ses talons aiguilles jusqu’à sa taille pour pouvoir embrasser Patty Hitch. Les décisions de casting de Gus Van Sant paraissent plus tolérables quand il s’agit des personnages secondaires. Viggo Mortensen qui montre ses fesses. Julianne Moore avec son look d’ado un peu attardée qui garde ses écouteurs quasiment en toutes circonstances.Mais surtout, d’autres formes d’art sont constamment sujettes au fac-similé, pourquoi en serait-il autrement au cinéma. Gus Van Sant a simplement entrepris une « tentative créatrice ». Il a saisi l’importance « d’expliquer aux gens pourquoi nous avons fait ce film » lors d’un entretien et ses raisons posent le débat calmement et définitivement : « Ça n’avait tout simplement jamais été fait ! » Il s’inquiétait aussi du fait que plus personne ne regardait de films en noir et blanc et il rêvait d’attirer un nouveau public à découvrir le classique d’Hitchcock.En effet, il s’est amusé avec son équipe à faire un micro-trottoir pour demander aux passants s’ils avaient vu Psychose. Le résultat est presque aussi drôle que le micro-trottoir où l’on demande aux passants qui a gagné la guerre du Vietnam. Gus Van Sant voulait simplement savoir, par une sorte de curiosité intellectuelle, si refaire Psychose plan par plan ferait le même film ou non. Est-ce que ce serait encore Psychose ? La réponse est évidemment non. Ce n’est plus le même film. À la manière d’une pièce de théâtre qu’on remettrait en scène, Gus Van Sant voulait re réaliser le film d’Hitchcock. Et ce faisant, il parvient même à définir ce qui fait une œuvre de génie ou non. Avec la même histoire, les mêmes plans, le même montage, Gus Van Sant ne réalise qu’une sorte de pâle copie de l’original. On peut imaginer que le génie est ce qui se cache entre les plans. Pour Gus Van Sant, ce qui manque à son film se situe dans des tensions sombres et cachées. Comme quelque chose qui ne correspond pas vraiment à ce qu’est Psychose. Il a conscience d’avoir prouvé pourquoi et comment on ne peut jamais vraiment copier une œuvre d’art.

Pourquoi refait-on des films alors que la majorité des remakes sont très souvent détestés par rapport à l’original ? Peut-être parce que les réalisateurs ne peuvent simplement pas s’en empêcher. Même Hitchcock avait tourné des remakes de ses propres films. Notamment L’Homme qui en savait trop, réalisé en 1934 en Angleterre puis en 1956 pour les studios hollywoodiens. Et il a déclenché chez d’autres réalisateurs cette envie d’aborder cet exercice de style particulier qu’est le remake. Martin Scorsese, dans son désir de conservation des films, a retrouvé trois pages d’un scénario jamais tourné du maitre du suspense. Ni une ni deux, le voilà qui réalise ces pages de scénario « à la manière d’Hitchcock ». Et plus encore, dans les mêmes conditions techniques auxquelles il aurait eu accès pour tourner ce film. Le résultat est poignant puisque ces quelques minutes rassemblent toutes les scènes clefs de l’œuvre d’Hitchcock, un sosie d’Eva Marie Saint, et des effets spéciaux folkloriques. Bertrand Bonelloaussi aurait eu le projet de s’essayer à l’exercice avec « Madeleine d’entre les morts », une variation surVertigo. Aussi grande que soit son œuvre, Hitchcock réalisait des films dont les matériaux de base étaient sans doute assez classiques pour laisser de la place à une interprétation extérieure. Notre réalisateur bien aimé était l’un des grands théoriciens du « ce n’est pas ce que l’on raconte mais comment on le raconte ».

Et puis la course au méta-discours n’est pas terminée. Depuis 2013, la série de télévision américaine Bates Motel propose aux spectateurs une sorte de prequel contemporain. Une temporalité à perdre la tête puisque le jeune Norman Bates vit avec sa mère Norma dans un monde plus proche du notre que des années 40 où le Norman Bates d’Hitchcock aurait du grandir. Et en 2014, Steven Soderbergh boucle la boucle en mettant en ligne sur son site internet un montage parallèle des deux versions de Psychose. Une scène commence chez Hitchcock pour se terminer chez Van Sant. Pour nepas brusquer la vision, le film de 1998 a été transposé en noir et blanc. Lors des moments les plus violents, ce montage opère une surimpression entre les deux versions et apporte une sorte de contenu supplémentaire, un pont entre les deux films qui ne font plus qu’un l’espace de quelques secondes.

Comment s’est porté notre Gus après toutes ces folles aventures au pays du remake interdit ? Ma foi très bien. Au début des années 2000, il enchaîne les films à succès critique comme Gerry ou Elephant puis Last Days et Harvey Milk. Gus Van Sant profite d’une sorte de statut privilégié du réalisateur indépendant et respecté qui est aussi capable de faire des films disons mainstream et à succès. Et personne ne semble se souvenir de sa bourde de la fin des années 1990. Plus encore, si il avait tenté l’expérience Psychose maintenant, fort de sa Palme d’or, on aurait sans doute unanimement crié au génie. Mais peut-être que ce n’est pas trop tard. Il pensait déjà à l’époque du tournage de Psychose en 1998 que ce serait drôle de faire un second remake. Une sorte de version punk rock, « parce que Viggo connaît beaucoup de personnes de la scène punk rock, et qu’il avait des idées sur ce qu’on pourrait faire ».

Le deuxième sexe

Questionnant le genre à travers la notion de féminité, Greta Ilieva use des clichés jusqu’à les détourner et semer le trouble. 

Orchidelerium

L’orchidée est au centre de l’étude photographique de Thomas Brown qui en analyse formes, couleurs et symbolismes dans un jeu allégorique.

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Matching facial expressions

Robert Heinecken

Décédé en 2006, l’artiste californien Robert Heinecken a développé un vaste corpus d’images au statut résolument contemporain. Bien qu’il ait rarement eu recours à un appareil photo, il est considéré comme l’un des photographes américains les plus influents. Découpages, collages et re-photographies d’images préexistantes, Heinecken se définissait volontiers comme un « paraphotographe ». Son œuvre questionne l’effet normalisant des mass medias tout en s’emparant de grands thèmes comme la culture populaire américaine, le genre ou encore la pornographie.
François Aubart, commissaire et critique, s’entretient avec Devrim Bayar, commissaire de l’exposition « Lessons in posing subjects » (qui s’est tenue au printemps 2014 au Wiels, Bruxelles) au sujet de ces fascinantes images.

Francois Aubart      Les phénomènes de « redécouvertes » d’artistes ont bien souvent des raisons. Dans le cas de Robert Heinecken on a vu presque en même temps apparaître des textes sur son travail dans les revues Artforum et Kaleidoscope ainsi que des expositions au Mamco de Genève, au MoMAde New York et au WIELS où tu en as assuré le commis-sariat. Par quel biais as-tu pris connaissance de ce travail et quelles raisons t’ont poussée à organiser cette exposition ?

Devrim Bayar      J’ai découvert le travail de Robert Heinecken à la FIAC en 2011 sur le stand de la galerie Cherry & Martin qui y avait organisé une présentation solo de l’artiste. Quelques mois plus tard, je suis à nouveau tombée sur plusieurs Lessons in Posing Subjects dans une exposition de groupe à la galerie Jan Mot à Bruxelles. J’ai tout de suite été séduite par leur humour mordant et l’ambiguïté des clichés Polaroïd. Environ au même moment, le photographe américain Leigh Ledare préparait son exposition au WIELS et il nous a parlé de travail du Robert Heinecken qu’il admire.

En l’espace de quelques mois, le travail d’Heinecken s’est donc présenté à moi à plusieurs reprises. Ces coïncidences ont aiguisé ma curiosité et j’ai cherché à en savoir plus sur l’artiste. La galerie Cherry & Martin m’a alors informée qu’une série complète des Lessons in Posing Subjects, composée de 41 planches dont la plupart des copies ont été dispersées à travers le monde, appartient à une personne privée qui habiteà 150 km à peine du WIELS. J’ai donc pris ma voiture et je suis partie découvrir l’œuvre.

Les planches n’étaient pas encadrées et étaient stockées depuis trente ans dans une simple boîte.

Lorsque le propriétaire les en a sorties, j’ai été éblouie par la beauté des clichés photographiques et l’inventivité des textes, mais c’est surtout la contemporanéité du travail qui m’a fascinée. Le regard critique qu’Heinecken a porté au début des années 80 sur la codification des genres dans les images publicitaires reste d’actualité. De la même façon, on peut rapprocher les Lessons de la culture des selfies qui innonde les réseaux sociaux. Il m’est alors apparu évident que les Lessons, qui n’avaient plus été montrées dans leur ensemble depuis plus de vingt ans et jamais publiées dans leur totalité, méritaient une exposition au WIELS.

FA    Tout cela apparaît quelques années après l’exposition très remarquée The Pictures Generation au Metropolitan Museum de New York. Celle-ci mettait en lumière le fait qu’une grande partie de la génération dite «post-conceptuelle», dont font partie Barbara Bloom, Ericka Beckman, Jack Goldstein, Matt Mullican ou David Salle par exemple, avait étudié à Los Angeles. The Pictures Generation mettait ainsi en avant l’importance de la scène de cette ville où John Baldessari, Allen Ruppersberg ou Guy de Cointet restaient dans l’ombre de New York. Ce projet participe-t-il à tes yeux d’une considération pour l’histoire de l’art de Los Angeles ?

DB     Assurément. Et c’est d’ailleurs une des raisons pour lesquelles nous avons décidé de présenter le travail d’Heinecken au WIELS au même moment (et sur le même étage d’exposition) que celui d’Allen Ruppersberg. Lors de mes recherches à propos du travail des deux artistes, je me suis rendue compte que malgré le fait qu’ils aient vécu pendant de nombreuses années dans la même ville, les deux artistes ne se connaissaient pratiquement pas. Ils ont évolué dans des réseaux parallèles, constitués autour d’une école et d’un médium différent — UCLA et la photographie dans le cas d’Heinecken, CalArts et l’art conceptuel pour Ruppersberg. Pourtant, ils partagent un même goût pour la collecte d’images et la culture populaire américaine. En présentant ces deux expositions en parallèle, l’idée était de mettre en lumière deux pratiques artistiques issues de Californie et de tisser des liens entre elles.

FA     Puisqu’on parle de redécouverte, on peut aussi envisager les raisons d’une éclipse. Dans les années 1960 Robert Heinecken était une figure importante de l’art contemporain angeleno. Son travail avait une visibilité non négligeable aux Etats-Unis. Penses-tu que le contenu même de ce travail où apparaissent de nombreuses imagesde femmes nues ait souffert d’une critique pour misogynie ?

Lessons in Posing Subjects/Simulated Animal Skin Garments, 1982.
Archives Robert Heinecken, Center for Creative Photography. © The Robert Heinecken Trust

DB      Oui mais pas seulement. C’est vrai que le travail d’Heinecken a été taxé de misogynie par certains critiques, et c’est l’une des raisons qui expliquent que son travail ait été relégué dans l’oubli. Toutefois Robert Heinecken est resté une figure importante dans l’histoire de la photographie. C’est donc plutôt dans le champ élargi des arts plastiques que son travail a été davantage éclipsé. 

Heinecken n’était pas un photographe au sens traditionnel. Au delà du fait qu’il ait rarement manié un appareil photo, il a réalisé des installations, des collages, des sculptures, des livres d’artistes, etc.Pourtant, il a toujours défini son champ d’action au sein de la photographie. C’est notamment lui qui a fondé le département de photographie à UCLA où il a longtemps enseigné et il était également un membre fondateur de la Society for Photographic Education, qui reste encore aujourd’hui une organisation importante dédiée à la photographie. Mais à cette époque, les disciplines étaient moins perméables qu’aujourd’hui… 

Enfin, il y a également cette isolation géographique que tu viens d’évoquer.

FA    Les images que Robert Heinecken choisit et le traitement qu’il leur accorde semblent issus d’une réflexion sur les normes comportementales que véhiculent ces images. Est-ce que tu sais comment il passe de ses premières recherches sur le hasard des apparitions dans les pages de magazine à quelque chose qui semble plus précisément en être une analyse ?

DB    A partir de la fin des années 70, Heinecken fait en effet ouvertement référence à certains écrits théoriques dans ses œuvres. Les Lessons sont ainsi inspirées par l’étude du sociologue Erving Goffman, Gender Advertisements, parue deux ans plus tôt et qui analyse l’image de l’homme et de la femme dans la publicité. Selon moi, il ne s’agit toutefois pas du changement majeur qui s’opère à cette époque dans le travail de l’artiste. Heinecken a toujours eu une approche critique de la photographie. Ce qui me semble le plus étonnant c’est qu’à un moment bien précis de sa carrière, il décide d’utiliser un appareil photo alors que toutes ses expérimentations avec les images photographiques qu’il développe à partir du milieu des années 60 se passent de caméra.  

FA      Heinecken parlait à propos des publicités « d’expériences manufacturées ». Peux-tu en dire plus sur la façon dont il envisageait ces images ?

Lessons in Posing Subjects/Maintaining Facial Expressions (Female, Brunet), 1981.
Archives Robert Heinecken, Center for Creative Photography. © The Robert Heinecken Trust

DB      Quand Heinecken parle « d’expériences manufacturées » à propos des médias de masse, c’est pour marquer la différence avec les expériences directes que nous pouvons faire de la réalité. Heinecken met ainsi en évidence le fait que les images véhiculées par les médias de masse sont fabriquées, même si elles donnent parfois l’impression d’être authentiques. 

Dans les Lessons in Posing Subjects, Heinecken joue avec cet « effet de réel » (que Goffman nommait « réalisme commercial » dans son étude des images publicitaires) en utilisant un appareil Polaroid SX70, le premier appareil photo automatique qui produit instantanément des clichés en couleur. 

Dans ces clichés soi-disant « instantanés », il insuffle une impression de spontanéité et de naturel à des poses tout à fait artificielles et stéréotypées qu’il trouve dans les magazines de vente par correspondance.

Il utilise donc une technologie alors nouvelle et extrêmement populaire pour démentir cette idée commune selon laquelle la photographie serait une fenêtre transparente sur le monde. 

FA     On est là très proche du travail de Richard Prince dans la forme (des photographies de publicité) mais aussi dans les termes, ce dernier parlait lui de « mémoires contrefaites ». Peut-on y voir un précurseur ?

DB    Heinecken ne peut toutefois pas être considéré comme précurseur. Si on analyse les dates des œuvres, l’inverse serait même plus juste… Mais il est peu probable qu’Heinecken ait eu connaissance des œuvres de Prince. Non seulement les artistes travaillaient sur les côtes opposées des Etats-Unis, mais évoluaient également dans des cercles artistiques très différents. Sans compter qu’à la fin des années 1970, l’information circulait nettement moins vite qu’aujourd’hui.

Par ailleurs, à la différence de Prince, Heinecken ne rephotographie pas simplement des images trouvées. 

Ses documents de travail témoignent d’un procédé laborieux de mise en scène : Heinecken découpe, colle et colorie des fragments de magazines pour obtenir la composition voulue.Il joue ensuite non seulement avec le cadrage mais aussi avec l’éclairage. Ce caractère « fabriqué » des images d’Heinecken les distingue des rephotographies de Prince.

FA     L’approche d’Heinecken semble assez ambiguë. Elle est un peu narquoise et relève presque plus de la moquerie que de la critique. Cela, qui plus est, dans un contexte où la pornographie prend le pas sur la liberté sexuelle portée par les années 1960. Est-ce que Heinecken avait une position claire sur ces questions en son temps et sur les changements idéologiques de la fin des années 1970 et début des années 1980 ?

DB       C’est vrai que l’humour d’Heinecken, parfois très caustique, n’a pas toujours été bien perçu, tout comme son usage répété d’images pornographiques. Je n’ai malheureusement pas eu la chance de rencontrer l’artiste, mais mes discussions avec ses anciens assistants, qui gèrent aujourd’hui son estate, m’ont appris que c’était un homme qui aimait assurément les femmes. Il était également obsédé par les magazines qu’il achetait en grande quantité et qu’il passait des heures à éplucher. Sa fascination, tant pour les femmes que pour les revues illustrées, transparait clairement dans son œuvre. Toutefois Heinecken a souvent qualifié sa pratique artistique de « guerilla ». Il était sans aucun doute un artiste engagé et son travail s’inscrit pleinement dans les mouvements contestataires de la fin des années 60. Si elles sont extrêmement séduisantes, comme les images publicitaires dont elles sont issues, les œuvres d’Heinecken n’en sont pas moins critiques et provocatrices. Elles nous rappellent que nous vivons dans une culture des doubles et des Doppelgänger : derrière chaque image se cache une autre image.

Lessons in Posing Subjects/Lingerie (Flowers), 1981.
Avec la permission de l’estate de l’artiste et de la Galerie Petzel, New York.

Figures imposées

Rory Van Millingen rend hommage au travail de l’artiste allemande Marianne Wex en s’inspirant de son étude des postures et du langage corporel.

Symétries architecturales

Frédéric Chaubin nous présente une série inédite de son travail documentaire autour de l’architecture « cosmique » de l’ancienne URSS.

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This Charming Man

Peter Philips

Directeur de la Création et de l’Image du Maquillage Christian Dior, l’Anversois Peter Philips s’entretient avec l’artiste Justin Morin. Dans un français chantant, teinté de Flandre, il évoque le fascinant ballet industriel de la Maison, le courant grunge des années 90 et l’actrice Jennifer Lawrence.

Justin Morin     L’univers de la cosmétologie m’a toujours fasciné, pour des raisons très personnelles. Ma mère travaillait dans une parfumerie et je l’ai souvent accompagnée pendant mon enfance.J’ai longuement observé les flacons de parfums, dont certains sont semblables à des prototypes de sculpture minimale. Les textures et les gammes chromatiques du maquillage, les campagnes publicitaires vantant les parfums, tout cela a eu un impact très fort sur moi, et je crois que l’on peut le voir dans mon travail de plasticien. Mes premiers chocs esthétiques ne sont pas survenus dans un musée, mais dans cette parfumerie. Il y a pour moi une valeur créative très importante dans cette industrie. Comment arrivez-vous justement à concilier le côté artistique de votre pratique avec ses objectifs commerciaux ?

Peter Philips      Mon métier a différents visages. Mon rôle en tant que directeur artistique est de créer des produits et de développer des concepts. Je suis également maquilleur, je crée des looks pour différentes occasions, que ce soit des défilés, des campagnes publicitaires ou des shootings éditoriaux. Il m’arrive aussi de travailler sur des projets d’art. J’ai donc beaucoup d’opportunités pour exprimer ma créativité. Et c’est pour cela que je n’ai aucune frustration à mettre mon expertise au service de produits commerciaux. Ça n’est pas une restriction, au contraire. Mon objectif est que ces produits soient utilisés ; si au final, aucune femme ne les porte, les créer ne sert à rien. Pour cela, je dois essayer de rentrer dans leur tête, de comprendre ce qu’elles veulent. 

JM     Ces missions sont très différentes et complémentaires. Comment s’organise une de vos journées?

PP     Elles ne sont jamais identiques, et c’est ça qui est excitant. Le processus est différent lorsque je travaille sur un shooting ou sur la création de nouveaux produits. Les interlocuteurs et les enjeux ne sont pas les mêmes. Par exemple, lorsque je suis sur un défilé, c’est la relation avec le créateur qui prime. Je l’écoute, je me mets au service de sa vision, au même titre que la personne qui s’occupe de la musique, ou qui pense la coiffure. Nous formons une équipe qui est là pour renforcer la vision du créateur. Un défilé dure une quinzaine de minutes, c’est très court comme moment pour faire passer un message de manière claire, forte, évidente. De temps en temps, je peux proposer quelque chose de spectaculaire, mais uniquement si cette proposition est en accord avec la vision du créateur.

JM     Qu’est-ce qui différencie un look défilé d’un look produit ?

Paradise Lost, Steven Klein, Dutch Magazine, 2002.

PP     La vision de mode, celle qui accompagne le défilé, est différente de celle de la beauté. Je le dis tout le temps, nous sommes là pour les femmes, leurs beautés, leurs manières de s’exprimer. Ce qui est certain, c’est que toutes veulent être belles, quelle que soit leur culture ou leur esthétique. Cela s’apparente souvent à quelque chose de très délicat, de très doux, qui n’est pas exagéré. C’est là où est la différence. Toutes les femmes ne veulent pas forcément être dans la dernière tendance. Pour un défilé, on est dans un univers de mode fantasmé. Quand je crée un produit, la beauté l’emporte sur la mode. Je pense aux femmes qui ne cherchent pas un total look pour accompagner le dernier sac. C’est un public plus large. Évidemment, la mode me permet de rendre tout cela plus excitant. Je pourrais créer chaque saison le teint naturel qui garantit une mise en beauté parfaite, mais je crois que ça serait très vite ennuyeux pour tout le monde. En ce sens, la mode est une excellente locomotive : elle permet d’expérimenter de nouvelles choses et de satisfaire l’envie de changement que peuvent avoir les femmes.

Et puis la beauté est différente de la mode car elle reflète quelque chose de personnel. J’ai une très bonne amie qui est une fanatique de vêtements. Comme toutes les femmes, elle adore recevoir des compliments. Quand on lui fait des remarques sur ses tenues, elle est flattée et n’hésite pas à donner le nom du designer. Quand on la complimente sur son teint, en lui demandant si elle rentre de vacances, elle ne dit pas « je porte le fond de teint Diorskin star 040 », elle ne partage pas ses secrets de beauté. Ca n’est pas une forme de coquetterie, c’est autre chose : la beauté touche à l’intime.

JM      Qu’est-ce qui vous a surpris dernièrement ? Est-ce que l’un des produits que vous avez créé a suscité une réaction inattendue ? 

PP      Je suis chez Dior depuis presque deux ans. Pendant les premières semaines, j’ai eu beaucoup de réunions pour rencontrer toutes les équipes. On m’a également présenté tout ce qui constituait le catalogue Dior. Bien sûr, je connaissais déjà ces produits. Ce quim’a toujours étonné, c’est qu’il n’y a jamais vraiment eu de rouge à lèvres mat. Pour moi, c’est un produit essentiel, j’ai donc exprimé mon envie d’en créer un au plus vite. Il faut savoir que tout est fait en interne. Nous avons cherché comment adapter une formule existante, puis nous l’avons testée, et ensuite nous avons déterminé le bon moment pour lancer ce produit. Il y a un agenda de production qui est mis en place des mois et des mois en avance. Les lancements se font sur 33 pays, il faut anticiper la distribution de ces produits.Ils se retrouvent au même moment derrière un comptoir aux Etats-Unis, en Australie ou en Norvège. Il y a toute une chorégraphie industrielle qui est spectaculaire.

JM      C’est vrai que le consommateur ne soupçonne pas toutes ces contraintes de production.

PP      Oui, et cela peut prendre du temps. La première collection que j’ai entièrement dirigée chez Dior correspond à l’automne 2015. Techniquement, il n’était pas possible d’y inclure le rouge mat dont je viens de parler, il est donc arrivé un peu plus tard, pour Noël. Et pour mon plus grand plaisir, cette gamme Diorific mat a cartonné. Les retours étaient très bons,qu’ils proviennent des points de vente ou des filles que je pouvais croiser sur les défilés. C’est ce genre de décision qui participe à l’identité d’une marque. À côté de ça, il y a des produits révolutionnaires, comme Dior Addict. Je ne dis pas ça parce que je suis affilié à la Maison, mais c’est vraiment quelque chose d’incroyable. D’un point de vue innovation, c’est digne de la NASA ! Deux formules différentes, qui normalement ne peuvent pas se mélanger, cohabitent dans un même bâton de rouge à lèvres. Le logo CD contient une formule gel. Au contact de la chaleur des lèvres, les deux composantes s’activent et se mélangent, ce qui permet de ne pas perdre en intensité, et de faire des mariages inédits. On peut désormais combiner des formules cosmétiques à des ingrédients de type soin. Ce genre d’avancées technologiques ouvre des portes incroyables. Cela est possible car une maison comme Dior a plus de cinquante ans d’expertise en laboratoire. Cette expérience et ce savoir-faire sont précieux. J’évoquais les différents continents où sont distribués nos produits, et ces zones géographiques ont leur importance. La manière dont on va appliquerun fond de teint n’est pas la même en France ou au Japon. Une femme européenne, lorsqu’elle se maquille, cherche l’efficacité et la rapidité. Une femme asiatique aura une autre approche par étapes. Certes, cela tient du rituel, mais c’est aussi lié au climat de ces pays. Par temps humide, le maquillage ne tient pas de la même manière. Nous prenons tout cela en compte.

Série Beauté, Mark Segal, Vogue Paris, 2006.

JM      Vous créez donc des produits spécifiques à certains pays ? 

PP      Oui, il existe des lignes particulières. L’exigence des pays en question, souvent asiatiques, nous inspire pour développer des gammes qui peuvent être ensuite adaptées à d’autres marchés. C’est le cas par exemple de la gamme Diorskin forever, avec sa routine en trois étapes. 

JM      Tous ces exemples sont autant de femmes auxquelles vous devez penser lorsque vous créez. J’imagine que la question de l’égérie est caricaturale, pour ne pas dire obsolète.

PP      Effectivement, je ne pense pas à une femme en particulier quand je crée. Prenons l’exemple de Jennifer Lawrence, une de nos égéries. C’est une femme exceptionnelle, une très bonne actrice que j’ai eu l’occasion de rencontrer sur plusieurs prises de vues éditoriales et publicitaires. Elle ne rentre pas toujours dans le moule, elle peut avoir un petit côté garçon manqué. Quand je suis avec elle, je me sens inspiré. Mais ça ne veut pas pour autant dire que je pense à elle sept jours sur sept. 

JM      Vous soulevez quelque chose d’intéressant en évoquant le côté boyish de Jennifer. La question du genre, de la féminité et de la masculinité, vous traverse-t-elle lorsque vous travaillez ?

PP      Lorsque j’ai commencé à maquiller, en 1995, on parlait énormément de grunge. La personnalité et la féminité étaient deux notions qui se rejoignaient. C’était une réaction à la période qui précédait, où l’hyper-féminité régnait. À mes débuts, il y avait également beaucoup d’expérimentations, notamment le maquillage pour les garçons. Aujourd’hui, les choses ont évolué, dans le sens où ces questions ont déjà été abordées. La maison Dior qui est connue pour son approche très colorée de la beauté, sa vision de la femme fleur, s’est naturellement orientée vers un travail autour du nude, d’une féminité « pure », une beauté presque naturelle, que je pourrais presque décrire comme unisexe. Je crois que nous sommes dans une époque où on ne peut plus définir les choses selon le modèle binaire féminin/masculin. 

JM      Puisque vous évoquez vos débuts, peut-on revenir sur le fameux visage de Mickey Mouse ? C’est un cliché qui a marqué toute une génération. Sans doute, car au moment où il a été créé, la presse de mode avait une puissance folle qui s’est dispersée aujourd’hui avec l’arrivée du digital… 

PP      Effectivement, cette image était forte parce qu’elle est apparue à ce moment-là ! Elle est née d’une petite équipe : Willy Vanderperre à l’image, Olivier Rizzo au stylisme (qui avait récupéré quelques vêtements des collections de Raf Simons, ainsi que quelques pièces vintage) et moi. On était des passionnés de mode. On était en Belgique, sans internet. Lorsqu’on avait un peu de chance, on réussissait à mettre la main sur un ID ou The Face, et on se le partageait. L’information dont on disposait était très limitée. Quand on était étudiantet que l’on venait à Paris, on essayait de rentrer dans les défilés avec des fausses invitations. C’était très excitant. Et on a pu faire cette image parce qu’on avait une très bonne relation, on se faisait confiance. Je ne leur avais pas dit ce que je voulais faire exactement. Ce surquoi on travaillait était très sombre, gothique, en un mot : belge ! J’avais envie d’un peu de légèreté, de twister ça. J’ai demandé aux garçons de me laisser seul pendant 15 minutes avec Robbie (Snelders), notre modèle. On s’est enfermé dans la cuisine, j’ai pris un vieux sweatshirt de Mickey comme modèle, et je l’ai reproduit le dessin sur son visage. À l’époque, en ce qui concerne les garçons, je n’aimais pas le maquillage « mise en beauté », avec une peau parfaite, un gloss pour les lèvres… Je voyais le maquillage pour hommes comme quelque chose de tribal, comme un camouflage guerrier, à l’image du film The Warriors de Walter Hill. Ce Mickey, dessiné de trois quarts, avait quelque chose de cet ordre là. Quand on est sorti de la cuisine, ils étaient bluffés. Il nous restait 30 minutes de lumière pour faire notre photographie. 

Robbie Snelders par Willy Vanderperre, V Magazine, 1999.

JM      Ça reste donc un bon souvenir !

PP      Un très bon souvenir ! Beaucoup de photographes m’ont demandé de le refaire, et j’avoue que je ne comprenais pas, j’ai refusé, j’étais très naïf. J’ai malgré tout fait une Minnie Mouse pour Irving Penn, dans une version beaucoup plus couture, avec un traitement très différent. 

JM      Est-ce qu’il vous arrive d’avoir le trac avant de maquiller une personnalité ? 

PP      De temps en temps. Essentiellement parce que les actrices ne sont pas dans leur zone de confort. Je ne suis pas seulement là pour maquiller, il faut savoir aussi les rassurer. Elles savent qu’elles ne sont pas mannequins et peuvent être intimidées par cet exercice.Quand je travaille sur une campagne publicitaire pour Dior, je préfère faire le film avant la photographie, car je sais qu’une comédienne trouvera plus facilement sa place, son personnage. Ca sera plus simple pour elle ensuite de prendre la pose. Notre rôle, au styliste,au photographe, au coiffeur, est de la mettre à l’aise. Ca nous met un peu de pression, ce qui peut me rendre un peu nerveux. Mais ça fait partie de mon travail. Je me dois d’être à l’écoute, qu’il s’agisse d’une actrice, d’une journaliste beauté, d’une démonstratrice ou d’une cliente. Toutes leurs confidences me permettent d’affiner ma vision créative. Je suis comme une éponge !